La petite différence et ses grandes conséquences : possession et propriété
Entretien avec Rolf Steppacher
p. 181-190
Note de l’auteur
Propos recueillis par Marie-Dominique Perrot
Texte intégral
1Le seul fait d’imaginer que l’on puisse élaborer une « solution de rechange » globale au système économique dominant frise l’absurde et la démesure, théorique aussi bien que politique. Cependant, rien ne nous empêche de pousser la recherche de voies alternatives dans différents domaines et à différentes échelles. Du point de vue de l’économie institutionnelle et à partir de votre propre perspective, par quel biais convient-il d’engager le débat sur ce qu’il est convenu d’appeler les « alternatives » ?
2On sait que chaque société est composée d’un ensemble de valeurs, de normes, de règles, de droits et d’obligations, de privilèges et de non-droits, qui définit ce qu’il est possible et impossible de faire ou d’envisager dans le cadre de cette société. Face à ce tout apparemment cohérent, une minorité – certains individus, des petits sous-groupes – se situe en rupture avec la sagesse conventionnelle. Dans le cadre du débat sur les alternatives, il incombe à ces « marginaux éclairés » de faire apparaître la distinction fondamentale qui existe entre les innovations continuelles propres à la logique du développement conventionnel et les alternatives qui transgressent le cadre institutionnel et qui, de ce fait, exigeraient, pour qu’elles soient appliquées, une modification de l’ensemble des règles de la société. Les premières répondent à une rationalité économique qui privilégie certaines technologies au détriment des autres, les secondes mettent au centre de leurs préoccupations une raison écologique et sociale. La distinction entre rationalité économique et raison écologique et sociale a en réalité une longue histoire qui coïncide avec celle de la pensée économique. D’abord, les physiocrates estimaient que la poursuite de l’intérêt privé ne nuisait pas au bien public ; puis Adam Smith, lui, prétendait que la main invisible améliorait les conditions sociales à travers la poursuite des intérêts privés ; enfin, aujourd’hui, tout un débat s’est amorcé autour de la double question de la socialisation des pertes et de la privatisation des gains. Ainsi, la problématique de la place respective de l’intérêt public et de l’intérêt privé n’a jamais cessé d’être d’actualité.
3L’autre question fondamentale qu’il convient d’aborder dans le cadre d’une réflexion sur les alternatives et qui, elle aussi, est depuis longtemps au centre des préoccupations de la théorie économique occidentale, concerne le choix sélectif des ressources stratégiques, compte tenu d’une situation donnée de développement technologique. D’un point de vue historique, la ressource stratégique, pour les physiocrates, c’était la terre ; pour Adam Smith, c’était le travail ; pour Marx, le capital, et pour Veblen, le savoir. Aujourd’hui, les ressources stratégiques sont constituées par le pétrole naturellement, mais aussi par les droits de polluer, par les ressources biogénétiques ainsi que par l’eau.
4Si nous nous plaçons maintenant à un niveau de réalité très concret par rapport à la question des alternatives, nous constatons qu’il existe des potentialités technologiques disponibles qui ne sont pas retenues dans le cadre du système actuel parce qu’elles vont à l’encontre de la rationalité économique, considérée comme le seul critère de décision. En ce qui concerne l’agriculture par exemple, il existe toute une série d’indicateurs, un ensemble de conditions et de potentialités qui indiquent des voies possibles, des politiques, des techniques que l’on devrait privilégier pour sortir du modèle agricole conventionnel. Dans le même ordre d’idées, la pertinence et la validité de ce que l’on a appelé le facteur 4, c’est-à-dire notre capacité de diviser par quatre notre consommation d’énergie-matière, sans pour autant réduire notre qualité de vie, ont été démontrées dans le domaine des transports par exemple. Nous savons qu’une voiture peut parcourir 100 kilomètres sans consommer plus de 4 litres de carburant. Mais le paradoxe fondamental que révèle cet exemple, ou celui de l’agriculture, c’est qu’en dépit de notre savoir – qui est considérable, et qui porte sur des solutions alternatives dans tous les domaines imaginables – nous faisons le contraire de ce que, normalement, nous devrions faire. Dans l’exemple de la voiture, il suffit de considérer l’augmentation du nombre de quatre-quatre dans les villes pour constater que les économies d’énergie fossile ne sont pas à l’ordre du jour, malgré tout ce que nous savons. Et pourtant, encore une fois, il existe un savoir considérable sur les alternatives. De même, nous pourrions bénéficier de beaucoup plus de temps libéré du travail sans que la production n’en souffre. Mais tant que nous nous cramponnons à ce qui est économiquement rationnel bien que socialement inefficace et écologiquement désastreux, nous restons enfermés dans une impasse.
5Lorsque l’on réfléchit à la question des alternatives, il s’agit donc pour vous, d’une part, de replacer la problématique dans le cadre d’un débat économique théorique qui a une histoire de plusieurs siècles, mais dont le fil s’est rompu avec les néoclassiques, et, de l’autre, de considérer comment et pourquoi le système actuel ne prend en compte que certaines technologies alors que d’autres seraient non seulement disponibles mais avantageuses d’un point de vue social et écologique. Sur ce dernier point, pourriez-vous préciser ce qui, dans le cadre de l’économie dominante, préside à ces choix de ressources stratégiques spécifiques en liaison avec des choix technologiques particuliers ?
6Depuis quelques années, je tente d’expliciter ce qui me paraît fondamental pour comprendre la situation dans laquelle nous a mis le régime économique néolibéral. Il s’agit de la nécessaire distinction entre les notions de propriété et de possession. Je constate que, dans une société qui inscrit la propriété au cœur de son système, les questions en débat concernent toujours la possession et ignorent la véritable nature, d’un point de vue théorique, de la propriété. Plus encore, la distinction même n’est pas discutée, elle est en fait taboue. Or, à mon avis, ce n’est que si nous comprenons les différences entre régime de propriété et régime de possession que nous serons en mesure de juger et d’évaluer les conditions institutionnelles clés qui pourraient favoriser ou non les options alternatives liées à une volonté de changer la donne économique, écologique et sociale.
7Pouvez-vous faire saisir cette distinction entre propriété et possession à des non-économistes ? Pourquoi est-elle si importante à vos yeux ?
8La différence doit être présentée de façon assez technique au début, quitte à simplifier par la suite. Commençons par les caractéristiques spécifiques liées au régime de propriété : elles concernent l’accès, la gestion, l’exclusion et l’aliénation d’une ressource ou d’un bien. C’est l’impossibilité d’aliéner un bien ou une ressource qui définit le régime de la possession. En effet, l’accès, la gestion et l’exclusion constituent des caractéristiques universelles qui définissent le régime de la possession, puisque chaque société doit établir les droits et les obligations de chacun vis-à-vis des différents types de ressources et de biens. Par contre, la propriété, au sens que je lui donne, inclut la possibilité d’aliéner un bien ou une ressource. J’estime que cette distinction est bien plus importante que ce qui différencie la propriété privée de la propriété étatique, de la propriété communautaire ou de l’accès libre.
9Le régime de propriété permet trois types de contrats : la vente, la location et le crédit. Si je suis propriétaire d’un terrain, par exemple, je peux le vendre, le louer, et je peux aussi l’hypothéquer, c’est-à-dire emprunter une certaine somme, garantie par le terrain en question, mais, du coup, je suis obligé de rembourser l’emprunt avec un intérêt et dans un délai fixé. En revanche, avec la possession, seuls les droits d’usage sont cessibles, temporairement. Ainsi, si je possède un terrain dont je ne suis pas le propriétaire, je peux en avoir l’usage, je peux le louer, même en hypothéquer les droits d’usage sur une certaine durée (avec le métayage par exemple), mais je ne peux pas le vendre, ni l’aliéner. C’est l’aliénation qui fait la différence entre propriété et possession. Seule la propriété, à cause de la garantie qu’elle offre au créancier, permet de sécuriser le remboursement du crédit hypothécaire.
10La propriété est donc une notion centrale puisqu’elle définit les règles de la reproduction économique des sociétés industrielles. En effet, c’est uniquement parce qu’elle implique une potentialité immatérielle (qui s’ajoute et dépasse la potentialité matérielle liée au régime de possession) que la propriété est en mesure de définir les priorités, donc la hiérarchie des décisions économiques, y compris les choix stratégiques des ressources et des technologies.
11En quoi cette distinction entre droits de propriété et droits de possession nous relie-t-elle à la problématique des alternatives ?
12Considérons la relation de crédit que rend possible la propriété. Cette relation implique un potentiel immatériel qui constitue sa valeur stratégique. C’est à travers elle que l’on peut comprendre les différentes contraintes qui, ajoutées les unes aux autres, engendrent l’obligation d’une croissance exponentielle infinie. Il nous faut saisir les éléments de ce cadre, ou plutôt de ce carcan, si l’on veut y opposer une vision et des pratiques différentes. La relation de crédit crée quatre choses : de la monnaie, une dette, l’obligation de rembourser la dette avec intérêt, et donc de produire plus qu’on a reçu. Le remboursement avec intérêt de la dette introduit la nécessité de la croissance ainsi que toute une série d’obligations correspondantes. Il convient tout d’abord d’être solvable afin de rembourser le crédit selon une temporalité définie ; il faut ensuite produire de façon, en principe, exponentielle afin de payer les intérêts de la dette et donc évaluer nécessairement toutes les activités afférentes en faisant une analyse de type coût-bénéfice ; il faut enfin prendre en compte les règles institutionnelles qui concernent les répercussions écologiques et la gestion de leur coût. Ce sont ces exigences combinées qui « obligent » à croître indéfiniment. La signification fondamentale de ce régime de propriété qui met la relation de crédit au cœur du système peut se résumer ainsi : seules les potentialités qui satisfont à cette hiérarchisation des obligations économiques et décisionnelles seront examinées pour être finalement retenues et appliquées. Si donc nous ne comprenons pas la nature des obligations inhérentes à cette relation de propriété, notamment celles qui sont liées à la relation de crédit qu’elle entraîne, nous serons incapables de proposer des solutions alternatives pertinentes, qui soient acceptables dans le cadre du régime fondé sur la propriété.
13Peut-on dire alors que les alternatives qui proposent de s’appuyer davantage sur des ressources renouvelables, plutôt que non renouvelables, ne seront prises en compte que pour autant qu’elles respectent la hiérarchie des décisions imposée par le régime de propriété ?
14Précisément. Les ressources fossiles proviennent de stocks qui peuvent être utilisés au rythme que nous décidons, tandis que les ressources renouvelables nous imposent une temporalité que refuse la logique économique néolibérale du profit rapide et de la croissance indéfinie.
15Les deux options caractéristiques du régime actuel de croissance économique sont, d’une part, la réduction régulière du facteur travail afin de contracter les coûts de la production et, d’autre part, le choix préférentiel de technologies qui utilisent des ressources minérales non renouvelables. Les alternatives qui suggéreraient une augmentation de la part du travail et un recours plus important à des ressources renouvelables (mais coûteuses à court terme) ne seront ainsi pas prises en considération. Il est toutefois vrai que, du point de vue de la politique de l’environnement, certains succès ont été enregistrés, comme par exemple la substitution d’un minerai par un autre, moins polluant. Par contre, les décisions réellement fondamentales du point de vue de l’écologie globale ne sont ni envisageables ni envisagées sous ce régime de décision hiérarchisée par la propriété.
16Pouvez-vous nous expliquer le sens de tout ce qui précède pour les pays du Sud ?
17Dans les relations Nord-Sud, on a rarement fait état de la double potentialité de la propriété, qui explique le pouvoir exorbitant que les pays industrialisés exercent sur les pays dits « en développement ». Les premiers possèdent d’une part l’avantage technologique (qui constitue une potentialité réelle) et, de l’autre, ils valorisent leur savoir et leurs équipements technologiques dans les relations de créanciers qu’ils instaurent vis-à-vis des pays du Sud (potentialité monétaire avec les intérêts exigés pour la dette). Ils gagnent donc sur les deux tableaux. Les pays du Sud, où domine la tradition de la possession, ont une grande difficulté à gérer la relation de crédit, à la fois pour stabiliser leur monnaie et pour développer des politiques monétaires conformes à leurs intérêts. Les pays du Sud ne prennent pas le soin de stabiliser leur monnaie à l’aide de titres de propriété. Or il est essentiel, pour n’importe quel pays, de garantir la force relative de sa monnaie. On peut le faire avec de l’or, des devises étrangères ou des titres de propriété. Dès que la monnaie d’un pays n’est plus garantie, elle perd de sa valeur, et les ressources et les biens de ce pays deviennent donc disponibles à des prix parfois dérisoires, ce qui entraîne ce dernier dans une spirale d’endettement et d’appauvrissement. En effet, la monnaie faible de certains pays du Sud permet aux pays dotés d’une monnaie forte d’acheter à vil prix les ressources de ces pays ainsi que les entreprises appartenant à leurs concurrents potentiels qui s’y trouvent.
18Par ailleurs, dans le secteur dit « informel » de ces pays, il n’existe pas de titres de propriété gagés sur les ressources établies et existantes, ce qui signifie que les entreprises ne peuvent pas les utiliser dans leurs relations de crédit. Enfin, les titres de propriété, lorsqu’ils existent, sont difficilement transférables, et se volatilisent ou disparaissent, en raison de leur coût trop élevé de transmission d’une génération à l’autre.
19En résumé, les pays du Sud font face à une double contrainte lorsqu’il s’agit de trouver des alternatives à un système qui les pénalise. Soit ils établissent réellement des droits de propriété, imitent et suivent notre logique économique, et, dans ce cas, ils s’engagent dans une voie écologiquement non durable ni pour eux ni pour la planète ; soit ils développent des alternatives originales mais demeurent confrontés à des sociétés de propriété (les nôtres), qui rendent leur position dans l’économie internationale extrêmement vulnérable, si ce n’est intenable.
20En dépit du fait que le coût social et écologique entraîné par le régime de propriété et sa hiérarchie est de plus en plus lourd, on continue à faire croire que le développement reste possible alors qu’au contraire le système d’endettement mis en place par le régime de propriété étrangle les pays du Sud, en sacrifie les ressortissants non solvables et épuise les stocks de ressources non renouvelables.
21Cette situation peut-elle se prolonger, et jusqu’à quand ?
22La révolution thermo-industrielle a fait fond sur les ressources minérales obtenues à bas prix. Dans une logique d’économie de propriété, les conditions d’évolution technologique sont tributaires des ressources minérales. Nous ne privilégions que les technologies qui permettent la croissance ; or ce sont précisément celles qui sont dépendantes de ressources non renouvelables. Quand le stock de ces ressources sera-t-il épuisé, et quelles options l’état de ces ressources laissera- t-il aux générations futures ? Telles sont les deux grandes questions qu’il faut poser dans le cadre d’une réflexion sur les alternatives. La propriété – en tant qu’institution fondamentale de la reproduction économique, qui tire profit des deux potentialités mentionnées précédemment, l’une réelle, l’autre monétaire – crée une logique qui oriente l’évolution technologique et détermine le champ des options alternatives. Elle définit ce qui est possible et ce qui ne l’est pas.
23Il semble en effet que nous soyons bloqués dans un système extrêmement contraignant, qui ne donne guère de chance ni de poids à des alternatives autres que marginales ou cosmétiques. Loin de susciter de véritables changements, elles servent plutôt de faire-valoir et de légitimation à ceux qui tiennent la croissance pour un principe intangible qu’il faut réaliser partout cela est possible. Par ailleurs, vous affirmez que nous avons les solutions techniques pour réduire la consommation d’énergie-matière des pays riches à concurrence de 80 %. Comment expliquez-vous que, dans une société comme la nôtre, qui a su développer la réflexivité et la critique, et qui place, du moins officiellement, les droits de l’homme au cœur de son éthique, nous soyons incapables d’accorder la priorité aux intérêts sociaux et à ceux qui sont liés à l’environnement et à la nature ?
24Il est difficile de répondre à cette question, mais j’aimerais souligner que, lorsque nous le décidons politiquement, nous sommes capables de soustraire un domaine à la logique de la propriété. Par exemple, lorsque nous avons décidé, après 1945, d’établir en Suisse une certaine forme d’autonomie alimentaire, nous avons créé les conditions politiques et législatives pour mettre en place un régime de possession dans le domaine agricole. Ce qui est décrété terrain agricole ne peut alors plus faire l’objet de spéculation, ni être mis en vente au prix du marché. Les fermes passent, par héritage, d’une génération à l’autre à un prix qui est celui du droit d’usage, et non celui du droit de propriété. Les enfants de paysans qui n’ont pu continuer d’être des exploitants, des fermiers, ont été faiblement dédommagés, c’est-à-dire seulement en proportion de la valeur du droit d’usage. Ce sont eux qui ont payé le prix de cette politique agricole.
25Historiquement, n’est-ce pas au moment où, en Angleterre, les terres soumises à un droit d’usage communautaire ont été confisquées aux paysans et aux bergers, et entourées de clôtures (les enclosures), que l’on peut dater le passage de la possession à la propriété ?
26Absolument. D’ailleurs le symbole de la possession, c’est la terre, tandis que celui de la propriété, c’est la palissade. Aujourd’hui, ce sont les brevets qui font office de clôture et qui interdisent le libre accès aux semences ou aux gènes.
27Je voudrais encore mentionner deux difficultés que l’on rencontre lorsque l’on veut faire avancer la réflexion sur les alternatives. L’une a trait au fait que les économistes, même critiques, estiment souvent que, puisque l’on ne peut rien changer au système, cela ne sert à rien de parler de ce qui fait problème. C’est là une attitude fondamentalement irresponsable, mais tout se passe comme si les économistes étaient, en raison du prestige lié à leur spécialisation, intouchables. Prétendument pragmatiques, ils séjournent en fait dans un royaume coupé des réalités sociales, écologiques et économiques, parce qu’ils refusent de les regarder en face.
28Par ailleurs, un autre aspect me fait souci. Je constate qu’aujourd’hui, les informations les plus élémentaires, sur notre consommation énergétique par exemple, mais aussi sur les potentialités techniques qui pourraient nous ouvrir de nouvelles options et des solutions alternatives, ne sont plus disponibles. Les arguments deviennent mensongers ; ils n’ont plus rien à voir avec des critères objectifs, et ne sont même plus vérifiés ni vérifiables. Il y a une vingtaine d’années, la propagande certes existait déjà mais aujourd’hui, les discours vides sont caractérisés par une absence de sens critique qui touche notamment les sciences sociales. La façon dont on trompe la population sur ces sujets vitaux est inquiétante.
29Dans le domaine du développement durable, cette tendance est spectaculaire. Avant que ce terme ne devienne un oxymore adopté par tous les courants confondus, parler de développement durable, c’était parler d’écodéveloppement. Le développement durable d’alors, ou l’écodéveloppement, répondait à trois critères fondamentaux :
d’un point de vue écologique, on devait assurer la durabilité des ressources renouvelables et non renouvelables ;
d’un point de vue politique, on cherchait à établir la self-reliance, ou une relative autonomie (« compter sur ses propres forces ») ;
d’un point de vue économique, la satisfaction des besoins fondamentaux constituait l’objectif à atteindre.
30Il s’agissait, à travers ces trois préoccupations, de réduire trois types d’inégalités : celles qui existaient à l’intérieur de la société, entre les sociétés et entre les générations. Aujourd’hui, alors que tout le monde est pour un « développement durable », on ne se préoccupe même plus de faire la différence entre ressources renouvelables et non renouvelables ! On parle simplement des « ressources naturelles »… La régression est patente par rapport à la réflexion théorique et à l’exigence politique des années 1970.
31A votre avis, compte tenu de la situation et pour revenir à la question de départ de notre entretien : que faire ?
32Il faut commencer par reprendre sur le plan théorique ces questions de propriété, retravailler les concepts de l’économie qui, selon que l’on se trouve en régime de propriété ou de possession, désignent des choses très différentes. Pourtant on fait comme s’ils valaient pour les deux régimes indistinctement. Ce désastre sémantique et conceptuel empêche un réel débat. Ensuite, il faudrait explorer les possibilités qui existent de limiter les droits de propriété individuels et collectifs. Par exemple, tel qu’il est conçu actuellement, le droit d’héritage renforce la concentration des richesses et accentue les inégalités sociales. Il faudrait également voir comment extraire certains domaines du régime de propriété pour les faire entrer dans un régime de possession. Toute une réflexion s’impose sur une législation qui limiterait la propriété dans le domaine des patentes, des brevets, des monopoles. Ce sont des questions peu thématisées. Or, sans cette problématisation qui était le propre des phases les plus riches de la pensée économique, il me paraît difficile d’avancer des options alternatives crédibles. Enfin, il ne faudrait tout de même pas oublier que de nombreuses recherches sont disponibles dans le champ de l’écologie. Elles ouvrent sur des options alternatives. Mais elles ne sont discutées que par des non-conformistes, les minoritaires auxquels je faisais allusion au début. Malheureusement, contrairement à ce qui se passait dans les années 1970-1980, on ne cherche même plus à diffuser ces analyses.
33Avec la globalisation, l’effondrement des économies socialistes et l’endettement des pays du Sud, ces alternatives ne sont ni propagées ni prises au sérieux. Elles ont pourtant le mérite d’exister et elles constituent une force positive de proposition.
Auteur
Economiste ; chargé de cours à l’Université de Zurich et à l’Institut universitaire d’études du développement (Genève).
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