Aspects stratégiques de la politique étrangère gaullienne
p. 75-84
Texte intégral
1L’analyse de certains aspects de la politique militaire du Général de Gaulle, et plus particulièrement la force française de dissuasion, constitue le thème de cette étude, et il faut d’ores et déjà mettre l’accent sur le fait qu’il s’agit d’un sujet fort complexe, qui fait appel à des domaines et des disciplines multiples.
2Tout d’abord, remarquons que la politique militaire française a été conçue comme un instrument au service de la politique extérieure de la France. Ce sont donc presque toujours les objectifs fondamentaux de la politique étrangère gaullienne qui ont déterminé les méthodes employées et les buts que la politique militaire s’était fixés.
3Le thème de cette étude est plutôt centré sur la stratégie nucléaire française, sans perdre de vue le fait que la force de dissuasion est devenue un instrument politique important pour soutenir la politique extérieure en défendant la France.
4Dans ces pages, notre but est de mettre en relief, dans une certaine mesure, le fait qu’il se dégage une continuité réelle dans la politique de dissuasion nucléaire française sous la Ve République, en tant que telle, indépendamment, en partie du moins, de la politique extérieure ambitieuse du Général de Gaulle concernant la réforme du cadre atlantique et européen.
5Deux objectifs essentiels caractérisent la politique étrangère du Général de Gaulle. Le premier était la création d’un système international à plusieurs pôles, qui remplacerait le système actuel, bipolaire, en permettant la formation d’un groupe des pays européens indépendants, tout d’abord en Europe occidentale, puis dans l’ensemble de l’Europe. Ce groupe aurait la faculté de s’exprimer en ce qui concerne les affaires internationales et ferait office de troisième puissance mondiale. Le deuxième but de de Gaulle était d’acquérir pour la France un statut de puissance ayant un rôle prépondérant en Europe. La force nucléaire française devait soutenir ces deux objectifs, qui ont été souvent en conflit et le sont toujours.
6Dans ses grandes lignes, la pensée du Général de Gaulle concernant la politique militaire procédait d’une doctrine cohérente qui s’était déjà cristallisée dans les années 1949-1955. C’est ainsi que pour prévenir le danger d’un dégagement militaire américain en Europe, le Général présenta, dans son discours à Pont-Saint-Esprit en 1951, une esquisse de la conception politique et militaire qu’il suivra largement dès son arrivée au pouvoir.
7Les idées de ce discours pourraient être résumées ainsi : les Etats-Unis sont la seule puissance capable de défendre l’Europe, mais les Alliés européens doivent conserver leur indépendance et son élément essentiel, la défense nationale, tout en prenant leurs responsabilités pour une défense commune.
8De plus, ces principes doivent être appliqués à l’Alliance atlantique quand, pour défendre l’Europe, il faut l’organiser sur la base des Etats nationaux, au lieu de fabriquer une armée apatride, une Babel militaire.
9L’idée clé de ce discours était que la France devait redevenir la première puissance militaire en Europe ; il condamnait le projet de « Communauté européenne de Défense », qui prévoyait l’institution d’une armée européenne sous une autorité supranationale, armée encadrée et commandée par les hauts commandements alliés. C’est-à-dire que les conceptions fondamentales du Général de Gaulle au sujet de la défense nationale, de la situation stratégique de la France et de la Communauté européenne de Défense ont été esquissées dans son discours de Pont-Saint-Esprit.
10Ce qu’il n’a pas accepté dans ces projets de Communauté de Défense européenne, c’est le rôle donné aux hauts commandements alliés de l’otan, c’est-à-dire en réalité aux Etats-Unis.
11De Gaulle résuma en avril 1954 les fondements de la politique extérieure et militaire, qu’il mettra en œuvre après 1958-1959 en tant que Président de la Ve République. Ces fondements sont : dégager la France de sa soumission aux Alliés, pour lui rendre avec une défense nationale sa liberté d’action, c’est-à-dire son indépendance, et en faire à nouveau une puissance au moyen d’un armement nucléaire approprié à ses ressources.
12C’est ainsi qu’en 1954 le Général de Gaulle exposait déjà sa conception stratégique nucléaire de la défense nationale française.
13Avant de revenir au pouvoir, le Général de Gaulle n’avait ajouté à sa profession de foi d’avril 1954 que très peu d’éléments nouveaux. Sans doute, les réticences de la France à l’égard de l’otan, vu sa place subalterne au sein de l’organisation, s’étaient-elles manifestées déjà dans les années 1956-1958, avant le retour au pouvoir du Général.
14La politique des derniers gouvernements de la IVe République prépara et annonça celle que de Gaulle mènera à partir de l’été 1958 à l’égard de l’Alliance atlantique, et pour doter la France d’un armement nucléaire. La crise de Suez et surtout l’attitude des Etats-Unis envers la France provoquèrent une brèche dans la solidarité de l’Alliance atlantique. La France développa une nouvelle doctrine stratégique géopolitique, euro-africaine, dès avant la création de la Ve République.
15Cette doctrine mettant l’accent sur l’unité de la défense occidentale en Europe et en Afrique, de l’Atlantique jusqu’à la Méditerranée orientale, a provoqué en réalité des conflits supplémentaires entre la France et ses alliés de l’Alliance atlantique.
16Ces désaccords entre l’Alliance et la France à la fin de la IVe République, concernant le soutien de l’otan à la nouvelle doctrine euro-africaine ; le refus d’accepter sur le sol français des rampes de lancement de missiles balistiques nucléaires de moyenne portée, sans que soit assuré au gouvernement français le droit de participer à la décision quant à leur emploi et au choix des objectifs, ainsi que les autres arguments mentionnés plus haut, firent que le gouvernement français menaça de reconsidérer la position de la France au sein de l’Alliance, et cela dès avant la Ve République.
17Il en découle une certaine continuité dans la politique adoptée par la IVe République face à l’otan et aux Etats-Unis, et dans celle du Général de Gaulle lui-même. Je ne dirais pas que c’est la même politique, mais on a eu le sentiment déjà sous la IVe République que la France avait un rôle moins important dans l’otan que celui auquel elle pouvait aspirer en réalité.
18On peut distinguer trois phases distinctes dans la politique du Général de Gaulle à l’égard de l’otan, après son retour au pouvoir, chacune étant dominée par des événements extérieurs.
19La première phase, de 1958 à la fin de 1962, a été influencée par la guerre d’Algérie, puis par la paix et l’indépendance de ce pays ; et tant que dura le conflit algérien, le Général de Gaulle ne put mener une grande politique à l’extérieur. Cette période fut également dominée par la politique agressive de l’Union soviétique au sujet de Berlin et de Cuba.
20La deuxième phase, de 1963 jusqu’à la fin de 1965, fut placée sous le signe de l’atténuation des tensions entre l’URSS et les puissances occidentales, d’une part, et de la querelle autour du projet des forces multilatérales intégrées et de la stratégie nucléaire de l’otan, d’autre part.
21Ce fut l’époque du dégagement progressif de la France de ses obligations de partenaire de l’otan.
22La troisième phase a coïncidé avec la Détente – en tout cas d’après les idées du Général de Gaulle – et avec le rapprochement progressif entre la France et les Etats socialistes et l’ensemble de l’Europe de l’Est. Cette période va être inaugurée par la déclaration du Général de Gaulle au mois de février 1966, et où il annonça qu’il allait retirer la France de l’organisation militaire de l’Alliance.
23C’est durant cette dernière phase que le Général développa sa doctrine d’action indépendante, réservant à la France le droit d’apprécier dans une situation donnée si elle se considérait obligée de participer, en vertu de l’article 5 du Pacte, à la défense militaire commune des Alliés, ou non.
24Quatre facteurs ont commandé la politique française pendant les années 1960. D’abord, l’opposition grandissante du Général de Gaulle à la politique mondiale des Etats-Unis, comme à leur prédominance dans l’otan et en Europe occidentale. Ensuite, l’évolution dans les rapports Est-Ouest, dans le sens d’une détente relative qui permit la stabilisation de la situation européenne, et encouragea les efforts français de rapprochement et d’entente avec l’Union soviétique.
25Le troisième facteur fut le progrès de l’armement atomique de la France – n’oublions pas que la première expérience nucléaire eut lieu en 1960.
26Enfin le quatrième facteur, celui du conflit d’intérêts entre la France, qui dut poursuivre les expériences nucléaires afin de se doter d’une force de dissuasion nationale, et la politique de non-prolifération des armements nucléaires nationaux que poursuivaient les Etats-Unis et l’Union soviétique.
27Déjà en 1959, devant les stagiaires de l’Ecole de Guerre, de Gaulle insistait sur la continuation, la constitution d’une « force de frappe » française, en disant : « La conséquence, c’est qu’il faut évidemment que nous fassions l’acquisition, au cours des prochaines années, d’une force capable d’agir pour notre propre compte, de ce qu’on est convenu d’appeler une “force de frappe” susceptible de se déployer à tout moment, n’importe où. Il va de soi qu’à la base de cette force, sera un armement atomique, que nous le fabriquions ou que nous l’achetions, mais qui doit nous appartenir »1.
28Il semble bien que le Général de Gaulle envisagea alors la possibilité d’un marchandage nucléaire des deux superpuissances mondiales, par lequel elles se ménageraient des sanctuaires nationaux en cas de conflit en Europe, où elles livreraient une guerre limitée qui détruirait le continent, mais qui laisserait aux deux protagonistes, éloignés l’un de l’autre, le temps de la réflexion sur la poursuite de l’épreuve de force et l’enjeu de la guerre.
29De Gaulle envisagea même l’éventualité d’une situation dans laquelle, avant un conflit, le Président des Etats-Unis retirerait les forces américaines du continent, laissant ainsi les pays de l’Europe de l’Ouest livrés à leur sort.
30Il semble que ce raisonnement s’appliquant à une situation donnée ne manquait nullement de perspicacité.
31La politique étrangère était une des préoccupations majeures du Général de Gaulle, et elle fut un attribut de sa très haute autorité. C’est ainsi que toute la politique extérieure au sujet de l’Alliance atlantique fut dictée par le Président de la République.
32Le dégagement militaire de la France vis-à-vis de l’otan fut précipité par de Gaulle au sommet de la présentation du projet américain de force multilatérale, au début des années 1960. La force multilatérale avait pour but de limiter le nombre des puissances militaires, et d’établir dans l’otan un contrôle central américain sur les armes atomiques.
33D’après le général Gallois, cette tentative, d’ailleurs interrompue par le Président Johnson, d’accentuer l’intégration militaire au sein de l’otan, constituait une réponse à l’armement nucléaire de la France, et devait faire que l’otan devînt la quatrième puissance nucléaire.
34Après la querelle au sujet de la force multilatérale, une ouverture nouvelle se dessina dans la diplomatie américaine, dont le but était de ne pas laisser se créer une force nucléaire européenne. Le secrétaire d’Etat à la Défense Robert McNamara demanda en décembre 1964 aux alliés européens de faire confiance à la force de dissuasion des Etats-Unis, et de ne pas gaspiller des moyens financiers pour une force de dissuasion indépendante, car la stratégie américaine ne ferait aucune distinction entre la défense de l’Europe et celle de l’Amérique. De Gaulle, en décidant en 1966 de quitter l’organisation militaire de l’otan, mentionna cinq raisons qui pourraient être exprimées ainsi :
35L’évolution intérieure et extérieure des pays de l’Est, qui aurait mis fin à la menace que L’URSS avait fait peser sur l’Ouest. Signalons que ce fait signalé par le Général de Gaulle n’était pas un fait acquis. Deux ans plus tard, les Soviétiques envahissaient la Tchécoslovaquie.
36La deuxième raison que le Général de Gaulle invoqua : la dégradation de la garantie de sécurité absolue qu’avait donnée à l’Europe la possession par l’Amérique de l’armement atomique, et la certitude que celle-ci l’emploierait sans restriction dans le cas d’une agression. Le fait que I’urss s’était dotée d’une puissance nucléaire capable de frapper directement les Etats-Unis pouvait rendre pour le moins indéterminées les décisions des Américains, quant à l’emploi éventuel de leurs armes nucléaires. L’abandon par les Etats-Unis de la stratégie initiale de la riposte massive, en faveur de la « réponse flexible », était ce raisonnement.
37La troisième raison : un engagement des Etats-Unis dans les conflits européens peut faire courir un risque aux pays de l’otan, y compris la France, la stratégie de l’organisation étant dictée par les Américains.
38Quatrième point : la possession par la France d’un armement nucléaire national lui permettra par ses propres moyens de devenir une puissance atomique, et d’assumer ainsi elle-même ses responsabilités politiques et stratégiques.
39Enfin, la cinquième raison concernait l’incompatibilité entre la volonté d’indépendance nationale et une organisation de défense où la France se retrouverait en position subordonnée, par la faute du mécanisme des guerres collectives mis en place par le système d’intégration de l’otan. C’est surtout cet aspect-là de l’intégration atlantique qui éveilla le plus de réticences chez le Général de Gaulle.
40Abordons à présent d’une manière plus détaillée la stratégie française de la défense nationale conçue par le Général de Gaulle. L’idée centrale qui le guidait était la suivante : la France doit tout d’abord acquérir et conserver l’autonomie de ses décisions politiques, dans un monde où se resserrent les relations d’interdépendance, où se multiplient les crises dans lesquelles la France est vulnérable, mais dans lequel elle doit aussi agir conformément à ses intérêts propres et décider librement de ses actions et réactions. Pour réaliser cette fonction, l’une des conditions nécessaires à cette autonomie des décisions politiques réside dans la capacité d’assumer avec ses propres moyens la défense de son territoire contre les agressions militaires directes qui compromettraient sa survie.
41De là est née plus ou moins la stratégie de la dissuasion nucléaire. Mais ce qui est plus intéressant, à notre avis, et nous avons consulté la Revue de Défense nationale, c’est que la stratégie en elle-même fut élaborée par les généraux Gallois et Ailleret. Le Général de Gaulle s’occupait très peu des questions techniques de la dissuasion nucléaire. Il a abordé beaucoup plus les questions de la politique extérieure globale et celle de savoir comment utiliser la force de dissuasion dans le contexte de ladite politique globale. C’est donc dès 1956 que la doctrine de la future force de dissuasion de la Ve République fut esquissée, avec beaucoup de précision.
42C’est le général Girardot qui avança quatre motifs pour une stratégie française de représailles contre un agresseur éventuel. Premièrement, la solution des représailles exigerait des dépenses élevées, mais le renouvellement des armées conventionnelles ne se poserait plus continuellement, car la puissance de destruction des engins nucléaires resterait toujours valable et l’entretien serait négligeable. C’était d’ailleurs le point de vue israélien, au moins il y a quelque temps. Une déclaration du général Moshé Dayan disait clairement qu’on ne peut pas continuer indéfiniment d’acheter des chars, encore et encore de la DCA, etc. – il faut quand même marquer une limite à cette extension extraordinaire des armes conventionnelles.
43En premier lieu, cela coûte cher et, deuxièmement, il faut remplacer ces armes dans un délai très bref, à un rythme poussé.
44La deuxième raison en faveur d’une stratégie française des représailles, c’est l’efficacité et le rendement inéluctablement plus grands des armes nucléaires, car rien, dans l’état actuel de la technique, ne pourrait empêcher un tel engin d’atteindre son but.
45Une stratégie de ce genre favoriserait l’indépendance de la France, par un système de représailles efficaces lui appartenant en propre. Ces avantages permettraient de recouvrer, avec une force renaissante, un prestige certain et une autorité désormais incontestable.
46Par cette stratégie nouvelle, on mobiliserait moins d’effectifs. Si, contre toute vraisemblance, une attaque militaire se produisait, la puissance des engins la disloquerait certainement, et les forces nécessaires pour arrêter l’offensive ennemie n’auraient pas besoin d’être très nombreuses. Argument lié aussi plus ou moins à ces questions de l’Afrique du Nord et de la répartition des forces françaises. La future politique militaire de la Ve République adoptera les suggestions du général Girardot, sauf sur un point.
47Le général Gallois, dans un article de la même période (à cette époque il était colonel), arrivait à des conclusions voisines.
48Il faut noter que la stratégie américaine et la doctrine de défense de l’OTAN avaient été conçues dès 1952-1953 d’après les mêmes critères.
49L’originalité de cette approche réside dans la suggestion qu’il faut donner à la France une telle force nationale de dissuasion, et dans l’idée d’une réorganisation de toutes les forces françaises autour d’un tel instrument nucléaire, jusque-là considéré en Europe comme réservé aux grandes puissances, parce que trop cher et trop difficile à fabriquer.
50La dissuasion conçue par la stratégie française consistait à décourager tout candidat agresseur de passer à l’action, par la menace de représailles nucléaires appliquées non plus à son appareil militaire, mais à sa substance vive, à ses concentrations urbaines et à ses centres économiques vitaux. La considération d’un risque disproportionné à la valeur de l’enjeu, ou inacceptable quelle que soit la valeur de celui-ci, doit produire un effet d’inhibition.
51Le Général de Gaulle et les généraux Ailleret et Gallois ont toujours soutenu que les moyens nucléaires français permettraient dans tous les cas d’anéantir une partie notable de l’organisation sociale et de la population de n’importe quel agresseur. Cela serait suffisant pour une force de représailles qui ne chercherait jamais la puissance afin d’attaquer la première, mais qui, conçue comme riposte, constituerait une protection efficace. Cette doctrine allait à l’encontre de la théorie américaine de la réponse flexible par une riposte graduée, exposée en 1962. Le général Gallois, qui a donné l’ébauche d’une stratégie nucléaire plus précise, adaptée à la situation et aux possibilités limitées de la France, introduisit la notion de dissuasion proportionnée aux résultats recherchés, et non aux forces de l’adversaire plus puissant.
52La notion du pouvoir égalisateur de l’atome est aussi un aspect développé par le général Gallois, un autre aspect de la stratégie française, vu l’existence de deux systèmes de défense reposant sur deux conceptions politiques différentes. D’une part, celle des nations disposant d’un arsenal d’armes nucléaires, et s’érigeant de ce fait en sanctuaires défendus à tout prix par les forces de dissuasion ; de l’autre, celle des nations ne disposant pas de ces armes et ne constituant donc pas des sanctuaires.
53Signalons que cette théorie du sanctuaire se trouve exposée dans un grand nombre de textes, mais n’a jamais été prise à son compte par le gouvernement français. Les idées du général Gallois sur les répliques sur le territoire national, les effectifs réduits, les forces limitées, l’intégrité nationale et le risque total sont devenues courantes dans la stratégie française. Deux autres contributions lui furent apportées, l’une par le général d’armée Jean Noiret, sur l’emploi opérationnel des armes nucléaires, où il distingue deux catégories, armes d’appui et armes stratégiques ; l’autre fut celle du général Ailleret en 1967, avec la doctrine d’une défense globale à l’aide d’engins à longue portée, qualifiée de stratégie « tous azimuts ». D’après Raymond Aron, cette forme de dissuasion impliquait pour la France l’absence d’ennemis désignés, et une politique extérieure de neutralité armée. Cette doctrine d’offensive à outrance préconisait une riposte nucléaire massive sur les arrières et les territoires d’un agresseur, dès les premiers engagements au niveau des grandes unités. Une pensée aussi rigoureuse n’admettait ni manœuvres de retardement, ni compromis opérationnels avec la stratégie de la riposte graduée.
54Venons-en enfin, pour conclure, à quelques considérations sur la politique de défense nationale et de dissuasion nucléaire du Général de Gaulle dans le contexte actuel.
55La politique française de défense nationale engagée dès les débuts de la Ve République, avec pour composante essentielle la force de dissuasion nucléaire, demeura grosso modo la même, semble-t-il, aussi bien sous Georges Pompidou que sous Valéry Giscard d’Estaing2, malgré le changement de contexte international. Les sondages de l’IFOP, et aussi un article sur les attitudes des Français au sujet de la défense nationale, révèlent bien une évolution de l’opinion publique, de l’hostilité initiale à l’acceptation de la force de dissuasion, comme c’est le cas aujourd’hui. Un sondage de L’Express, publié en mai 1980, confirma cette tendance, esquissée dans les années 1972-1976. A la question : « L’armement nucléaire est-il indispensable ? » 64 % des personnes interrogées répondirent qu’elles étaient tout à fait d’accord ou plutôt favorables ; et à la question : « La force de frappe française peut-elle contraindre un éventuel agresseur à ne pas nous attaquer ? » 62 % répondirent « oui certainement », ou « oui peut-être ». Indiscutablement, ces attitudes, enregistrées plus de vingt ans après l’élaboration de la stratégie de défense nationale, prouvent que les idées du Général de Gaulle sont dorénavant profondément ancrées dans la conscience collective.
56Notons de surcroît que les réalisations françaises au niveau de la force nucléaire, de 1960 à 1980, sont particulièrement éloquentes, et citons par exemple les forces aériennes stratégiques, composées de « Mirage IV », les missiles balistiques enterrés sous le plateau d’Albion, les armes nucléaires tactiques et l’accent mis sur le développement de la force océanique stratégique, décidé par le Général de Gaulle depuis mars 1968.
57En 1978, le Président Giscard d’Estaing ordonna la construction d’un sixième sous-marin nucléaire, non prévu par les plans, l’Inflexible, conçu comme un sous-marin de la deuxième génération.
58Les progrès spectaculaires de l’armement nucléaire français transparaissent aisément dans ces deux chiffres : en 1965, la puissance cumulée des armes nucléaires françaises était de l’ordre de 40 mégatonnes ; en 1980, elle atteignait 77 mégatonnes (rappelons que chaque mégatonne représente 55 fois la puissance de destruction de la bombe atomique lancée sur Hiroshima). Ainsi, en vingt ans, la France est devenue la troisième puissance nucléaire, bien loin derrière les Etats-Unis et l’urss, mais avant la Grande-Bretagne.
59Ces progrès ont également permis la construction d’une infrastructure impressionnante pour l’utilisation de l’énergie nucléaire à des fins pacifiques. Et, en fin de compte, la force de dissuasion française a emporté la reconnaissance des Alliés.
60Les polémiques au sujet de la stratégie nucléaire française, considérée sous l’angle de sa crédibilité et de son efficacité, sont souvent de simples spéculations stratégiques. L’histoire militaire a démontré à bien des reprises que les théories élaborées avant les événements étaient fréquemment démenties par la suite. C’est ainsi que beaucoup de partisans de la force de frappe française étaient convaincus que la France ne pourrait être attaquée. Or ce postulat ne peut être ni démontré, ni réfuté. De même, pour ce qui est des chances qu’elle reste neutre dans un éventuel conflit entre l’urss et les Etats-Unis.
61Une chose semble claire : sans le développement de la stratégie nucléaire, la France aurait beaucoup moins de poids dans les relations internationales et serait beaucoup plus dépendante des grandes puissances. Il suffit peut-être de citer l’exemple des Etats-Unis sous la présidence de Jimmy Carter, pour y voir a posteriori une justification pour la France de l’idée qu’elle ne doit compter que sur elle-même.
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