La voie du succès économique concurrence entre diverses approches et leurs implications normatives
p. 153-185
Note de l’auteur
Christian Comeliau a assuré la traduction de ce texte écrit à l’origine en anglais.
Texte intégral
1La réflexion des économistes orthodoxes sur les stratégies de la croissance et du succès économique a changé de manière spectaculaire entre la fin des années 1980 et celle des années 1990.
2Dans le passé, les économistes orthodoxes affirmaient que la libéralisation des prix, l’ouverture complète des économies et une stabilisation macroéconomique vigoureuse suffisaient à construire les réformes et à conduire à la croissance (Dornbush 1991 ; Blanchard et al. 1991). La privatisation, puis la privatisation rapide, vinrent s’ajouter tardivement à ce programme. Au cours de cette période, les institutions étaient considérées comme allant de soi ou sans importance. Personne ne parlait de renforcement des droits de propriété – que cette propriété soit publique ou privée –, ni de règlement de différends, ni de création d’un système de crédit solide. Les agents économiques étaient supposés s’ajuster mécaniquement et automatiquement aux politiques macroéconomiques. Les mots d’ordre, unanimes, se limitaient à l’obtention de prix relatifs « corrects » – c’est-à-dire égaux à ceux du marché mondial – et au renforcement de la prétendue rigueur budgétaire. A la fin de la décennie 1990, les mêmes économistes parlaient de direction d’entreprise, de droits de propriété, de croony capitalism et de la nécessité de renforcer l’application de la règle de droit.
3Après tout, tant mieux, seuls les idiots ne changent jamais. Cependant, cette succession d’idées pourrait créer un sentiment d’inconfort chez quiconque a le moindre sens économique commun.
4Les prescriptions en usage à la fin des années 1980 constituaient un monde à part par rapport à celui qui est tellement à la mode aujourd’hui. Serait-ce un changement de paradigme de première importance ? Seuls quelques économistes l’ont décrit comme tel (Stiglitz 1999a, 1999b ; Rodrik 1998), mais ce qui était derrière ce changement, et comment et pourquoi les économistes de la pensée dominante ont changé si vite, n’a jamais été expliqué, en tout cas pas à cette époque. Il se peut que la politique et la théorie économiques consistent à obéir aux règles de la mode, comme on le fait pour les vêtements, mais pour autant que l’auteur de ces lignes le sache, les faiseurs de mode ne se sont jamais prétendus scientifiques ou conseillers de gouvernement. On est donc en droit de s’interroger sur la signification globale de ce rapprochement de la pensée vers les institutions, du moins tel qu’il est conçu par les économistes orthodoxes libéraux.
De l’ancien au nouveau : découverte de l’importance des institutions
5La pensée orthodoxe – qui trouve son origine dans de prestigieuses universités américaines et qui est appuyée par des organisations internationales, en particulier par le Fonds monétaire international et la Banque mondiale – était axée à la fin des années 1980 sur trois prescriptions :
la libéralisation des prix ;
l’ouverture, à travers la suppression des restrictions à l’importation et à l’exportation, et le passage le plus rapide possible à la convertibilité ;
la stabilisation macroéconomique.
6Ces prescriptions étaient contenues dans des affirmations, de plus en plus fréquentes dans la littérature économique, telles que « Arrivez aux justes prix » ou « Rendez la contrainte budgétaire plus rigoureuse ». Confrontées entre elles, ces prescriptions étaient supposées fonctionner de la manière suivante : la libéralisation des prix et l’ouverture étaient censées transformer la matrice des prix relatifs pour la rendre semblable à celle des prix mondiaux, et renforcer ainsi leur efficience en termes d’allocation de ressources. L’ouverture devait entraîner aussi un accroissement de la concurrence, induisant alors une réponse de l’offre à la nouvelle demande révélée par la libéralisation des prix. Combinés avec une meilleure efficience dans l’allocation des ressources, l’ajustement du producteur et le fameux processus schumpetérien de « destruction créatrice » devaient conduire à une plus grande productivité. Le respect d’une contrainte budgétaire stricte devait, pensait-on, renforcer les relations monétaires dans l’ensemble de l’économie, rendant ainsi le processus de décision économique plus rationnel. Joint à l’ajustement du producteur et à la destruction créatrice, cela était supposé améliorer de manière importante le processus d’investissement, à la fois en le rendant plus efficient et en créant de nouvelles occasions d’investissement, ce qui attirerait de nouveaux investisseurs.
7La combinaison d’une productivité et d’un investissement accrus était ainsi censée engendrer la croissance à travers une meilleure compétitivité, tant sur les marchés mondiaux que sur les marchés intérieurs. Ainsi, à la fin des années 1980, la pensée orthodoxe au sujet des voies du succès économique était très simple (schéma 1).
8N’importe quel économiste disposant d’une connaissance minimale de la théorie et de l’histoire de la pensée économique se sentirait peu à l’aise en considérant ce schéma de pensée, et cela pour les raisons suivantes.
9D’abord, l’ensemble du raisonnement s’appuyait sur les prix, et particulièrement sur les prix relatifs, considérés comme l’outil principal pour guider les acteurs économiques vers ce qui était décrit comme les choix « corrects ». Le problème ici était – et est encore aujourd’hui – que si les prix avaient pu assurer cette fonction, la planification centralisée aurait été une option bien meilleure que l’économie de marché (Lange 1936 ; Lerner 1944). On avait complètement oublié que ce qui rend le marché meilleur que la planification, c’est que la connaissance nécessaire pour réaliser les choix et les décisions corrects est dans une large mesure tacite et non explicite. Les prix ne sont qu’une petite partie de la connaissance qui est réellement nécessaire.
10En deuxième lieu, le fait de compter sur la concurrence pour induire un ajustement spontané du producteur soulevait des problèmes beaucoup plus complexes qu’on ne le pensait. Les économistes orthodoxes étaient clairement incapables de comprendre que la concurrence pouvait avoir des significations différentes selon les diverses théories économiques. S’il s’agissait de concurrence néoclassique, elle était un mécanisme automatique, mais elle impliquait aussi une information parfaite et complète, ce qui constitue une hypothèse clairement non réaliste. S’il s’agissait d’une concurrence au sens de Schumpeter, il ne fallait pas penser à une information parfaite et complète, puisque Schumpeter a très clairement critiqué la vue néoclassique de la concurrence en ce qu’elle ne s’appuie que sur les prix, sans prendre en compte la nouveauté du produit, de la technologie, des sources d’approvisionnement ou de l’organisation. Cependant, le processus concurrentiel tel que défini par Schumpeter n’est pas un processus aussi évident qu’on peut le penser, en raison des relations entre innovation et propriété. Si l’innovation peut être appropriée, les agents ont un stimulant de l’innovation, mais l’innovation ne peut être diffusée à travers le processus d’imitation, qui joue un rôle très central chez Schumpeter. Si par contre les innovations ne peuvent être appropriées, l’imitation peut se faire mais les agents économiques n’ont plus de stimulants de l’innovation (Arrow 1971 ; Egidi 1996).
11Il faut d’ailleurs tenir compte d’un problème supplémentaire dans ce domaine, qui est celui de la capacité de l’agent d’évaluer ce qui est nouveau : comment pouvons-nous apprécier ce que nous ne connaissons pas ? Et si nous le connaissions auparavant, s’agit-il encore d’une innovation ? Voilà qui constitue clairement une limite dans la possibilité de lier l’innovation et le marché (Arrow 1983). On a pu ainsi souligner la contradiction évidente entre le principe d’innovation et celui de la propriété privée : la garantie d’une autorité externe au marché – à savoir l’Etat – est nécessaire pour protéger ceux qui font des inventions ; le marché n’est donc pas une institution capable de générer de manière autonome toutes les forces nécessaires à son fonctionnement efficace (Egidi 1996 : 46-48). La concurrence est un processus effectif si, et seulement si, elle peut s’appuyer sur des lignes directrices que le marché ne peut engendrer par lui-même ; ces lignes directrices impliquent une sorte de politique publique active qui comporte la régulation, l’aménagement du territoire et des politiques industrielles.
12Enfin, si l’on envisage la concurrence dans le sens que lui attribue Hayek, d’une part il y a contradiction avec l’insistance sur les prix, et d’autre part elle impliquerait une insistance sur les institutions et les règles puisque Hayek lui-même était extrêmement clair à propos de la nécessité de ces règles et institutions (Hayek 1960).
13Ainsi la pensée dominante sur les voies de la croissance était-elle de toute évidence fondée sur des sables mouvants d’incohérences théoriques, mêlant diverses vues théoriques et expériences pratiques, qui ne peuvent interagir et sont dénuées d’un raisonnement d’ensemble cohérent. Il n’est donc pas surprenant que les prescriptions émanant des économistes orthodoxes aient abouti à des difficultés d’une telle gravité en Russie (Sapir 1999). En fait, ce constat d’incohérence a été formulé, rapidement et correctement, dès 1993 (Bhaduri, Laski & Levcik 1993). La combinaison de la libéralisation des prix et de l’ouverture a failli détruire l’industrie russe. Celle-ci ne doit son salut qu’à la dévaluation massive de 1998, consécutive à la crise. L’ouverture n’a pas permis l’ajustement des producteurs ; elle a seulement aidé les producteurs de marchandises à prélever une rente élevée sur le reste de l’économie. Sans les institutions, la concurrence en Russie n’a été qu’une triste plaisanterie et la privatisation ne s’est pas avérée le mécanisme d’encouragement à l’efficacité qui était nécessaire. La mise en œuvre d’une contrainte budgétaire stricte, sans prendre en compte les contraintes technologiques, a conduit à des choix impossibles, en particulier dans le secteur de l’énergie et du transport. Cela fut le commencement de la chaîne d’arriérés dont souffre encore aujourd’hui la Russie.
14Il faut reconnaître que les économistes du courant dominant commencèrent assez vite à modifier leur propre conception. Ils se mirent à insister sur la privatisation dès 1993, mais sans jamais expliquer comment les droits de propriété pourraient être combinés avec une approche néoclassique axée sur les prix relatifs. En fait, ce qui donne aux droits de propriété leur pertinence est le fait que l’information est imparfaite et incomplète : dans ce contexte d’imperfection, les contrats économiques ne peuvent être rédigés de manière parfaite et on est obligé de savoir qui est responsable de quoi. A partir de 1995, le même groupe d’économistes du courant dominant commença à découvrir les institutions. Lentement, de nouveaux termes, tels que « gouvernance d’entreprise » ou « règle de droit », devinrent à la mode de sorte que lorsque le krach de 1998 frappa la Russie, une nouvelle conception de la pensée dominante en matière de croissance était née. Par comparaison à ce qui avait été dit à la fin des années 1980, le changement était impressionnant – du moins en apparence – mais bien entendu, personne n’a jamais admis qu’il y avait eu des erreurs dans l’interprétation initiale ; les économistes de la pensée dominante ont toujours raison. Ce simple fait aurait à nouveau suffi à semer le doute dans l’esprit de n’importe quel économiste honnête à propos de cette nouvelle interprétation.
La nouvelle conception orthodoxe
15La nouvelle conception de la pensée dominante inclut maintenant à la fois un aspect économique et un aspect politico-institutionnel. Ce dernier peut être démocratique ou non, mais quoi qu’il en soit il insiste sur le respect de la loi. En un sens, c’est comme si on avait substitué à l’ancienne formule « Respectez strictement la contrainte budgétaire » une nouvelle qui prescrirait : « Respectez strictement la contrainte légale. » Quant à l’aspect économique, l’insistance est maintenant davantage sur l’ouverture, avec une dimension financière, que sur l’obtention de prix relatifs « corrects ».
16Si nous examinons soigneusement le développement de cette interprétation, nous trouvons un mélange d’ancien et de nouveau. L’ouverture est toujours là, comme une des prescriptions des plus importantes, car elle est supposée donner accès à la technologie occidentale et attirer l’investissement étranger. Le respect strict de la contrainte légale et le renforcement de l’Etat sont censés améliorer les droits de propriété et, en conséquence, permettre une meilleure collecte des impôts ; combinés avec l’investissement étranger, ils devraient aussi déboucher sur une amélioration de la gestion des entreprises.
17Une meilleure gestion des entreprises, ajoutée à l’accès à la technologie occidentale et aux investissements, devrait engendrer une meilleure productivité et une croissance entraînée par l’offre. D’autre part, une meilleure définition des droits de propriété améliorerait la collecte des impôts, permettant ainsi une augmentation des dépenses publiques, et donc de meilleures infrastructures. Cela entraînerait un processus de croissance endogène grâce aux externalités – ce qui signifie que les économistes de la pensée dominante prennent aujourd’hui en compte certains résultats théoriques de la pensée non orthodoxe –, qui ajoute ses effets au mécanisme, déjà évoqué, de croissance entraînée par l’offre. L’économie s’engagerait ainsi dans un sentier de croissance stable et soutenue qui rendrait le budget public plus soutenable et permettrait aussi une meilleure distribution de la richesse, accroissant le bonheur de l’ensemble de la population et la rendant aussi plus désireuse de soutenir les mécanismes de l’économie de marché.
S’agit-il d’un mouvement vers le réalisme ?
18Comparée à la première interprétation, celle-ci est certainement beaucoup plus réaliste. La croissance endogène est un thème qui a fait l’objet de nombreuses discussions ces quinze dernières années, et un nombre croissant d’économistes sont convaincus des vertus économiques des dépenses publiques pour l’éducation et la santé. Le mécanisme de la croissance entraînée par l’offre paraît aussi beaucoup plus réaliste que l’idée de la matrice des prix relatifs. Soit dit en passant, il ne fait aucun doute que les gens vivent mieux lorsque la règle de droit fonctionne et que le droit est effectivement mis en œuvre. Depuis le krach de 1998, on a compris que la collecte des impôts est beaucoup plus importante que des réductions, toujours provisoires, dans les dépenses publiques. Au total, la nouvelle conception orthodoxe semble bien meilleure que l’ancienne. Il y a bien sûr encore des sujets de préoccupation. L’indulgence par rapport à la règle autoritaire est parfois critiquée d’un point de vue moral ; même dans la variante démocratique, la définition de ce qu’est la démocratie pourrait aussi soulever certains problèmes. Cependant, il semble qu’après quelques années de confusions et de contradictions, un nouveau consensus émerge, caractérisé par un changement central de sa préoccupation, qui est passée de la macroéconomie aux institutions.
19Cependant, les économistes non orthodoxes sont loin d’être convaincus par cette nouvelle interprétation.
Divergences entre la théorie et la réalité
20S’il y a des doutes, ils sont principalement dûs au fait qu’il subsiste des différences importantes entre la réalité et ce que la théorie économique dominante prétend être une évaluation réaliste des processus économiques.
21Ces doutes peuvent être résumés de la manière suivante.
L’ouverture ne suffit généralement pas pour attirer l’investissement direct lorsque la demande est déprimée. La libéralisation commerciale et une ouverture trop rapide risquent de détruire les institutions du marché (Rodrik 1997, 1998 ; Taylor 1994 ; Stiglitz 1998, 1999b). La libéralisation commerciale induit un essor de l’activité économique si, et seulement si, l’économie considérée est déjà capable de produire des biens commercialisables sur les marchés mondiaux. L’ouverture à des investissements à court terme hautement volatiles est déstabilisante (Stiglitz 1999a ; Rajan 1999) ; elle pourrait obliger à adopter un taux de change fixe menant à une surévaluation de la monnaie, ce qui est profondément 160 destructeur (Ocampo & Taylor 1998). Enfin, le processus d’ouverture doit être organisé et dirigé, ce qui ne peut se faire rapidement : pour éviter des effets pervers excédant les effets vertueux potentiels, l’ouverture doit s’organiser comme un processus de longue durée, qui commence avec la balance commerciale et qui se termine avec les flux de capitaux. La littérature actuelle est maintenant très ouverte à propos des effets déstabilisants des mouvements de capitaux à court terme pour les économies émergentes (Rodrik 1997). Il est bien connu que le contrôle monétaire tel qu’il fut mis en œuvre par la banque centrale de Malaisie en septembre 1998, par exemple, a considérablement aidé le pays à traverser la tempête financière asiatique. Même dans le commerce, la protection relative aux importations pour favoriser le développement de l’industrie domestique a fonctionné de manière plutôt efficace, contrairement à ce qui a été affirmé dans les quinze dernières années.
La démocratie est définie de manière très imparfaite par la règle de droit et les trois libertés de parole, de commerce et de religion. Une loi peut être considérée comme une sorte de contrat. Pour que la légalité soit suffisante en elle-même, nous devrions supposer que la loi prenne en compte toutes les situations et les conséquences futures de sa propre mise en œuvre. Une telle hypothèse n’est rien moins que l’hypothèse de l’information parfaite, qui est celle de la théorie néoclassique. Mais, on l’a déjà rappelé, si nous pouvions vivre dans un monde d’information parfaite et complète, la planification centralisée constituerait une option meilleure que l’économie de marché. Les économistes orthodoxes sont ainsi en train de traduire en termes de droit leur concept biaisé d’un contrat économique parfait. Si l’information n’est ni parfaite ni complète, alors ni un contrat ni une loi ne peuvent être considérés comme suffisants en eux-mêmes. Dès lors la légalité ne peut pas être le seul point de repère. Dans un monde réel, la légalité est un mirage si elle ne peut pas compter sur la légitimité (Schmitt 1936) et celle-ci implique des droits procéduraux – la démocratie comme un système de débat et de controverse institutionnalisés (Przeworski 1993) – ainsi qu’une démonstration de l’adéquation du système (qui implique la justice distributive, si tous les résultats d’une action donnée ne peuvent être complètement calculés). La légalité sans la légitimité ne suffit pas à prévenir la tyrannie, et ne pourrait alors permettre d’opposer une résistance légitime aux lois et aux règles. Ainsi, la construction de la légitimité ne se limite pas au respect de la règle de droit.
Le lien entre les droits de propriété et la direction des entreprises peut être imprécis. La valeur boursière de l’entreprise reflète sa bonne direction si, et seulement si, les marchés sont supposés parfaits et complets. Le modèle traditionnel de la gestion d’entreprise est fondé sur le stéréotype de l’entrepreneur qui est en même temps le propriétaire et le directeur. Mais la division du travail implique une spécialisation accrue, particulièrement dans les grandes entreprises, qui empêche une complète convergence de l’information entre les propriétaires et les directeurs. La gouvernance s’exerce alors dans les entreprises moyennes et grandes à travers des structures bureaucratiques qui sont confrontées aux mêmes problèmes de légitimité que le gouvernement.
Le lien entre l’investissement étranger et l’amélioration de la productivité est parfois moins qu’évident. L’investissement étranger peut conduire à une meilleure productivité, principalement lorsqu’il s’agit d’un investissement direct qui ne passe pas par la médiation des marchés financiers. Différentes cultures technologiques (Sapir 1998) peuvent rendre la transplantation du style d’investissement très difficile et douloureuse. L’investissement étranger est souhaitable lorsque l’épargne est rare. L’investissement direct étranger permet certes une amélioration de la productivité industrielle ; il faut prendre le temps de l’adapter et de l’ajuster aux situations locales, et il ne peut donc se substituer complètement à l’investissement local.
Le lien entre la productivité et la croissance implique une demande croissante. Si la demande stagne, ou décroît, toute augmentation de productivité détruira de l’emploi. La productivité peut contribuer à l’accroissement de la demande quand elle se traduit en une baisse de prix qui rend les produits plus accessibles aux consommateurs. Mais il s’agit au mieux d’un processus à moyen ou à long terme. De même, on a démontré depuis longtemps que les attentes quant à la demande sont aussi importantes que la profitabilité statique pour encourager la décision d’investir (Malinvaud 1983, 1987 ; Artus 1986).
Si la croissance n’est pas correctement répartie, le conflit social peut être alors aussi intense que dans une société en stagnation (que l’on se rappelle les conflits sociaux en Europe de l’Ouest dans les années 1960 [Taylor 1991]). La justice distributive est aussi importante que l’efficacité de l’allocation, car dans un monde où l’information est imparfaite et l’action de chaque individu susceptible d’engendrer des effets non intentionnels, l’accès égal n’implique pas des opportunités égales, et les opportunités égales n’impliquent pas que les succès ou les échecs des stratégies individuelles reflètent complètement l’efficacité de ces stratégies. La justice allocative serait ainsi une solution si, et seulement si, nous avions pu faire l’hypothèse que l’information parfaite était une donnée réaliste. Du point de vue des stimulants, l’inégalité dans la répartition constitue une contribution positive si, et seulement si, les différences dans la répartition des revenus sont considérées, par une large majorité des agents concernés, comme reflétant des différences dans l’efficacité des stratégies économiques individuelles. Si les différences dans la répartition de la richesse sont perçues comme reflétant des comportements et des stratégies de rente ou d’exploitation, ou comme reflétant la capacité d’une petite minorité à accaparer le système économique pour son propre profit, alors l’inégalité, en fait, mine la légitimité de l’ensemble du système social. Dans ce cas, l’inégalité peut avoir un effet d’incitation perverse au niveau microéconomique. Une politique économique de répartition peut apporter, dans un tel contexte, une contribution importante à la croissance stable (Gordon 1995).
22Ainsi l’histoire de cette nouvelle pensée dominante apparaît-elle aussi biaisée que l’ancienne ; cependant, les biais sont d’un ordre différent. On y trouve encore des propositions qui font écho à des hypothèses antérieures générales non réalistes concernant le monde économique, telles que l’information parfaite ou la capacité de rédiger des contrats « complets ». C’est particulièrement vrai en ce qui concerne la manière dont les économistes orthodoxes comprennent la règle de droit. Leur insistance sur la légalité, sans penser à la légitimité, est typique de ceux qui traduisent en termes de science politique leur propre perception d’un monde walrasien d’information parfaite. Mais l’information n’est jamais parfaite, non seulement lorsqu’on rédige des contrats économiques, mais aussi lorsqu’on rédige des lois et des réglementations. Le problème de la légitimité politique est ainsi aussi important que celui de la propriété, et la légitimité ne peut pas être définie par la légalité.
23D’autres défauts sont plus subtils ; ils dérivent de la transplantation, dans des économies en transition, de l’expérience de quelques économies occidentales développées, sans s’interroger sur les différences des contextes institutionnels généraux dans les deux systèmes. Les deux mécanismes de croissance endogène et par l’offre sont des « faits stylisés » réalistes. Ils impliquent cependant un contexte institutionnel qui, s’il existait en fait dans les économies en transition, signifierait que la transition est terminée. On néglige ainsi complètement un fait central, à savoir que, dans les pays développés ou en développement rapide, le gouvernement, l’Etat ainsi que les institutions sociales, politiques et économiques renforcent une sorte de justice distributive. Le fait que le système budgétaire fonctionne effectivement (ce qui signifie que les paiements publics sont stables et prévisibles) est aussi négligé. On doit ajouter que les structures de gouvernance varient beaucoup d’un pays à l’autre : le système allemand est différent de celui des Etats-Unis, le système français tel qu’il a fonctionné du début des années 1950 à la fin des années 1980 a été également très spécifique, pour ne pas mentionner le système japonais. En supposant qu’il n’existe qu’un seul système, les économistes orthodoxes introduisent une distorsion dans les faits et jettent le doute sur l’importance, pourtant réelle, de l’exigence de gouvernance.
L’interprétation non orthodoxe : unification de la macroéconomie et des institutions
24Avant de décrire ce qui pourrait être une conception non orthodoxe de la croissance et du développement économique, et avant d’expliquer pourquoi elle serait une proposition plus crédible, plus réaliste et plus fonctionnelle que l’interprétation dominante nouvelle ou ancienne, il faut insister sur les différences conceptuelles et méthodologiques entre les économistes hétérodoxes et orthodoxes.
251) Alors que les économistes orthodoxes comptent sur les métaphores mécaniques pour comprendre comment fonctionne un système économique, les économistes hétérodoxes insistent sur des notions telles que les systèmes, l’évolution et les rétroactions. Ce fait, qui pourrait être interprété à première vue comme une distinction éminemment théorique, est en fait au centre des différences dans les propositions appliquées et non théoriques. La plupart des affirmations orthodoxes prennent la forme « étant donné l’action (x), alors le résultat est (y) » ; « l’inflation est toujours et partout un phénomène monétaire » ou « si vous financez votre budget par la banque centrale, vous terminerez avec une hyperinflation » en sont des exemples typiques. Ces affirmations classiques peuvent être vraies dans certains contextes précis, mais les économistes hétérodoxes sont en désaccord radical avec leurs collègues orthodoxes lorsque ces affirmations sont présentées comme l’équivalent d’une loi. Pour considérer qu’une activité humaine – et la production, l’échange et la consommation sont des activités humaines – est gouvernée par des lois telles que la loi de Newton, nous devrions admettre que les êtres humains sont comme des particules physiques, incapables de penser, d’avoir des attentes, de craindre ou d’innover. Ou bien nous devrions supposer que chaque être humain est capable de connaître, à n’importe quel moment, non seulement la structure complète de l’univers, mais aussi l’ensemble complet d’univers possibles engendrés par ses actions. On a démontré depuis longtemps que l’équilibre, pour être une notion normative en économie, impliquerait une hypothèse de prévision parfaite (Morgenstern 1976). Une telle hypothèse est irréaliste et contredit les faits ; en outre – il faut le répéter encore une fois –, si elle était vraie, elle aurait donné logiquement un avantage déterminant à la planification centralisée par rapport à l’économie de marché.
26Renoncer à la métaphore mécaniste marque donc un pas décisif vers une compréhension réaliste des activités économiques. Cela implique de comprendre l’action humaine comme insérée dans différents contextes sociaux, et de savoir que les comportements individuels sont hautement affectés par ces contextes. De récentes recherches à la fois en psychologie expérimentale et en simulation ont complètement détruit les hypothèses orthodoxes classiques à propos de la génération des préférences individuelles (Tversky 1996 ; Tversky & Kahneman 1986).
272) Ayant dit adieu à la métaphore mécaniste, les économistes hétérodoxes se devaient de comprendre comment et pourquoi un monde peuplé d’innovateurs, soit des agents économiques non doués d’une capacité de prévision ou de connaissance parfaite, ne finit pas dans un chaos total. Fondamentalement, la réponse a été dans les institutions et les organisations. L’économie du monde réel n’est pas un espace ouvert où les agents individuels, telles des particules, confrontent leur demande et leur offre ; c’est un espace historiquement et socialement structuré, défini à la fois par un ensemble d’institutions avec leurs règles, leurs contraintes et leurs stimulants et par un ensemble d’organisations hiérarchiques (les entreprises et, bien entendu, l’Etat) avec leurs lois, leurs règles internes et leurs mécanismes de sanction. C’est la combinaison donnée d’institutions et d’organisations à un moment donné qui détermine les préférences et les comportements individuels, produisant ainsi des processus d’action réaction qui sont raisonnablement stables et sur lesquels une politique économique peut être construite. Voilà le second point de divergence entre les économistes orthodoxes et hétérodoxes.
28En général, les économistes orthodoxes n’apprécient pas l’idée d’institutions et d’organisations. Même lorsqu’ils reconnaissent la nécessité d’un contexte institutionnel, ils insistent seulement sur une ou deux institutions qui deviennent alors le véritable centre de leur raisonnement. Et même s’ils utilisent le même vocabulaire que les économistes non orthodoxes, avec des termes tels qu’« institutions », « règles » ou « coutumes », ils ne sont pas capables de comprendre leur signification. Car ils reconnaissent les institutions seulement comme un double ensemble de stimulants et de contraintes, sans comprendre que pour produire ces règles, ces stimulants et ces contraintes, les institutions ont besoin d’un processus social qui a des implications spécifiques pour l’activité économique. Ils ne comprennent pas que les institutions ont besoin d’organisations (il n’y a pas de règle de loi sans juges, sans juristes et sans policiers, et il n’y a pas de juges et de policiers sans un Etat capable de les payer suffisamment pour qu’ils n’aient pas besoin d’être corrompus pour survivre). Il n’y a pas de discipline de travail sans entreprise, mais si le monde économique est pleinement consacré au paradigme de la flexibilité, les entreprises ne peuvent pas survivre puisqu’elles exigent, comme n’importe quelle structure hiérarchique, un degré minimal de stabilité. Si nous détruisons la stabilité dans l’environnement économique, peut-être par un degré excessif de concurrence, alors nous détruisons les entreprises comme structures hiérarchiques. Nous menaçons ainsi la discipline du travail et la division du travail.
293) Cela nous conduit à la troisième différence. Quelques économistes orthodoxes sont prêts à reconnaître comment les institutions et les organisations sont interreliées. Cependant, ils persistent à considérer le processus de formation de cet ensemble d’institutions et d’organisations comme un résultat spontané de la concurrence sur le marché, tombant ainsi dans trois erreurs.
30Premièrement, si la concurrence sur le marché est efficiente quand elle s’opère selon les règles et les normes produites par les institutions et les organisations, comment cette concurrence sur le marché pourrait-elle produire les institutions et les organisations requises ? C’est l’erreur de circularité.
31Deuxièmement, si la concurrence sur le marché peut produire des institutions et des organisations, comment être sûr que ce seront les institutions et les organisations adéquates ? Supposer une sorte de processus darwinien de sélection des institutions et des organisations revient à supposer une stabilité environnementale. La sélection darwinienne est effective quand les contraintes biologiques demeurent inchangées pendant une longue période. Une sélection institutionnelle spontanée impliquerait donc un environnement stationnaire, qui est à la fois opposé aux faits et contradictoire avec l’idée même d’innovation. C’est l’erreur stationnaire.
32Troisièmement, même si nous pouvions prouver que la concurrence spontanée sur le marché pouvait jamais produire de meilleures institutions et organisations que le processus de décision, nous devrions prouver que le processus de concurrence engendre ce résultat dans une période de temps où la réponse institutionnelle convient pour un ensemble donné de problèmes. Or certains problèmes demandent une réponse immédiate pour que cette réponse soit effective. Un homme affamé, par exemple, a besoin de pain sur-le-champ, et pas dans un mois. Dans une crise financière, la réponse doit être disponible dans un délai de quelques jours, voire de quelques heures, ou alors la crise se répandra et détruira tout sur son passage. Dès lors, même si elle est plus efficace qu’une institution engendrée par une décision, une institution engendrée spontanément par le marché pourrait être moins efficace si elle était disponible trop tard. L’efficacité pourrait être plus importante que l’efficience, mais ce fait n’est pas compris par les économistes orthodoxes qui raisonnent comme si le temps n’importait pas. Cela constitue l’erreur de l’horizon infini. Mais si les institutions engendrées par des décisions importent, alors nous devons comprendre l’historicité du système institutionnel. Comme il est clairement impossible de prendre des décisions sur tous les problèmes simultanément, le processus historique de décision est toujours un processus combinant changement et continuité, nouveauté et innovation d’une part, stabilité, continuité et routine d’autre part.
Implications du point de vue non orthodoxe dans le contexte de la transition
33On peut alors résumer les différences entre les économistes orthodoxes et non orthodoxes par trois affirmations.
Les économistes non orthodoxes ne croient ni dans des lois absolues ni dans le chaos pur pour comprendre l’activité économique ; ils comptent sur le concept de stabilité systémique contingente, ce qui signifie que le comportement et les préférences des agents individuels peuvent être compris comme stables seulement à travers la compréhension de systèmes d’institutions et d’organisations situés dans leur contexte et dans leur histoire. Dès lors, il n’existe pas de principes de politique économique éternels, mais seulement des principes situés dans un contexte déterminé.
Si l’efficacité de la politique économique dépend de l’adéquation entre les prescriptions et le contexte institutionnel, la stabilité du système institutionnel dépend dans une certaine mesure de la situation macroéconomique. Les institutions et les organisations ne sont pas que des concepts abstraits, elles sont aussi des systèmes vivants, qui exigent des ressources et du travail pour subsister. Si la situation macroéconomique, ou la politique économique, empêche qu’un certain montant de ressources et de travail soit consacré au support de ces institutions et organisations, leur efficacité disparaît rapidement, et le contexte d’ensemble devient de plus en plus ouvert à l’instabilité et à l’imprévisibilité, détruisant l’efficience de la concurrence sur le marché.
L’évolution spontanée ou la concurrence sur le marché ne peuvent pas remplacer entièrement la décision intentionnelle. Les systèmes d’institutions et d’organisations sont le produit de l’histoire sociale et non d’une optimisation évolutive.
34Ces différences sont particulièrement importantes dans le contexte de la transition. Si l’on prend la transition au sérieux, elle signifie une période historique pendant laquelle un ensemble donné d’institutions et d’organisations n’est désormais plus valide, sans qu’un nouvel ensemble soit déjà complètement en place. Dans une telle situation, il est impossible de régler les problèmes de la politique économique sans simultanément régler les problèmes institutionnels. L’opposition entre la politique macroéconomique et la politique institutionnelle qui a envahi les débats depuis 1990 a été extrêmement destructrice. De la même manière, mettre en valeur ou prétendre mettre en valeur un ou deux facteurs pour déterminer ce que sera la future voie de croissance est une erreur complète. La politique économique durant la période de transition doit s’adresser à la fois aux problèmes macroéconomiques et institutionnels, non seulement dans le même moment, mais aussi en accordant une attention suffisante aux liens et aux rétroactions entre ces deux catégories de facteurs. La cohérence entre les prescriptions macroéconomiques et institutionnelles est plus importante que l’efficience des prescriptions individuelles. C’est une application classique du théorème du second best (Lancaster & Lipsey 1956).
35Cela a évidemment des conséquences directes sur ce que l’on peut appeler la voie hétérodoxe de la croissance stable. C’est pourquoi on peut identifier trois directions principales, que l’on va détailler.
36Se concentrer sur l’adéquation stratégique des institutions, quand on comprend que ces institutions adéquates ne sont pas engendrées spontanément, soulève immédiatement le problème de la construction de la légitimité de l’Etat. Sans un Etat doté d’une telle légitimité, une société divisée par des conflits d’intérêts aboutirait à des stratégies d’institutions elles-mêmes en conflit, détruisant ainsi le contexte institutionnel d’ensemble, même si certaines stratégies de construction d’institutions individuelles pourraient être localement efficaces. Nous avons ici une seconde application du théorème du second best. La cohérence dans la construction des institutions est plus importante que la perfection des institutions individuelles potentielles. L’efficacité du système global n’est pas la somme des efficiences individuelles, mais est reliée à sa cohérence interne. Comme on l’explique ci-dessus, la dimension légale de l’Etat n’est pas suffisante ; elle ne le serait que dans un monde irréaliste et virtuel où chacun disposerait d’une information parfaite.
37La légitimité de l’Etat est reliée à la notion de contrat social, qui assure la cohésion de la communauté nationale. Insister sur le problème de cette cohérence implique la définition de ce qu’il faut faire au niveau macroéconomique pour s’assurer que les institutions nécessaires puissent recevoir l’appui nécessaire. Si une richesse suffisante n’est pas produite, les institutions ne peuvent pas recevoir ce support. Elles se détruisent alors, et l’efficacité de la concurrence sur le marché avec elles. Dans une telle situation, les agents économiques individuels sont plus attirés par l’appropriation de la richesse (recherche de rente) que par la production de la richesse. Dans ce cas, encore moins d’institutions peuvent être soutenues, et l’ensemble du système économique social s’effondre progressivement. Pour éviter d’être piégé par une telle spirale descendante, des actions volontaires doivent être entreprises afin de soutenir l’activité économique, actions qui n’auraient pas été nécessaires dans une économie qui serait déjà riche ou dans un système social déjà doté d’institutions hautement efficaces. A considérer les économies en transition depuis la fin des années 1980, ce n’est pas le succès de la transition qui a conduit à la croissance mais, comme il est évident dans le cas de la Chine, c’est la croissance élevée qui a permis le succès de la transition. Essayer de redresser l’ensemble du système institutionnel dans une économie qui se contracte est nécessairement voué à l’échec. C’est pourquoi la reconstruction du contrat social pour assurer la légitimité de l’Etat est la première direction à suivre, et la promotion du marché interne nécessairement la seconde.
38Le fait que ces décisions doivent être prises, et qu’elles ne sont pas spontanément engendrées, implique que l’on pense aux moyens nécessaires pour le décideur. Choisir la légitimité et l’appui d’un contrat social solide n’est pas suffisant. L’Etat n’est pas une chose abstraite, c’est un réseau d’administrations, dans la vie réelle, qui exige des moyens pour être effectif. Sans un système des finances publiques vigoureux, donnant une certaine stabilité aux décideurs, rien ne peut être effectivement mis en œuvre parce que la légitimité de la règle de droit (L1 dans le schéma 3) ne suffit pas. Le problème de la légitimité est également important pour les administrations et pour les agences de l’Etat chargées de mettre en œuvre cette structure institutionnelle. Le second niveau de légitimité (L2 dans le schéma 3) est directement lié aux moyens (et spécialement aux moyens financiers) disponibles pour les dépenses publiques. Cette vérité fréquemment oubliée est la troisième direction évidente. Le chemin vers une croissance stable implique ainsi d’agir suivant ces trois directions, comme on le décrit dans le schéma 3.
Des directions aux prescriptions
39La première direction, consistant à reconstruire le contrat social, est aujourd’hui la plus importante en Russie. Comme on l’a déjà écrit, la transition a par définition impliqué une forte demande d’activités de construction d’institutions. Les Etats de l’ex-Union soviétique, contrairement à la Pologne, à la République tchèque ou à la Hongrie, ne pouvaient pas compter sur un sentiment antirusse comme approche d’un contrat social. De plus, les conséquences des années de transition initiales ont rendu cette demande beaucoup plus forte. L’appauvrissement considérable d’une large majorité de la population, combiné avec une accumulation de richesse par une petite minorité, ainsi que la concentration du pouvoir économique et politique sans respect des principes démocratiques, telle qu’elle est encore défendue publiquement par l’élite « libérale », ont tendu la société russe jusqu’à ses limites. Le développement et la diffusion de pathologies sociales telles que les activités criminelles, les comportements de « passagers clandestins » ou de non-respect des lois, avec leurs implications classiques (par exemple l’augmentation rapide du taux de suicide ou de recours aux drogues), témoignent de ce fait. Même quand les économistes prêtent l’attention requise à ces destructions sociologiques, ils oublient d’habitude les implications économiques de celles-ci : perte dramatique de légitimité de la règle de droit (L1), entraînant une grande instabilité contractuelle et des coûts de transaction élevés, joints à la classique vue à court terme (ce qui est habituellement destructeur de l’investissement), aux conflits sociaux et à l’inefficacité des structures et mécanismes de stimulation.
40Quatre étapes doivent être franchies pour remédier à cette situation.
Le bon équilibre dans l’allocation (fairness) – ou l’égalité allocative – doit être obtenu, en faisant en sorte que les opportunités économiques et sociales soient plus directement disponibles. Cette exigence implique une réduction spectaculaire de toutes les exemptions de taxes et de règles et de toute espèce de discrimination bureaucratique (système de chance égal pour tous) ; elle implique aussi la réduction de la bureaucratie et des complications administratives concernant les activités productives et la destruction de toutes les positions monopolistiques quand elles ne sont pas justifiées économiquement (comme notamment dans le commerce de détail) ; elle requiert encore la mise sous contrôle par l’Etat des « monopoles naturels » (c’est-à-dire des activités où les économies d’échelle justifient économiquement une concentration considérable), soit à travers la régulation, soit – si cette régulation est trop difficile à mettre en œuvre à cause d’une administration locale corrompue – à travers un contrôle direct par l’Etat. L’histoire économique de la France et de l’Italie de 1945 à 1980 montre qu’une mesure limitée de contrôle direct de la part de l’Etat, par la propriété publique, aide de manière décisive à éviter les effets monopolistiques les plus graves, alors que la démonopolisation deviendrait économiquement contre-productive.
L’égalité distributive – la justice distributive – doit être améliorée à travers des politiques économiques et fiscales. Le seul équilibre allocatif ne pourrait reconstituer le contrat social que si nous étions dans un monde d’informations parfaites sans actions individuelles produisant des effets non intentionnels. Pour être complet, cet équilibre impliquerait a) que chaque agent économique ait une compréhension parfaite de l’éventail d’ensemble des conséquences de ses actions ; et b) que l’action prise par l’agent (x) ne limite pas les opportunités de l’agent (y). Dans le monde réel, cet équilibre est nécessairement incomplet, et certains aspects des résultats sociaux des actions individuelles doivent être considérés comme non acceptables, ce qui les prive ainsi de l’effet de stimulant que ces résultats sont supposés avoir dans la théorie libérale. C’est la raison pour laquelle la justice distributive ne peut pas être remplacée par cet équilibre. En Russie, la justice distributive pourrait être renforcée principalement en reprenant une part de la rente des exportations de matières premières et en renforçant les bénéfices sociaux et l’égalité d’accès à la santé et à l’éducation.
La corruption doit être attaquée de la manière la plus vigoureuse possible. Une administration corrompue détruit l’égalité des chances et mine profondément le contrat social. Dans ce contexte, des cas symboliques de haute corruption (au niveau du gouvernement ou chez des fonctionnaires fédéraux ou locaux de haut niveau) doivent être considérés comme un objectif d’action prioritaire pour faire un exemple, avant de s’attaquer à la petite corruption largement répandue. La création d’un agent spécial pour enquêter et poursuivre la haute corruption et les crimes économiques majeurs est probablement une triste nécessité.
Les changements politiques et administratifs majeurs impliqués par les trois étapes précédentes doivent être appuyés par une large majorité politique. A nouveau, il est important de se souvenir que les changements institutionnels majeurs mis en œuvre en Europe occidentale après la Seconde Guerre mondiale étaient liés à des gouvernements d’union nationale qui allaient des communistes aux démocrates-chrétiens. La construction d’une majorité politique pourrait exiger un dialogue institutionnalisé entre le gouvernement et les organisations sociales telles que les syndicats et les syndicats d’entrepreneurs.
41La deuxième direction, qui consiste à créer le contexte macroéconomique capable de supporter la stratégie de construction des institutions, ne doit pas être oubliée. Aucun changement institutionnel ne sera viable si un marché domestique solide et dynamique n’a pas été reconstruit. Dans cette perspective, cinq étapes sont importantes.
Le taux de change doit être géré et ne peut pas être laissé aux seules forces du marché. Pour une économie comme la Russie, cette contrainte revêt deux aspects. Premièrement, un taux de change réel trop élevé (c’est-à-dire un taux de change nominal et indexé sur le taux d’inflation entre la Russie et ses partenaires) est destructeur, comme l’ont prouvé la destruction de la production industrielle entre 1994 et 1998 d’une part, et sa renaissance spectaculaire après la dévaluation de 1998 d’autre part. Il est important de souligner que, pour un pays qui exporte principalement des matières premières et des marchandises, le taux de change est moins important pour les producteurs à l’exportation que pour les producteurs pour le marché interne. La renaissance actuelle de l’industrie russe est largement liée à la substitution d’importation. Deuxièmement, un taux de change trop bas n’est pas sans inconvénients. Les consommateurs internes voient leur pouvoir d’achat réduit lorsque le taux de change est trop bas, ce qui est nuisible à la consommation et à l’investissement quand les biens importés ne peuvent pas être substitués à ceux qui sont produits localement. Soit dit en passant, il est maintenant temps de réévaluer les stratégies d’import-substitution, qui ont eu une mauvaise réputation à la fin des années 1970 sans avoir subi une évaluation honnête et correcte. La tendance récente dans la littérature économique est de réévaluer ces stratégies de manière plus positive, quand elles font partie d’une stratégie économique cohérente globale (Collins & Bosworth 1996 ; Rodrik 1997). La première exigence de cette contrainte consiste à fixer le niveau du taux de change qui soit le plus adapté aux objectifs de politique économique. Le second problème est celui de la stabilité du taux de change réel. On peut avoir une stabilité à moyen terme sur le plan statistique, mais en fait une instabilité à court terme quand le taux fluctue violemment sous des attaques spéculatives dont le but peut être de pousser à la surévaluation ou à la dévaluation. Les fluctuations sont hautement destructives quand elles empêchent les producteurs domestiques d’avoir des attentes de profit et donc des plans d’investissement ; elles troublent la structure des prix et créent de mauvaises compréhensions des opportunités économiques. Depuis la fin des années 1980, les économistes ont eu des preuves considérables que des systèmes de marché purement financiers sont incapables d’empêcher des fluctuations violentes, et au contraire les augmentent de façon regrettable (Rodrik 1998 ; Rajan 1999). C’est la raison pour laquelle la convertibilité basée sur le marché, si on la met en œuvre trop tôt, avant que le cadre institutionnel n’ait été conçu et réalisé, devient probablement un obstacle sur la route du développement. C’est aussi pourquoi la gestion du taux de change est une priorité du point de vue de la reconstruction du marché interne. Cela implique un contrôle des flux de capitaux et une régulation du taux de change, pour situer celui-ci à sa meilleure valeur (basse, mais pas trop basse), et pour le rendre stable et prévisible non seulement à long terme, mais – et surtout – à court terme (Eatwell & Taylor 2000). Une telle prescription implique une coopération étroite entre l’agence du gouvernement responsable de la mise en œuvre de la stratégie de développement et la banque centrale.
Le développement d’un système de crédit solide est une exigence préalable à la croissance soutenable (Sapir 1995a). Ainsi, après dix années de transition, il n’y a toujours pratiquement pas de crédit à la consommation, et le crédit pour appuyer l’investissement et le commerce est extrêmement limité. Dans une économie où les institutions sont faibles, un tel système ne peut pas être basé sur le marché ; il doit être basé sur la banque, une proposition que même les économistes basés à Harvard sont maintenant prêts à appuyer. Un système de crédit basé sur la banque implique une régulation vigoureuse (la main de fer de la banque centrale), mais aussi un processus d’injection de liquidités à partir de la banque centrale vers le système bancaire (Pitiot & Scialom 1993). Bien évidemment, le taux actuel de la circulation monétaire par rapport à la richesse en Russie (c’est-à-dire M2 par rapport au PIB) est beaucoup trop bas. Mais la remonétisation de l’économie russe ne peut se faire seulement en imprimant de nouveaux billets de banque. Elle demande la reconstruction du système bancaire, qui pourrait être refinancé par la banque centrale. Il faut dire que même si un tel système est modérément inflationniste (et pour les économistes, « modérément inflationniste » signifierait jusqu’à 40 %-50 % par an), ce n’est pas un problème parce que l’inflation à un tel niveau n’est pas contradictoire avec la croissance et l’investissement (Bruno & Easterly 1996).
Il est impossible de développer un marché interne sans un certain type de 174 politique industrielle, comme le prouvent amplement les cas du Japon (Okimoto 1989) et de Taiwan (Wade 1990). Une telle politique ne consiste pas à essayer de sélectionner des gagnants, mais à promouvoir un contexte d’où les gagnants pourraient émerger. Cette politique pourrait appuyer la démonopolisation (dans les secteurs en plein essor où les coûts d’entrée et de transaction sont bas et les économies d’échelle peu importantes), aussi bien que la constitution de groupes de grande dimension quand ils s’avèrent nécessaires (avec des coûts élevés d’entrée et de transaction, et de hauts niveaux d’économies d’échelle). Une telle politique doit fournir des indications pour la régulation par l’Etat dans le secteur des monopoles naturels et aussi inclure une politique des prix publique dans l’énergie et le transport.
Aucun marché interne ne peut se développer sainement dans une autarcie complète. La promotion du commerce avec des partenaires naturels (dans le cas de la Russie, les partenaires de la CEI) et le développement d’une zone de commerce régionale font partie d’un appui effectif au marché interne, comme le montre l’expérience de l’Europe occidentale depuis la fin des années 1940. Avant de réaliser une véritable zone de libre-échange, la promotion des transactions à travers une union régionale de paiements structurée comme l’Union européenne de paiements de 1949 (Kaplan & Schileiminger 1989) pourrait donner l’élan nécessaire.
Enfin, il est d’une extrême importance de renforcer les droits de propriété, puisque n’importe quelle transaction économique implique un transfert de droits de propriété (Dugger 1989). Ce qu’il faut souligner ici, c’est que ces droits de propriété ne doivent pas être confondus avec la simple propriété privée. Les droits de propriété sont réputés solides quand on peut arriver à déterminer de manière indiscutable qui est responsable de quoi, que ce responsable soit privé ou public. Dans certaines situations, la renationalisation pourrait être nécessaire pour redéfinir des lignes de responsabilité claires.
42La troisième direction d’une action publique orientée vers la croissance dans le contexte russe pourrait être le renforcement du système des finances publiques pour donner aux décideurs les instruments dont ils ont besoin.
Cela implique d’abord d’augmenter la part fédérale dans ces finances publiques, à la fois dans les recettes et dans les dépenses. Comparée à celles de n’importe quel pays fédéral développé ou en développement, la part fédérale en Russie est beaucoup trop basse. Aux Etats-Unis, celle-ci atteint 65 %, et en Inde 55 % à 59 %, alors qu’elle n’atteint que 33 % en Russie. Quels que soient les mérites de la réforme annoncée en mai 2000 par le président Poutine à propos de la recentralisation (et nous pensons que ces mérites sont considérables), si cette réforme n’est pas soutenue par un changement massif dans la répartition des revenus et des dépenses, elle restera lettre morte. Les dépenses fédérales sont un instrument puissant pour rééquilibrer les déséquilibres interrégionaux qui peuvent apparaître et détruire promptement la structure sociale du pays dans une époque de changements économiques et institutionnels rapides (Munnell & Cock 1990). Le risque de désintégration en Russie est probablement moins lié aux facteurs ethniques qu’à des déséquilibres économiques massifs, qui se développent au moment où les dépenses publiques sont à la fois en voie de réduction et déplacées du centre fédéral vers des décideurs régionaux (Sapir 1995b).
Après des années d’un Etat faible et perdant, la Russie a besoin d’une sorte de garantie constitutionnelle pour la discipline des paiements publics. Les non-paiements de l’Etat et les arriérés qui en découlent ont été probablement le facteur économique, social et politique le plus destructif dans l’histoire des dix dernières années. Un Etat sans discipline de paiements est un stimulant de l’évasion fiscale, il détruit le contrat social et rend l’emprunt tellement coûteux qu’il est finalement non soutenable. Pour à la fois renforcer la discipline de paiements et éviter au gouvernement la perte du contrôle de son processus budgétaire, certains changements constitutionnels sont nécessaires (interdiction de la séquestration de paiements, possibilité pour le gouvernement de rejeter certains amendements).
Les dépenses d’Etat et le budget dans son ensemble doivent être restructurés pour assurer que l’argent de l’Etat sera dépensé d’abord pour les infrastructures, les investissement et, plus globalement, la fourniture des biens publics nécessaires. Cela constitue la méthode la plus profitable d’utiliser l’argent du contribuable avec le rendement le plus grand possible (Aschauer 1989, 1990). De par leur nature même, les biens publics sont fréquemment produits de manière inefficace par le secteur privé, ce qui implique que le secteur public doit se concentrer sur leur production (Musgrave 1982).
Développement possible du scénario hétérodoxe
43Le schéma 4 permet de comprendre comment différentes prescriptions dans les trois directions suggérées cumuleront leurs effets pour créer une 176 croissance stable et soutenable. La reconstruction du contrat social renforcera la légitimité de premier ordre (L1) et réduira les conflits sociaux. La reconstruction du marché interne créera une croissance induite par la demande et donnera une meilleure prévisibilité économique. Le renforcement du système des finances publiques permettra de meilleures infrastructures et une bien meilleure stabilité des paiements publics, qui par elle-même améliore l’application de la loi en renforçant la légitimité de second ordre (L2) et par là affectera positivement la prévisibilité économique.
44Une légitimité de premier et de second ordre améliorée permettra une meilleure application de la règle, ce que fera aussi une meilleure prévisibilité induite par la reconstruction du marché, puisqu’elle réduira l’incitation à des opérations économiques illégales et puisque les opérations légales deviendront plus profitables. La croissance induite par la demande ainsi que les infrastructures améliorées grâce aux dépenses publiques fédérales accrues alimenteront les économies d’échelle et les externalités positives (comme on le décrit dans la théorie de la croissance endogène), réduisant ainsi les coûts de fonctionnement et permettant un meilleur profit pour un investissement donné. La conjonction de la réduction des conflits sociaux, de la croissance de la prévisibilité économique et du respect de la loi améliorera le climat d’investissement. Ce dernier sera encore favorisé par l’abaissement des coûts et l’augmentation des rendements engendrés par les externalités positives produites par la combinaison de la reconstruction d’un marché interne et de la reconstruction du système des finances publiques.
45A ce stade de notre raisonnement, la politique publique, si elle est orientée dans les trois directions qui viennent d’être décrites et mise en œuvre selon ces prescriptions, devrait a) engendrer une amélioration considérable dans l’observation de la règle (discipline sociale et de marché), exigence particulièrement importante pour une théorie économique réaliste lorsque les agents sont décentralisés et capables d’innover ; b) permettre des perspectives de profits considérablement accrues pour tout investisseur public ou privé ; et c) plus généralement, améliorer considérablement le climat d’investissement.
46A partir de là, deux rétroactions commenceront à activer le processus de croissance, non seulement pour le rendre durable, mais aussi pour l’accélérer.
Une meilleure obéissance aux règles, combinée avec des coûts de fonctionnement plus bas et un meilleur taux de rendement, va développer l’entrepreneuriat. Celui-ci alimentera lui-même le climat d’investissement et améliorera la voie vers une croissance soutenue. Cette croissance entraînera la validité du contrat social, encourageant la légitimité de premier et de second ordre ; elle réduira les conflits sociaux puisque les résultats de la croissance seront partagés de manière plus égalitaire et que la croissance créée l’aura été de manière considérée comme correcte, et donc légitime, par une majorité de la population du pays (résultat direct de l’insistance sur la construction de la légitimité, la justice allocative et distributive, que l’on propose dans la première direction). Ce processus améliorera l’obéissance aux règles (qu’il s’agisse de règles sociales ou de règles de marché) et nourrira lui-même l’ensemble du processus proposé par les économistes hétérodoxes. Le schéma 4 illustre cette première boucle de rétroaction positive.
D’autre part, un meilleur climat d’investissement doit avoir un impact positif sur l’investissement direct étranger et va ainsi promouvoir une croissance durable. La croissance durable augmentera les recettes fiscales, permettra des dépenses publiques accrues et plus généralement augmentera les moyens de l’action publique, avec des conséquences positives sur l’amélioration des infrastructures. La stabilité des paiements de l’Etat et un meilleur respect de la loi renforceront la légitimité de second ordre (L2). Les effets de l’amélioration des infrastructures se feront rapidement sentir dans l’activité économique et permettront un engagement plus positif des agents individuels dans cette activité économique : ils prendront plus de risques, puisqu’ils sauront pouvoir compter sur la disponibilité des biens publics.
47La prévisibilité économique sera constamment améliorée, permettant ainsi de meilleures projections et une meilleure programmation des investissements au niveau microéconomique. Des agences de l’Etat plus efficaces et plus légitimes contribueront aussi à l’amélioration du climat d’investissement.
48La deuxième boucle de rétroaction positive est plus complexe, mais son fondement en théorie économique est tout aussi solide. Les relations concernées ici sont plus familières aux économistes orthodoxes, même si ceux-ci doivent admettre qu’il faut maintenant prendre au sérieux le problème des relations entre le contrat social et la légitimité, ce qu’ils n’ont guère l’habitude de faire. Cette deuxième boucle s’intitule la boucle de rétroaction par le marché intérieur et la dépense publique (schéma 5).
49Il ne faut pas oublier que les deux boucles (celle du contrat social et de la légitimité et celle du marché intérieur et de la défense publique) interagissent à deux niveaux : réduction du conflit social et promotion de l’entrepreneuriat. La boucle n° 2 interagit avec la première à travers la meilleure prévisibilité économique et les améliorations de la légitimité de second ordre, ce qui renforce le respect des règles à la fois du côté des stimulants et du côté de la contrainte. Les effets de croissance endogène engendrés par la dépense publique sur les infrastructures serviront directement à promouvoir l’entrepreneuriat, rendant la création de nouvelles entreprises et l’innovation plus faciles et moins risquées. Il faut ajouter que dans les deux boucles, les effets ne sont pas nécessairement proportionnels. Pour donner un exemple simple, une augmentation fragmentée dans les dépenses publiques ne sera même pas remarquée par les agents économiques. Pour engendrer les effets de croissance endogène mentionnés ci-dessus, l’augmentation doit être conséquente et stable pour un moment donné. Il en va de même de la stabilité des paiements de l’Etat. Le changement ici doit être spectaculaire, et l’engagement de l’Etat sonore et clair, sinon il sera dépourvu de crédibilité. La croissance induite par la demande, qui est d’une certaine manière le point de départ, doit être elle aussi considérable, ce qui implique que toutes les prescriptions de la direction n° 2 doivent être remplies. La cohérence des prescriptions économiques, c’est-à-dire le fait que les interactions informelles prennent place à chaque niveau, est certainement l’exigence la plus importante. Nous sommes bien loin du style orthodoxe de raisonnement, où les relations sont linéaires et mécanistes.
Conclusion
50La conception hétérodoxe d’une stratégie de croissance stable et durable se construit sur une compréhension réaliste du monde économique, validée par des études scientifiques sur le comportement individuel et sur les capacités de traitement de l’information. Là où les économistes orthodoxes s’arrêtent à mi-chemin, l’explication hétérodoxe est sérieuse au sujet de l’information imparfaite et de la connaissance limitée. Elle étend donc son raisonnement du contrat économique à un contrat social et légal, et soulève la question de la légitimité, sur laquelle même les économistes orthodoxes réformés, c’est-à-dire ceux qui comprennent qu’il n’y a pas de marché sans institutions, demeurent silencieux. C’est en agissant ainsi que seul le point de vue hétérodoxe est capable de donner une signification et un contenu réalistes à la formule « dictature du droit ». En identifiant deux types de légitimité (légitimité du processus de décision – L1 – et légitimité des agences de mise en œuvre – L2), le point de vue hétérodoxe défendu ici est capable de traduire une analyse théorique en prescriptions pour l’action publique. Il peut le faire, non pas sur une base ad hoc, c’est-à-dire en introduisant un concept qui convient seulement à une part du raisonnement, mais dans une tentative de réaliser une cohérence théorique complète.
51Le processus d’ensemble de la reconstruction de l’Etat peut alors être relié de manière non mécaniste aux analyses économiques plus usuelles telles que les effets d’une croissance induite par la demande et le mécanisme de croissance endogène qui est bien décrit dans la littérature économique courante. Mais ici la liaison est double ; le manque de réalisme dont pourrait souffrir la théorie de la croissance pourrait être remédié par l’introduction d’un point de vue sur les institutions qui mette en valeur le fait qu’il n’y a pas de processus spontané optimal sur lequel on puisse compter. Ici encore la formule de la « dictature de la loi » peut être enrichie et améliorée dans son contenu. Des implications plus complètes du renforcement du pouvoir fédéral pourront être ainsi élaborées.
Bibliographie
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Economiste ; directeur d’étude à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS, France) ; directeur du Centre d’études des modes d’industrialisation (CEMI-EHESS, France).
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