Il faut jeter le bébé plutôt que l’eau du bain
p. 123-134
Texte intégral
1Le débat sur l’après-développement, bien que mené le plus souvent avec des « amis » (Christian Comeliau, en l’occurrence), est un débat toujours recommencé1. Objections, arguments et contre-arguments se retrouvent pratiquement à l’identique depuis trente ans, aussi nous pardonnera-t-on d’user et abuser d’autocitations… On peut résumer la critique adressée aux positions des tenants de l’après-développement autour de deux volets : l’absence de propositions constructives (qu’est-ce que vous mettez à la place du développement pour remédier aux vrais problèmes ?) et le côté excessif du rejet du développement (vous rejetez le bébé de la bonne économie avec l’eau sale du libéralisme/capitalisme). En fait, il est clair que si les propositions n’apparaissent pas constructives, c’est précisément parce qu’elles sortent du cadre où trône le bébé développementiste : l’universalisme des valeurs et de l’économie. Mettant en cause des positions philosophiques fondamentales, le débat posséderait tous les attributs d’un dialogue de sourds, si les convictions des participants étaient totalement figées. Nous faisons l’hypothèse que ce n’est probablement pas le cas, y compris pour l’auteur de ces lignes, et encore plus pour les lecteurs potentiels.
Le vide et l’inconsistance des propositions
2Qui aime bien châtie bien. Aussi l’ami Comeliau n’y va-t-il pas avec le dos de la cuiller dans la critique. Il dénonce l’« inconsistance des propositions », constate « un certain vide » des propositions positives et finalement fustige une grande irresponsabilité de notre part en raison de notre incapacité à affronter les « vrais problèmes » et à répondre aux défis sociaux de la faim, de l’illettrisme, de la misère et de tous les maux dramatiques du monde actuel.
3On ne peut faire l’injure à notre interlocuteur de prétendre qu’il n’ait pas lu les propositions des postdévoloppementistes2. On ne peut que constater qu’il ne les a pas « vues », tant il vrai que l’on ne voit que ce que l’on a déjà dans l’esprit. Rappelons brièvement nos objectifs principaux, qui peuvent se résumer en quatre points :
Concevoir et promouvoir résistance et dissidence à la société de croissance et de développement économique.
Travailler à renforcer la cohérence théorique et pratique des initiatives alternatives.
Mettre en œuvre de véritables sociétés autonomes et conviviales.
Lutter pour la décolonisation de l’imaginaire économiste dominant.
4Ainsi formulées, ces propositions semblent donner raison à notre critique. Il est certain que ce programme n’est pas formulable dans le langage des experts et des technocrates. Il n’est, par ailleurs, ni simple, ni facile à mettre en œuvre. La critique radicale exige des solutions non moins radicales et ce n’est pas parce que l’audace des propositions les rend difficilement réalisables qu’elles ne sont pas nécessaires ni qu’il faut renoncer à tout faire pour prendre les mesures concrètes qu’elles impliquent.
5Or, ces dernières ne constituent pas un modèle clé en main comparable aux trop fameuses « stratégies de développement ». L’après-développement, en effet, est nécessairement pluriel. Il s’agit de la recherche de modes d’épanouissement collectif qui ne privilégient pas un bien-être matériel destructeur de l’environnement et du lien social. Toutefois, parler d’après-développement, ce n’est pas seulement laisser courir son imagination sur ce qui pourrait arriver en cas d’implosion du système, faire de la politique-fiction ou examiner un cas d’école. C’est parler aussi de la situation de ceux qui, actuellement, au Nord et au Sud, sont des exclus ou sont en passe de le devenir, de tous ceux donc pour qui le développement est une injure et une injustice, et qui sont indubitablement les plus nombreux à la surface de la terre. Pour ces naufragés de l’économie, il ne peut s’agir que d’une sorte de synthèse entre la tradition perdue et la modernité inaccessible. En d’autres termes, il s’agit de reconstruire de nouvelles cultures. L’objectif de la bonne vie se décline alors de multiples façons selon les contextes. Cet objectif peut s’appeler l’umran (épanouissement) comme chez Ibn Khaldûn, swadeshi-sarvodaya (amélioration des conditions sociales de tous) comme chez Gandhi, ou bamtaare (être bien ensemble) comme chez les Toucouleurs, ou tout autre nom. L’important est de signifier la rupture avec l’entreprise de destruction qui se perpétue sous le nom de développement (ou aujourd’hui de mondialisation). L’après-développement s’esquisse déjà autour de nous et s’annonce dans la diversité de créations originales dont on peut trouver ici ou là des commencements de réalisation.
6L’après-développement et la construction d’une société alternative ne se déclinent donc pas nécessairement de la même façon au Nord et au Sud. En ce qui concerne les pays du Sud, touchés de plein fouet par les conséquences négatives de la croissance du Nord, il s’agit moins de décroître (ou de croître, d’ailleurs) que de renouer le fil de leur histoire rompu par la colonisation, l’impérialisme et le néo-impérialisme militaire, politique, économique et culturel. La rappropriation de leur identité est un préalable pour apporter à leurs problèmes les solutions appropriées. Il peut être judicieux de réduire la production de certaines cultures destinées à l’exportation (café, cacao, arachide, coton, mais aussi fleurs coupées, crevettes d’élevage, légumes et agrumes de contre-saison, etc.) comme il peut s’avérer nécessaire d’accroître celle des cultures vivrières. On peut songer à renoncer à l’agriculture productiviste, comme au Nord, pour reconstituer les sols et les qualités nutritionnelles, mais aussi, sans doute, entreprendre des réformes agraires, réhabiliter l’artisanat réfugié dans l’informel, etc. En tout état de cause, il appartient aux populations du Sud de préciser quel sens peut prendre pour elles la construction de cet après-développement3.
7Au Nord, il faut tout à la fois penser et agir globalement et localement. Ce n’est que dans la fécondation mutuelle des deux approches que l’on peut tenter de surmonter l’obstacle du manque de perspectives immédiates. Proposer la décroissance comme l’un des objectifs globaux urgents et identifiables à ce jour et mettre en œuvre des alternatives concrètes localement sont des perspectives complémentaires. Dans les sociétés dites développées, la décroissance devrait être organisée autant pour préserver l’environnement que pour restaurer le minimum de justice sociale sans lequel la planète est condamnée à l’explosion. Survie sociale et survie biologique paraissent ainsi étroitement liées. Les limites du patrimoine naturel ne posent pas seulement un problème d’équité intergénérationnelle dans le partage des parts disponibles, mais un problème de juste répartition entre les membres actuellement vivants de l’humanité.
8Aménager la décroissance signifie, en d’autres termes, renoncer à l’imaginaire économique, c’est-à-dire à la croyance que « plus égale mieux ». Il s’agit de remettre en cause non seulement l’économicisme libéral, mais surtout cet économicisme « ordinaire » qui s’épanouit dans de bons sentiments (« mettre l’économie au service de l’homme »), comme si l’appréhension d’une réalité comme un « fait économique » allait de soi. Voir les problèmes du monde comme des « défis sociaux » ou identifier les « vrais problèmes » comme étant la pauvreté, la misère, l’inégalité, l’exploitation, etc., est une vision parfaitement respectable des choses, mais elle est construite avec les lunettes déformantes d’un économiste. Le bien et le bonheur peuvent s’accomplir à moindres frais. Redécouvrir la vraie richesse dans l’épanouissement de relations sociales conviviales dans un monde sain peut se réaliser avec sérénité dans la frugalité, la sobriété, la simplicité volontaire, voire une certaine austérité dans la consommation matérielle. Une décroissance acceptée et bien pensée n’impose aucune limitation dans la dépense des sentiments et la production d’une vie festive. « Une personne heureuse, note Hervé Martin, ne consomme pas d’antidépresseurs, ne consulte pas de psychiatres, ne tente pas de se suicider, ne casse pas les vitrines des magasins, n’achète pas à longueur de journée des objets aussi coûteux qu’inutiles, bref, ne participe que très faiblement à l’activité économique de la société. »4
9En fin de compte, le mot d’ordre de décroissance a surtout pour objet démarqué fortement l’abandon de l’objectif insensé de la croissance pour la croissance, objectif dont le moteur n’est autre que la recherche effrénée du profit par les détenteurs du capital. Bien évidemment, il ne vise pas au renversement caricatural qui consisterait à prôner la décroissance pour la décroissance. En particulier, la décroissance n’est pas la « croissance négative », expression antinomique et absurde qui traduit bien la domination de l’imaginaire de la croissance5. On sait que le simple ralentissement de la croissance plonge nos sociétés dans le désarroi en raison du chômage et de l’abandon des programmes sociaux, culturels et environnementaux qui assurent un minimum de qualité de vie. On peut imaginer quelle catastrophe serait un taux de croissance négatif ! De même qu’il n’y a rien de pire qu’une société travailliste sans travail, il n’y a rien de pire qu’une société de croissance sans croissance ! La décroissance n’est donc envisageable qu’à la condition de sortir de l’économie de croissance et d’entrer dans une « société de décroissance ». Cela suppose une tout autre organisation dans laquelle le loisir est valorisé à la place du travail, où les relations sociales priment sur la production et la consommation de produits jetables, inutiles, voire nuisibles. Une réduction féroce du temps de travail imposé pour assurer à tous un emploi satisfaisant est une condition préalable. On peut, s’inspirant de la charte « consommations et styles de vie » proposée au Forum des ONG de Rio, synthétiser tout cela dans un programme en six « R » : Réévaluer, Restructurer, Redistribuer, Réduire, Réutiliser, Recycler. Ces six objectifs interdépendants enclenchent un cercle vertueux de décroissance conviviale et soutenable6. Réévaluer signifie revoir les valeurs auxquelles nous croyons et sur lesquelles nous organisons nos pratiques et changer celles qui doivent l’être. Cela implique bien sûr des bouleversements en profondeur de nos modes de vie et la nécessité d’accorder plus d’importance aux « biens relationnels ». Restructurer signifie adapter l’appareil de production et les rapports sociaux en fonction du changement des valeurs. Redistribuer s’entend de la répartition des richesses et de l’accès au patrimoine naturel.
10Réduire veut dire diminuer les effets sur la biosphère de nos façons de produire et de consommer. Pour cela, réutiliser au lieu de jeter les appareils et les biens d’usage, et, bien sûr, recycler les déchets incompressibles de notre activité. Si une remise en question radicale des valeurs de la modernité s’impose, cela n’implique pas nécessairement le rejet de toute science, ni le refus de toute technique. La réalisation de ce programme suppose même le recours à des techniques sophistiquées dont la plupart sont encore à inventer. Il serait injuste de nous taxer de technophobes et d’anti progressistes sous le seul prétexte que nous réclamons un « droit d’inventaire » sur le progrès et la technique. Cette revendication est un minimum pour l’exercice de la citoyenneté. Tout simplement, pour le Nord, la diminution de la pression excessive du mode de fonctionnement occidental sur la biosphère est une exigence de bon sens en même temps qu’une condition de la justice sociale et écologique. Il est clair qu’il s’agit là d’une véritable révolution des mentalités et des pratiques.
11La mise en place de ce programme passe aussi par une « relocalisation »des activités économiques matérielles. Celle-ci est déjà à l’œuvre dans les innovations alternatives. Ces expériences (entreprises coopératives en autogestion, communautés néo rurales, LETS et SEL, auto-organisation des exclus) que nous entendons soutenir ou promouvoir nous intéressent moins pour elles-mêmes que comme formes de dissidence et de résistance au processus de montée en puissance de l’omnimarchandisation du monde. Sans chercher à proposer un modèle unique, nous nous efforçons de viser en théorie et en pratique une cohérence de l’ensemble de ces initiatives.
12Ces initiatives alternatives, en effet, lorsqu’elles sont détachées de l’objectif global, ne sont pas sans ambiguïté. Elles risquent de se cantonner dans le créneau qu’elles ont trouvé au départ, au lieu de travailler à la construction et au renforcement d’un ensemble plus vaste. L’entreprise alternative vit ou survit dans un milieu qui est et doit être différent du marché mondialisé. C’est ce milieu porteur dissident qu’il faut définir, protéger, entretenir, renforcer et développer par la résistance. Une chaîne de complicités doit lier toutes les parties. Comme dans l’informel africain, il importe de nourrir le réseau des « reliés ». L’élargissement et l’approfondissement du tissu porteur sont le secret de la réussite et le souci premier de ces initiatives. Plutôt que de se battre désespérément pour conserver son créneau au sein du marché mondial, il faut militer pour mettre en place une véritable société autonome en marge de l’économie dominante et déboucher sur un monde différent.
Les présupposés du développementalisme
13Selon Christian Comeliau, notre irresponsabilité serait rigoureusement symétrique de la myopie que nous lui attribuons. Nous n’aurions pas de propositions constructives réalistes tout simplement parce que nous ne verrions pas les vrais problèmes. Parce que nous affirmerions que « l’universalisme des Lumières n’est que le particularisme de la “tribu occidentale” », parce que nous nierions l’importance planétaire de la réflexion des Lumières en rejetant l’économie/développement (le bébé) en même temps que l’eau sale (l’économie marchande), et que nous empêcherions les hommes et les femmes de s’exprimer « avec leurs mots habituels » (besoins, rareté, mais aussi pauvreté), nous nous interdirions d’affronter les « maux dramatiques du monde actuel » et plus encore d’y apporter des solutions.
14Certes, nous allons à contre-courant, car nous contestons le fait que le triomphe de l’imaginaire de la mondialisation permette une extraordinaire entreprise de délégitimation du discours relativiste même le plus modéré. Avec les droits de l’homme, la démocratie et, bien sûr, l’économie (par la grâce du marché), les invariants transculturels ont envahi la scène et ne sont plus questionnables. Toutefois, la parution en français du cours de géographie d’Emmanuel Kant vient à point nommé pour nous rappeler l’étroitesse ethnocentrique de l’universalisme chez le plus grand penseur des Lumières, avec son florilège de clichés racistes. La paix perpétuelle et la loi morale universelle ne s’appliquent probablement pas à ces Bochimans et Hottentots dont il dénonce la saleté et qu’il considère plus proches du singe que de l’homme…
15Les adversaires de la mondialisation libérale devraient en tirer la leçon et éviter de tomber dans le piège de l’ethnocentrisme qui leur est tendu. Il n’y a pas de valeurs qui soient transcendantes à la pluralité des cultures pour la simple raison qu’une valeur n’existe comme telle que dans un contexte culturel donné. Or même les critiques les plus déterminés de la mondialisation restent, pour la plupart, coincés dans l’universalisme des valeurs occidentales. Rares sont ceux qui tentent d’en sortir. Et pourtant, on ne conjurera pas les méfaits du monde unique de la marchandise en restant enfermé dans le marché unique des idées. Il est sans doute essentiel à la survie de l’humanité – et précisément pour tempérer les explosions actuelles et prévisibles d’ethnicisme – de défendre la tolérance et le respect de l’autre, non pas au niveau de principes universels vagues et abstraits, mais en s’interrogeant sur les formes possibles d’aménagement d’une vie humaine plurielle dans un monde singulièrement rétréci.
16Il ne s’agit donc pas d’imaginer une culture de l’universel – qui n’existe pas – mais d’éviter de tomber dans le « délire d’universalité » et de conserver suffisamment de distance critique pour que la culture de l’autre donne du sens à la nôtre7. Certes, il est illusoire de prétendre échapper à l’absolu de sa culture et donc à un certain ethnocentrisme. Celui-ci est la chose du monde la mieux partagée. Là où l’affaire commence à devenir inquiétante, c’est quand on l’ignore et qu’on le nie, car cet absolu est toujours relatif. En bref, ne faut-il pas songer à remplacer le rêve universaliste, bien défraîchi du fait de ses dérives totalitaires, par un « pluriversalisme » nécessairement relatif, c’est-à dire par une véritable « démocratie des cultures » dans laquelle toutes conservent leur légitimité, sinon toute leur place ?
17Un tel projet confirme précisément la nécessité de rompre avec le paradigme économique et son dernier avatar, le développement durable, car notre mode de vie n’est ni soutenable, ni équitable. Sortir de l’économie consiste à remettre en cause la domination de l’économie sur le reste de la vie, en théorie et en pratique, mais surtout dans nos têtes. Cela signifie ne plus voir tous les problèmes, directement ou indirectement, comme « économiques » ou sous l’angle d’une quelconque économicité. En tout cas, il s’agit d’admettre que d’autres puissent ne pas les voir ainsi.
18Alors, querelle de mots ou querelle de maux ? « Les maux du monde actuel, écrit Comeliau, sont dramatiques et nul n’est autorisé à les ignorer. » Certes, mais ces maux, quels sont-ils ? Sont-ils les mêmes pour nous et pour le paysan africain, l’imam yéménite, le coolie chinois ou le guerrier papou ? Là où nous décodons « pauvreté matérielle » à partir de notre grille de lecture économique, le second verra la marque indubitable de la sorcellerie, le troisième le triste spectacle de l’impureté rituelle, le quatrième un dérèglement du ciel et le cinquième un problème avec les ancêtres décédés. S’il est sûr que nous devons nous attaquer à l’injustice de notre mode de vie, faut-il pour autant « renouveler et poursuivre une réflexion ambitieuse sur le “développement” » et « rendre à l’économie la place instrumentale qu’elle n’aurait jamais dû quitter » ? N’est-ce pas se condamner à rester enfermé dans l’ambiguïté, voir eau pire retourner comme le chien de la Bible à nos vomissements ? N’est-il pas plus urgent de prendre conscience de l’ethnocentrisme de notre vision, de l’arrogance de notre prétention à résoudre les problèmes que son exportation a engendrés, surtout pour les autres, et de balayer devant notre propre porte ?
19« Les objets de la recherche scientifique », nous rappelle opportunément Lakshman Yapa, précisément à propos du développement et de la pauvreté, « n’existent pas indépendamment de la manière dont les scientifiques les conçoivent et les décrivent. Ce que nous savons de ces objets est construit parle discours. Cela signifie qu’on ne peut comprendre les problèmes sociaux sans examiner simultanément les discours qui les concernent. »8 La prétention de l’économie à l’universel entre précisément dans le champ de la nécessaire critique relativiste. La question de l’universalité/transhistoricité de l’économie avec ses implications philosophiques (qui nous ramènerait à l’opposition du réalisme et du nominalisme et à la fameuse querelle des universaux9) est trop vaste pour que nous puissions faire plus que fournir quelques pistes de réflexion10. Restons-en à la question du vocabulaire. L’absence largement répandue des notions et des représentations constituant le champ sémantique de l’économie et du développement en dehors de l’Occident, mise en évidence par les antidéveloppementistes, est-elle une preuve que les peuples et les cultures en cause ignorent tout des « réalités » qui se cachent derrière ces mots, n’aient pas une pratique économique, ne « travaillent » pas en vue de la satisfaction de leurs « besoins fondamentaux », ne souhaitent pas une espèce de développement de leur bien-être, ne se livrent pas, comme le soutient Maurice Godelier, à un calcul rationnel ?11 « Dans ces sociétés, écrit-il, l’économie n’existe pas à part, mais est encastrée dans d’autres institutions : la parenté, la religion. »12 Godelier et les marxistes en général sont réalistes, tout comme Polanyi, Comeliau et Leibniz. C’est leur droit. A l’inverse, avec de nombreux anthropologues, nous pensons que certains peuples ignorent l’économie et le développement comme ils ignorent l’Etre ou Dieu. Tentons un compromis sans entrer dans une guerre de religion. S’ils n’y pensent guère à part, comme le concèdent Godelier, Leibniz13 (et sans doute Comeliau), cela veut dire à tout le moins que la « chose » leur est en partie étrangère. Comme d’un demi-verre qu’on peut voir à moitié plein ou à moitié vide, il est loisible de dire alternativement : ces cultures ignorent l’économie, le calcul économique, la rationalité, le développement, quoiqu’il y ait dans leurs pratiques et leurs valeurs des aspects qui s’en rapprochent et n’en sont pas totalement étrangers ; ou : ces cultures ont leur économie, leur calcul économique, leur rationalité, leur développement, qui ne sont pas exactement les nôtres. L’évaluation de la différence entre les deux attitudes dépendra certes des présupposés philosophiques de départ mais plus encore du sens de l’action que le choix justifiera. Pour qu’une réalité sociale existe, si elle est liée à un choix culturel, encore faut-il qu’elle soit désirée, qu’elle soit valorisée14. Cette nécessité a été signalée et analysée pour les diverses composantes de l’économie, et en particulier pour le travail, avec l’étude célèbre de Max Weber15. On la trouve bien évidemment pour le progrès, qui assume tous ces éléments et bien d’autres encore16. L’économique, pour ses adeptes, est non seulement une réalité essentielle, car l’économicisation du monde constitue un mouvement inéluctable et irréversible, mais, pour eux, tout cela est souhaitable et bon.
20Pour le croyant en la modernité, l’économie, le progrès et le développement, comme le calcul, le marché et la rationalité, sont fondés en nature. Pour les colonisateurs et les experts en développement, l’économie, la monnaie, le marché, le calcul rationnel sont bien présents partout, au moins à l’état d’embryon. Il s’agit de les faire venir à maturité, ce qui est d’ailleurs la signification première du mot « développement ». Ils rendront témoignage de leur implantation dans les pays du Sud, au point qu’il deviendra toujours plus difficile de trouver trace de la différence. Lorsque le monde entier aura intégré l’économique dans sa pratique quotidienne, l’existence d’un autre univers ne survivra plus que comme figure dépassée sans aucune légitimité.
21Ce qui justifie, à l’inverse, le choix d’une radicalisation de la différence (au prix sans doute d’un certain excès), ce n’est pas seulement qu’il est plus « intéressant » de sortir de la platitude conformiste. Ici, on n’a pas affaire à des notions ponctuelles et isolées, mais à un domaine de sens très large, mettant en cause l’appréhension du temps et de l’espace17. Seule l’affirmation implicite de nos adversaires selon laquelle les « pratiques humaines » auraient leur pertinence, leur cohérence et leur fondement en dehors de toute représentation et de toute croyance, qu’elles sont donc fondées en nature, leur permet d’affirmer la transhistoricité et l’universalité totales de l’économique. Cette hypothèse, qui mène finalement au développementisme, est défendable, mais héroïque. Je ne suis pas sûr que Christian Comeliau souscrirait pleinement à ses implications. Une fois admise la naturalité de l’économie, il devient, en effet, quasi impossible de dresser des barrières solides à l’irruption du calcul coût-bénéfice, à l’emprise et à l’empire de la rationalité et, finalement, du marché.
22« Que conclure ? » peut-on se demander avec François Brune. « Certes, qu’il est difficile de s’exprimer… Il n’y a pas de langage neutre, et l’on est souvent amené par commodité à reprendre des expressions litigieuses véhiculées par la langue commune, face à tel ou tel interlocuteur avec lequel on désire se référer aux mêmes réalités (aider “les plus démunis”, “lutter contre la malnutrition”, etc.). Mais autant ces expressions ou abstractions sont inévitables pour conceptualiser ou communiquer, autant le maniement des mots-essences porte en lui-même le risque d’une manipulation, d’une évacuation du réel, remplacé par ses “signes” (soit pour faire croire qu’on le transforme, soit pour l’euphémiser). Il faut vraiment savoir ce que parler veut dire… »18
23La colonisation de l’imaginaire par le développementisme est telle qu’il faut absolument affirmer la rupture de façon radicale, et donc l’afficher aussi au niveau du vocabulaire. Les mots « toxiques » sont des obstacles pour faire avancer les choses. Rien n’est plus dangereux que de s’abriter sous la même bannière que l’adversaire, comme on a pu le voir à Johannesburg pour le développement durable. La décolonisation de l’imaginaire passe donc par la critique des concepts, y compris celle des « mots habituels » quand les hommes et les femmes qui les utilisent sont victimes à leur insu de manipulation. Le développement et l’économie sont le problème et non la solution ; continuer à prétendre et vouloir le contraire participe aussi du problème.
Notes de bas de page
1 Je l’ai mené avec René Passet, Marc Du fumier et autres humanistes réformistes au sein des Amis du Monde diplomatique, au sein d’ATTAC, à Porto Alegre, au sein du MAUSS, etc.
2 Celles-ci sont exposées, en particulier, dans le Manifeste du Réseau pour l’après développement, publié dans L’Ecologiste de mars-avril 2003 et le numéro 20 de la Revue du MAUSS, Quelle autre mondialisation ?, deuxième semestre 2002. On se reportera également à L’Ecologiste, nº 6, hiver 2001, Défaire le développement, refaire le monde. Sous le même titre, les actes du colloque de La Ligne d’horizon, Paris, Parangon, 2003. Signalons enfin Serge Latouche, « En finir, une fois pour toutes, avec le développement », Le Monde diplomatique, mai 2001, et Majid Rahnema with Victoria Bawtree (eds.), The Post-Development Reader, London, Zed Books, 1997.
3 En aucun cas, la remise en cause du développement ne peut ni ne doit apparaître comme une entreprise paternaliste et universaliste qui s’assimilerait à une nouvelle forme de colonisation (écologiste, humanitaire…). Le risque est d’autant plus fort que les ex-colonisés ont intériorisé les valeurs du colonisateur. Même si ses racines y sont moins profondes, l’imaginaire économique, et tout particulièrement l’imaginaire développementiste, est sans doute encore plus prégnant au Sud qu’au Nord. Certaines des victimes du développement ont tendance à ne voir d’autre remède à leur malheur que dans une aggravation du mal. Elles pensent que l’économie est le seul moyen de résoudre la pauvreté alors même que c’est elle qui l’engendre.
4 Hervé-René Martin, La mondialisation racontée à ceux qui la subissent, Paris, Climats, 1999, p. 15. Comme le dit joliment Kate Soper : « Ceux qui plaident pour une consommation moins matérialiste sont souvent présentés comme des ascètes puritains qui cherchent à donner une orientation plus spirituelle aux besoins et aux plaisirs. Mais cette vision est à différents égards trompeuse. On pourrait dire que la consommation moderne ne s’intéresse pas suffisamment aux plaisirs de la chair, n’est pas assez concernée par l’expérience sensorielle, est trop obsédée par toute une série de produits qui filtrent les gratifications sensorielles et érotiques et nous en éloignent. Une bonne partie des biens qui sont considérés comme essentiels pour un niveau de vie élevé sont plus anesthésiants que favorables à l’expérience sensuelle, plus avares que généreux en matière de convivialité, de relations de bon voisinage, de vie non stressée, de silence, d’odeur et de beauté. Une consommation écologique n’impliquerait ni une réduction du niveau de vie, ni une conversion de masse vers l’extra-mondanité, mais bien plutôt une conception différente du niveau de vie lui-même. » Kate Soper, « Ecologie, nature et responsabilité », Revue du MAUSS, nº 17, premier semestre 2001, p. 85.
5 Cela voudrait dire littéralement : « avancer en reculant ». L’impossibilité où nous nous sommes trouvé de traduire « décroissance » en anglais est très révélatrice de cette domination mentale de l’économisme et symétrique en quelque sorte de celle qui empêche de traduire « croissance » ou « développement » dans les langues africaines, dont nous reparlerons en seconde partie.
6 On pourrait allonger la liste des « R » avec Rééduquer, Reconvertir, Redéfinir, Remodeler, Repenser, etc., et bien sûr Relocaliser.
7 « Ne peut-on parler de “délires d’universalité” à propos des discours portant aussi bien sur l’état de la planète que sur la justice mondiale ? Comment nommer autrement que “délire” le programme d’une société-monde réglée par la gestion technique (voire la vidéosurveillance), dont une variante est l’idéal d’une citoyenneté universelle et de son futur Etat planétaire, fantasme particulièrement présent chez les intellectuels en France ? » Denis Duclos, Société-monde, le temps des ruptures, Paris, La Découverte ; MAUSS, 2002, pp. 216-217.
8 Lakshman Yapa, « Déconstruire le développement », Défaire le développement, refaire le monde, op. cit., p. 111.
9 Qui a conduit Jan Hus, entre autres, au bûcher…
10 Pour plus de détails on se reportera à l’annexe de notre livre La déraison de la raison économique. En deçà ou au-delà de l’économie : retrouver le raisonnable, Paris, Albin Michel, 2001.
11 Maurice Godelier, préface au livre de Karl Polanyi, Les systèmes économiques dans l’histoire et dans la théorie, Paris, Larousse, 1975, p. 21.
12 Ibid., p. 10. (Souligné par nous.)
13 « Il y a des peuples qui n’ont aucun mot qui réponde à celui d’Etre ; est-ce qu’on doute qu’ils ne savent pas ce que c’est que d’être, quoiqu’ils n’y pensent guère à part ? » Leibniz, Nouveaux essais sur l’entendement humain, livre I, ch. III, § 8, dans l’édition Garnier-Flammarion, 1966, pp. 84-85.
14 Voir Serge Latouche, « De la signification éthique du développement », Bulletin du MAUSS, nº 24, 1987, pp. 53-70.
15 Max Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Paris, Plon, 1964.
16 Voir Jules Delvaille, Essai sur l’histoire de l’idée de Progrès jusqu’à la fin du xviie siècle, Paris, Felix Alcan, 1910, p. 327.
17 Les études de B.L. Worf sur l’absence du concept de temps chez les Hopi sont très importantes de ce point de vue, quoique nous ne puissions développer ici ce point. Il est admis en effet depuis Kant (et cela a été renforcé, en un sens très différent cependant, par Heidegger) que la préconception du temps et de l’espace était la condition même d’existence d’une « chose ». Autant de conceptions, autant de « choses » différentes. Voir aussi, sur ce point, notre article : « La question de l’autonomie de l’économique », Epistémologie de l’économique, Carnets des ateliers de recherche, nº 6, Amiens, 1985, et « La construction imaginaire de l’économique », revue vie et sciences économiques, nº 140-141, janvier-juin l994.
18 François Brune, « “Développement” : les mots qui font croire », Défaire le développement, refaire le monde, op. cit., p. 42
Auteur
Economiste ; professeur émérite à l’Université Paris-Sud (Orsay) et à l’Institut d’études du développement économique et social.
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