Les économistes au pied du mur
p. 165-171
Texte intégral
Polonius. – Que lisez-vous, Monseigneur ?
Hamlet. – Des mots, des mots, des mots.
William Shakespeare, Hamlet, acte II, scène 2
1Les analyses critiques proposées par l’ensemble des textes de ce Cahier – même si je me réfère plus particulièrement aux deux textes de Gilbert Rist, à celui de Marie-Dominique Perrot et à celui de Francine Mestrum1 – me paraissent convaincantes : et même tellement convaincantes qu’elles ne peuvent laisser indifférents les économistes concernés, professionnellement parlant, par cette vision du « développement » qui résulte de la rhétorique internationale dominante.
2Pour ma part, je me sens en accord avec l’essentiel de cette critique, et je ne peux donc pas ne pas m’interroger sur les conséquences qu’il faut en tirer pour notre travail, car celui-ci consiste non seulement à analyser le processus de développement, mais aussi à étudier les conditions dans lesquelles ce processus peut être encouragé ou infléchi. Dans les lignes qui suivent, je voudrais donc reprendre brièvement quelques-uns des traits saillants de l’analyse proposée, non pas pour en prendre le contrepied, mais au contraire pour tenter d’en saisir la pleine signification, et surtout pour tenter de les dépasser, en explorant, de manière plus prospective, les conditions d’élaboration de stratégies de développement qui aient un sens. La conviction qui anime ce texte peut ainsi s’exprimer d’emblée dans les termes les plus simples : c’est précisément parce que la critique proposée par ce Cahier est pertinente qu’il n’est désormais plus possible, pour les économistes qui contribuent à de telles stratégies, ni de faire comme si cette critique n’existait pas, ni d’en rester à un constat négatif et d’abandonner toute réflexion économique à visée normative et politique sur le développement.
3Une telle ligne de réflexion exige elle-même une certaine rigueur logique, et j’annonce donc au départ les étapes du raisonnement que je voudrais suivre : je rappellerai d’abord ce que je crois être l’intention globale, et donc l’usage possible, de ce Cahier ; je m’interrogerai ensuite sur les réponses possibles d’un économiste du développement face à une telle mise en question ; j’essaierai de conclure en proposant certaines priorités que n’évoquent pas suffisamment, à mon sens, les auteurs de ce Cahier.
De multiples questions sans réponse
4L’intention initiale des auteurs n’est pas a priori, me semble-t-il, de critiquer toute action de la part des organisations internationales en faveur du développement, mais d’analyser leur discours, en vue de proposer une évaluation critique des « conditions et règles de production du discours expert » et de « la vacuité de la rhétorique internationale et gestionnaire » de ces organisations lorsqu’elles parlent de développement (GR I). Ils n’envisagent pas de comparer systématiquement ce discours à ce que font (ou ce que ne font pas) ces organisations dans ce domaine, et encore moins – mais il y a là un problème central d’inachèvement du raisonnement, sur lequel je reviendrai – aux enjeux réels d’une telle action. Si les auteurs parlent de « vacuité » du discours, s’ils évoquent à l’envi la réduction de l’analyse à une simple description, ou à une expression de compassion, ou à diverses formes d’incantation, ou encore à une récupération systématique de critiques exprimées par ailleurs, c’est pourtant bien à cette action et à ces enjeux que leur raisonnement se réfère implicitement, et c’est en ce sens que leur diagnostic est, hélas, inattaquable : un abîme sépare le discours de ce qu’il devrait être, et ce discours apparaît ainsi – le terme ne figure pas chez les auteurs, mais je crois qu’il n’est pas trop fort – comme une sorte d’escroquerie aux dimensions historiques…
5Pour le chercheur qui ne réduit pas son travail d’analyse du développement et des relations internationales à l’observation scientifique « neutre » d’une fourmilière ou d’une colonie d’insectes, cet abîme est évidemment source de multiples questionnements. Même si (ou plutôt parce que), comme le remarque avec raison Gilbert Rist, les organisations internationales, elles, ignorent par définition le questionnement : elles ne questionnent pas, elles savent. Mais nous, nous ne savons pas. Et nos questionnements tournent tous, en définitive, autour d’une interrogation centrale : que faire, face à une évaluation aussi négative de la rhétorique internationale ? Question redoutable, à laquelle personne n’est sans doute capable de donner aujourd’hui une réponse satisfaisante, mais dans une perspective de recherche, je voudrais cependant résumer la nature des questionnements et des exigences qui se dégagent, à mon sens, de l’analyse proposée. J’en distingue trois catégories.
6La première série d’exigences consiste à pousser aussi loin que possible l’analyse générale de ce discours, afin de comprendre la nature des propos qu’il contient, la portée réelle du vocabulaire étrange auquel il recourt, et surtout le contenu des choix le plus souvent implicites qui le fondent, ainsi que l’absence de solutions alternatives sur laquelle il se conclut (hors de Bretton Woods, point de salut). L’analyse du contenu de ce discours est déjà largement présente dans les textes de ce Cahier, notamment en termes linguistiques, dans la recherche du sens (ou de l’absence de sens) qui peut être donné aux mots, et aussi en termes de conditionnements socio-politiques. Elle devrait se prolonger dans cette ligne, bien sûr, notamment pour mieux comprendre les rapports de force entre les sources diverses de ce discours, et pour en comprendre le pouvoir effectif sur la réalité : ce torrent de rhétorique a-t-il vraiment des conséquences sur les politiques suivies, ou bien n’est-il qu’une formulation « cosmétique » issue d’un jeu bureaucratique sans importance réelle ? Mais je crois qu’il faudrait aller plus loin encore, et soumettre les raisons de ce discours à une analyse systémique : celle-ci s’attacherait à expliquer les orientations et les non-dits de ce discours, à partir des caractéristiques du « paradigme dominant » qui gouverne le système de l’économie mondiale et le modèle de développement qu’il prétend diffuser. Cette analyse n’est que partiellement entreprise dans le présent Cahier, et ce n’était sans doute pas son objet, mais il importe de dégager certaines pistes déjà proposées, de les prolonger et d’en explorer de nouvelles à titre d’hypothèses de travail. Je pense notamment aux raisons systémiques suivantes.
7Il y a d’abord cette interprétation, brillante et cruelle, du « grand chef indien », qui est évoquée sous différentes formes par Gilbert Rist, Marie- Dominique Perrot et aussi Francine Mestrum, et qui fait appel à l’exigence de persistance et de reproduction du système mondial existant : cette persistance et cette reproduction seraient assurées grâce au « consensus », ou à la parodie de consensus, réalisé autour d’un discours, discours qui peut être accepté par tous précisément parce qu’il ne dit rien, parce qu’il est vide (« nul sens, nulle vague », écrit MDP).
8On pourrait explorer une autre hypothèse, qui n’est évoquée ici que par allusion : c’est celle de l’individualisme méthodologique qui fonde la doctrine à la base du système mondial. Elle considérerait que ce système, parce qu’il est individualiste et marchand, est incapable de formuler un intérêt général qui soit autre chose que la somme des intérêts particuliers : les intérêts en présence, et a fortiori les inégalités, ne sont guère mentionnés (GR II, pp. 29-30), et de toute façon, ces intérêts sont identiques pour tous les partenaires (GR I, p. 13) ; l’« unanimisme » des solutions est la règle, puisqu’il n’y a pas de conflit entre intérêts (MDP, note 29), encore que certains intérêts se trouvent ainsi « délégitimés » (FM, p. 79) ; il n’y a donc pas non plus d’appel à une quelconque perspective politique (GR II, p. 27).
9Pour aller plus loin encore, on pourrait faire allusion aux échecs du système dominant lui-même, et à son besoin de masquer de tels échecs ; ces échecs doivent être reliés aux obstacles sociaux et écologiques croissants auxquels le système s’est heurté dans le passé, et surtout à ceux qu’il va rencontrer dans l’avenir, probablement jusqu’à rendre impossible toute généralisation du modèle dominant. D’où l’appel angoissé des protagonistes de ce système à un consensus et à une « lutte contre la pauvreté » fondée sur « l’écoute de la voix des pauvres eux-mêmes » (comme aime le répéter la Banque mondiale). D’où aussi la recherche désespérée de justifications éthiques, par un système qui sait fort bien que son moteur presque unique est celui de l’accumulation du profit, et qui est donc à la recherche de légitimité sociale. Mais tout cela risque de déboucher sur un discours de plus en plus creux, axé sur des remèdes répétitifs (la croissance, le libre-échange) ou sur des programmes qui n’ont guère de contenu sérieux parce qu’ils ne concernent pas les vrais problèmes (la lutte contre la pauvreté, la bonne gouvernance, le partenariat, etc.) ; et ce discours creux se traduit lui-même par une sorte de temporisation sans cesse prolongée, et, en définitive, par une résignation non dite à ne rien faire…
Des enjeux très réels
10D’où la deuxième catégorie de recherches à entreprendre, pratiquement pas mentionnée dans ce Cahier qui se veut consacré à la seule critique du langage : c’est la nécessité d’une réévaluation des enjeux réels de ce qui, autrement, pourrait n’apparaître que comme une sorte de triste comédie. Ma critique sur ce point est celle à laquelle j’attache le plus d’importance : je souhaite donc être très clair pour ne pas être mal compris.
11L’objection peut être résumée comme suit. Je suis entièrement d’accord avec une approche de la notion de « développement » qui considère celui-ci comme le produit d’un système mondial particulier, et donc comme une notion occidentale ; je crois que les prétentions des stratégies internationales de développement à l’homogénéisation des cultures, des sociétés, des économies sont fondamentalement inacceptables, et d’ailleurs inadaptées pour organiser de manière homogène le progrès social dans l’ensemble des pays du monde. Je me sens donc en plein accord avec la critique radicale du discours actuel sur le développement, et en particulier celui des organisations internationales. Mais cette critique, aussi radicale soit-elle, ne supprime pas par elle-même les problèmes réels et les difficultés auxquels le « développement » (justifié ou non) prétend précisément s’attaquer : il reste vrai que des milliards de personnes sur la planète souffrent de malnutrition, de maladie, de non-scolarisation, d’entassement dans des logements insalubres, d’exploitation, de guerre, d’aliénation culturelle. Rappeler que beaucoup de ces maux ne sont que l’autre face d’un « développement » au profit d’une minorité, que la rareté est créée artificiellement, que la plupart des biens produits ne sont pas parmi les plus urgents, que les cultures locales s’enfoncent de plus en plus dans l’aliénation consumériste… tout cela est certainement vrai ; mais il reste que les problèmes de société posés aujourd’hui sont concrets et urgents, qu’ils résultent d’une longue évolution désormais irréversible (que l’on songe aux effets de la « transition démographique », par exemple, de l’urbanisation accélérée, ou de l’accroissement fantastique des échanges internationaux), que leur solution ne peut être recherchée dans un impossible retour au passé, et donc que le monde est condamné à inventer aujourd’hui de nouvelles formes de progrès social. Que ces formes nouvelles soient nécessairement et profondément différentes du modèle de développement dominant ne fait pas de doute, mais en toute hypothèse, la déconstruction salutaire de cette notion de « développement » et de la rhétorique internationale vertigineusement creuse qui s’y attache ne suffira pas à résoudre ces problèmes qui sont, eux, brutalement réels. C’est là que réside, à mon sens, le risque d’une critique qui ne dépasserait pas le niveau du langage et ne déboucherait pas sur une réflexion alternative positive.
La nécessité de solutions alternatives
12D’où l’urgence – et c’est le troisième type de réflexion nécessaire – d’une telle recherche des voies alternatives envisageables. Urgence encore accrue dans le monde chaotique et déboussolé où nos sociétés paraissent aujourd’hui s’engager, sous la pression de forces obscures mais infiniment violentes : et c’est bien cette urgence d’une autre solution qui fonde la critique radicale (j’allais dire : la protestation passionnée) formulée dans ce Cahier contre la langue de bois, le manque de sérieux intellectuel, le vide politique abyssal de la rhétorique des organisations internationales.
13Nul d’entre nous ne connaît le secret de ces voies alternatives, bien sûr, et c’est ce qui justifie la nécessité d’un immense effort collectif de recherche, de débat et d’expérimentation. Je me limite ici à suggérer très modestement quelques repères pour une telle réflexion :
la nécessité d’un plus grand réalisme par rapport aux enjeux du développement, dans la ligne de ce qui vient d’être dit : ce n’est pas parce que les solutions « officielles » observées paraissent aberrantes que les problèmes réels ne se posent pas ;
la remise au premier plan d’une réflexion sur les valeurs et les conceptions de base qui fondent le progrès humain et social : les contributions de ce Cahier suggèrent notamment le rejet des conceptions mécanicistes du changement (GR II, pp. 30-31), d’où l’histoire réelle est absente (GR II, p. 37), et aussi le rejet d’une conception des sociétés comme des ensembles d’acteurs anonymes et interchangeables (GR II, p. 36), qui sont « les mêmes partout » (FM, p. 77), et qui ne se regroupent qu’en catégories statistiques mais jamais en sujets sociaux (MDP, pp. 50-54) ; plus largement, cette réflexion – qui est d’ordre éthique et philosophique, plutôt que techniciste – appelle une remise à sa place de la raison économique (encore que celle-ci ne se limite pas au domaine des « instincts les plus bestiaux » évoqués par une citation dans le texte de MDP [p. 56]) ;
une plus grande ouverture intellectuelle, culturelle et politique (par opposition à la seule ouverture commerciale et financière) : le fondement de son principe doit être réexaminé, au lieu d’être justifié par des autoréférences acrobatiques (« l’ouverture, c’est l’ouverture », ironise justement MDP, p. 57), mais il faut aussi lui donner un contenu, notamment quant à la diversité des solutions possibles et quant aux rapports entre leurs bénéficiaires ; il n’y a pas de raison de soumettre cette diversité à la seule logique marchande et encore moins à la seule logique du pouvoir, mais cela réclame, de la part des économistes, une révision en profondeur de leurs théories de référence ;
une approche plus réaliste et scientifiquement plus sérieuse des conditions de mise en œuvre des politiques proposées (MDP, p. 57) : dans la fixation d’objectifs chiffrés, notamment, que GR (II, p. 34) compare cruellement, mais avec raison, à l’élaboration des prévisions météorologiques ; et, plus profondément, dans le réexamen des rapports entre les comportements individuels et les objectifs agrégés qui leur sont assignés (il y a pourtant bien longtemps que l’on a fait remarquer aux économistes planificateurs que personne n’était jamais tombé amoureux d’un taux global de croissance, qu’un exportateur isolé ne se préoccupe guère de balance globale des paiements, pas plus qu’un fonctionnaire dans un ministère spécialisé ne vise la réduction du déficit budgétaire global) ;
enfin, bien sûr, une redéfinition du rôle des organisations internationales, en particulier celles qui ont des compétences économiques et financières : il faudrait leur interdire le bavardage, certes, mais il reste que leur fonction de régulation est indispensable, et que c’est bien pour cette raison – et non pas dans le rêve de quelques doux anarchistes – que leur discours creux n’est pas acceptable.
14Au total, je voudrais répéter que, sous des apparences de critique négative, voire d’humour ravageur, les textes proposés dans ce Cahier me paraissent infiniment stimulants et porteurs d’alternatives. Mais il faut les entendre comme une provocation positive : une provocation à dépasser la critique du seul langage et à réexaminer les vraies questions du changement social auxquelles nous ne pouvons plus échapper.
Notes de bas de page
1 Désignés ci-dessous sous les sigles GR I, GR II, MDP et FM.
Auteur
Economiste ; professeur à l’Institut universitaire d’études du développement (IUED), Genève.
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