Républiques méridionales de l’ex-URSS : nouveaux Etats du Sud ?
p. 71-84
Texte intégral
1L’accession à l’indépendance des républiques d’Asie centrale et de Transcaucasie1, à la suite de l’effondrement de l’Union soviétique, est un événement international majeur mais soulève aussi une question d’ordre méthodologique : dans quel groupe de pays classer ces nouveaux Etats pour tenter de mieux les appréhender et de mieux les comprendre ? Cette question, tout en ayant un aspect international, renvoie également à une problématique socioéconomique interne. Les éléments de réponse qu’on lui apporte peuvent prêter à d’importantes conséquences pour les pays concernés. Afin d’avancer dans cette voie, le parcours historique très particulier de ces Etats est d’abord évoqué, puis les traits qui les rapprochent ou les différencient des pays du Sud sont systématiquement répertoriés. Pour ces pays, où développement et transition vont de pair, il serait peut-être utile de proposer une nouvelle catégorie de classement.
2Les solutions qui s’offrent au classement de ces pays sont multiples mais rarement totalement satisfaisantes. Faut-il se contenter du groupe générique aujourd’hui couramment employé de « pays en transition » au risque de négliger les aspects politiques des changements par rapport aux dimensions économiques ? Devrait-on, en restant figé dans un passé déjà révolu, se référer au groupe des « pays de l’Est » ou de l’« ex-bloc soviétique » en oubliant la diversité extraordinaire de ce groupe, dont les membres ont quasiment comme unique point commun leur appartenance, de durée variée, à ce bloc idéologique ? Peut-on, dans une approche restrictive, utiliser simplement le concept d’« ex-républiques soviétiques » ? Ou encore couper court aux concepts de référence passés et se limiter à l’usage du concept « Sud », qui a remplacé celui de « tiers-monde », en perte de vitesse depuis quelques années ? Chaque option présente des avantages et des défauts. Par exemple, le cadre d’ex-républiques soviétiques, qui a une valeur explicative certaine, fait fi des différences historiques et socioculturelles qui existaient en Union soviétique, malgré l’apparence d’uniformité, entre les pays Baltes, les Etats de langue slave et les républiques à populations musulmanes d’Asie centrale. Cette approche passe sous silence l’expérience coloniale vécue par les Etats d’Asie centrale et de Transcaucasie, néglige les disparités socioéconomiques entre les parties « européenne » et « asiatique » de l’ex-URSS et ne tient pas compte du processus de « différentiation » en cours entre les 15 Etats ex-soviétiques depuis 1991.
3Dans les réflexions qui suivent, on a fait délibérément le choix d’inclure, dans un but heuristique et dans un premier temps, les républiques « méridionales » de l’ex-Union soviétique dans le groupe des pays du Sud afin de tester la pertinence de ce concept pour ces nouveaux Etats. Par rapport aux pays du Sud, les Etats d’Asie centrale ont des particularités qui les distinguent d’emblée des pays d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine. Dans cette mise en parallèle, le caractère exceptionnel de l’expérience historique des républiques ex-soviétiques paraît évident. L’épisode de la colonisation russe, l’inclusion durant plus de soixante-dix ans de ces pays dans le moule soviétique et la manière dont ils ont accédé à l’indépendance constituent les trois facettes d’un parcours historique exceptionnel. Cela dit, il existe aussi des traits politiques, économiques et sociaux qui rapprochent ces pays d’autres pays du Sud. Mais il faut peut-être d’abord tenir compte des particularités propres aux Etats d’Asie centrale et de Transcaucasie pour ensuite proposer un regroupement possible de ceuxci dans une catégorie donnée.
Trajectoire exceptionnelle des États d’Asie centrale et de la Transcaucasie
L’expérience coloniale russe
4Traditionnellement, la colonisation moderne, celle qui est associée à la Renaissance et aux grandes découvertes, est un terme qui s’applique à la mainmise des Européens sur une terre lointaine située la plupart du temps au-delà des mers. Mais cette définition ne s’applique pas à la colonisation russe puisque dans ce cas il y a contiguïté territoriale entre la métropole et les territoires conquis, entremêlement entre histoire nationale et histoire coloniale. Nous sommes donc en présence d’une colonisation continentale, qui a pour autre particularité de se produire à la suite de l’expansion territoriale ayant donné naissance à la Russie elle-même. Tenant d’une pièce, cet empire, où les limites entre les terres des conquérants et celles des conquis ne sont pas clairement distinguées, est comparable aux empires terrestres de l’Antiquité, ou aux empires asiatiques mongol et chinois. En d’autres termes, la colonisation russe n’est pas une rupture dans l’évolution historique de la Russie. Elle s’inscrit dans la formation des assises territoriales de la Russie, à partir d’une lente extension de la Moscovie. Dans ces conditions, rien d’étonnant à ce que le problème national russe et le problème colonial de la Russie soient difficilement dissociables. Ainsi, comme le remarque Marc Ferro, « les Russes sont le seul peuple à considérer que la colonisation constitue l’essence même de leur histoire »2. En fait, la formation de l’empire repose sur une logique historique et géographique tout à fait particulière, elle « répond tout d’abord à la stratégie de sécurité spatiale d’un peuple attaqué de l’Ouest comme de l’Est, puis, dans un second temps, à sa volonté de contrôler ses débouchés maritimes et continentaux »3.
5La prise de Kazan en 1552 puis celle d’Astrakan en 1556 marquent une étape historique importante : après trois siècles sous le joug tatar, l’Empire russe succède à l’Empire des steppes formé par les nomades venus d’Asie. Désormais, ce sont les Russes qui vont progressivement étendre leur domination sur les steppes d’Asie pour plus tard pénétrer au cœur de l’Asie centrale. Le grand prince russe succède au khan et devient tsar. Mais dans cet empire qui se forme, le tsar n’admet pas que ses sujets russes aient un statut équivalent à celui des Tatars sous le prince tatar, voulant plutôt qu’ils conservent celui qu’ils avaient sous ces mêmes Tatars. Le tsar se considère donc « comme le conquérant de ses propres sujets. Ceux-ci étaient, comme il le dit à un visiteur occidental, “tous des esclaves” »4. La soumission absolue de tous, sans aucune distinction, est de règle. En partant de ce constat, Alain Besançon relève, à juste titre, que « l’Empire russe, c’est son originalité, ne comporte pas de noyau privilégié et une périphérie soumise »5. Cette façon de concevoir l’empire aura par la suite une conséquence importante dans les « colonies », où la distinction entre « colonisés » et « colonisateurs », entre « eux » et « nous », système de classement fondateur dans l’ordre colonial « traditionnel », n’est pas aussi nette que dans les colonies occidentales. En d’autres termes, le système impérial russe est un système inclusif et non exclusif. Ainsi, la force brute peut expliquer la conquête, mais le maintien de l’empire s’explique aussi par l’ignorance des élites et du peuple quant au caractère impérial de leur pays ainsi que par la capacité de la Russie d’inclure dans ses rouages dirigeants les élites locales du fait même d’une certaine égalité du traitement réservé à toutes les populations.
6Une autre particularité de l’Empire russe est d’avoir été formé avec des ressources matérielles et humaines dérisoires. Le conquérant est pauvre, et son empire est et restera un empire pauvre6. Cependant, les considérations économiques et mercantiles, comme le développement du commerce et l’accès à la production du coton, ne sont pas totalement absentes de l’expansionnisme russe, mais il faudra vraiment attendre la deuxième moitié du xixe siècle et l’apparition d’un capitalisme russe pour que les dimensions économiques, en termes de ressources, d’accès aux matières premières, de mise en valeur de certaines cultures, etc., deviennent une préoccupation déterminante.
7Si l’or, les rivalités géopolitiques avec les puissances occidentales et la défense du territoire russe face aux menaces supposées des barbares furent des stimulants de l’expansion, la religion orthodoxe n’entre en jeu que de manière tardive et sa vocation est plus défensive (à l’ouest se trouvent les Eglises protestante et catholique, au sud l’islam) qu’une évangélisation offensive, bien que la légitimité du tsar ait été double : héritée du khan et du basileus byzantin, autorité politique et chef d’Eglise.
8Les conséquences logiques de la colonisation russe sont, sur le plan économique, l’existence d’une certaine unité du marché et des communications ; du point de vue politique, le déploiement de manière quasi uniforme de l’autorité centrale sur l’ensemble du territoire et, par rapport à la diplomatie, l’Empire, puis d’ailleurs l’Union, forment un tout et les frontières de la « métropole » se confondent avec celles de ses possessions. Militairement, en cas d’agression, l’« arrière-pays » permet le repli tout en constituant une immensité dont la conquête est difficile pour tout envahisseur. Enfin, la continuité territoriale entraîne une certaine homogénéité culturelle, facilitée par les migrations internes dans les deux sens et la colonisation de peuplement dans certaines régions.
La phase soviétique
9Les républiques d’Asie centrale et de Transcaucasie ont vécu, durant la période soviétique, un processus de développement économique et politique bien particulier. Il est vrai qu’un certain nombre d’Etats, surtout en Asie mais également quelques-uns en Afrique ainsi que Cuba en Amérique latine, ont aussi fait une expérience de développement inspirée par celle de l’Union soviétique. Mais aucun n’a été totalement intégré à l’URSS, et par conséquent n’a aussi profondément subi les méthodes marxistes-léninistes pratiquées par Moscou durant plus de soixante-dix ans.
10Ainsi, par exemple, l’une des conséquences les plus importantes de l’expérience soviétique a été pour toute la région de l’Asie centrale, et pour l’Azerbaïdjan, la création, de toutes pièces, de nouvelles nations7. Cette politique délibérée des autorités communistes avait pour but, d’une part, le maintien au sein de l’URSS des conquêtes coloniales des tsars (sous une forme renouvelée tout à fait adaptée à la « modernité » soviétique) et, d’autre part, la division des ensembles linguistiques et culturels turcs et musulmans qui pouvaient, s’ils restaient unifiés, constituer une menace potentielle pour l’Etat soviétique. La politique « diviser pour régner » appliquée à l’Asie centrale ne se limite pas aux questions ethniques. Il en a été de même de la subdivision des républiques du bassin d’Aral en Etats ayant des surplus en eau (Tadjikistan et Kirghizstan) et en Etats déficitaires en eau (Turkménistan et Ouzbékistan). Cette division avait deux avantages essentiels pour Moscou : d’abord, elle générait inévitablement des contentieux interétatiques sur la question de l’eau, ce qui avait pour effet de renforcer les oppositions entre les pays concernés ; ensuite, quand les différends entre Etats à propos de l’eau s’aggravaient, les dirigeants des républiques étaient obligés de demander à Moscou d’intervenir comme médiateur, avec pour conséquence de consolider le rôle de la Russie dans la région8. Après le passage obligé de la phase « nationale », l’objectif visé était la fusion des peuples dans une identité transnationale devant permettre progressivement l’apparition de l’Homo sovieticus, transcendant tous les particularismes.
11Cependant, avant cette dernière étape, certains peuples sélectionnés d’Asie centrale « supposés arrivés au stade ultime de leur développement, celui de la nation, se sont vu octroyer les apparences de l’Etat : un appareil politique (le Parti communiste « républicain »), une structure étatique (Conseil des ministres, chef de l’Etat), une langue nationale, une université et une académie des sciences »9. Ainsi, le système soviétique implante les modèles de l’Etat et de la nation « moderne » dans une région qui ne les connaissait guère tout en postulant « qu’il ne s’agit que d’une forme, et que le contenu, tant en littérature qu’en politique, se doit d’être soviétique »10. De ce point de vue, il existe une nette différence par rapport aux empires coloniaux des pays occidentaux. Certes, le cadre territorial de la majorité des Etats issus de ces empires a été hérité de la phase coloniale, mais au-delà de ce cadre et d’un certain nombre de structures et de pratiques administratives, il y a rarement eu volonté délibérée de la métropole de construire une nation moderne selon des critères précis. En général, l’identification nationale de ces pays s’est construite en partie dans l’opposition à la colonisation, dans la lutte pour l’indépendance, dans la référence aux systèmes politiques ayant existé avant la colonisation, etc., même si ces sociétés vont se réapproprier certaines institutions de l’époque coloniale. En d’autres termes, c’est un certain volontarisme issu de la société colonisée qui est à l’origine de l’édification nationale alors que dans le système soviétique, c’est le centre qui est lui-même le maître d’œuvre de cette édification. Dans cette optique, il semble pertinent, dans le sillage de Francine Hirsch, de parler de l’Union soviétique comme d’un empire de nations et de s’interroger sur la différence de cette configuration avec les « empires capitalistes »11.
L’indépendance sans sa revendication
12Parmi les facteurs qui contribuent à donner un intérêt particulier à la réflexion sur le cas de ces nouveaux Etats indépendants, l’un des plus importants concerne précisément la modalité de leur passage à l’indépendance. L’accession de ces pays au statut d’Etats indépendants se produit dans une situation très différente de celle qui a présidé à l’accession des autres pays d’Asie et d’Afrique à l’indépendance. Dans l’ensemble des républiques méridionales de l’URSS, il y a absence totale d’un véritable mouvement politique organisé réclamant l’indépendance. Le passage à l’indépendance, la rupture avec la « métropole », est le fait de l’effondrement politique du centre et non pas la conséquence d’une volonté politique clairement exprimée par les pays de la périphérie. Ces pays, qui s’engagent malgré eux dans la voie de l’indépendance, le font aussi dans un contexte international très particulier, marqué par la fin de la guerre froide, alors que l’essentiel de la décolonisation de l’Asie et de l’Afrique s’était déroulé pendant une des périodes les plus tendues de la guerre froide, grosso modo entre 1947 (indépendance de l’Inde) et 1960 (indépendance de 17 Etats africains). De plus, l’indépendance des pays d’Asie centrale et de Transcaucasie se réalise au moment où l’Union soviétique, et en son sein la Russie, la puissance colonisatrice, connaît elle-même l’une des plus graves crises de son histoire, situation nullement comparable à celle de la Grande-Bretagne, de la France, de la Hollande ou de la Belgique au moment où leurs colonies coupaient une partie de leurs liens avec la métropole. Outre ces particularités, l’observation de ce processus est d’autant plus intéressant qu’il constitue la dernière grande étape de la décolonisation du xxe siècle12.
13Si l’on veut à tout prix mettre en parallèle la fin de la domination russe en Asie centrale et en Transcaucasie avec d’autres formes de décolonisation, il est possible de trouver des ressemblances avec le démembrement de l’Empire ottoman ou de l’Empire austro-hongrois à la suite de la Première Guerre mondiale13. Cependant, il faut tenir compte des différences de contexte historique, puisque la désintégration de ces deux empires fait suite à leurs défaites militaires dans la guerre, ce qui n’est pas le cas de l’Union soviétique : même si l’on admet qu’elle subit une défaite, celle-ci est plutôt d’ordre idéologique et économique que militaire. De plus, dans les Balkans, en Europe centrale et au Moyen-Orient arabe, régions ayant fait partie des empires des Habsbourg et des Ottomans, et où de « nouveaux » Etats sont formés, il existait des mouvements nationaux actifs depuis un certain nombre d’années, sinon plusieurs décennies.
14Cette dernière particularité n’est pas sans importance, bien au contraire. En effet, si l’URSS a incontestablement été une « fabrique » de nations, elle n’a jamais participé à la formation de la revendication nationale ni au développement de l’idéologie nationaliste qui, par définition, ne pouvaient que porter ombrage à l’Union. Elle n’a pas non plus indirectement œuvré à l’apparition d’une élite contestataire de la mainmise russe. Par contre, elle a contribué à former une élite soviétique locale, fonctionnant dans le cadre de l’administration de chaque république socialiste soviétique. Ce sont en général ces élites de type soviétique, restées loyales jusqu’à la dernière minute à l’égard du système auquel elles devaient tout, qui vont prendre en main le destin des nouveaux Etats indépendants.
Similitudes avec la colonisation occidentale
15Après avoir souligné les différences qui existent entre la colonisation et la décolonisation russo-soviétique d’une part et ces mêmes processus du côté des empires occidentaux d’autre part, il faut aussi, pour être complet, relever certaines similitudes importantes entre ces deux types d’expériences historiques.
16Du temps de l’Empire russe comme à l’époque du régime soviétique, l’expansion territoriale, la soumission des peuples, l’imposition d’un système économique hautement centralisé se sont faites par le recours à la violence et à un certain nombre de techniques de conquête identiques à celles utilisées par les empires occidentaux dans leurs colonies d’Amérique latine, d’Afrique ou d’Asie. Sur ce plan, les deux modèles ont des traits en commun.
17A partir des premières décennies du xixe siècle, l’expansion « traditionnelle » de la Russie en direction de l’Asie prend un caractère colonial « moderne » sous l’effet de deux facteurs. Le premier est un mimétisme politique qui consiste à prendre modèle sur les puissances occidentales afin d’assurer à la Russie une position forte dans les rivalités impériales de l’époque. Le deuxième facteur, déjà mentionné plus haut, est l’apparition d’un capitalisme russe qui se développe durant le xixe siècle et qui incite le pouvoir politique à « avancer » surtout en direction de l’Extrême-Orient et du Sud. Ce capitalisme va contribuer au développement progressif d’une exploitation économique de type colonial, caractérisée par un grand intérêt porté à l’extraction minière (or, pétrole) et également par l’encouragement d’une agriculture intensive qui, en Asie centrale, se traduit par l’expansion de la monoculture du coton.
18Un autre aspect commun aux deux types de colonisations est la question démographique. Au xixe siècle, la Russie voit sa population augmenter considérablement. Pour répondre à cette pression démographique, elle met en place une politique de colonisation de peuplement. Aux Cosaques qui s’installent sur les « nouvelles terres » vont s’ajouter les migrations paysannes, volontaires ou contraintes ; celles-ci sont suivies par l’arrivée des forçats, des condamnés politiques, des aventuriers, etc. Cette politique d’encouragement des colons à s’installer en Sibérie, en Asie centrale et au Caucase sera maintenue, sous des formes variées, à l’époque soviétique.
19A l’instar de la colonisation occidentale, la colonisation russe prend également, surtout au xixe siècle, une certaine dimension culturelle. A partir du moment où les Russes s’estiment suffisamment « européanisés », ils prennent aussi conscience de leur « mission civilisatrice ». Celle-ci s’exerce sous différentes formes. Dans certaines régions peuplées d’orthodoxes, il s’agira de défendre les chrétiens exposés aux menaces des pouvoirs musulmans. Dans d’autres, il faudra mettre en place l’enseignement moderne en créant des écoles russes. Un peu partout l’Eglise orthodoxe va tenter une évangélisation qui rencontre peu de succès, surtout en terre d’islam. A l’époque soviétique, s’il n’est plus question de « mission civilisatrice », les communistes d’origine slave installés au Caucase et en Asie centrale contribuent à aider les populations indigènes, à qui l’on fabrique une nouvelle identité et pour qui l’on réécrit leur histoire, afin qu’ils prennent conscience de la lutte des classes, des bienfaits du socialisme et de l’internationalisme prolétaire tel que Moscou le conçoit.
Quel groupe de référence pour les « nouveaux États » ?
20Ayant vécu des expériences coloniales qui, malgré certaines similitudes, sont néanmoins très différentes de celles qu’ont connues bon nombre d’Etats du Sud, les pays d’Asie centrale et de Transcaucasie qui ont aussi fait partie intégrante de l’Union soviétique durant toute l’histoire de celle-ci forment-ils aujourd’hui, dix ans après leur accession à l’indépendance, un groupe à part ? Ou, au contraire, leur réalité à la fois historique et socioéconomique permet-elle de les inclure dans le groupe, vaste et très hétérogène, des pays du Sud ? La réponse à ces questions n’est pas aisée car il existe des arguments contradictoires qui privilégient l’une ou l’autre thèse.
Ressemblances avec les autres Etats du Sud
21Parmi les arguments qui militent en faveur de l’inclusion des nouveaux Etats dans le groupe des pays du Sud, le premier est d’ordre économique. Au moment de l’effondrement de l’URSS, malgré les progrès réalisés, les pays d’Asie centrale se situaient loin derrière les républiques des régions européennes de l’Union soviétique. De plus, selon un auteur russe, ces pays ont un PNB inférieur à ceux de la Turquie et de l’Iran, pays limitrophes qui ont poursuivi un modèle très différent de développement. « Ce n’est que comparativement à d’autres voisins comme l’Afghanistan et le Pakistan, pays nettement plus défavorisés, que les républiques d’Asie centrale soviétique paraissent se développer avec succès »14 De fait, les économies des pays d’Asie centrale sont largement fondées sur la production agricole ; la part de la production industrielle est plus basse que dans les autres Etats ex-soviétiques. De plus, les matières premières (coton, minerais, soie naturelle, caracul) occupent une place importante dans leurs exportations. Ainsi, environ 90 % de la totalité des exportations d’Ouzbékistan sont constitués par les fibres de coton.
22Du point de vue économique, il existe aussi une autre caractéristique : la dépendance à l’égard de la métropole, qui rapproche les républiques ex-soviétiques des pays du Sud. La « division socialiste du travail » ainsi que le centralisme de la planification soviétique ont créé une dépendance structurelle, économique et technologique par rapport au reste de l’Union et principalement par rapport à la Fédération de Russie. Cette situation se vérifie à la fois dans le flux d’« exportations » des matières premières, dans la production industrielle ainsi que dans les infrastructures de transport et de communication, toutes dirigées vers Moscou. Parfois, cette dépendance est presque caricaturale, quand, par exemple, un pays d’Asie centrale, producteur de pétrole, est contraint à faire raffiner sa production en Russie et à importer les hydrocarbures nécessaires à sa propre consommation. Cela conjugué à l’enclavement territorial, qui fait de l’espace russe le passage obligé pour l’écoulement de la production nationale, accentue la gravité de la situation des pays de la région. Après les indépendances, la politique néo-impériale que tente de développer la Russie se manifeste, en partie du moins, par l’imposition du passage des exportations par des voies qu’elle contrôle.
23Sur un tout autre plan, on trouve aussi des ressemblances avec les pays du Sud. En Asie centrale et en Transcaucasie, les découpages territoriaux en général et surtout les tracés des frontières internationales des nouveaux Etats sont le fait, le plus souvent, du pouvoir colonial externe et non le résultat de considérations historiques locales. De plus, le mode de gestion des territoires et le système administratif chargé de cette gestion sont en général hérités de la période coloniale. Cependant, dès l’époque soviétique, les structures traditionnelles se sont réapproprié ces modèles « importés » en y superposant les logiques claniques et les réseaux d’allégeances ancestraux, tout en tenant compte des appartenances familiales et des considérations locales.
24Du point de vue culturel, on dénote des similitudes avec les Etats ayant connu l’expérience coloniale occidentale. Ainsi, malgré la politique de soutien aux langues et cultures nationales, politique dictée par la conception soviétique de l’identification nationale, l’influence de la langue et de la culture russe a été et reste encore considérable. Cela est dû essentiellement au fait que la mobilité sociale, dans la Russie des tsars et plus encore dans l’Union soviétique, exigeait un certain degré de russification et que, par ailleurs, les Russes n’ont jamais fait un grand effort d’apprentissage des langues locales. Aujourd’hui encore, en dépit des efforts pour le retour à l’utilisation systématique des langues nationales et l’apprentissage des langues étrangères autres que le russe, la connaissance de cette langue reste indispensable au niveau des élites politiques, économiques, sociales et culturelles.
25La situation démographique dans certains pays de l’Asie centrale et du Caucase rappelle celle de nombreux pays du Sud : taux de croissance élevé (entre 2 % et 3 % par an), urbanisation faible (en dessous des 50 %), jeunesse de la population, etc. Cette situation est tout à fait évidente dans nombre des républiques au moment des indépendances, mais la croissance de la population est bien plus élevée chez les « autochtones » que chez les populations d’origine « européenne » installées dans ces républiques. Avec les indépendances, la situation démographique se transforme de manière différente dans chaque Etat, surtout selon les nouveaux mouvements de populations engendrés par les conflits, le départ d’une partie des populations slaves, etc.15
26Enfin, autre trait commun avec les pays du Sud, il faut tenir compte de la nature généralement autoritaire et centralisatrice des pouvoirs en place. Certes, chaque cas est particulier et il existe aussi des exceptions, mais dans l’ensemble les systèmes politiques partagent malheureusement un certain autoritarisme structurel même si, ici ou là, quelques aménagements donnent l’impression d’une timide volonté de démocratisation.
Différences avec les Etats du Sud
27L’une des plus grandes réussites de l’Union soviétique a été incontestablement l’alphabétisation généralisée de toutes les populations vivant au sein de l’Union. Cette avancée a totalement modifié la donne en Asie centrale ainsi qu’en Transcaucasie par rapport à la situation qui prévalait dans ces régions avant la formation de l’URSS. Au moment de leur accession à l’indépendance, les nouveaux Etats, contrairement à l’immense majorité des Etats du Sud, ont presque complètement radié l’analphabétisme16. De plus, une partie non négligeable de leur population bénéficie d’un degré de formation technique et universitaire assez avancé. D’ailleurs, le défi que ces Etats doivent relever n’est pas tant la mise en place des structures nouvelles de formation que le maintien du niveau antérieur, la modernisation des programmes d’enseignement, l’adaptation des structures suite aux changements de langue et d’écriture intervenus dans la plupart des républiques.
28Une autre caractéristique originale des républiques soviétiques d’Asie centrale et de Transcaucasie est l’existence d’un certain égalitarisme, ou le sentiment d’une certaine justice sociale, fondé d’ailleurs sur un système de sécurité sociale plus ou moins efficace. Certes, ici aussi les élites, la nomen klatura, les apparatchiks étaient plus égaux que les autres mais néanmoins il existait une certaine tendance à l’équilibre social, favorisée par le projet « socialiste » de l’Etat soviétique et par l’absence d’une ségrégation nette entre Européens et Asiatiques, les Russes qui vivaient dans la région n’occupant pas toujours une position plus enviable que celle des autochtones.
29Un autre trait distinctif par rapport à l’expérience des pays du Sud est l’existence dans les pays de la région d’un sentiment de participation à une œuvre collective : la construction de l’Union soviétique. L’éducation et la propagande semblent avoir inculqué à travers les régions non slaves de l’URSS le sentiment, chez certaines couches de la population, d’une mobilisation sociale dépassant largement les appartenances locales pour l’édification d’une grande puissance ayant un poids déterminant sur la scène internationale. Ce sentiment, généralement absent des expériences impériales britanniques ou françaises, a existé en Union soviétique, ce qui explique la nostalgie de l’époque soviétique chez de nombreuses personnes qui ont connu cette période en Asie centrale et en Transcaucasie.
30Une dernière différence que l’on retiendra est d’ordre historique. Durant soixante-dix ans, les pays de la région ont connu un développement et une trajectoire historique en vase clos. En effet, ils ont évolué au sein de l’Union sans aucun contact direct avec le monde extérieur, ou plus précisément avec un rapport à un monde extérieur tel que le pouvoir soviétique voulait le représenter. En fait, ces pays étaient en situation de « rupture » quasi complète avec les autres pays du Sud, même avec les pays appartenant à une ère culturelle très proche, c’est-à-dire les pays du monde musulman. Donc, ils n’ont jamais connu, contrairement aux autres pays du Sud, une expérience de solidarité islamique, asiatique ou afro-asiatique, ni réellement eu connaissance de l’existence d’une coopération politique entre pays du Sud ou souvenir de luttes en commun pour la décolonisation, cela d’autant plus que tout avait été fait pour qu’ils ne se perçoivent pas du tout comme des colonies. Bref, à l’enclavement géographique des Etats d’Asie centrale et de Transcaucasie s’est superposé, durant plus de sept décennies, un enclavement politique. Cette situation, après l’effondrement de l’URSS, rend parfois difficile leur intégration au sein des instances structurant les relations Sud-Sud.
Conclusion
31Malgré un certain nombre de caractéristiques communes avec les autres pays du Sud, les républiques méridionales de l’ex-URSS ont une identité propre qui les rend difficilement classables dans les catégories existantes. Cette réelle difficulté est au centre des considérations en matière de politique régionale et internationale des nouveaux Etats eux-mêmes. En effet, la politique de ceux-ci oscille depuis dix ans entre l’appartenance au Nord, au Sud ou à l’Est, sans choix franc – l’inconfort de l’hésitation étant d’ailleurs bien plus profitable que le choix, qui serait par définition contraignant. Ainsi, les Etats de Transcaucasie sont tous les trois enclins à s’approcher de l’Europe par leur adhésion au Conseil de l’Europe. Ces Etats, plus ceux d’Asie centrale, revendiquent leur appartenance à l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), en tant qu’Etats successeurs de l’URSS. Cette attraction vers l’Occident se confirme aussi par l’adhésion de la plupart de ces Etats au partenariat pour la paix de l’OTAN. Cette tendance n’empêche pas les républiques centre-asiatiques et l’Azerbaïdjan de se rapprocher du Sud en devenant membres actifs de l’Organisation de la conférence islamique ou de rejoindre le rang des pays de l’Economic Cooperation Organization (ECO), qui les associe à la Turquie, l’Iran, le Pakistan et l’Afghanistan. Par ailleurs, à travers la Communauté d’Etats indépendants (CEI), ces pays espèrent maintenir et développer des liens avec la Fédération de Russie sans exclure, par exemple, la recherche de la mise en place d’un système de coopération multilatérale avec la Chine voisine.
32Cette implication tous azimuts, et parfois de manière déroutante, des nouveaux Etats dans des structures relevant à la fois du Nord, du Sud et de l’Est s’explique par la volonté légitime d’affirmation des Etats accédant à la souveraineté et cherchant partout aide et soutien. Mais cela ne peut toutefois masquer les réalités historiques, sociales et économiques qui président aux destins de ces pays et qui mettront beaucoup de temps avant de changer en profondeur. C’est pour tenir compte de ces réalités et essayer de faire progresser la réflexion quant à leur devenir qu’il apparaît nécessaire, pour regrouper ces pays sans toutefois nier leurs différences, d’envisager, comme simple hypothèse de travail, une catégorie nouvelle : le groupe « Est-Sud », qui aurait le mérite de souligner la double appartenance de ses membres à la fois à l’Est et au Sud tout en les distinguant des pays de l’« Est-Nord » de l’ancienne Union soviétique, à savoir la Russie, l’Ukraine et la Biélorussie. Par ailleurs, ce groupe « Est-Sud » pourrait aussi être élargi, sous certaines conditions, à quelques autres pays situés dans les Balkans ou en Europe orientale, ce qui autoriserait des perspectives comparatives toujours enrichissantes pour la réflexion.
33En fin de compte, les républiques méridionales de l’ex-Union soviétique sont en train de vivre en même temps deux expériences différentes : la transition et le développement. La transition recouvre trois aspects. Elle prend d’abord une forme politique : la sortie du modèle soviétique et le lancement d’un programme d’édification nationale. Le second aspect de cette transition est économique : le passage d’une économie fortement étatisée à une économie de marché. Enfin, elle a aussi, comme on l’a relevé, une dimension géopolitique dans la mesure où il est impératif pour ces Etats de se faire une place sur la scène internationale. Quant au développement, il s’exprime à la fois en termes de rattrapage économique, de modernisation des infrastructures et de recherche d’une amélioration du niveau et de la qualité de vie des populations.
Notes de bas de page
1 Il s’agit, en Asie centrale, de l’Ouzbékistan, du Tadjikistan, du Kazakhstan, du Kirghizstan et du Turkménistan et, en Transcaucasie, de l’Arménie, de la Géorgie et de l’Azerbaïdjan.
2 Ferro Marc, « Colonisation russe-soviétique et colonialismes occidentaux : une brève comparaison », Revue d’études comparatives Est-Ouest, n° 4, décembre 1995, pp. 7580.
3 Laruelle Marlène, L’idéologie eurasiste russe ou comment penser l’empire, Paris : L’Harmattan, 1999, p. 21.
4 Besançon Alain, Présent soviétique et passé russe, Paris : Hachette, 1986, p. 164.
5 Ibid.
6 Sokoloff Georges, La puissance pauvre. Une histoire de la Russie, Paris : Fayard, 1996.
7 Sur les identités politiques en Asie centrale avant la formation de l’Union soviétique, voir Glenn John, The Soviet Legacy in Central Asia, Londres : Macmillan, 1999, pp. 47-66.
8 Voir à ce propos O’hara Sarah L., « Central Asia’s Water Resources : Contemporary and Future Management Issues », Water Resources Development, vol. 16, n° 3, 2000, p. 430.
9 Roy Olivier, La nouvelle Asie centrale ou la fabrication des nations, Paris : Seuil, 1997, p. 10.
10 Ibid.
11 Hirsch Francine, « Toward an Empire of Nations : Border-Making and Formation of Soviet National Identities », The Russian Review, n° 59, avril 2000, pp. 201-226.
12 Après la Russie, dernière puissance européenne à décoloniser, ne demeurent plus que les restes des grands empires (ou les « confettis d’empires ») et les territoires incorporés dans les pays du Sud comme, jusqu’en 1999, le Timor-Oriental et encore aujourd’hui le Sahara occidental ou même le Tibet, sortes de « colonies du tiers-monde », dont la situation présente quelques similitudes avec la colonisation et dont l’avenir est encore incertain.
13 Voir Gleason Gregory, « Independence and Decolonization in Central Asia », Asian Perspective, vol. 21, n° 2, automne 1997, pp. 223-246.
14 Vichnevski Anatoli, « L’Asie centrale postsoviétique : entre colonialisme et modernité », Revue 80 d’études comparatives Est-Ouest, n° 4, décembre 1995, p. 105.
15 Voir Zaïontchkovskaïa Janna, « Les tendances migratoires récentes dans la Communauté d’Etats indépendants », Revue internationale des sciences sociales, septembre 2000, pp. 393-405.
16 En ce qui concerne la formation et l’alphabétisation, on constate, dans un certain nombre de pays de la région, une nette dégradation de la situation depuis 1991.
Auteur
Politologue ; chargé de cours à l’Institut universitaire d’études du développement (IUED), Genève ; professeur associé à l’Institut universitaire de hautes études internationales (IUHEI), Genève.
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