VI. La protection des intérêts indirects des actionnaires
p. 191-202
Texte intégral
1Nous avons déjà relevé qu'une société peut bénéficier de la protection diplomatique de son Etat national1. C'est admettre implicitement la possibilité pour elle d'être titulaire de droits différenciables de ceux de ses membres.
2La question de savoir si ces droits sont des “droits acquis” se décide d'après la législation de l'Etat défendeur. Or, la majorité des droits internes oppose les droits que la société possède en propre aux droits personnels2 des membres. Les premiers appartiennent à la société et ne constituent de ce fait que des intérêts “indirects” des membres ; les seconds appartiennent en propre à ceux-ci et sont pour eux des droits acquis. L'Etat national des membres peut exercer la protection diplomatique en faveur de ceux-ci si leurs droits personnels ont été touchés ; s'agissant des intérêts “indirects”, on verra que pareille intervention n'est possible qu'à certaines conditions.
3Nous examinerons en premier lieu à quelles conditions la protection diplomatique d'actionnaires étrangers doit obéir avant d'aborder le problème des ruptures de continuité de l'identité du titulaire du droit. Le premier point se rapporte à la question de savoir dans quelle mesure le droit international protège des intérêts que l'ordre juridique interne tient pour des intérêts “indirects” ; cette interrogation comme telle ne pose pas d'emblée la problématique de la continuité3. Le second point, lui, concerne l'hypothèse dans laquelle la société disparaît juridiquement, circonstance susceptible d'engendrer un transfert du droit fondant la réclamation internationale. On se situe cette fois au centre du problème de la continuité. A ce propos, il y a lieu de souligner que c'est évidemment dans le cadre des sociétés anonymes que le risque de ruptures est le plus élevé. En effet, les changements d'actionnaires y sont fréquents, les actions circulant en général facilement même entre personnes de nationalités différentes. Les chances que certains actionnaires possèdent une nationalité différente de celle de l'entité s'en trouvent multipliées. Au demeurant, les nombreuses ventes d'actions rendent difficile sinon impossible la détermination de la nationalité de chacun des titulaires successifs aux fins de vérifier la continuité, comme en témoigne l'exemple des groupes multinationaux de sociétés4.
4Notre analyse se centrera sur les sociétés de capitaux et plus particulièrement sur les sociétés anonymes (SA)5.
1. La protection diplomatique des actionnaires d'une société existante
5Si la société continue d'exister après la commission de l'acte illicite, c'est normalement son Etat national qui pourra exercer la protection diplomatique. Cependant, le droit international dote l'Etat national des actionnaires étrangers6 de la même faculté dans certaines circonstances.
a) La société possède la nationalité de l'Etat défendeur
6Dans ce cas, la personne morale ne saurait requérir l'intervention de son Etat national pour défendre ses intérêts puisque c'est précisément cet Etat qui a porté atteinte à ceux-ci. On rappellera, sur ce point, que le droit international n'est en principe pas concerné par les rapports entre un Etat et ses propres ressortissants.
7A quelles conditions la pratique internationale soumet-elle l'intervention de l'Etat national ou des Etats nationaux des actionnaires7 ?
8L'une des premières décisions traitant de ce problème fut celle rendue dans la cause Ruden & Cie8 (MCC américano-péruvienne créée par la Convention du 4 décembre 1868). Il ne s'agit toutefois pas d'un cas d'intervention effectuée au profit d'une SA ; Ruden & Cie était en effet une société de personnes. Les Etats-Unis avaient porté devant la Commission une réclamation d'un de leurs ressortissants, Ruden, membre d'une société de personnes créée au Pérou avec un citoyen de la Nouvelle-Grenade. Comme le surarbitre n'alloua une indemnité que pour la part correspondant à la perte subie par Ruden, il ne fait pas de doute que la sentence consacre le droit de l'associé9 (la société, d'ailleurs, n'était pas américaine).
9Pour les SA, le point de départ de la pratique est à rechercher dans la célèbre affaire du Chemin de fer de la baie de Delagoa10 (Tribunal arbitral créé par le Protocole du 13 juin 1891 signé par les Etats-Unis, la Grande-Bretagne et le Portugal, Etat défendeur).
10Un Américain, McMurdo, avait obtenu une concession pour construire et exploiter une ligne de chemin de fer dans le Transvaal, à condition de créer une société portugaise. La concession devait appartenir à cette entité, mais McMurdo en détenait la totalité des actions. Se trouvant en proie à des difficultés financières, il transféra actions et obligations de sa société à une personne morale anglaise, puis prit dans celle-ci une participation quasi totale. L'annulation de la concession par le Gouvernement portugais ainsi que la mainmise sur le chemin de fer provoquèrent l'intervention conjuguée, chacun dans la mesure de son intérêt, des Etats-Unis et de la Grande-Bretagne.
11La décision elle-même n'est pas nette quant à l'existence du droit de l'Etat national de protéger les actionnaires possédant sa nationalité11. Le Tribunal ne pouvait en effet décider de la question de la légitimité du droit d'intervention au profit des actionnaires (dans un obiter dictum, d'ailleurs, il contesta l'existence de ce droit). Mais l'interprétation de la sentence donnée par la suite a sans conteste contribué à la formation d'une opinio juris allant dans ce sens12.
12La principale affaire responsable de ce phénomène est l'affaire de l’El Triunfo13 (Commission arbitrale ad hoc créée par le Protocole du 19 décembre 1901. Décision du 8 mai 1902, Etats-Unis c. Salvador). L'El Triunfo Co., Ltd., était une société salvadorienne contrôlée par une personne morale américaine. Au bénéfice d'une concession octroyée par le Gouvernement salvadorien, elle exploitait la navigation à vapeur le long des côtes salvadoriennes. A la suite d'agissements illégaux de certains membres de la société appuyés par le Gouvernement salvadorien, l'entité échappa au contrôle américain et tomba en faillite quelque temps plus tard. L'intervention des Etats-Unis en faveur des actionnaires américains fut accueillie par le Tribunal arbitral sur la seule base d'une référence à l'affaire de la Baie de Delagoa :
“We have not discussed the question of the right of the United States under international law to make reclamation for [the] shareholders in El Triunfo Company, ... for the reason that the question of such right is fully settled by the conclusions reached in the frequently cited and well-understood Delagoa Bay Railway Arbitration.”14
13Sur les conditions auxquelles doit obéir la protection ces actionnaires, on peut rapporter l'affaire de la Deutsche Amerikanische Petroleum Gesellschaft15 (Commission arbitrale créée par l'Accord spécial du 7 juin 1920, Etats-Unis c. Commission des réparations).
14En résumé, les Etats-Unis demandaient réparation pour un préjudice ressenti “par ricochet” par une société américaine en sa qualité d'actionnaire d'une entité allemande que le Gouvernement allemand avait dépossédé de ses biens en exécution de certaines obligations découlant du Traité de Versailles.
15La Commission nia la prétendue analogie entre cette situation et celles des affaires de la Baie de Delagoa et El Triunfo. Pour elle, les sociétés avaient été dans ces cas dans l'incapacité d'agir, ce qui avait justifié les démarches entreprises par les Etats nationaux des actionnaires qui, d'ailleurs, étaient intervenus pour le compte de l'entité elle-même16. La Commission rejeta donc la réclamation ; sa décision fait dépendre la protection des actionnaires de l'incapacité d'agir dans laquelle la société doit se trouver.
16Dans l'affaire de la Barcelona Traction, enfin, la CIJ a évoqué sans la résoudre la question du droit de l'Etat national des actionnaires d'exercer la protection diplomatique lorsque la personne morale possède la nationalité de l'Etat auteur de l'acte illicite. La Cour s'est bornée à dire :
“... une thèse s'est développée selon laquelle l'Etat des actionnaires aurait le droit d'exercer sa protection diplomatique lorsque l'Etat dont la responsabilité est en cause est l'Etat national de la société. Quelle que soit la validité de cette thèse, elle ne saurait aucunement être appliquée à la présente affaire, puisque l'Espagne n'est pas l'Etat national de la Barcelona Traction.”17
17La pratique semble finalement favorable à la protection des actionnaires d'une société lésée par son propre Etat national18 ; demeurent encore incertaines les conditions dans lesquelles ce type de protection est permis.
18La doctrine majoritaire reflète la même tendance, mais des divergences se font jour à propos des conditions de cette protection19.
b) La société possède la nationalité d'un Etat tiers
19On pourrait penser à première vue que les actionnaires jouissent cette fois d'une protection suffisante par l'intermédiaire de l'Etat national de l'entité, celui-ci n'étant pas l'auteur de l'acte illicite.
20Toutefois, lorsque les intérêts financiers d'une société sont entre les mains de ressortissants étrangers, l'Etat national répugne souvent à endosser la demande, estimant l'intérêt national insuffisant20. Dès lors a-t-on allégué, les actionnaires se trouvent dans une situation défavorable, comme dans l'hypothèse précédente21.
21La pratique arbitrale n'apportant pas beaucoup de lumière sur la question22, on se tournera tout de suite vers l'affaire de la Barcelona Traction.
22On se souvient que la CIJ a refusé de reconnaître l'existence d'un droit de protection à l'Etat national des actionnaires d'une société étrangère. Pour arriver à cette conclusion, la Cour a soutenu que le droit international fait référence à l'ensemble des dispositions pertinentes des différents droits internes23 ; des solutions généralement adoptées, il n'est pas possible, selon elle, de déduire l'existence de modalités de protection des actionnaires lorsqu'un dommage frappe l'entité24.
23A ses yeux, seules deux circonstances pourraient légitimer une intervention du type de celle effectuée par la Belgique :
le cas où la société a cessé d'exister, et
celui où l'Etat national de la société n'a pas qualité pour agir25.
24Nous reviendrons plus loin sur la première hypothèse26. Concernant la seconde, la Cour paraît penser que le problème de la qualité pour agir est lié à l'existence du lien de nationalité de la Barcelona Traction : la Cour vérifia d'abord que la société était bien canadienne (§§ 70-71), que cette nationalité avait été reconnue par la Belgique et que la protection diplomatique exercée par le Canada pour la société eût été possible (§ 74 et 76).
25Ni l'une ni l'autre des deux circonstances mentionnées n'existant en l'espèce, la Cour déclara irrecevable la demande27.
26La doctrine, quant à elle, est loin d'être unanime sur ce problème28.
c) Le droit subsidiaire de l'Etat national des actionnaires étrangers
27Nous allons maintenant nous intéresser à des développements émanant d'une partie de la doctrine et touchant également au problème de la continuité.
28Certains auteurs29 pensent que l'Etat national des actionnaires étrangers devrait bénéficier d'un droit d'intervention subsidiaire au cas où la société possède la nationalité d'un Etat tiers. Si l'Etat national de l'entité refuse d'endosser la réclamation, les Etats nationaux des actionnaires pourraient alors se substituer à lui dans ce rôle. Quel serait le moment de naissance de ce droit subsidiaire ? Logiquement, à l'instant où l'Etat dont relève la société renonce à intervenir en sa faveur ; mais ce moment n'est pas déterminable aisément30.
29Ce qu'on peut affirmer, c'est que ce droit subsidiaire ne peut naître que postérieurement à la date du préjudice. Serait-il donc paralysé par la règle de la continuité ?
30Pareille conclusion est inévitable si l'on admet qu'en raison du refus de l'Etat national de la société de protéger celle-ci, l'Etat national des actionnaires étrangers bénéficie d'un droit, les intérêts indirects des membres s'étant transformés en droits acquis au moment de ce refus. Une rupture de la continuité semble réalisée, le droit en cause ayant en somme été transféré de l'entité aux actionnaires étrangers. Pour échapper à l'effet de la règle de la continuité, il faudrait alors recourir à une fiction juridique, comme l'a proposé Caflisch31 ; on pourrait ainsi faire rétroagir le moment de la naissance du droit subsidiaire de l'Etat national des actionnaires à la date de la réalisation du préjudice, partant de l'idée que ceux-ci étaient déjà titulaires du droit à ce moment-là.
31Qu'en est-il si l'on considère qu'il s'agit plutôt d'une sorte de succession dans les droits d'un Etat, c'est-à-dire qu'à un certain moment, le non-exercice de son droit par l'Etat national de la société donne naissance à un droit de protection diplomatique au profit de l'Etat national des actionnaires étrangers ?
32Nous ne voyons pas comment résoudre le problème du moment de naissance du droit de l'Etat national des actionnaires.
33Quoi qu'il en soit, la CIJ a nié l'existence de ce prétendu droit subsidiaire32.
2. La protection des actionnaires d'une société éteinte
34L'hypothèse que nous allons envisager maintenant se base sur la prémisse suivante : l'extinction de l'entité est postérieure à la date de l'acte illicite. Qu'elle en soit ou non la conséquence importe peu, pourvu qu'elle lui succède dans le temps. En effet, au cas où l'atteinte aurait provoqué l'extinction de la société — fait qui se produit d'ailleurs souvent bien des années après la commission du fait illicite en raison des vicissitudes de la liquidation, — on ne saurait voir dans la fin même de l'entité un second préjudice qui léserait directement les actionnaires et s'ajouterait à la première atteinte qui, elle, aurait seulement touché leurs intérêts indirects33. Celle-ci a donc affecté au premier chef la personne morale et non les actionnaires. Par conséquent, ce n'est que lorsque la société disparaît juridiquement qu'une sorte de succession s'opère en ce sens que les droits que possédait l'entité au moment de sa fin juridique passent à ses membres34.
35Ainsi en va-t-il du droit que la société détiendrait à la suite d'un acte illicite imputable à un Etat35. Au moment du transfert du droit fondant la réclamation internationale, ceux parmi les actionnaires qui jouiraient d'une nationalité différente de celle de la personne morale apparaissent comme des victimes potentielles de la règle de la continuité. L'éventuelle intervention de leur Etat national serait en effet mise en échec par la rupture de la continuité à la date de l'extinction de l'entité.
36La pratique internationale est peu prodigue en cas illustrant cette hypothèse.
37Dans l'affaire Kunhardt & Co.36 (MCC américano-vénézuélienne créée par le Protocole du 17 février 1903), les Etats-Unis présentaient une demande au profit d'une “partnership” américaine, entité sans personnalité juridique qui possédait la majorité des actions d'une société vénézuélienne. Le Gouvernement vénézuélien avait provoqué la fin de la société vénézuélienne en révoquant la concession qui lui permettait d'exercer son activité économique.
38La Commission constata qu'au moment de la dissolution, les intérêts des actionnaires se transformaient en
“...equitable rights to proportionate shares of the corporate property after the payment of the debts”.37
39Logiquement, elle aurait dû rejeter la requête en raison de la rupture de la continuité : le préjudice avait précédé la dissolution, et la succession faisait passer le droit fondant la réclamation d'une entité vénézuélienne à des actionnaires américains. Or, ce fut un motif tout différent — qui avait trait aux droits des créanciers sociaux38 qui amena la Commission à repousser la demande. Cette affaire ne nous aide donc pas beaucoup39.
40Le problème de la continuité fut en revanche examiné dans l'affaire Flack40 (MCC mexicano-britannique, Convention du 19 novembre 1926). La Grande-Bretagne présentait une demande en faveur d'un de ses ressortissants, en s'appuyant sur les faits suivants : le père de cette personne avait créé en Grande-Bretagne une société dont les activités économiques menées au Mexique avaient été perturbées par la révolution mexicaine. En raison de ce préjudice, l'entité possédait une réclamation contre le Gouvernement mexicain. Elle fut par la suite dissoute, à une date indéterminée.
41Du point de vue de la continuité, Flack fils réussit à apporter la preuve de la nationalité britannique de la société. Par contre, il ne fut pas en mesure de fournir des documents attestant de l'allégeance britannique de son père, ni d'établir que celui-ci avait conservé sa qualité d'actionnaire de façon continue. Il ne put davantage prouver que, au moment de l'extinction de l'entité, les droits de celle-ci n'avaient pas été transmis à des personnes étrangères avant d'être finalement attribués à son père. Le droit fondant la réclamation avait-il toujours été en mains britanniques ?
42La Commission rejeta la requête au motif que
“...the permanent British nationality of the claim has not been established.”41
43Il s'agit, à notre connaissance, du seul cas d'application de la règle de la continuité de l'identité du titulaire du droit stricto sensu.
44Dans l'affaire de l'Elettronica Sicula S.p.A. (ELSI) (Etats-Unis c. Italie, arrêt de la Chambre spéciale de la CIJ du 20 juillet 1989)42, les Etats-Unis essayèrent de démontrer qu'une ordonnance de réquisition d'une usine appartenant à une société italienne, laquelle était contrôlée à 100 % par deux sociétés américaines, avait provoqué la faillite de l'entité italienne — l'ELSI — et causé par là un préjudice aux actionnaires américains. Selon l'argumentation américaine, la réquisition ordonnée par l'autorité italienne, en privant la direction de l'ELSI de la faculté de liquider elle-même la société selon un plan établi à cet effet et en empêchant de toute façon celle-ci de continuer ses activités, se trouvait directement à la base de la faillite prononcée peu de temps après, faillite suivie de la disparition finale de la société au terme d'une longue phase de liquidation.
45Du fait de la présence d'un traité protégeant différents droits et intérêts des ressortissants des deux Etats en cause, la question de l'existence, au bénéfice d'une de ces personnes, d'un droit qui serait issu d'un fait illicite imputable à l'autre pays ne devait pas s'analyser selon le droit coutumier, lequel, nous le savons maintenant, permet, à certaines conditions, à l'Etat national d'actionnaires d'intervenir au cas où la société lésée possède la nationalité de l'Etat prétendument responsable. Il fallait donc envisager le problème de l'acte illicite et de ses conséquences à la lumière de l'accord en question. Malheureusement pour nous, l'arrêt n'offre guère d'enseignements utiles relatifs à l'existence et au sort du droit fondant la réclamation internationale, la Chambre ayant conclu à l'absence de toute violation du Traité au motif que la réquisition n'avait pas constitué la “cause profonde”43 de l'insolvabilité de l'ELSI. De toute manière, même si elle avait admis le contraire, aucune rupture de la continuité n'aurait fait obstacle à la requête en l'espèce, le Traité accordant à tout le moins protection aux intérêts indirects des actionnaires possédant la nationalité de l'autre Partie Contractante.44
46En ce qui concerne la doctrine, quelques auteurs soutiennent que la disparition de la société légitime l'intervention de l'Etat national des actionnaires45. Bien plus, il a été allégué qu'une entité en liquidation est “pratiquement défunte”, “incapable d'agir”. Il faudrait donc assurer la protection des actionnaires par l'intermédiaire de leur Etat national.
47Caflisch46 et Beckett47 ont raison de souligner qu'une personne morale en cours de liquidation bénéficie d'une représentation efficace en la personne de son liquidateur. Ce n'est donc qu'à la clôture de cette procédure que peut s'opérer la succession des actionnaires dans les droits de la société48.
48Pour contrer l'effet de la règle de la continuité dans l'hypothèse où les membres étrangers de l'entité succèdent dans les droits de cette dernière au moment de sa disparition juridique, on ne dispose guère d'autre possibilité que de préconiser l'éviction de la règle. Quant à l'Etat national à investir du droit d'exercer la protection diplomatique, nous proposons, par analogie avec le cas de la succession dans les droits du défunt, la solution de l'Etat national des successeurs, à savoir celui des actionnaires étrangers49.
Notes de bas de page
1 Cf. supra, p. 103.
2 On divise les droits personnels en droits sociaux et pécuniaires. Parmi les premiers figurent, par exemple pour les actionnaires d'une SA, le droit de vote à l'assemblée générale, le droit à l'information et au contrôle ou encore le droit d'attaquer en justice les décisions de l'assemblée générale. On trouve dans la seconde catégorie le droit au dividende, le droit de souscription préférentiel ou le droit à une part de liquidation (voir Patry, Précis de droit suisse des sociétés, vol. 2, Berne, Staempfli & Cie SA, 1976, p. 195).
3 En effet, si les intérêts indirects des actionnaires bénéficient d'une protection, c'est que le droit international voit dans ces personnes des victimes originaires de l'acte illicite, lésées dans la mesure de leurs intérêts.
4 Dans ce sens, cf. Charpentier, “L'affaire de la Barcelona Traction devant la Cour internationale de Justice”, AFDI vol. 16, 1970, p. 316, et Leben, “Une tentative de perception globale : le recours à la nationalité des sociétés”, in : Goldman et Franceskakis (éd.), L'entreprise multinationale face au droit, Paris, Librairies Techniques, 1977, p. 208. Leben met l'accent sur “... l'effet perturbant des groupes multinationaux sur la procédure classique de la protection diplomatique” (ibid.).
5 Les investissements constituant le type d'activité le plus courant à l'étranger, c'est évidemment la structure de la société anonyme qui convenait le mieux. En ce qui concerne les sociétés de personnes, bornons-nous à signaler que les Etats dont elles relèvent peuvent exercer la protection diplomatique en leur faveur, comme le prouve la pratique continentale (voir Caflisch, La protection des sociétés commerciales et des intérêts indirects en droit international public, thèse, La Haye, Nijhoff, 1969, pp. 77-78).
Pour les sociétés de personnes du type “common law”, on ne saurait se montrer aussi catégorique, la solution pouvant dépendre de l'octroi de la personnalité juridique (parfois, celle-ci fut jugée nécessaire pour que l'entité pût bénéficier d'une nationalité, ibid., pp. 78-81).
6 Si les actionnaires possèdent la même nationalité que la société, l'Etat national peut choisir d'intervenir pour eux plutôt que pour elle : “qui peut le plus peut le moins” (cf. Caflisch, op. cit. note 5, p. 156 n. 10) .
7 Nous ne pouvons ici nous livrer à une analyse approfondie de la jurisprudence internationale, fort riche dans ce domaine. On pourra consulter Caflisch, op . cit. note 5, pp. 171-193 et 221-227 ; Jones, “Claims on Behalf of Nationals Who Are Shareholders in Foreign Companies”, BYIL, vol. 26, 1949, pp. 225-258 ; ou Diez de Velasco, “La protection diplomatique des sociétés et des actionnaires”, RCADI, vol. 141, 1974-1, pp. 146-162.
8 Voir Lapradelle/Politis, Recueil des arbitrages internationaux, vol. II, Paris, Pedone, 1923, pp. 589-593.
9 Du même avis, Caflisch, op. cit. note 5, p. 172. Cette solution fut confirmée par la décision prise le 2 mars 1897 par le Président des Etats-Unis, G. Cleveland, arbitre unique dans l'affaire Cerruti (Italie c. Colombie), RSA, vol. XI, pp. 377-393.
10 Moore, International Arbitrations, vol. II, pp. 1865-1899.
11 Cf. Caflisch, op. cit. note 5, pp. 176-177.
12 Cf. Caflisch, ibid., p. 177.
13 RSA, vol. XV, pp. 467-479.
14 Ibid., p. 479.
15 Décision du 5 août 1926. RSA, vol. II, pp. 777-795.
16 Cette interprétation est incorrecte, comme l'a signalé Caflisch (op. rit. note 5, p. 189). Outre la faiblesse intrinsèque de l'argument lié à l'incapacité d'agir de la société (sur ce point, voir ci-dessous, p. 207), il faut mettre l'accent sur le fait que les prétentions des actionnaires se limitaient au montant de leur quote-part dans le capital social, et n'avaient pas pour objet la totalité du préjudice infligé à l'entité.
17 CIJ, Rec. 1970, p. 48.
18 Même conclusion chez Caflisch, ibid., p. 192, et Jones, op. cit. note 7, p. 251.
19 Pour une élude complète, voir Caflisch, ibid., pp. 205-217, qui classe les auteurs favorables à la protection des actionnaires en diverses catégories, suivant qu'ils préconisent : 1) une protection inconditionnelle ; 2) une protection limitée par l'exigence d'un “intérêt substantiel” ; 3) une protection limitée par des circonstances particulières : la société doit se trouver en cours de liquidation, dans “l'incapacité d'agir” ou “pratiquement défunte”. Sur la troisième thèse, cf. ci-dessous, p. 198 ss. Voir les références et citations chez Caflisch, ibid.
20 On remarque que la théorie du “substantial interest” fonctionne surtout au niveau de la décision d'endosser la demande que prend l'Etat national ; son rôle est mineur dans le domaine de la nationalité des personnes morales (cf. toutefois, en matière d'effectivité de la nationalité, supra, p. 131).
21 Dans ce sens, voir par exemple Ohly (“A Functional Analysis of Claimant Eligibility”, in : Lillich (éd.), International Law of State Responsibility for Injuries to Aliens, Charlottesville, University Press of Virginia, 1983, pp. 294-299), qui recommande d'aller au-delà du lien de nationalité en s'appuyant sur un lien effectif, plus “fonctionnel”.
22 Voir l'étude et la conclusion de Caflisch, op. cit. note 4, pp. 223-227. La Cour elle-même n'accorde pas un grand crédit à cette pratique : “Les Parties ont également invoqué la jurisprudence arbitrale générale qui s'est accumulée au cours des cinquante dernières années. Mais dans la majorité des cas, les décisions citées se fondent sur les instruments qui établissent la juridiction du tribunal ou de la commission des réclamations et déterminent les droits pouvant bénéficier d'une protection, de sorte qu'elles ne sauraient faire l'objet de généralisations dépassant les circonstances particulières de l'espèce” (CIJ, Rec. 1970, p. 40, § 63).
23 CIJ, Rec. 1970, p. 35. Ce “renvoi” à l'ensemble des droits internes fut critiqué par les juges Gros, Op. diss., ibid., p. 272, et Morelli, Op. diss., ibid. pp. 234-235, suivis, dans la doctrine, par Caflisch ('The Protection of Corporate Investments Abroad in the Light of the Barcelona Traction Case”, Zeitschrift fur ausländisches öffentliches Recht und Völkerrecht, vol. 31, 1971, p. 172) et G. Perrin (“Les rapports entre le droit international et le droit interne”, Festschrift für Bernhard Aubin, Strasbourg, 1979, p. 116).
Caflisch et Morelli relèvent ajuste titre que le droit espagnol était seul habilité, au titre de droit de l'Etat défendeur,à décider de l'existence et de l'étendue des droits des actionnaires. G. Perrin souscrit à ces vues et ajoute que le droit canadien aurait dû s'appliquer à cette question en dernière analyse, parce que le problème de la reconnaissance d'une société étrangère se posait et que le droit espagnol lui-même renvoyait sur ce point au droit canadien (ibid., p. 120).
24 Pour une critique de la démarche et de la conclusion à laquelle aboutit la Cour, voir Fitz-Maurice (Op. diss., CIJ, Rec. 1970, pp. 77-80).
25 CIJ, Rec. 1970, pp. 43-45.
26 Voir ci-dessous, pp. 198 ss.
27 Selon la Cour, l'équité ne commandait pas non plus d'accueillir la demande belge (ibid., p. 49 (§ 94)).
28 Pour une analyse systématique de la doctrine, voir Caflisch (op. cit. note 5, pp. 230-233). On retrouvera certaines des conditions émises en relation avec l'hypothèse dans laquelle la société relève de l'Etat défendeur (voir supra, n. 19), mais, en tout état de cause, la doctrine admet moins facilement l'intervention en faveur des actionnaires lorsque la société possède la nationalité d'un Etat tiers.
29 Par exemple D. Bindschedler, “La protection diplomatique des sociétés et des actionnaires”, Revue de la société des juristes bernois, 1964, pp. 180-181, et Jones, op. cit. note 7, pp. 257-258.
30 En effet, comme l'Etat national peut endosser la demande proprio motu, on ne peut pas savoir, au cas où il tarderait quelque temps, s'il a pris la décision de ne pas l'épouser.
31 Op. cit. note 23, p. 193).
32 Dans l'affaire de la Barcelona Traction (CIJ, Rec. 1970, p. 49), la Cour a dit : “Comme le droit de protection revenant à l'Etat national de la société ne saurait être tenu pour éteint du fait qu'il n'est pas exercé, il n'est pas possible d'admettre qu'en cas de non-exercice les Etats nationaux des actionnaires auraient un droit de protection subsidiaire par rapport à celui de l'Etat national de la société”.
33 Les actionnaires apparaissent bien entendu comme des victimes originaires dans l'hypothèse où le préjudice serait constitué par l'extinction elle-même, car alors celle-ci les affecte dans leurs droits personnels (par exemple si les autorités procèdent à la radiation abusive de l'entité du Registre du Commerce, la privant ainsi de sa personnalité juridique — cf. les art. 643, al. 1er, et 746, al. 1er, du Code suisse des obligations).
Dans la pratique, il semble que l'acte illicite ait souvent été à l'origine de la disparition de l'entité (voir l'affaire Kunhardt), mais ce point demeure dans bien des cas difficile à élucider (dans l'affaire Flack, par exemple).
34 Il convient de nuancer cette affirmation en rappelant que, avant tout partage des actifs restants, les créanciers doivent avoir été désintéressés (voir supra, chapitre 5).
35 Si nous avons malgré tout traité de ce problème dans ce chapitre-ci et non dans celui qui a trait à la liquidation et l'extinction de la personne morale, c'est pour deux raisons : 1) Il est parfois impossible de savoir, en étudiant la pratique, si la société était réellement éteinte ou si elle ne se trouvait que paralysée, “pratiquement défunte” ; il valait donc mieux ne pas séparer trop rigidement ces cas. 2) Lorsque l'entité est véritablement éteinte, nous nous situons également dans le cadre de la protection des actionnaires ; dès lors, il se justifiait de rattacher cette matière à celle de la protection des intérêts indirects des actionnaires.
36 Décision de 1903. RSA, vol. IX, pp. 171-180.
37 Ibid., p. 175.
38 D'après la Commission, les créanciers possédaient un droit préférentiel par rapport à ceux des actionnaires : voir infra, p. 205.
39 Par une interprétation a contrario, on pourrait soutenir tout de même que, n'eût été cette question de priorité des droits des créanciers, les actionnaires auraient été protégés. Cette thèse est défendable en partant de la constatation qu'aucun développement relatif à la continuité ne figure dans celle décision. On ne saurait toutefois se montrer très catégorique.
40 Décision du 6 décembre 1929. RSA, vol. V, pp. 61-74.
41 Ibid, p. 63.
42 CIJ, Rec. 1989, pp. 15 ss.
43 Ibid., p. 62.
44 L'étendue exacte de la protection des actionnaires par le Traité fit toutefois problème dans cette affaire. A propos de l'interprétation de l'art. V § 1 du Traité, lequel assure aux ressortissants des Parties “la protection et... la sécurité les plus constantes pour leurs personnes et leurs biens”, la Chambre a exprimé ses doutes quant à la question de savoir si “... lorsqu'il s'agit d'actionnaires, le mot “biens” (“property”) ... s'étend[e] au-delà des actions elles-mêmes, à la société ou à ses avoirs...” (ibid., p. 64).
On peut toutefois déduire de cet extrait que la disposition mentionnée protégeait au minimum les intérêts économiques “indirects” des actionnaires.
De même, s'agissant de l'interprétation du § 2 de l'art. V, la Chambre s'est demandé si celte disposition — qui prévoit que les ressortissants d'une Partie ne peuvent “être privés de leurs biens dans les territoires de l'autre ... qu'après une procédure conforme au droit et moyennant le paiement rapide d'une indemnité réelle et équitable” — protégeait aussi les biens “... d'une société italienne en Italie dont Raytheon et Machlett [les deux sociétés américaines] ne possédaient à proprement parler que les actions” (ibid., p. 70). La Chambre jugea qu'il n'était pas nécessaire de trancher la question, vu l'absence de toute violation en l'espèce.
Pour le juge Oda, comme seule la question d'une éventuelle atteinte aux intérêts “indirects” des actionnaires se posait en l'espèce, aucune violation des droits “propres” (“direct rights”) n'ayant été selon lui alléguée, c'était à la société exclusivement — l'ELSI — que revenait le droit de se retourner contre le responsable. Ce fut d'ailleurs bien l'ELSI, puis le syndic de faillite, qui introduisirent des actions contre l'ordonnance de réquisition sur le plan interne. Comme aucune des dispositions du Traité invoquées par les Etats-Unis n'accorde expressément des droits plus étendus aux actionnaires, poursuit Oda, “[i]l n'y a ... aucune raison d'interpréter le traité de 1948 comme ayant accordé aux ressortissants ou sociétés de l'un des Etats parties possédant des actions d'une société de l'autre Etat partie des droits autres que ceux dont ces actionnaires auraient été titulaires en vertu du droit italien et des principes généraux du droit des sociétés” (ibid., pp. 88-89). Oda en conclut que seule l'ELSI pouvait apparaître, le cas échéant, comme lésée dans l'affaire ; en conséquence, c'était en faveur de la société italienne, et non au bénéfice des actionnaires américains, que les Etats-Unis auraient dû intervenir...
45 Cette opinion a été professée pour la situation où l'entité possède la nationalité de l'Etat défendeur. Cependant, certains auteurs prônent une protection absolue des actionnaires, quelle que soit la nationalité de la société (par exemple Bastid et Luchaire, Schwarzenberger ou Wengler : voir Caflisch, op. cit., note 5, p. 231 n. 57).
46 Ibid., pp. 206-207.
47 Diplomatic Claims in Respect cf Injuries to Companies”, Transactions of the Grotius Society, vol. XVII (1932), p. 191.
48 Sur le problème, en droit anglo-saxon, du transfert à titre fiduciaire du droit fondant la réclamation au “trustee in bankruptcy” ou au “liquidator”, voir supra, chap. 5.
49 Cf. suftra, p. 161. Il est évident qu'une action conjointe des divers Etats nationaux des actionnaires s'imposerait dans cette hypothèse, compte tenu du fait qu'il peut y avoir un grand nombre d'actionnaires de nationalités différentes.

Le texte seul est utilisable sous licence Creative Commons - Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International - CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Cinq types de paix
Une histoire des plans de pacification perpétuelle (XVIIe-XXe siècles)
Bruno Arcidiacono
2011
Les droits fondamentaux au travail
Origines, statut et impact en droit international
Claire La Hovary
2009