II. Le changement de nationalité par mariage
p. 97-102
Texte intégral
1Une application stricte de la règle de la continuité rend fort précaire la situation de la femme mariée, victime par hypothèse de l’acte illicite commis par l’Etat défendeur. En effet, les lois nationales contiennent des dispositions susceptibles de modifier son statut dans divers cas.
2Dès lors, la règle de la continuité a souvent empêché le redressement des droits de l’épouse dont le mariage avec un étranger avait été célébré postérieurement à la date de survenance du préjudice.
1. Législation applicable au changement de nationalité
3C’est, en principe, le droit de l’Etat concerné (lex causœ) qui est applicable.
4Dans la pratique ancienne1, ce furent essentiellement les deux normes suivantes qui entraînèrent des changements dans la nationalité de l’épouse :
51. La règle selon laquelle la nationalité de la femme suit celle de son mari. Elle a deux corollaires importants : a) en se mariant, la femme acquiert la nationalité de son époux (le plus souvent en perdant la sienne ; b) si le mari se fait naturaliser après le mariage, le statut de l’épouse suivra celui de son époux.
62. En cas de décès du mari, l’épouse réintègre sa nationalité d’origine, à certaines conditions.
7Le premier principe a perdu énormément de terrain au cours de notre siècle, à la suite de l’essor du mouvement en faveur de l’égalité des sexes, dont l’influence fut considérable2.
8C’est ainsi que beaucoup de législations actuelles prévoient que la femme conserve sa nationalité d’origine en dépit d’un mariage contracté avec un étranger3. D’autres, plus nuancées, ménagent un droit d’option en vertu duquel l’épouse peut déclarer vouloir conserver sa nationalité d’origine, quitte à devenir binationale4.
9Dans le même ordre d’idées, la Convention sur la nationalité de la femme mariée, conclue le 29 janvier 1957 sous les auspices des Nations Unies et ratifiée par plus de 50 Etats, stipule notamment que la conclusion ou la dissolution d’un mariage intervenu avec un étranger n’auront pas d’effets automatiques sur la nationalité de l’épouse. Il en est de même de la naturalisation du mari5.
10Le droit international général, lui, est appelé pourtant à jouer un rôle dans deux situations :
11a) Si le droit étatique ne fournit pas de solution au problème de la nationalité. Par exemple, dans l’affaire Lebret6 (MCC franco américaine créée par la Convention du 15 janvier 1880), la question de la nationalité d’Elise Lebret fit naître un conflit. D’origine française, cette dame avait épousé un citoyen français qui s’était naturalisé américain en 1846. Les époux résidaient depuis lors aux Etats-Unis, et le dommage dont se plaignait Mme Lebret s’était produit bien après cette date. Elle avait déclaré peu après son mariage vouloir conserver sa nationalité française, mais cette démarche n’avait pas revêtu de caractère officiel.
12La loi française stipulait que la nationalité de l’épouse devait suivre celle du mari, mais elle était muette sur la question de savoir si cette règle valait également pour le cas où le mari se faisait naturaliser après la date du mariage. Face à cette lacune et devant le silence de la loi américaine, les commissaires se référèrent à l’équité pour juger que, d’après les circonstances, on ne pouvait admettre que Mme Lebret avait conservé sa nationalité française. En tant que ressortissante de l’Etat défendeur (les Etats-Unis), elle n’avait aucun droit à faire valoir7.
13b) Si un conflit de lois produit un cas de double nationalité8. Ce cas est réglé par le droit international par l’application alternative de deux normes9 :
14– la première interdit à l’Etat demandeur d’exercer la protection diplomatique en faveur d’une personne qui posséderait aussi la nationalité de l’Etat défendeur, et
15– la seconde veut qu’on ne tienne compte que de la nationalité la plus « effective »10.
2. Ruptures de la continuité de la nationalité
16Nous pouvons classifier en trois groupes les circonstances qui sont propres à provoquer une rupture de la continuité.
17a) L’épouse acquiert la nationalité du mari par un mariage conclu postérieurement à la date de la survenance du préjudice.
18Dans l’affaire de Gennes11 (MCC germano-américaine créée par l’Accord du 10 août 1922), Mme de Gennes, citoyenne des Etats-Unis, réclamait une indemnité pour le tort que lui causait la mort de son mari, disparu en mer lors du naufrage du navire américain « Lusitania » torpillé par un submersible allemand le 7 mai 1915. Sa requête ne fut pas admise parce qu’elle avait acquis la nationalité française en épousant en 1917, bien avant la présentation de sa demande, un citoyen français.
19La plupart des autres précédents qu’offre la pratique internationale et que cite la doctrine constituent en réalité des situations où l’échec de la réclamation est à mettre sur le compte de la règle de la continuité de l’identité du titulaire du droit. En effet, très souvent, l’épouse tenait son droit d’une succession, à la suite du décès d’un parent. Sa nationalité n’avait pas subi de modification entre les deux dates critiques ; elle était simplement différente de celle du défunt à cause du mariage intervenu12.
20b) La nationalité de l’épouse change à la suite d’une naturalisation de son mari intervenue postérieurement à la date de la survenance du préjudice.
21Cela se produit lorsque la loi nationale prévoit que la nationalité de la femme suit celle du mari, comme par exemple dans l’affaire Tooraen13 (Civil War Claims Commission, Convention du 8 mai 1871, Etats-Unis/Grande Bretagne).
22Originaire de Grande-Bretagne, Mrs Tooraen avait épousé un Suédois qui s’était ensuite fait naturaliser américain. Considérant que la nationalité de la femme devait suivre celle du mari14, la Commission rejeta la demande au motif qu’une ressortissante des Etats-Unis ne pouvait s’en prendre à son propre Gouvernement dans le cadre de la procédure internationale instituée15.
23c) La femme mariée est réintégrée dans sa nationalité d’origine à la mort de son époux : en perdant la nationalité acquise par mariage et en retrouvant sa nationalité d’origine, la veuve voit son statut se modifier une nouvelle fois.
24Dans l’affaire Massiani16 (MCC franco-vénézuélienne créée par le Protocole du 19 février 1902), la loi vénézuélienne, applicable en vertu du droit international17 en tant que loi du domicile, prévoyait la réintégration de la veuve dans sa nationalité vénézuélienne au cas où celle-ci continuait à résider au Venezuela. Mme Massiani, d’origine vénézuélienne, avait perdu cette nationalité en acquérant la citoyenneté française de par son mariage avec un ressortissant français. Elle avait toujours résidé au Venezuela, même après son mariage.
25Par l’effet de la loi vénézuélienne, elle avait retrouvé sa nationalité d’origine ; en conséquence, sa demande fut repoussée18.
26Le refus d’indemniser paraît dans ce cas aussi absurde qu’injuste, car c’est le décès de M. Massiani qui provoqua le changement de nationalité de l’épouse et, par contrecoup, la rupture dans la continuité de l’identité du titulaire du droit. La divergence de buts poursuivis par le droit interne et le droit international est ici particulièrement bien illustrée. La législation vénézuélienne sur la nationalité de la veuve s’inspirait manifestement du souci d’éviter l’apatridie de l’épouse qui perd son mari19, ainsi que de l’idée d’accorder la nationalité sur la base d’un certain rattachement territorial représenté par le critère du lieu de résidence. La règle de la continuité issue de l’ordre juridique international tend, pour sa part, à réprimer des abus de la protection diplomatique. L’application conjointe de règles si différentes dans leurs source, contenu et objectifs a mené, dans l’affaire Massiani, à ce résultat malheureux et choquant que la veuve s’est trouvée dans l’impossibilité de faire valoir un droit dans lequel elle avait légitimement succédé.
27Parfois les dispositions des droits étatiques, prévoyant tantôt la réintégration de l’épouse dans sa nationalité d’origine, tantôt le maintien dans le statut acquis par mariage, ont joué en faveur des intérêts de la veuve.
28Dans l’affaire Mary Barchard Williams20 (MCC germano-américaine créée par l’Accord du 10 août 1922), l’intéressée cherchait à obtenir une indemnité pour compenser le dommage résultant pour elle du décès de son mari, imputable à l’Allemagne (torpillage du « Lusitania »). Comme la loi américaine prévoyait la réintégration dans la nationalité américaine à l’instant même du décès de l’époux21, Mrs Williams, ressortissante des Etats-Unis jusqu’au jour de son mariage avec un citoyen britannique, fut réputée avoir recouvré cette nationalité au moment du décès de son mari. Etant donné que ce moment était aussi celui de la commission de l’acte illicite, elle possédait la nationalité américaine à l’origine, ainsi d’ailleurs qu’à la présentation de la requête. Elle obtint donc satisfaction22.
3. La doctrine
29La doctrine a critiqué l’application de la règle de la continuité au changement de nationalité provoqué par un mariage. Elle semble avoir considéré qu’on se trouvait devant un changement « involontaire » de nationalité23, et a, en conséquence, traité ce cas comme celui de la succession d’Etats. C’est ainsi que l’injuste sort réservé à l’épouse a été dénoncé par exemple par Kraus24 et Hyde25.
30Nous joignons notre voix à la leur et proposons, en guise d’exception à notre règle, d’accorder à l’Etat national de la femme à l’époque du préjudice le droit d’intercéder pour elle sur le plan international, sans considération des éventuels changements de nationalité intervenus ultérieurement.
Notes de bas de page
1 On sait qu’actuellement, les législations internes ménagent parfois un droit d’option en vertu duquel la femme qui se marie peut déclarer vouloir conserver sa nationalité d’origine tout en acquérant celle de son époux (cf. par exemple en droit suisse l’article 9 de la Loi fédérale sur l’acquisition et la perte de la nationalité suisse adoptée le 29 septembre 1952, Recueil systématique du droit fédéral, 141).
2 Cf. Weis, Nationality and Statelessness in International Law, 2e éd., Alphen-aan-den-Rijn, Sijthoff & Noordhoff, 1979, pp. 97-98.
3 Voir les législations allemande, hollandaise, suédoise, autrichienne, britannique ou américaine (cf. Dutoit, La nationalité de la femme mariée, Genève, Librairie Droz, 1973, vol. I, pp. 31, 212, 261, 45 et 245 ; vol. II, p. 109).
4 Cf. par exemple, en droit suisse, l’article 9 de la Loi fédérale précitée.
5 Voir l’article 1er de cette Convention (texte chez Weis, op. cit. note 2, p. 270).
6 Moore, International Arbitrations, vol. III, pp. 2488-2506.
7 Ibid., p. 2506.
8 Pour un exemple de conflit de lois en relation avec le mariage voir ci-dessous, p. 100 (affaire Massiani).
9 Cf. aussi infra, p. 122.
10 Sous l’angle de l’effectivité, la loi du domicile a le plus souvent prévalu sur la loi nationale (cf. l’affaire Massiani).
11 Décision de 1925. RSA, vol. VII, pp. 166-170.
12 Cf. par exemple les affaires Lizardi, Maxan (MCC américano-mexicaine créée par la Convention du 4 juillet 1868, décisions de 1875, Moore, op. cit. note 6, pp. 2483-2485) et Prévost (MCC franco-américaine créée par la Convention du 15 janvier 1880, Moore, ibid., vol. II, pp. 1150-1151), citées par Borchard (Diplomatic Protection of Citizens Abroad, New York, The Banks Law Publishing Co., 1927, p. 605, note 37). C’était la continuité de l’identité du titulaire du droit qui avait été brisée.
13 Décision de 1873. Moore, op. cit. note 6, p. 2486.
14 Borchard (op. cit. note 12, p. 665) affirme que « International Commissions, with practical uniformity, have held that the nationality of a married woman follows that of her husband in all cases, irrespective of domicile ».
15 On ne connaît pas la date du préjudice et, comme on ne sait pas non plus si Mrs Tooraen avait été lésée personnellement par l’acte illicite ou si elle avait seulement succédé dans les droits de son mari, il est difficile de décider si c’est la continuité de la nationalité ou la continuité de l’identité du titulaire du droit qui fut brisée.
16 Décision du 31 juillet 1905. RSA, vol. X, pp. 159-184.
17 Il y avait conflit entre la loi française (qui prévoyait que la nationalité de l’épouse devait suivre celle du mari, mais ne disait rien sur les changements de nationalité ultérieurs du mari, cf. supra, p. 98) et la loi vénézuélienne.
18 RSA, vol. X, p. 183. Nous mentionnons cette affaire pour illustrer l’hypothèse de la réintégration dans la nationalité d’origine, changement qui peut déboucher sur une rupture de la continuité de la nationalité. In casu, la veuve avait succédé à la mort de son mari dans le droit fondant la réclamation ; dès lors, la demande échoua à cause de la règle de la continuité de l’identité du titulaire du droit.
19 Selon la loi vénézuélienne, la femme devait abandonner sa nationalité d’origine en épousant un étranger. Il fallait se prémunir contre la possibilité qu’elle perdît, à la mort de son mari, la nationalité acquise par mariage, car la loi nationale du mari pouvait précisément avoir cet effet, notamment dans l’hypothèse où la veuve continuerait de résider à l’étranger.
20 Décision du 11 mars 1925. RSA, vol. VII, pp. 170-176.
21 L’« US Naturalization Act » du 2 mars 1907 disposait « that any American woman who marries a foreigner shall take the nationality of her husband. At the termination of the marital relation she may resume her American citizenship if residing in the United States at the termination of her marital relation, by continuing to reside therein » (ibid., p. 174).
22 Ibid., p. 176. Dans l’affaire Martha Calderwood Executrix (Civil War Claims Commission créée par le Traité du 8 mai 1871 entre la Grande-Bretagne et les Etats-Unis, décision de 1873), ce fut au contraire la clause de la conservation de la nationalité du mari qui garantit le succès de la demande : Mrs Calderwood, d’origine américaine, avait toujours résidé aux Etats-Unis, mais elle y avait épousé un ressortissant britannique. La Commission admit qu’à la mort du mari, sa veuve conservait la nationalité acquise par le mariage : en tant que citoyenne britannique, Mrs Calderwood était habilitée à réclamer une indemnité au Gouvernement des Etats-Unis sur la base d’un droit hérité de son mari (Moore, op. cit. note 6, p. 2486). Ce droit ayant été transmis par un ressortissant britannique à une personne de même nationalité, la règle de la continuité de l’identité du titulaire du droit était respectée.
23 Pour une critique de cette distinction, voir supra, p. 93.
24 AIDI, vol. 36, 1931-I, p. 481.
25 International Law, 2e éd., Boston, Little, Brown and Co., 1947, p. 895. Hyde s’en prend également aux changements de nationalité résultant d’une succession d’Etats.

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