L’idéologie de l’ostentation dans les sociétés zarma. L’exemple des relations entre nobles et jasare
p. 87-105
Texte intégral
1Dans le Niger d’aujourd’hui, plus précisément au sein du peuple zarma qui s’est établi dans l’ouest du pays, le jasare (griot généalogiste et historien) entretient, depuis l’époque précoloniale, des relations « privilégiées » avec les représentants du pouvoir. D’abord lié à la noblesse dans les structures précoloniales, il a su s’adapter au déclin de celle-ci et rester un personnage incontournable pour tous ceux qui revendiquent une position dominante dans la société nigérienne moderne.
2Au cours de cet article, je décrirai les structures précoloniales de la société zarma et montrerai que certaines d’entre elles sont réinterprétées aujourd’hui. Ces pratiques traditionnelles expliquent en grande partie la pérennité du griotisme. Or, les jasare et autres griots jouent un rôle important dans les coulisses du pouvoir, que celui-ci soit traditionnel ou moderne. En étudiant les relations entre nobles et jasare, je propose donc une analyse des relations de clientélisme au sein du pouvoir1.
La société zarma précoloniale
3La société zarma précoloniale repose sur une distinction fondamentale entre hommes libres (appelés « nobles » en français nigérien) et captifs : « Toute représentation de la société songhay-zarma précoloniale, tout discours sur le passé (et même sur le présent...), toute évocation de la vie quotidienne ou des grands événements politiques d’autrefois, le monde de la magie et des génies lui-même, sont traversés par cette dichotomie radicale et omniprésente entre “noble” et “captif”. »2
4Cette différenciation représente bien plus qu’une différence de statut : c’est une dichotomie structurale profonde, qui sous-tend l’ensemble du tissu social et qui justifie a priori le maintien au pouvoir de quelques familles nobles. Elle est donc soigneusement entretenue par les nobles et participe de l’idéologie dominante que je qualifierai, à la suite de Jean-Pierre Olivier de Sardan, d’« idéologie esclavagiste ».
5Cette distinction est construite sur l’affirmation d’une différence de nature fondamentale que définissent un certain nombre de stéréotypes idéologiques :
Des critères physiques, d’abord, sont mis en avant : l’idéal de beauté est celui du noble, bien qu’il ne semble pas exister de différences significatives dans la morphologie de ces deux groupes.
Des normes de comportement, ensuite, sont définies pour les hommes libres, que ne possèdent pas – à leurs dires – les captifs. Le sentiment de honte (haawi) est au centre de cette distinction : terme polysémique désignant tant la pudeur que la gêne, la bienséance ou le savoir-vivre. La présence ou l’absence de honte engendre une différence de valeurs entre nobles et captifs. Ainsi, les informateurs rencontrés opposent le « modèle » du captif à celui du noble, à l’image de ce jeune noble de Niamey : « Le noble est plus retenu. On l’éduque dans ce sens-là. Dans la famille, on sent ça tout de suite, il y a des pressions. L’esclave se comporte plus librement, il est sans éducation. Les nobles ont des interdits langagiers, c’est une question de pudeur. Les esclaves sont grossiers. En outre, ce sont des flatteurs, alors que les nobles parlent peu. »
L’ascendance généalogique, enfin, est le dernier point important qui définit ce clivage social. En effet, seuls les nobles connaissent leur ascendance. Celle-ci les ramène à un ancêtre commun, Mali Bero, le conducteur de la migration qui les amena dans les régions zarma actuelles. Or, le système de croyances zarma pose un lien direct entre les qualités d’une personne et celles de ses ancêtres. Il est donc essentiel, pour être socialement reconnu et respecté, de connaître ses ancêtres et de pouvoir justifier de leur valeur (guerriers intrépides, meneurs d’hommes incontestés, etc.).
6Ainsi hommes libres et captifs s’opposent-ils dans tous les secteurs de l’existence, y compris dans leurs activités quotidiennes. Décrits comme des êtres socialement immatures, les captifs sont dépendants du noble auquel ils sont liés : celui-ci les nourrit, les loge, les habille, les marie, et le seul lien qui existe pour eux est celui qui les unit à leur maître. Cette dichotomie noble-captif se marque donc unilatéralement par la valorisation des uns et la discrimination des autres ; « “captif” connot[ant] le vulgaire, le déraciné, il est associé à la faiblesse de caractère ou à l’absence de vergogne, à la grossièreté ou aux manquements au savoir-vivre »3. Pour les Zarma, captifs et nobles ne sont par conséquent plus simplement deux groupes sociaux, mais presque deux « races » différentes.
7Au sein de chacun de ces groupes, on observe une subdivision. Les Zarma distinguent ainsi les simples captifs (désignés habituellement par le terme général de bannya ou tam, ils sont quelquefois nommés cire bannya, soit « sous-captif ») des captifs de case (horso). Au contraire des premiers, ces derniers ne peuvent être ni maltraités ni vendus ; ils demeurent par conséquent auprès d’un même maître de génération en génération et occupent généralement des fonctions d’artisan.
8Dans le groupe des hommes libres, les Zarma distinguent, d’une part, les aristocrates (koyize, ou « princes » en français nigérien) et, d’autre part, les roturiers (talaka, yata). Le terme « aristocrate » renvoie à « tous les membres de la maison régnante, ainsi [qu’à] ceux, s’il y a plusieurs “maisons” entre lesquelles tourne la chefferie, dont les familles ont eu accès dans le passé à la chefferie »4. Il s’agit, par conséquent, principalement des descendants de Mali Bero. Les roturiers, contrairement à ceux-ci, n’ont pas accès aux postes de pouvoir.
9Lorsque mes interlocuteurs zarma affinent leur description de la société, ils nuancent cette bipartition et décrivent des groupes intermédiaires, dont celui des jasare. D’origine noble, selon la légende, les jasare auraient été déchus à la suite de leurs activités de flatteurs et de musiciens. Leur place à part dans la société zarma – ni noble ni captif – leur permet de jouer un rôle d’« arbitre du jeu social des rivalités et des luttes de prestige » et de « publicateur éloquent des exploits de chacun »5. Dans une société où les rôles sont prédéterminés et où l’on présente les qualités d’un individu comme un héritage ancestral, le jasare apparaît donc comme le héraut de la noblesse des uns face à la servilité des autres. Autrefois, il ne mettait en effet sa parole qu’au service des nobles : il devait déclamer, à chaque occasion, la généalogie de ceux-ci et dévoiler leur lien au fondateur de l’aristocratie zarma. Cette généalogie permettait, par l’apologie des ancêtres, de montrer toutes les qualités héritées de ceux-ci. En échange de ses services, le jasare était pris en charge par le noble : jadis, il était nourri et logé, et les nobles lui trouvaient également des épouses, lui offraient des esclaves ainsi que du bétail. Aujourd’hui, le jasare continue de vivre de la générosité du noble, mais cette prise en charge s’est concentrée sur des dons d’argent, parfois très importants.
10A l’époque précoloniale, seule la guerre pouvait contrebalancer ce mode « traditionnel » de distribution des rôles. Certains hommes libres n’appartenant pas à l’aristocratie et ne pouvant, par conséquent, pas accéder au pouvoir se sont ainsi fait un nom grâce à leurs prouesses guerrières et ont pu dominer la scène politique à un moment donné (Issa Korombé par exemple). Mais si un noble défait pouvait devenir captif (s’il n’était pas racheté), un captif ne pouvait nullement changer de statut.
11Or, la remise en cause du statu quo social par la guerre6 et, plus tard, par le commerce et la politique, entre autres, « crée chez tous les individus une anxiété certaine quant à leur statut, que celui-ci soit assigné traditionnellement ou conquis. Il en résulte chez tous des réactions de défense »7. De cette anxiété naît le besoin d’afficher les signes de reconnaissance sociale ; les nobles vont non seulement étaler leurs richesses à l’occasion des différentes étapes de la vie sociale telles que le baptême, le mariage, l’intronisation d’un nouveau chef ou les funérailles, mais ils ont également besoin du jasare (et des autres griots) pour affirmer leur valeur propre et être reconnus aux yeux des autres. En effet, « le pouvoir, selon Jean Bazin [...], “se prend”, mais dans cette région, “la puissance, elle ne peut que se dire”. Comme “parler de soi manque de dignité”, ainsi que le veut l’étiquette du pouvoir [...], les puissants se mettent en quête d’agents prêts à proclamer leur puissance. Alors les griots se rendent dans les villes comme ils le faisaient jadis sur les champs de bataille, à la suite de l’aristocratie guerrière »8. La société s’érige donc en arbitre et publie les résultats de cette bataille de richesses et d’honneurs.
12Ce besoin d’ostentation explique l’existence des griots et des jasare en particulier, car c’est par eux que passe l’« étalage » du prestige d’une personne et de son rang. Par la parole, ils transforment les valeurs de noblesse et de puissance en quelque chose de plus durable : la réputation. Mais s’ils proclament les louanges d’un individu, ils peuvent tout aussi bien le dénigrer par des formules imagées et, lorsque celui-ci n’agit pas conformément à son rang, ils peuvent même le quitter. Dans ce cas, leur départ désavoue la famille noble à laquelle ils étaient liés et constitue même un danger pour celle-ci, car les jasare – qui connaissent leur histoire apocryphe – pourraient la révéler. Savoir et pouvoir sont par conséquent intimement liés dans les rapports entre jasare et nobles.
13Observé par les jasare, chaque noble essaie alors de se comporter le plus fidèlement possible aux canons de la noblesse, pour ne pas risquer de devenir l’objet de l’opprobre public. Le jasare apparaît ainsi non seulement comme le gardien d’une tradition essentiellement orale, mais également comme le garant de la morale et du maintien de l’ordre social en imposant, sous la menace du déshonneur, des codes de conduite stricts.
La société postcoloniale
14L’instauration d’une république calquée sur le modèle français, qui affaiblit les structures du pouvoir traditionnel (chefferies), a considérablement restreint l’influence des représentants du groupe des nobles au pouvoir. Les colons, à leur arrivée, ont imposé la paix ; le rôle des jasare s’est donc amoindri, à l’image du pouvoir politique et guerrier des chefs coutumiers, pour se cantonner dans le domaine des cérémonies traditionnelles.
15Avec la colonisation est apparue une nouvelle classe sociale, la bourgeoisie d’Etat : « Cette classe est la seule pour qui le Niger ait représenté, comme espace politique, autre chose qu’un despotisme extérieur : il constituait le cadre même de son émergence, la base de son existence, le lieu à la fois de ses humiliations et de ses privilèges. L’école coloniale l’a façonnée, l’appareil d’Etat colonial l’a employée, la ville coloniale l’a abritée. »9
16Lors de l’indépendance du Niger (3 août 1960), cette bourgeoisie d’Etat a pris les commandes du pays. Anciens captifs et anciens nobles se côtoient au sein de cette structure qui nie les distinctions traditionnelles : un descendant de captif peut très bien être le supérieur hiérarchique du descendant de son ancien maître. Mais l’apparition d’une classe moderne n’a pas éradiqué l’idéologie esclavagiste. Les « réinterprétations idéologiques » de l’esclavage sont aujourd’hui encore indéniables. Ces quatre anecdotes en témoignent :
Un homme d’une cinquantaine d’années confie un travail à un jeune homme. Une fois le travail achevé, ce dernier se rend chez le premier, dans l’espoir d’être payé. En vain. Un jour, l’homme d’âge mûr entre chez le jeune homme, prend le dossier dactylographié et s’en va sans payer. Fâché, le jeune homme me dit que son « employeur » a agi sans honte et qu’il n’aurait pas dû s’en étonner, car il n’est qu’un captif, dont la parole est sans valeur.
Un homme me parle de son frère sans emploi en dépit d’une bonne formation, car, dit-il, il fréquente une jeune fille d’origine captive. Pour renforcer son argumentation, il me parle également d’un de ses grands-pères devenu fou parce qu’il fréquentait une captive. Il montre ainsi que la rupture de l’endogamie est immédiatement sanctionnée dans sa famille10.
Un instituteur d’origine princière m’a raconté que lorsqu’un prince va courtiser une fille du groupe des « cordonniers » (garaasa), il diminue de taille.
A l’université, on m’a parlé d’une jeune femme bannie par sa famille pour avoir épousé un jeune homme d’origine captive.
17Aujourd’hui encore, les valeurs – si elles restent vivantes et s’adaptent quotidiennement – s’ancrent dans le passé précolonial. Les anciens stéréotypes n’ont que peu évolué, et le jasare peut continuer à louer la valeur guerrière d’un chef dans une société pacifiée depuis près d’un siècle ; les actes de bravoure du passé sont sans cesse rappelés et les héros d’autrefois sont les modèles d’aujourd’hui. Les qualités louées, qui qualifient les nobles par opposition aux autres couches sociales, sont celles que l’on retrouve chez Mali Bero, l’ancêtre premier des aristocrates zarma : la bienséance, le courage, la générosité, l’honnêteté, la fierté et l’orgueil, la chance, l’alliance avec des forces surnaturelles et le fait d’être un meneur d’hommes. En rappelant l’histoire aux familles nobles, le jasare montre donc la voie à suivre dans le présent. Et le modèle social valorisé en ce début de xxie siècle remonte à l’époque précoloniale, même si les hommes de pouvoir actuels n’occupent que rarement des fonctions « traditionnelles » : ils sont ambassadeurs, ministres, ou représentants à l’ONU.
18Pour illustrer cette perpétuation du modèle précolonial, je propose de comparer les extraits de deux récits de jasare : le premier cité est dédié à Amirou Agaysa, un chef de canton de Liboré vivant à l’époque précoloniale, et le second à Seyni Kountché, un ancien Président de la République du Niger (1974-1987). Les louanges montrent qu’un bon chef, quelle que soit l’époque, porte chance à son « royaume » :
19Récit d’Amirou Agaysa
20Amirou Agaysa
21Il a fait son temps
22A l’époque où il vivait
23Liboré n’a pas dormi avec la faim
24Il n’a pas passé la journée avec la famine
25Liboré n’a pas été dans la misère
26La guerre n’a pas détruit Liboré
27On ne connaît pas le nombre de ses vaches
28On ne connaît pas le nombre de ses moutons
29Agaysa11
30Récit de Seyni Kountché
31Le jour où il vivait
32Ce jour
33Le Niger n’a pas manqué d’habit
34Le Niger n’a pas faim
35Le jour où il vivait
36Le Niger n’est pas partagé
37Le jour où le général Seyni Kountché vivait
38Le Niger avait de l’or
39Il avait aussi de l’argent
40L’or et l’argent
41C’est ça que les hommes
42Et les femmes aiment12
43Le règne de Seyni Kountché ressemble, dans sa description, à celui d’Amirou Agaysa, alors que ce dernier vivait à l’époque précoloniale. Leurs « royaumes » ne connaissaient ni la misère ni la famine ; au contraire, ils vivaient dans l’abondance : abondance de bétail dans le monde précolonial et abondance de richesses souterraines dans le monde postcolonial. Or, cette « chance », portée à leurs « royaumes » respectifs et qui légitime encore aujourd’hui leur règne et celui de leurs descendants, se justifie – selon le jasare – par leur origine commune : tous deux ont pour ancêtre premier Mali Bero. La hiérarchie sociale actuelle, malgré les bouleversements dus à la colonisation, trouve donc son fondement dans le passé. Et cette ascendance proclamée publiquement par le jasare permet de distinguer le noble du non-noble, puisque seul le premier possède une histoire et une généalogie connues. C’est pourquoi, pour gagner du crédit, certains hommes politiques modernes, membres d’un gouvernement démocratique ou non, mais enfants de captifs, s’inventent, avec la complicité d’un jasare, une généalogie prestigieuse. Je possède même un récit dédié à un ancien homme politique influent que plusieurs sources fiables définissent comme un descendant de captif. Non seulement le jasare le relie par une généalogie contestée à un clan prestigieux, mais il fait également de lui un héros quasi mythique (notamment en mentionnant un événement extraordinaire juste après sa naissance). Or, si la citation de leur nom dans une généalogie va de soi pour les princes, seuls ceux qui ont accompli des actes extraordinaires possèdent leur propre récit. En « créant » un récit pour un descendant de captif, le jasare fait donc de celui-ci un noble parmi les nobles et le rend crédible dans son rôle de dirigeant. Car si un ancêtre transmet potentiellement son pouvoir à sa descendance, c’est non seulement un statut social qu’il donne en héritage, mais également des qualités reconnues et nécessaires à l’exercice du pouvoir. Cela implique que « les “anciens captifs” membres de la classe au pouvoir ne peuvent que se cantonner dans les seconds rôles (ceux qui, n’exigeant pas de paraître, ne font pas appel à un capital symbolique) ou travestir leur origine et s’inventer une ascendance libre »13. Et Jean-Pierre Olivier de Sardan de conclure : « Au sein de la classe dirigeante, les anciens captifs ne peuvent donc jamais assumer leur condition d’origine, et participent ainsi, par leur silence ou leurs reniements, à l’étouffement du problème, et à la perpétuation de l’idéologie “esclavagiste”, servie au mieux par la discrétion : le non-éclatement des contradictions idéologiques (entre les préjugés courants et le langage public ; entre ces survivances et l’idéologie moderniste officielle) est la garantie de la reproduction des stéréotypes anciens. »14
44Comme les exemples de travestissement social le montrent, le besoin d’ostentation n’est pas l’apanage de la noblesse, mais il est indissociable du pouvoir. C’est pourquoi le jasare a trouvé dans les sphères dirigeantes modernes des protagonistes qui ont besoin de ses services pour être reconnus : hommes politiques, bien sûr, mais aussi riches commerçants ou hommes d’affaires qui ont pu s’élever suite à la colonisation sans nécessairement être issus de la noblesse. La « honte » reste de mise, et les hommes de pouvoir, pour se faire connaître tout en restant socialement crédibles, ont – plus que jamais -besoin des jasare dans une société où la médiatisation est essentielle. Par conséquent, « la pérennité du griot n’est pas “accident fortuit”, ni “inertie paralysante du passé”, mais l’expression des structures sociales »15. Les jasare n’ont pas pour autant quitté le cercle de leurs « mécènes » traditionnels, mais ils l’ont agrandi, afin de s’adapter aux nouvelles donnes de la société. Jeliba Baje, un grand jasare zarma, participe ainsi aux cérémonies tant chez des chefs traditionnels que chez des hommes politiques importants. Toutefois, lorsqu’il établit son programme, il privilégie toujours les membres de la famille princière à laquelle il est particulièrement lié.
45Dans une société qui n’est pas épargnée par la mondialisation, les acteurs modernes et traditionnels de la société politique et économique nigérienne ont un important besoin de prestige, car ces deux mondes s’affrontent, comme en témoigne un vieux noble de Ndounga, Zibbo Wounteyni : « A l’époque, nous [les nobles] étions dans nos champs. Ils [les jasare] suivaient les vrais Zarma, pour leur dire leurs ancêtres. Ces derniers leur donnaient de quoi vivre. [...] Ce que le Zarma ne peut pas dire, il appelle un jasare et c’est lui qui le dit. Celui-ci dit ce qu’il a entendu. Cela n’existe plus aujourd’hui, parce que le jasare loue le captif aux dépens du noble. Le jasare abandonne le légitime au profit du bâtard. C’est la richesse qui en est la cause. Aujourd’hui, le jasare ne joue plus son rôle, tout comme le Zarma. La richesse a tout gâté. Ceux que nous connaissons, nous les gouvernions. Maintenant, ils nous frappent même. Nous restons patiemment avec notre pauvreté. [...] Parce qu’à l’époque, si dans la famille il y avait un seul riche, grâce à lui nous étions tous épargnés. Maintenant, le jasare ne voit que le riche. C’est la richesse qui a tout gâté [...]. Ils [les jasare] ne sont plus à leur place, nous ne sommes plus à notre place. A l’époque, le jasare n’avait pas d’occupation en dehors du Zarma. C’était lui son dîner, son déjeuner et son habillement. [...] A l’époque, le Zarma était son champ. [...] Avant il n’y avait pas de riche. »
46Le chef de canton ou de village doit se battre pour conserver ses fonctions et sa reconnaissance politique, menacées par la décentralisation, et doit exhiber ses origines et son prestige passé pour conserver un statut social privilégié. Les ministres ou les hommes d’affaires doivent faire leur place dans une société où les valeurs précoloniales demeurent fortement ancrées. Le jasare devient alors le support idéologique incontournable du pouvoir.
47Si la radio et la télévision sont également des supports idéologiques du pouvoir moderne, leurs dithyrambes ne concurrencent pas (encore ?) ceux des jasare16. En relatant et en louant les faits et gestes actuels des ministres et du Président, les médias modernes participent à la légitimation du pouvoir, mais n’inscrivent pas la légitimité de celui-ci dans le passé17. Ils n’obéissent par conséquent pas au système de croyance zarma, qui relie directement la qualité d’un individu à celle de ses ancêtres. Le jasare, quant à lui, procède de manière traditionnelle. Il justifie le pouvoir comme un fait de nature : le ministre est ministre, car il a toutes les qualités d’un chef, héritées de son père et de ses ancêtres. Le chef moderne est alors décrit comme le descendant des grands guerriers et chefs de l’époque précoloniale.
48Reprenons l’exemple du récit de Seyni Kountché raconté par un jasare zarma18. Ce dernier conclut son récit par l’énumération des ancêtres du président nigérien jusqu’à ses origines ultimes, Mali Bero, le père de l’aristocratie zarma :
49Le général Seyni Kountché
50C’est un Zarma qui l’a engendré
51Zarmakoy Kountché
52Et Zarmakoy Soumayla
53Et Zarmakoy Hassane
54Et Zarmakoy Siddo
55Siddo Karanta
56Kountché Karanta
57Hassane Karanta
58Karanta Gabay
59Issifou Gabay
60Tchimsi Gabay
61Dari Gabay
62Amina Gabay
63Gabay est le fils de Mahamman
64Mahamman aussi est le fils de Alzou
65Alzou aussi est le fils de Waysi
66Sousou aussi est Tchimiya Beeri et Tchimiya Kayna
67Tchimiya Kayna et Tchimiya Beeri
68Ils sont fils de Golma
69Golma aussi est le fils de Sanda
70Sanda aussi est le fils de Mali [Bero]
71Ce sont les ancêtres de Seyni Kountché
72Le général Seyni Kountché
73Tout ce qu’il a fait
74Sur la terre
75Il l’a hérité
76Auprès de son grand-père Karanta
77C’est ainsi qu’il fait
78Son père qui est
79Siddo Karanta
80C’est ainsi qu’il fait
81Son père qui est Hassane Karanta
82C’est ainsi qu’il fait
83Son père qui l’a engendré qui est Kountché Karanta
84C’est ainsi qu’il fait
85C’est pour ça que les jasare disent
86La gazelle ne court pas
87Alors que son fils croise les pattes et se traîne par terre
88Si tu vois que quelqu’un est valeureux
89C’est son père qu’il a suivi
90S’il est vaurien
91C’est son père qu’il a suivi
92Ceci
93Est Seyni Kountché19
94En concluant son récit par une généalogie qui rattache le président, héros du récit, à l’ancêtre premier des Zarma, le narrateur établit un lien entre passé (Mali Bero) et présent (Seyni Kountché), un lien que l’énumération des qualités du président, tout au long du récit, ne fait que renforcer. Les actes de Seyni Kountché l’inscrivent alors dans la lignée des héros zarma dont il est le parent.
95En fait, dans la société zarma, il s’agit de montrer à la société que l’on est noble, chef, riche ou puissant. Et cette démonstration n’est valable que sous la forme d’une proclamation publique, d’une commémoration : « Si je suis riche, je mets ma richesse en jeu, je l’étale. Si je ne possède rien, je mets mon honneur – ma personnalité ou ma noblesse – en jeu. L’essentiel, c’est d’être reconnu comme tel et honoré par la société »20. Une véritable compétition sociale s’engage alors entre gens de statut identique ou différent autour de la générosité accordée au jasare et aux autres griots. Des descendants de captifs aujourd’hui très riches récompensent généreusement leurs courtisans griots et s’achètent, en quelque sorte, un statut, car la générosité est une qualité noble. Bien des princes ne peuvent rivaliser et se trouvent délaissés par leurs griots : « Avant, au cours d’une manifestation, les griots allaient vers les nobles, alors que maintenant c’est vers celui qui a de l’argent qu’ils vont [quel que soit son rang social] », selon les dires d’un jeune noble de Niamey.
96Parallèlement, de nouveaux griots – sans connaissances généalogiques ni éthique – prolifèrent. Leurs dithyrambes ont un ancrage généalogique faible : ils ne citent généralement qu’un nom de clan, qui n’est souvent pas celui du destinataire. Ainsi les ai-je souvent entendus appeler « Mayga » une personne riche d’origine non noble mais venant de la région soηay, alors que ce nom de louange est traditionnellement réservé aux seuls descendants d’Askya Mohammed, fondateur de la dynastie soηay des Mayga. Le reste de leurs dithyrambes consiste généralement en une simple énumération, sans fioritures, de qualités – ou de défauts si la personne ne se montre pas généreuse envers eux. Toutefois, malgré le mépris des gens pour ce genre de griots, ils finissent généralement par les récompenser de peur d’être ignorés ou surtout dénigrés publiquement.
97Dans la société actuelle, cette tendance à l’ostentation n’est pas près de disparaître, car tous – représentants de la société précoloniale ou moderne -ont besoin de se mettre en valeur et de justifier leur position sociale. En outre, plus un individu se sent dévalorisé par les hiérarchies officiellement reconnues par la société, plus il aura tendance à l’ostentation. Ainsi le griotisme « apparaît comme [une] technique de validation et de confirmation d’un statut, ou d’une origine »21. Ce qui compte, c’est ce que la société pense d’un individu : l’opinion publique devient l’épreuve de vérité qui cautionne ou discrédite ouvertement un personnage.
Le revers de la médaille : le jasare prend le pouvoir
98Cette relation que le puissant entretient avec le jasare lui offre des avantages, mais n’est pas sans contrepartie. En effet, pour que le jasare puisse diffuser l’idéologie propre à la noblesse, le puissant doit lui déléguer, l’espace d’un instant, sa parole, afin d’entendre, de la bouche d’autrui, le récit glorieux de ses origines. Mais le jasare, en assumant cette parole, s’empare également du pouvoir au sein de la situation d’énonciation. Dans cet espace de parole qui lui est octroyé, il peut s’arroger le droit de tout dire : il peut construire, confirmer ou défaire une réputation. C’est là un moyen de pression extraordinaire sur le personnage noble : il taira cette inversion des rôles et les points faibles du noble en échange de sa générosité.
99Lors de mes divers séjours au Niger, j’ai accompagné Jeliba Baje dans ses déplacements et suivi ses prestations. J’ai également eu la chance d’être initiée à ses techniques discursives lors de séances d’apprentissage qu’il m’a prodiguées comme il l’aurait fait à un jeune jasare. Cette expérience, associée à une analyse linguistique pragmatique d’une vingtaine de discours, m’a permis de mettre en évidence un rapport de force dans l’interaction entre le locuteur-jasare et son destinataire-noble.
100Le jasare construit, en effet, son discours en constante interaction avec son auditoire. S’il s’adresse principalement à un destinataire spécifique (l’« homme de la journée » : le marié lors d’une cérémonie nuptiale, le père du nouveau-né lors d’un baptême, le nouveau chef lors d’une intronisation, etc.), il n’hésite pas à louer d’autres personnes selon l’importance des dons que celles-ci lui font. Ainsi, dans un appel d’ancêtres (kaayi ceeyaη) adressé à un prince de Liboré, Jeliba Baje loue tout à coup un prince d’un canton zarma voisin qui vient de lui faire un don. Il fait même mine de commencer la généalogie de celui-ci. Ce faisant, il amorce une relation de compétition qui pousse chaque noble présent à se montrer plus généreux que les autres. Si cette stratégie ne fonctionne pas toujours, elle est le fondement du discours du jasare. Parce qu’il peut s’adresser à d’autres nobles, le jasare affirme sa liberté. Or, cette liberté fait son crédit, et, par conséquent, celui du noble ; puisque le jasare n’est pas obligé de venir aux cérémonies, sa seule présence témoigne de la valeur du noble et de sa famille. Jasare et noble sont donc « indissolublement » liés : le jasare a besoin du noble pour subvenir à ses besoins et le noble dépend du jasare pour être reconnu.
101Mais la mise en concurrence n’est pas le seul « moyen de pression » utilisé par le jasare pour agir sur le noble. Tout au long de son discours, il instaure un rapport de force entre son destinataire et lui. En effet, derrière la louange transparaît toujours une menace implicite : le jasare, par des formules en apparence bénignes telles que « Les jeunes mariés sont nombreux, ce sont leurs actes qui les différencient »22, incite le destinataire à se conformer à sa volonté. En prononçant ce proverbe, le jasare déclare au marié qu’il n’est pas le seul noble qui se marie et que s’il veut sortir du lot, il lui faut agir en conséquence. Or, la seule action immédiate possible durant le mariage est le don. Le noble est par conséquent invité à faire preuve de générosité ; s’il n’obtempère pas, il fait mentir le jasare, et discrédite l’ensemble de la louange. Agir conformément à ce que demande le jasare, c’est donc prouver que l’éloge est vrai, et, au-delà, prouver sa noblesse.
102Dans certains témoignages, les jasare parlent ouvertement de prise de pouvoir sur le noble et mettent ainsi leur puissance (qui réside dans leur maîtrise de la parole) en évidence. Or, la parole – disent les proverbes – est flèche ou feu ; elle est puissante, irréversible, et rien ne peut l’arrêter ; ses effets dévastateurs peuvent de surcroît s’étendre au-delà de toute attente. Derrière la métaphore, on perçoit le danger réel contenu potentiellement dans toute parole proférée, et le pouvoir extraordinaire du locuteur qui la maîtrise. Arme ou outil de construction, la parole, dans une telle conception, doit donc être maniée avec précaution ; elle est un instrument de puissance pour qui en maîtrise la force.
103Dans les représentations zarma, toute parole touche l’homme au plus profond de son âme : elle pénètre en son cœur, siège même de ses émotions et de sa pensée. Ce « trajet métaphorique » montre le pouvoir que les Zarma accordent à la parole, qui peut se transformer en un véritable cheval de Troie. En effet, seul le lakkal, terme polysémique qui peut ici être assimilé à la raison ou au jugement, permet au destinataire de réduire à néant les effets d’une mauvaise parole ou d’empêcher le locuteur d’en proférer une. Or, Jeliba Baje dit s’emparer de la raison du noble lorsqu’il profère ses discours : « On commence par ce qui énerve le chef, car celui-ci étant préoccupé, il faut d’abord que le jasare prenne le “lakkal” du chef pour après le distraire. [...] Tu es le seul à avoir le pouvoir, c’est toi qui commandes. Tu fais les va-et-vient. Tu le grondes. Tu lui dis ses ancêtres. Ce qu’ils ont fait. Tu remarques qu’il baisse la tête jusqu’au moment où tu lui dis “Que Dieu te bénisse Amirou”. »
104La formulation « prendre le lakkal » prête certes à confusion, puisqu’elle signifie aussi bien « captiver l’attention » – et par là contrôler la situation de communication – que « s’emparer du pouvoir » de l’autre. La réalité se situe probablement à mi-chemin. Quoi qu’il en soit, le doute subsiste toujours sur le pouvoir véritable du jasare. Le noble, en réaction aux discours du jasare, donne, en effet, de grosses sommes d’argent – on parle de familles qui se seraient ruinées pour un jasare – et exprime ses émotions par des tremblements qui peuvent s’apparenter à une transe. C’est ce que décrit Amirou Kirtachi : « Quand un jasare me fait ma généalogie, je me sens comme possédé comme ceux des fêtes de possession et je me mets à trembler, c’est une telle émotion que je sens que je suis dans un état second. » Quant à Saley Alzouma, prince de Tonkobangou, il met en évidence l’état d’excitation extrême provoqué par les discours du jasare : « Avant, si on faisait l’appel d’ancêtres devant le fils du chef, il risquait même d’y avoir des bagarres, car les gens étaient tellement excités qu’ils pouvaient faire des dégâts. »
105Mais cette « prise de contrôle » du jasare sur le noble se passe toujours d’une manière extrêmement codifiée et dans un cadre bien précis. La réaction du noble apparaît donc comme une réaction stéréotypée à une parole ritualisée. Le don, les tremblements ou les manifestations de courage sont des réactions adéquates à la parole du jasare ; ils sont les signes de noblesse que chacun attend d’un véritable noble. Cet échange de pouvoir apparaît donc comme un jeu auquel le noble accepte de participer : paradoxalement, c’est ainsi qu’il se montre digne du pouvoir qu’on lui reconnaît. Si le noble refusait de se plier à ce cérémonial, le jasare ne ferait pas ses louanges et il perdrait une grande part de son crédit. Nous assistons donc là à un échange symbolique au cours duquel le jasare fait don de la réputation au noble qui le récompense par une « marque d’allégeance », mais celle-ci ne dure que le temps d’un discours.
106Dans certains récits, les jasare vont jusqu’à montrer ce rapport de force. Ainsi, dans le récit de Hamma Bodeejo Paate, le narrateur, dans un premier temps fidèle aux représentations conventionnelles de sa fonction, parsème, par la suite, son récit de petites inversions de pouvoir. Il va même mettre en scène un marchandage qui amène le jasare à obtenir la vie de Hamma Bodeejo Paate. Par sa science de la parole et sa connaissance de la psychologie du noble, le jasare renverse alors la relation de pouvoir. Et ce récit n’est pas un cas isolé. Dans le récit de Fooni Dan Kolman, c’est un grand guerrier soηay qui doit racheter sa vie auprès d’un jasare-voyageur après un combat verbal. La relation noble/jasare est donc complètement inversée, à l’image de la relation de dépendance : le jasare, normalement à la charge du noble, possède la vie de ce dernier. Il apparaît alors, dans les récits qu’il raconte, comme un personnage social incontournable.
107Cependant, pour que le noble reste le véritable héros du récit, le narrateur jasare équilibre subtilement la mise en scène de ses narrations. Afin de valoriser le noble, il se représente conformément aux attentes sociales, tout comme il représente les nobles conformément à la conception commune : il reprend, dans ses récits, les stéréotypes que lui attribuent les nobles. Parallèlement, le jasare parsème ses récits d’éléments subversifs en démontant les mécanismes de sa puissance. C’est ainsi qu’il avertit les nobles, ses auditeurs, de son pouvoir et leur enjoint de respecter le « pacte social » qui les lie. Il insiste alors sur la composante métaphysique de ce pouvoir en s’attribuant une force occulte : d’une part, il se présente sous la forme d’une sorte de « prêtre » du culte des ancêtres dans la mesure où ses appels d’ancêtres (kaayi ceeyaη) apparaissent, dans un des récits (Askya Mohammed), comme les vestiges d’un culte des ancêtres ; d’autre part, le jasare se décrit comme le « gris-gris » du guerrier qu’il accompagne (Bubu Ardo Galo). L’air musical qu’il joue et les louanges qu’il profère apparaissent d’ailleurs comme un « stimulant » qui rend le héros invincible. Un informateur de Jean Rouch décrit d’ailleurs le jasare comme une arme. Selon lui, il est, en effet, le seul qui peut provoquer la colère nécessaire à la guerre23. Le jasare apparaît donc non seulement comme le maître de la parole, mais également comme le maître des émotions du noble.
Conclusion
108Au premier abord, l’étude des relations entre jasare et nobles peut apparaître comme un sujet passéiste. Mais il prend une tout autre dimension lorsqu’on découvre que les jasare sont employés par les puissants d’aujourd’hui pour asseoir leur pouvoir. Cette récupération s’explique entre autres par l’existence de pratiques traditionnelles, par l’idéologie esclavagiste et celle de l’ostentation, qui placent les jasare au cœur du politique, alors qu’ils sont aujourd’hui globalement dévalorisés. Le jasare n’est donc pas un « simple » amuseur public, comme certains aimeraient à le faire croire, mais un instrument du pouvoir, car il est celui par qui se construit le prestige d’un individu.
109Mais cette proclamation a un prix : alors qu’il est l’inférieur du noble dans la hiérarchie zarma, le jasare renverse, le temps d’un discours, la situation et prend le pouvoir sur le noble. En échange des services du jasare, le noble accepte ce « chantage » et se plie au modèle dispensé par celui-ci. Mais la prise de pouvoir par le jasare reste discrète : tout en parsemant ses discours d’éléments subversifs qui démontent les mécanismes de la puissance, le jasare loue le noble (et le puissant) et légitime, par sa louange, la position sociale privilégiée de ce dernier. Ainsi, tandis que le noble garde son pouvoir apparent, qu’il l’affiche même ou plutôt le fait afficher par le jasare, ce dernier s’engage à taire le sien, tout en maintenant cependant son vis-à-vis sous la menace d’une éventuelle révélation de la « supercherie ». Il prend, par conséquent, ses auditeurs à son piège. Venus écouter leurs louanges, ils entendent la valorisation du jasare et du « pacte social » qui le lie aux nobles. Ils doivent par conséquent se montrer généreux à la fin de la narration et suivre les modèles de comportement proposés par le jasare.
110Cet exemple de « réinterprétation idéologique » n’est pas un cas isolé dans la société zarma. Ainsi peut-on remarquer le curieux attrait qu’exerce la charge de chef de canton sur les hommes politiques modernes en fin de carrière : ceux qui sont de famille princière n’hésitent pas à briguer la chefferie de leur région (deux anciens ministres sont par exemple devenus chefs de canton : Garba Sidikou, à Kouré, et Omar Diallo, à Tamou). Il semblerait que la réelle consécration politique s’inscrive dans les structures « traditionnelles » du pouvoir : bien qu’assujetti au gouvernement, le chef de canton reste un modèle de reconnaissance sociale.
111C’est à travers les phénomènes dits « traditionnels » que l’on pourra pleinement saisir les enjeux politiques d’aujourd’hui. L’étude des jasare et de leurs relations avec les « chefs » traditionnels et modernes est un exemple des relations de clientélisme au sein du pouvoir « traditionnel » et moderne, et reflète alors l’oscillation du peuple zarma (voire même nigérien dans son ensemble) entre tradition et modernité.
Bibliographie
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10.1515/9783111639499 :Diawara Mamoudou, « Le griot à l’heure de la globalisation », Cahiers d’études africaines, n° 144, vol. XXXXVII-4, 1996, pp. 591-612.
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Ousseïni Abdou, Essai d’interprétation des aspects ostentatoires et ambivalents dans la problématique du griot. Contribution à l’étude de la pérennité et de la prolifération actuelle des griots au Niger, mémoire de maîtrise, Bordeaux, Centre d’études et de recherches ethnologiques, 1976.
Notes de bas de page
1 Cette présentation s’inscrit en marge de ma thèse portant sur l’analyse linguistique des discours de jasare (« Quand un discours m’exalte... » Approche ethnolinguistique des discours de jasare [Zarma, Niger]). J’ai passé, depuis 1994, plus de deux ans au Niger, où j’ai eu la chance de pouvoir travailler en étroite collaboration avec le milieu des jasare, et tout particulièrement auprès de Jeliba Baje, un des derniers grands jasare zarma, qui m’a donné accès à son savoir et que j’aimerais remercier chaleureusement ici ; j’ai pu ainsi enregistrer plus de 300 discours de jasare.
2 Jean-Pierre Olivier de Sardan, Les sociétés songhay-zarma (Niger-Mali). Chefs, guerriers, esclaves, paysans..., Paris, Karthala, 1984, p. 27.
3 Ibid., p. 29.
4 Ibid., p. 98.
5 Sory Camara, Gens de la parole. Essai sur la condition et le rôle des griots dans la société malinké, Paris, Karthala, 1992, p. 178.
6 Pour les nobles uniquement.
7 Sory Camara, op. cit., p. 176.
8 Mamoudou Diawara, « Le griot à l’heure de la globalisation », Cahiers d’études africaines, n° 144, vol. XXXXVII-4, 1996, p. 592.
9 Jean-Pierre Olivier de Sardan, op. cit., pp. 285-286.
10 Il s’agit d’un interdit familial dans la mesure où il existe des exceptions : la femme esclave peut « devenir concubine (wahay) d’un homme libre, mais en ayant été préalablement rachetée, sa “liberté” étant conditionnelle : il faut qu’elle mette des enfants au monde. Ceux-ci seront libres. Les enfants d’une wahay ont donc une lignée paternelle, celle de leur père noble, et pas de lignée maternelle, car la wahay n’a d’autre existence sociale que celle que lui donne son “mariage” et sa maternité » (ibid., p. 33). Par contre, le mariage entre une femme noble et un homme captif est impossible.
11 Amiiru Agaysa / A na nga zabana te / Liboore Tonko-bangu / Han kaη hane a ga ti baafuna / Liboore mana kani-haway / A mana foy haray / Liboore mana banji / Wangu mana a ηwa / Han din hane Liboore / Boro si ni haw me bay / Boro si ni feeji me bay / Agaysa (Jeliba Baje, Amirou Agaysa [recueilli par Sandra Bornand], 1998)
12 Han kaη hane a ga ti baafuna / Han din hane / Niizer mana banji / Nizeer mana haray / Han kaη hane a ga ti baafuna / Nizeer mana koy fay / Han kah hane zeneraal Seyni Kunce ga ti baafuna / Nizeer te wura / A te mo nzarfu / Wura nda nzarfu / Nga no alborey / Nda wayborey ga ba (Jeliba Baje, Seyni Kountché [recueilli par Sandra Bornand], 2000).
13 Jean-Pierre Olivier de Sardan, op. cit., p. 205.
14 Ibid.
15 Abdou Ousseïni, Essai d’interprétation des aspects ostentatoires et ambivalents dans la problématique du griot. Contribution à l’étude de la pérennité et de la prolifération actuelle des griots au Niger, mémoire de maitrise, Bordeaux, Centre d’études et de recherches ethnologiques, 1976, p. 5. Par « structures sociales », Abdou Ousseïni entend la division de la société en nobles et non-nobles, qui subsiste encore aujourd’hui, et le besoin pour les premiers de justifier leur domination sur les autres.
16 « Au lendemain des indépendances politiques, les références sociales tendent à être évanescentes. Pour les nouveaux parvenus, on s’invente, ou on se fait inventer une identité. Quant aux familles de vieille souche, elles s’ingénient à lutter contre l’oubli en rappelant ou en se faisant célébrer leurs origines. La radio devient donc une aubaine pour se dire ou se faire dire » (Mamoudou Diawara, op. cit., p. 600). Cette remarque, qui concerne le Mali, n’est pas valable pour le Niger ou les radios ne diffusent que très peu de récits de jasare (il s’agit toujours de récits « classiques ») si ce n’est sous la forme de très courts extraits servant à introduire une émission. La radio n’y est donc pas utilisée pour diffuser cette forme de « survivance idéologique ».
17 Il serait intéressant d’analyser les rapports entre presse et pouvoir, afin de voir s’il existe également une prise de pouvoir, le temps du discours (l’éditorial par exemple), du locuteur (le journaliste) sur le destinataire principal (l’homme politique). Cette analyse n’a malheureusement pas pu être réalisée ici, mais devrait faire l’objet d’un prochain article.
18 Jeliba Baje, Seyni Kountché, op. cit.
19 Zeneraal Seyni Kunce / Zarmakoy mo ga a hay / Zarmakoy Kunce / Nda Zarmakoy Sumeyla / Nda Zarmakoy Hasan / Nda Zarmakoy Siddo / Siddo Kaaranta / Kunce Kaaranta / Hasan Kaaranta / Kaaranta Gabay / Isifu Gabay / Cimsi Gabay / Daari Gabay / Amina Gabay / Gabay mo Mohammadou ize no / Mohammadou mo Alzu ize no / Alzu mo Waysi ize no / Suusu mo Cimiya Beeri nda Cimiya Kayna / Cimiya Kayna nda Cimiya Beeri / Ngey mo Golmayzeyaη no / Golma mo Sandayze no / Sanda mo Maali [Beero] ize no / Wo ga ti Seyni Kunce kaayey / Zeneraal Seyni Kunce / Hay kulu kaη a te / Ndunnya boη / Kulu a na a tubu no / Kaayo kaη ti Kaaranta Gabay / Ya din no a gate / Baabo kaη ti / Siddo Kaaranta / Ya din no a gate / Baabo kaη ti Hassan Kaaranta / Ya din no a gate / Baabo kaη na hay kah ti Kunce Kaaranta / Ya din no a ga te / A se no jasarey ga ne / Jeeri wo si zuru / Izo ma ce koli gafanaka / Da ni di bora te albarka / Baabo no a gana / Da a tefurku / Baabo no a gana / Wone / Nga ga ti Seyni Kunce.
20 Abdou Ousseïni, op. cit., p. 36.
21 Ibid., p. 53.
22 Aru-hiijey ga ba i teegoyey no ga i fayanka.
23 Ce système ressemble à la sorcellerie, qui est également indispensable à la victoire. Le vainqueur est alors celui qui dispose des meilleurs « médicaments » ou/et du meilleur jasare.
Auteur
Ethnolinguiste; attachée au LLACAN (Langage, langues et cultures d’Afrique noire), CNRS (Paris).
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