Le développement : une idée – force pour le XXIe siècle
Entretien avec Ignacy Sachs
p. 169-173
Note de l’auteur
Propos recueillis par Christian Comeliau
Texte intégral
1Au cours des dernières décennies, vous avez été l’une des personnalités les plus actives, et surtout l’une des plus créatives, dans la réflexion sur les « alternatives de développement ». Comment définissez-vous aujourd’hui votre position dans ce débat ?
2Le développement est pris entre deux feux : d’un côté les néolibéraux, pour qui la notion de « développement » est superflue, puisque le marché dans sa sagesse discipline tout ; de l’autre les postdéveloppementistes, qui commencent aussi à mettre en cause le concept de développement, comme s’il y avait un mal à vouloir donner au processus de croissance et de transformation un contenu social, à prétendre respecter aussi les conditionnalités environnementales ; comme s’il était répréhensible, en d’autres mots, d’opposer à une croissance tirée par les forces du marché l’idée d’un processus qui se fonde sur un volontarisme responsable, capable de dépasser la myopie et l’absence totale de sensibilité sociale qui caractérisent le marché. Pour ma part, je pense que plus que jamais le développement est une idée-force : grâce à sa pluridimensionnalité, il offre à la fois une grille de lecture des processus historiques et un cadre pour aborder, dans un esprit de volontarisme responsable, l’élaboration des stratégies de changement social à long terme.
3Défendre ce concept, cette idée-force, ne veut certainement pas dire fermer les yeux sur ce qui se passe autour de nous. Mais je pense qu’il est important de revenir à un concept – qui est d’ailleurs né à l’Institut d’études du développement à Genève, grâce à son directeur de l’époque, Roy Preiswerk : c’est le concept de « mal-développement ». Qui dit développement dit du coup mal-développement : l’importance de l’idée du développement apparaît au moment où on commence à se servir de ce couple. Parce qu’il introduit des jugements de valeur, il exige une approche quantitative : comment mesurer – « mesurer » est un mot trop fort –, comment évaluer le mal-développement si on n’a pas d’étalons du développement auxquels se référer ? Je suis tout à fait convaincu qu’il y a beaucoup plus de mal-développement que de développement, mais je ne vois pas comment former mon jugement sur ce fait sans avoir recours au concept de développement.
4Cela est d’autant plus vrai que nous sommes assis sur les ruines de trois grands paradigmes, qui d’une façon ou d’une autre ont dominé le demi-siècle qui vient de s’écouler : le socialisme réel, qui est entré en agonie avec l’invasion de la Tchécoslovaquie en 1968 et a expiré avec la chute du mur de Berlin ; le néolibéralisme, qui a essayé d’occuper le vide et qui à mon avis ne survivra pas à la descente de l’Argentine aux enfers, marquant clairement l’échec du modèle néolibéral ; et le troisième modèle, qui est en grande difficulté, pour ne pas dire en déperdition, c’est la néo-social-démocratie, et son illusion que l’on peut laisser l’économique au marché et concentrer le rôle de l’Etat sur le social. Or je pense que cette thèse de la néo-social-démocratie est contradictoire, parce que le fait d’abandonner l’économie aux forces du marché ne peut pas ne pas contribuer à l’épanouissement de la société du marché.
5Mais quelles sont alors les orientations envisageables pour l’avenir ?
6Tout cela me fait penser que nous sommes à un tournant extrêmement important : il nous faut mettre entre parenthèses l’interlude néolibéral, et repenser une fois de plus les différents modèles d’économie mixte, où le marché a un rôle fondamental à jouer, mais qui soit un marché dûment régulé par un Etat développeur. « Etat développeur », cela ne veut pas dire un Etat bureaucratique, tatillon. Le demi-siècle écoulé nous a montré quelles sont les perversions de l’étatisme, aussi bien celles que l’étatisme a connues sous le socialisme réel que celles qu’il a connues dans les pays du Sud. Il ne s’agit donc pas de revenir en arrière, mais de renouer avec le débat des années 1950-1960, et de revenir, au moins en partie, à la base du capitalisme réformé que nous avons connu au cours des Trente Glorieuses. Né au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, ce capitalisme réformé était fondé sur trois idées : le plein emploi comme objectif central, l’Etat protecteur et la planification. N’oublions pas que lorsque von Hayek écrivait sa Route de la servitude, c’est lui qui était le dissident. Tous les autres autour de lui planifiaient. Je pense que ces trois idées ont encore beaucoup à donner. Je répète : non pas en revenant en arrière, mais en renouant avec elles, et en les corrigeant à la lumière des expériences vécues et des immenses transformations qu’a connues le monde pendant cette époque.
7Il s’agit donc bien d’une réaffirmation de l’idée de « développement » ?
8Oui, mais un développement avec une pluralité de trajectoires possibles, avec une pluralité de modèles d’économie mixte possibles, en insistant sur le rôle fondamental de la gouvernance démocratique : ce dernier point est certainement une des leçons essentielles que nous avons apprises. La notion de développement doit être redéfinie aujourd’hui comme l’appropriation effective de l’ensemble des droits humains par l’ensemble des populations ; au cours du demi-siècle qui vient de s’écouler, cette notion n’a d’ailleurs fait que s’enrichir. Nous sommes très loin de l’idée que la croissance économique suffirait à elle-même à produire le développement ; nous savons aujourd’hui qu’il faut y expliciter les objectifs du développement en termes sociaux et éthiques, qu’il faut respecter les conditionnalités environnementales, et que l’économie, loin d’être l’objectif central du développement, n’en est qu’un instrument, pour important qu’il soit. Alors, je crois que nous avons un immense chantier devant nous, et qu’il est dommage de se disperser dans des discussions assez byzantines, je dirais très parisiennes, et surtout de caractère essentiellement sémantique. Nier aujourd’hui la notion même de développement, ça implique d’y substituer quoi ? A cette question, je n’ai pas trouvé l’ombre d’une réponse dans les articles que les postdéveloppementistes publient depuis quelques années.
9Vous souhaitez donc remettre cette notion de développement dans une perspective historique ?
10Je suis convaincu que l’un des chantiers qui méritent d’être considérés avec une certaine urgence, c’est précisément l’histoire de l’idée du développement : nous ne connaissons pas, je crois, cette histoire sous une forme suffisamment complète. Il faut la reprendre depuis les précurseurs, en passant notamment par ce moment décisif des années 1940 en Angleterre où, à la demande de Sa Majesté britannique, les réfugiés de l’Europe de l’Est et du Sud se sont mis à réfléchir sur les plans d’après-guerre – des plans pour l’Europe : on était avant Yalta et on pensait que l’ensemble de l’Europe serait sous l’influence occidentale. Une pléiade d’économistes hongrois, polonais, autrichiens, de réfugiés antifascistes allemands, travaillèrent ainsi à la demande de l’Institut royal des affaires internationales, à Chatham House. En réalité, en travaillant sur l’après-guerre en Europe de l’Est et du Sud, c’est sur le dépassement du sous-développement qu’ils se penchaient, puisqu’il s’agissait des pays périphériques de l’Europe, dont le retard avait été encore accentué par les destructions de la guerre. Il s’agit là d’un moment fondamental de l’histoire du développement, d’autant plus que ces plans s’avérèrent très vite caducs avec le Traité de Yalta : une bonne part de ces économistes devinrent alors les premiers cadres des Nations unies, et allaient recycler ces idées en fonction de l’analyse des problèmes qui se posent aux pays du Sud. Je pense que dans cette histoire de l’idée du développement, il faut aussi donner la place qu’elle mérite, de toute évidence, à la production intellectuelle des pays du Sud, comme l’Inde ou l’Amérique latine : sans aucun doute, c’est là que l’idée du développement a connu son évolution la plus importante. C’est d’ailleurs un aspect qui, à mon avis, est singulièrement absent du débat des post-développementistes.
11Vous renvoyez au débat des années 1950-1960. Mais il y a eu aussi, autour de cette période et par la suite, de grands précurseurs dans l’idée de contestation du modèle de développement dominant : je pense au travail de la Fondation Hammarskjöld, à celui de la FIPAD, à celui d’Ivan Illich, et au vôtre…
12Il y a toujours eu une pluralité de visions…
13Mais comment expliquer l’échec d’une réflexion intellectuelle aussi importante, qui n’est pas parvenue à se traduire politiquement ? Comment expliquer la difficulté de relancer aujourd’hui un débat sur les alternatives ?
14Je ne parlerais pas d’échec ; je pense qu’une bonne partie de ces idées alternatives est entrée par osmose dans le débat actuel. Si j’envisage par exemple la problématique environnementale, et si je me rappelle la situation devant laquelle nous nous sommes trouvés en 1971 à Founex, à la veille de la première réunion des Nations unies sur l’environnement humain, et que je la confronte avec ce qui se passe aujourd’hui dans tous les pays du monde, je pense qu’il y a eu une avancée très appréciable : création d’institutions spéciales, production d’un corpus législatif impressionnant (et dans certains cas de chapitres entiers de constitutions), présence pratiquement quotidienne de ces problématiques dans les médias. Je sais bien que Rio a été un demi-échec et que Johannesburg a été un échec total, mais il ne faut pas confondre non plus l’histoire des réunions internationales des Nations unies avec l’histoire du monde. Je constate par exemple qu’il va de soi aujourd’hui au Brésil de parler de 78 « écorégions » ; le concept même d’écorégion était inconnu il y a trente ans. Par ailleurs, la polémique que suscitent les manipulations génétiques montre une sensibilité de l’opinion publique qui n’existait pas auparavant. Je ne veux pas dire que tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes ; au contraire, je pense que notre génération est coupable de ne pas avoir saisi toutes les occasions qui se présentaient pour changer le cours du développement ; mais je ne peux pas non plus admettre que rien n’a changé. De même, je ne peux pas oublier que le tableau géopolitique du monde est aujourd’hui complètement différent de celui que nous avons connu au lendemain de la Seconde Guerre mondiale.
15Voulez-vous dire que l’on peut être raisonnablement optimiste pour l’avenir, et que des orientations alternatives peuvent être attendues à la fois des gouvernements, des intellectuels, des opinons publiques ?
16En premier lieu, je pense que la discussion sur le degré d’optimisme ou de pessimisme est toujours déplacée. Même si l’on est pessimiste dans l’analyse de ce qui se passe autour de nous, la position d’un intellectuel engagé oblige à une attitude qui dépasse ce pessimisme. Ce qui me gêne dans la discussion des postdéveloppementistes, c’est une espèce de nihilisme. Moins que jamais on a le droit de baisser les bras. En deuxième lieu, d’où viendront les transformations ? Elles ne peuvent venir, à la longue et en dernière instance, que du processus politique qui est la résultante de ce que font ou ne font pas les gouvernements, de ce que font ou ne font pas les organisations internationales, les partis politiques, les mouvements sociaux, sans oublier les intellectuels. Il est difficile de dire que les transformations viendront d’un groupe d’acteurs plutôt que d’un autre. Elles viendront de ce que donnera la confrontation des idées et des pratiques. Maintenant, ce qui me paraît important dans ce contexte, c’est qu’il y a plus de chances que les transformations importantes viennent du Sud que du Nord, pour une raison extrêmement simple : le système dit de mondialisation que nous connaissons aujourd’hui est foncièrement asymétrique ; il a quelques gagnants, essentiellement au Nord, et beaucoup de perdants, essentiellement au Sud. Les gagnants s’accommodent très bien du système. Il faudra qu’ils soient chahutés, bousculés, renversés par les autres.
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