Chapitre VI. Non-violence et autorité politique
p. 199-244
Texte intégral
1Pour de nombreux opposants à la politique de défense dans les milieux catholiques, la critique de la dissuasion passe par la non-violence. Attitude personnelle, stratégie politique ou combinaison des deux, elle seule permettrait de dépasser le « mal radical » que constituent les armes nucléaires, d’échapper à l’engrenage de la menace et de la contre-menace et, ultimement, de réconcilier les moyens utilisés avec la fin recherchée. La philosophie sous-jacente est celle de Gandhi lorsqu’il affirme que : « Les moyens sont comme la graine et la fin comme l’arbre. Le rapport est aussi inéluctable entre la fin et les moyens qu’entre l’arbre et la semence »1. En d’autres termes, on ne peut utiliser la violence pour mettre fin à la violence ou pour réaliser la justice sans être entraîné soi-même dans la spirale de la violence.
2L’idée de non-violence apparaît dans les documents épiscopaux à plusieurs reprises et sous plusieurs chefs d’argumentation. Nous en distinguerons trois principaux. Le premier est l’objection de conscience, thème classique dans la théologie catholique sur la guerre et la paix. Il est commun aux trois textes pastoraux. Le second concerne la question plus nouvelle de la défense non-violente, comme modalité particulière de la défense « populaire » ou « civile »2. Les évêques américains lui font la plus large part, alors que leurs confrères français l’évoquent pour faire connaître leur scepticisme et que les Allemands la passent presque entièrement sous silence, préférant développer une argumentation singulière en réponse au débat politique sur l’éthique du « Sermon sur la Montagne ». Le troisième et dernier aspect est aussi largement spécifique à l’Allemagne – du moins sous la forme exacerbée qu’il prit avec l’expansion du mouvement de paix –, même si ses racines intellectuelles sont surtout américaines : il s’agit de la discussion du « droit à la résistance » associée au mouvement de « désobéissance civile » à rencontre de la politique de défense de l’OTAN. A la suite de prises de position parfois contradictoires de divers groupements catholiques, les évêques ont été amenés à se prononcer brièvement mais nettement sur ce sujet dans leur lettre pastorale.
3Dans la pratique, ce sont généralement les mêmes groupes qui revendiquent un droit étendu à l’objection de conscience, se déclarent favorables au développement d’un système de défense non-violente et se disent prêts à s’engager dans des actions de désobéissance civile, la référence commune restant le Sermon sur la Montagne. Cependant, le recoupement n’est pas automatique. On peut être partisan de la désobéissance civile sans se réclamer du texte évangélique, chercher à promouvoir un modèle de défense non-violente sur la base d’un pur jugement d’efficacité technique ou politique, ou encore, aboutir à une objection de conscience totale au service militaire dans un monde nucléaire à partir des principes de la guerre juste.
4Le plus souvent, les positions, tout autant que leurs motivations, restent peu claires. Elles ne l’étaient certainement pas totalement dans l’esprit des évêques américains et français, et, on peut en douter, chez leurs confrères allemands. Les trois documents ont exprimé des réserves importantes vis-à-vis de certaines actions accomplies au titre de la non-violence. Nous voudrions montrer dans ce qui suit que, si certaines de ces réserves sont explicables et justifiées, d’autres proviennent d’une compréhension insuffisante des thèses émises par des groupes divers, trop vite amalgamés sous le vocable péjoratif de « pacifistes ». Cette analyse nous conduira nécessairement à réexaminer le rôle de l’Etat comme « détenteur d’un monopole incontesté de l’utilisation de la violence sur son territoire ». Là où surgit la non-violence, une brèche s’ouvre dans ce monopole. Le conflit entre évêques et mouvements de paix ne porte donc pas seulement sur l’interprétation politique du Sermon sur la Montagne mais aussi sur une divergence de conception des rapports entre société civile et autorité politique, entre légalité et légitimité et finalement, sur la nature de la démocratie.
I. Guerre juste et objection de conscience dans les lettres pastorales
5L’Eglise reconnaît depuis Vatican II la légitimité de l’objection de conscience au service militaire, à la condition que ceux qui se refusent à l’emploi des armes « acceptent cependant de servir sous une autre forme la communauté humaine » (GS § 79.3). Elle admet aussi le bien-fondé d’un recours à des « moyens de défense qui sont à la portée même des plus faibles [excluant la violence] pourvu que cela puisse se faire sans nuire aux droits et devoirs des autres et de la communauté » (GS § 78.5). Ces principes ont été relayés par nombre de textes adoptés dans les différents contextes nationaux, confirmant son engagement en faveur de l’objection de conscience « générale » ou « sélective » selon les cas3.
6Le statut de la « non-violence » en tant que telle est plus controversé. Tout d’abord, la plupart des textes qui en font mention sont imprécis. Ils oscillent sans cesse entre sa caractérisation comme attitude « prophétique », dont l’objectif essentiel serait le témoignage d’un « au-delà » de paix dans un monde de violence et comme technique d’action, moyen concret de réponse à des situations conflictuelles. Dans ce deuxième cas, il faudrait encore faire une distinction entre la non-violence comme mode individuel d’approche du conflit, comme instrument tactique de résolution des différends et comme option stratégique destinée à reconstruire les rapports entre les adversaires. Il est très rare que ces divers niveaux soient nettement séparés. Dans de nombreux textes catholiques, objection de conscience et non-violence ne font pas l’objet d’un traitement distinct. On les différencie dans un premier temps pour mieux les soumettre ensuite à un jugement commun, en opposition aux postulats traditionnels de la guerre juste.
7Au début des années 1980, de nombreux groupes au sein de l’Eglise souhaitent que l’institution accorde une plus grande attention au Sermon sur la Montagne dont le contenu, selon eux, a été édulcoré au cours des siècles par le développement d’une théorie de plus en plus permissive de la guerre juste et des compromissions répétées avec l’autorité politique. D’un autre côté, les milieux gouvernementaux, surtout en Allemagne, s’inquiètent de ces pressions qui leur font craindre une renonciation à toute « éthique de responsabilité »4. C’est parce que le Sermon sur la Montagne est devenu un sujet de débat politique que les évêques ont été poussés à réinterpréter la « tradition » catholique, afin d’y situer la place respective de la guerre juste et de la non-violence. Les auteurs du « Défi de la paix » ont dû réviser leur copie sur ce point, sous l’œil vigilant du Vatican et de leurs confrères européens.
1. Une relecture de l’histoire
8Le premier projet américain mentionnait les deux attitudes possibles du chrétien à l’égard du port des armes en renvoyant au passage de “Gaudium et Spes” selon lequel les fidèles peuvent « avec une égale sincérité » porter « à bon droit » des jugements divergents sur des situations concrètes (GS § 43.3) (CoP 1, pp. 9-10). Sa deuxième mouture élevait la non-violence au rang d’une « tradition » de l’Eglise, au même titre que la guerre juste (CoP 2, p. 311). Elle reprenait et développait l’argument de la diversité des options pratiques en soulignant simplement la motivation évangélique du refus de l’acte de tuer telle qu’elle apparaît dans les écrits d’auteurs comme Tertullien et Origène (ibid.). Les deux textes mentionnaient également que le refus des premiers chrétiens de porter les armes était motivé en outre par leur ferme volonté de ne pas rendre à l’empereur le culte idolâtre qui faisait partie intégrante des obligations du soldat (CoP l, p. 12 ; CoP 2, p. 311).
9Si l’attitude des communautés chrétiennes pendant les premiers siècles fut bien le refus de porter les armes, il est probable que leurs motivations furent plus variées que ne le soupçonnaient les évêques américains. Il est douteux que ce comportement ait été généralisé ou élevé au rang d’un dogme. D’autre part, les figures historiques mentionnées dans le texte pastoral : François d’Assise, Martin Luther King, Gandhi, Dorothy Day (CoP 2, p. 311), restent trop isolées ou marginales, ou trop étrangères au catholicisme – bien qu’elles aient pu s’en inspirer – pour pouvoir réellement appuyer la thèse de l’existence d’une véritable « tradition ». C’est pourquoi le postulat américain de la présence d’une tradition non-violente au sein du catholicisme fut vivement contesté, autant aux Etats-Unis qu’à l’extérieur, entraînant une relecture de cette tranche d’histoire assez peu connue que furent les premiers siècles.
10Historiquement, l’interprétation de l’attitude des premiers chrétiens dans le sens de la non-violence a surtout été le fait des Eglises de tradition pacifiste : Quakers, Eglise des Frères, Mennonites. Au début des années 1980, on assiste à une tentative de réappropriation de cette partie de leur histoire par des milieux chrétiens qui s’en étaient jusque-là désintéressés, les uns reprenant l’argumentation des Eglises pacifistes sur l’existence d’une tradition non-violente, les autres cherchant au contraire à prouver qu’il n’y a jamais eu dans l’Eglise de position univoque à cet égard. Les arguments de cette dernière école sont en résumé les suivants.
11En plus de la mention du risque d’idolâtrie, on souligne que : 1) du fait qu’il n’existait pas dans l’Empire romain de système de conscription obligatoire, la question du service militaire ne se posait pas nécessairement aux chrétiens ; 2) de nombreux chrétiens appartenaient à la classe des esclaves ou des affranchis, et à ce titre, n’étaient pas éligibles pour le service militaire ; 3) si certains écrits des premiers siècles interdisaient aux chrétiens de prendre part à la guerre, ils n’exigeaient pas qu’un soldat converti quittât sa profession et permettaient au chrétien de s’employer à des tâches pacifiques au sein de l’Armée, nombreuses à cette époque5. En définitive, la tendance des premiers chrétiens à refuser leur participation au service armé était davantage imputable à leur statut de minorité au sein de l’Empire qu’à une doctrine bien définie. Leur objectif initial n’était pas de christianiser la politique, mais au contraire de s’aménager un espace à l’extérieur de la politique où ils pourraient témoigner de l’absolu de l’idéal évangélique – une attitude dont s’inspireraient les Mennonites au xvie siècle. En ce sens, ils pouvaient s’accommoder de la violence de l’Empire, qui leur restait extérieure. Mais leur position originelle, largement motivée par la foi en un avènement tout proche du Royaume de Dieu, devint de moins en moins tenable au fur et à mesure que celui-ci paraissait de moins en moins imminent et que l’Empire se christianisait6.
12C’est cette évolution que mettent en évidence les évêques allemands dans une description relativement brève mais très bien documentée de la diversité des attitudes autant théoriques que pratiques à l’égard du service armé dans les premiers siècles (GsF, pp. 574-75). La clé d’interprétation est à leurs yeux le fait sociologique du passage des communautés chrétiennes d’un statut de minorité à celui de majorité dans l’Empire. Les chrétiens n’auraient pu rester inactifs sans être accusés d’irresponsabilité, voire de trahison (GsF, p. 575). Leur participation à la défense de l’Empire devenait d’autant plus inévitable que celui-ci était soumis à des assauts de plus en plus violents de la part des hordes barbares. Pour répondre à l’accusation selon laquelle leur pacifisme avait précipité la chute de Rome, ils durent s’engager massivement dans les armées levées par l’empereur7. Mais l’Empire lui-même étant devenu chrétien, sa préservation devenait aussi une condition de survie de la religion – ce que les évêques ne mentionnent pas.
13Ils rappellent par contre que c’est dans ces circonstances qu’Augustin fut amené à énoncer les conditions d’une juste guerre. Le dilemme auquel se trouvait confronté l’évêque d’Hippone est finalement très voisin de celui qu’ont à résoudre ses successeurs quelques quinze siècles plus tard, ce qui justifiera l’adoption de solutions analogues (GsF, p. 575). Il y a contradiction entre l’impératif évangélique de l’amour du prochain et l’acte de guerre, pourtant inévitable. « Quiconque considère avec douleur ce grand mal, sinistre et dévastateur, doit reconnaître qu’il s’agit d’une misère », déclare Augustin8. Son argumentation, tout comme celle des évêques, est sous-tendue par une justification théologique : à cause du péché, le fossé qui demeure entre « cité des hommes » et « cité de Dieu » ne pourra jamais être totalement comblé, et la violence restera à la fois inévitable et nécessaire pour combattre l’injustice dans la « cité des hommes ». Les rapports humains ne pourront jamais être caractérisés par une non-violence totale (GsF, p. 575). La question de la non-violence et de sa traduction en politique rejoint donc nécessairement celle de la relation entre le Royaume de Dieu et l’Histoire, le premier étant conçu comme le domaine de la paix éternelle et la seconde restant subordonnée aux aléas des conduites humaines dont la violence est partie intégrante.
14Au moment où ils étaient accusés d’accorder à la non-violence une place indue, les évêques américains se voyaient également soumis à interrogation sur leur compréhension de la relation entre le Royaume de Dieu et l’Histoire. Les deux questions firent l’objet d’une révision commune lors de la réunion de Rome. On fit remarquer que l’affirmation de la lettre pastorale selon laquelle « la promesse du Royaume de Dieu par Isaïe, dont la paix sera une des caractéristiques essentielles, se réalisera dans l’Histoire » n’était pas correcte et que « “la croyance que la paix est possible” n’[exprimait] pas un article de foi mais une simple conviction qui respecte la nature eschatologique du royaume »9. Les évêques allemands, au contraire, dénoncent la « “paix éternelle” en tant que programme historiquement réalisable » comme une utopie10, liant d’ailleurs par une argumentation singulière cette dénonciation à celle de l’idéologie marxiste11.
15La relation de la non-violence à la guerre juste donna lieu aux observations suivantes. Selon certains participants à la rencontre de Rome, il était inexact d’affirmer qu’« il existe une tradition pacifiste soutenant que “toute utilisation de la force militaire est incompatible avec la vocation chrétienne” » ; il n’était pas non plus démontré, à travers les ouvrages des théologiens des quatre premiers siècles « qu’il existait une certaine forme d’opposition au service militaire fondée sur des passages de l’Evangile »12. Il serait également exagéré de lire dans les affirmations du Concile sur la guerre et la paix « la réémergence d’un soutien de l’option pacifiste »13. Le rapport du Père Schotte concluait sur ce point qu’« il n’y a qu’une seule tradition catholique : la théorie de la guerre juste », tout en concédant que « cette tradition a été soumise à des tensions internes venant d’un désir de paix toujours présent »14. Ces modifications entraînèrent des changements importants, mais moins radicaux que certains les auraient souhaités dans les moutures suivantes du « Défi de la paix ».
16En effet, dans le troisième projet, les éléments historiques faisant état d’une large pratique de la non-violence durant les premiers siècles furent précisés et renforcés, le texte du Concile restant interprété comme soutien d’une « objection de conscience à toute guerre » et l’attitude non-violente étant honorée du titre de « tradition » (CoP 3, p. 709). Mais le développement relatif à l’objection de conscience, qui intervient sous l’intitulé « la valeur de la non-violence », n’arrive qu’après un long rappel du droit de l’Etat à l’auto-défense et une présentation détaillée des critères de la guerre juste (ibid., pp. 705-9). La question était déjà abordée antérieurement, conjointement à la non-violence en tant que telle, dans une section traitant de « la présomption contre la guerre et du principe de la légitime défense » (ibid., pp. 705-6). Les évêques envisageaient alors trois formes de non-violence, sans remarquer apparemment qu’elles se situent à des niveaux différents. Alors qu’ils semblent vouloir se placer à l’origine sur le terrain de l’efficacité, seule la dernière forme évoquée vise réellement des moyens de lutte contre l’agression ou l’injustice, alors que les deux premières concernent plutôt des actions symboliques15. L’ambiguïté est renforcée par la difficulté du changement de perspective entre les deuxième et troisième moutures : de la priorité accordée à la paix, on passe à la prépondérance de la justice, mais l’articulation entre les deux concepts reste peu claire, du moins jusqu’au rappel des textes pontificaux et ecclésiaux classiques (ibid., p. 706).
17Faute d’avoir saisi cette dialectique de manière adéquate, les évêques américains n’ont pu qu’à grand peine réconcilier les deux attitudes apparemment antagoniques du recours à la force pour préserver la justice, et de la non-violence.
2. La thèse de la complémentarité
18Cette conciliation s’opère au moyen de deux thèses différentes : d’une part la non-violence est présentée comme une option individuelle qui n’attente donc pas, en principe, au droit et à l’obligation de l’Etat de recourir à la force armée, d’autre part, les évêques supposent un lien de complémentarité entre les deux positions. Ces deux thèses, qui apparaissent dans la troisième mouture (CoP 3, pp. 706, 709), sont confirmées dans le texte final (CoP, pp. 728, 733-34). En présentant la non-violence comme une option individuelle, les évêques répondent avant tout aux critiques qui les avaient accusés de soutenir que « toute utilisation de la force militaire est incompatible avec la vocation chrétienne »16. Cette affirmation, qui réclamerait pour elle-même l’exclusivité, ne serait pas tenable conjointement avec la tradition de la guerre juste17. Par contre, la restriction de la non-violence au plan individuel n’a plus aucune justification si le sujet en discussion est la possibilité réelle d’une défense non-violente18.
19La thèse américaine de la complémentarité se résume de la manière suivante :
La doctrine catholique considère qu’il existe une relation complémentaire entre ces deux réponses morales distinctes, en ce sens que toutes deux cherchent à servir le bien commun. Elles diffèrent dans leur perception de la manière dont le bien commun doit être défendu le plus efficacement possible, mais les deux réponses témoignent de la conviction chrétienne que la paix doit être recherchée et les droits défendus en tenant compte des contraintes morales dans le contexte de la définition des autres valeurs humaines fondamentales (CoP, p. 728).
20Plutôt que de faire apparaître une complémentarité, il nous semble que ce passage met en évidence un certain parallélisme, une série de points communs entre les deux attitudes, résumés par la formule :
Elles divergent sur certaines conclusions spécifiques, mais partagent une commune présomption contre le recours à la force en tant que moyen pour régler les conflits (CoP, p. 734).
21Les évêques se rassurent – et tentent d’apaiser la critique – en affirmant que « l’une et l’autre plongent leurs racines dans la tradition théologique chrétienne » et que, en fin de compte, « à une époque de guerre technologique…, l’analyse à partir de la non-violence et l’analyse à partir de la doctrine de la guerre juste convergent et concordent souvent dans leur opposition à des méthodes de guerre qui, en fait, ne peuvent se distinguer de la guerre totale » (ibid.). Les nombreux évêques sympathisants des mouvements non-violents n’auraient pu concéder davantage, après que l’assemblée de Chicago eût modifié une ultime fois le texte pour affirmer que « la doctrine de la guerre juste [avait] nourri manifestement… la pensée catholique pendant 1500 ans »19. Cependant, la manière dont s’articule cette complémentarité reste peu explicitée dans le texte final. Les évêques « croient » que les deux perspectives « s’épaulent et se complètent mutuellement » (CoP, p. 734), ils affirment que « chacune apporte sa pierre à la vision morale plénière dont nous avons besoin dans la recherche d’une paix humaine » (ibid.), mais ils ne nous disent pas comment.
22Selon les critiques allemands de la lettre pastorale américaine, il est erroné de rapporter le concept de complémentarité au niveau de la prise de décision éthique individuelle, car cela signifierait que les deux formes de service – armé et non armé – sont éthiquement conditionnées l’une par l’autre. Or, il serait difficile de montrer que le service armé a nécessairement pour condition de validité éthique l’existence d’un service civil20. La complémentarité serait plutôt à comprendre en référence aux deux branches constitutives d’une politique de paix, telle que la définissent les évêques allemands : d’un côté, politique de sécurité, qui continue à exiger des moyens militaires tant qu’il n’existe pas d’autre solution pour la protection des populations et la défense des droits, de l’autre, politique de promotion de la paix, qui doit contribuer à diminuer les causes de tension et s’efforcer d’introduire des méthodes de règlement pacifique des conflits internationaux. La légitimité de la politique de sécurité au sens strict dépendrait de la vigueur des efforts entrepris dans le domaine de la promotion de la paix21. On rejoint ici le raisonnement proposé par Jean-Paul II en matière de dissuasion, celle-ci ne restant acceptable qu’à condition que des efforts sérieux soient entrepris en faveur du désarmement.
23Les évêques allemands ont eu beaucoup moins de difficultés que leurs collègues américains à articuler leur thèse de la complémentarité à cause de la distinction établie initialement entre « maintien de la paix » et « promotion de la paix » (GsF, pp. 569-70). De plus, cette distinction n’est pas isolée du reste de leur développement. Au contraire, elle s’appuie dès l’origine sur un solide fondement théologique qui éclaire la relation entre paix eschatologique et paix humaine. Beaucoup plus systématiquement que leurs confrères, ils font la différence au début de leur exposé entre paix de Dieu et paix des hommes, paix comme promesse eschatologique et paix comme devoir terrestre qui incombe à tout chrétien (ibid., p. 570). Cette distinction existe aussi dans le texte américain, surtout dans sa mouture finale, mais elle se trouve dispersée sous plusieurs titres d’argumentation, si bien qu’il est difficile d’en reconstituer la cohérence (CoP, pp. 721, 722, 727). Dans la lettre allemande, le raisonnement théologique de la première partie, qui introduit la notion néo-testamentaire de la paix en la rapportant aux concepts d’incarnation et de rédemption (GsF, pp. 571-72), trouve sa suite logique lorsqu’il s’agit de justifier la nécessité d’une défense armée dans le monde concret des Etats (ibid., pp. 581-82)22. Schématiquement, l’articulation est la suivante : 1) La rédemption de l’homme par le Christ permet sa réconciliation avec Dieu après la rupture causée par le péché ; donc la paix est possible ; 2) Cependant, l’homme reste pécheur, ce qui fait que la violence demeure toujours une potentialité. Ici, la distinction entre accès au Royaume de Dieu – qui est aussi royaume de paix –, rendu possible par le Christ et réalisation de la paix dans le monde est essentielle. Elle permet d’affirmer que « la paix éternelle ne peut être instaurée sous la forme d’un nouvel ordre politique, quel qu’il soit » (GsF, p. 581 ) ; 3) Il reste donc nécessaire de se protéger contre cette violence, contre l’oppression et la violation des droits qu’elle peut entraîner. C’est là qu’intervient la prérogative de l’Etat d’utiliser éventuellement les moyens violents dont il dispose pour faire respecter le droit et la justice (GsF, p. 582), en l’absence d’instrument supranational de résolution des conflits. La logique des évêques allemands se déploie donc sans rupture des postulats théologico-anthropologiques jusqu’aux conséquences politiques. Sa complexité apparente se résume en une formule :
Cette contribution [militaire à la défense] est finalement une conséquence de la misère résultant de la cassure de l’homme qui rend nécessaire la défense contre l’injustice (GsF, p. 585) ;
244) Malgré tout, le chrétien ne peut se résigner à cette situation de violence. L’Evangile lui permet de croire qu’un « mieux » est possible et exige de sa part une contribution positive à la recherche de solutions non-violentes des conflits et la construction d’un monde plus pacifique (GsF, p. 582).
25C’est à la lumière de cette argumentation que le texte aborde la question de la place relative du service militaire et de l’objection de conscience. Tout comme “Gaudium et Spes”, ce passage, entièrement retravaillé pour concilier les vues de Pax Christi et celles de l’aumônerie militaire (Cf. Chap. iii), reconnaît à la fois la légitimité aux yeux de l’Eglise de la position du soldat, qui décide de défendre la justice par le moyen des armes, et de l’objecteur de conscience, qui estime pouvoir contribuer plus efficacement à la paix par un service civil (GsF, p. 583)23. Mais cette double reconnaissance est cependant limitée par une hiérarchisation. Il est clair qu’il n’y a pas rapport symétrique de dépendance entre les deux services, comme on aurait pu l’inférer du « Défi de la paix ». Reprenant presque mot pour mot l’argumentation proposée par Franz Böckle devant le Katholikentag de Düsseldorf en septembre 1982, le texte constate le paradoxe attaché aux deux types de situations24.
Le soldat qui sert la sauvegarde de la paix doit supporter la tension résultant du fait qu’il s’arme au nom de l’Etat, se prépare au combat, et apprend à faire ce qu’il espère ne jamais devoir accomplir, parce qu’il ne veut rien de façon plus résolue que de sauvegarder la paix sans recourir à la force, et résoudre les conflits par la voie de négociations (GsF, p. 593).
26Cependant, la situation de l’objecteur de conscience est encore plus ambiguë à partir du moment où elle est jugée conditionnelle par rapport à l’accomplissement du service du soldat :
Le service accompli par le soldat, et qu’il ne peut accomplir lui-même, rend possible, dans certaines conditions, précisément la solution pacifique des conflits en faveur de laquelle il milite dans la liberté, et peut-être manifeste (ibid.).
27La crainte qui sous-tend cette affirmation n’est pas sans rappeler les inquiétudes des milieux militaires allemands face à la prolifération des demandes d’objection de conscience :
Si tous suivaient son exemple, il en résulterait un vide de pouvoir qui pourrait conduire à un vide politique, ce qu’il ne veut assurément pas (ibid.)25.
28C’est comme un crescendo à la louange du soldat que progresse ensuite le texte. Après avoir rappelé le document conciliaire (GS § 79.5), il précise :
Dans la mesure où la politique de sécurité poursuit des buts éthiquement licites, et même obligatoires – prévention de la guerre, défense des valeurs morales et politiques contre une menace totalitaire, recherche du désarmement – et qu’elle recourt pour ce faire à des méthodes et moyens acceptables sur le plan éthique, le service accompli par le soldat est indispensable et moralement justifié (GsF, p. 593).
29L’argument est rhétorique : les conditions posées à l’acceptabilité éthique de la politique de défense sont considérées comme remplies à mesure qu’elles sont énoncées. Malgré le rappel initial de la formule de complémentarité du texte du Synode de 197526, le ton est sensiblement différent de celui-ci qui, aussitôt après avoir reconnu la contribution effective du service armé au maintien et à la construction de la paix, mettait l’accent sur le nécessaire contrôle parlementaire et démocratique de la Bundeswehr et le besoin d’une réflexion continue et approfondie sur le principe de commandement et d’obéissance à une époque où les conséquences de l’emploi des armes peuvent être fatales27. Dans la lettre pastorale, la thèse de la complémentarité soutenue à propos de l’agencement réciproque des tâches de maintien et de promotion de la paix n’est pas reconduite dans la discussion du service armé et de l’objection de conscience28. L’un conditionne l’autre, mais il n’y a pas réciprocité. En contrepied aux nombreuses prises de position de la fin des années 1960 et du début des années 1970, qui tendaient à refuser au service militaire le qualificatif d’un « service pour la paix »29, le texte affirme clairement que « le soldat contribue lui-même au service de la paix par une conscience claire de sa responsabilité morale » (GsF, p. 583). Non seulement il peut compter sur le soutien de l’Etat et de la société, mais aussi de l’Eglise (ibid.). En comparaison, le court paragraphe destiné à la reconnaissance de l’objection de conscience paraît insignifiant30.
30L’accent du texte américain est totalement différent. Il se rapproche davantage des réserves du document synodal allemand de 1975 que de la lettre pastorale de 1983. S’adressant aux membres des forces armées, les auteurs du « Défi de la paix » rappellent que l’emploi de la force n’est pas sans limites, qu’il doit toujours exister une relation entre les valeurs que l’on veut défendre et les moyens utilisés dans ce but, qu’il est des circonstances dans lesquelles il faut savoir désobéir à un ordre, que le respect de la dignité humaine du soldat dans le fonctionnement quotidien des forces armées autant que dans le rôle qui leur est assigné en cas de guerre est un impératif primordial (CoP, pp. 758-59). Cette série d’exigences, qui n’est pas sans évoquer les discussions allemandes des années 1950 à propos de l’„Innere Führung“ (Cf. Chap. ii), était déjà formulée dès la première mouture (CoP 1, pp. 54-56) avec pour seule note positive à l’endroit de l’Armée la reconnaissance de la fidélité des militaires à des normes éthiques particulièrement élevées (ibid., p. 54).
31Reprises telle quelle dans la seconde version (CoP 2, p. 324), elle fut ensuite rééquilibrée pour tenter d’apaiser les craintes exprimées par les milieux militaires qui, même si les évêques affirmaient ne pas vouloir « créer des problèmes aux catholiques engagés dans les forces armées » (CoP 3, p. 724 ; CoP, p. 758) étaient peu disposés à se laisser convaincre31.
32Les troisième et dernière moutures accusent cinq changements principaux sur ce point par rapport aux textes précédents. Tout d’abord, les évêques font leur l’attitude positive de Vatican II à l’égard du soldat (CoP 3, p. 724 ; CoP, p. 758). Ils se déclarent ensuite « persuadés que les défis de cette lettre seront consciencieusement pris en compte » (ibid.) et que les militaires ont pleinement conscience que le sens de leur activité est de défendre la paix. Dans le même sens, ils ajoutent à la mention des qualités personnelles des militaires, déjà présente, la reconnaissance de leurs qualités professionnelles et de leurs responsabilités (ibid.). A l’inverse, la référence à certains types d’action, comme la frappe délibérée de populations civiles, qui aurait pu paraître trop accusatoire, a été supprimée. Enfin, l’assistance et le conseil des aumôniers militaires sont sollicités, eux seuls étant jugés à même de fournir les orientations pastorales adéquates au milieu militaire (CoP 3, p. 725 ; CoP, p. 759). Notons que le cas du soldat n’est pas traité en parallèle avec celui de l’objecteur de conscience dans le texte américain. Il fait au contraire l’objet d’un développement séparé, ce qui peut expliquer certaines des contradictions de la thèse de la complémentarité.
33Dans une large mesure, ces débats n’ont pas eu lieu à propos de la lettre pastorale française. Le ton général de l’argumentation dispensait sans doute les évêques d’assurer les soldats de la légitimité de leur service : de par l’approbation – même comme ultime nécessité – du système de dissuasion, ils se sentaient déjà justifiés. « Gagner la paix » n’aborde pas non plus la question de l’objection de conscience en tant que telle. En France, le débat sur ce sujet dans les milieux catholiques a eu lieu largement dans les années 1970 à l’occasion de procès d’objecteurs32. Il n’était donc pas nécessaire d’y revenir en 1983, d’autant plus que la loi sur l’objection venait de satisfaire une grande partie des revendications. Le texte épiscopal substitue à ce thème une – ou plutôt deux – discussions relativement originales sur la défense non-violente. C’est un thème qu’abordent également de manière assez confuse les évêques américains. Notre première tâche sera de clarifier l’argumentation des deux épiscopats, à la suite de quoi nous pourrons tirer quelques conclusions sur la conception de la société politique qui s’en dégage.
II. La non-violence, moyen de défense ?
34Il y a plus de cinquante ans que Gandhi a donné ses lettres de noblesse à la non-violence comme mode d’action politique, et non plus seulement comme témoignage prophétique. Cependant, son expérience est encore très largement regardée comme une singularité historique, spécifique à une époque et à des circonstances données, non transposable à une civilisation qui repose sur des fondements philosophiques entièrement différents et se trouve confrontée à une menace de tout autre nature. Les catholiques ne font pas exception à ce sentiment, leur réticence ayant des causes multiples : confusion entre attitude non-violente et « pacifisme », tradition pragmatique de la doctrine catholique, respect de la décision de l’autorité politique, passivité qui empêche la critique des modèles existants et la réflexion sur des « utopies créatrices », crainte de l’engagement politique sur des sujets controversés au nom d’une fausse philosophie de l’unité33, etc. Réticence et ignorance se mêlent dans les lettres pastorales, qui avancent malgré tout un certain nombre de propositions assez nouvelles en matière de non-violence.
A. La non-violence dans les lettres pastorales
1. Gagner la Paix
35Le texte « Gagner la Paix » aborde à deux reprises la question de la non-violence. Il est remarquable que l’angle d’approche soit directement celui de l‘« alternative non-violente » (GP, p. 7), c’est-à-dire de la non-violence comme moyen effectif de défense, là où on aurait pu s’attendre à un traitement beaucoup plus classique de la non-violence comme témoignage évangélique. Le sujet sera abordé ultérieurement (GP, p. 11), mais jamais comme point central d’argumentation.
36Surtout dans sa première partie (I, c), le texte trahit une certaine intention polémique, ses auteurs ayant visiblement souhaité donner réplique à divers groupes catholiques qui tentaient d’obtenir de leurs pasteurs un rejet de la dissuasion nucléaire34. C’est surtout pour en souligner les insuffisances que Mgr Jullien parlait à l’origine de la non-violence, les remarques valorisantes à son endroit ayant été en grande partie introduites à Lourdes (Cf. Chap. iii). Le scepticisme de l’auteur de la première mouture s’exprime dès le moment où il analyse la menace de « chantage » à laquelle sont soumises les démocraties occidentales. Reprenant un passage de la lettre pastorale des évêques allemands, il dénonce les conséquences potentiellement désastreuses d’un désarmement unilatéral (GP, pp. 6-7). Le « chantage », s’il est d’abord extérieur, a aussi ses relais à l’intérieur sous la forme des mouvements qui préconisent l’abandon de la défense armée. Le spectre de Munich, avec sa tendance à assimiler tout mouvement de paix à une abdication politique et militaire, hante encore les esprits (GP, p. 6)35.
37D’un autre côté, le texte reconnaît dans les appels à la non-violence le souci de fidélité à l’Evangile (GP, p. 7, p. 11) et leur accorde un caractère prophétique (GP, p. 11). Mais il ne parvient pas à distinguer analytiquement leur légitimité évangélique et leur légitimité politique. Après avoir suggéré la diversité des courants qui se réclament de la non-violence, « depuis la non-violence absolue, tous azimuts, jusqu’à la résistance non-violente », il semble réduire l’ensemble du spectre à la « non-violence du Christ » (GP, p. 7). Cette expression, déjà discutable en soi, est immédiatement suivie de l’interrogation fatidique : « La non-violence est-elle transposable telle quelle aux Etats ? ». Comme le note Christian Mellon, en posant cette question dans un tel contexte, « le texte semble assimiler le refus de la violence (position éthique, religieuse ou mystique respectable, mais non universalisable) et la stratégie de défense non-violente (proposition politique, préconisée par des croyants et des incroyants). Les évêques récusent, à juste titre, l’idée que la non-violence évangélique soit transposable telle quelle aux Etats, hypothèse que ne soutiennent pas non plus les partisans de la défense non-violente »36. Une distinction plus claire des divers niveaux de non-violence aurait certainement permis d’éviter les erreurs d’interprétation37.
38Outre l’impossibilité théologique et juridique d’imposer la mise en œuvre d’une conviction d’origine religieuse à un Etat laïc, il faudrait ajouter que la traduction de la non-violence en système de défense collectif suppose bien davantage qu’une simple multiplication d’attitudes individuelles mues par une éthique de conviction. Elle exige une préparation approfondie autant du point de vue des objectifs que des techniques d’action38. Il ne s’agit pas seulement, comme la qualifie à l’occasion la lettre pastorale, de « résistance passive » (GP, p. 8) ou comme elle le suggère, de solution improvisée39, mais d’un mode actif et organisé de résistance à l’agresseur. De plus, il n’est pas nécessairement question de substitution radicale et immédiate comme semble le craindre l’auteur principal de « Gagner la paix »40, une crainte toutefois récusée par un amendement introduit à Lourdes41. Une moins grande hâte lors de la discussion finale aurait sans doute permis d’éviter de telles contradictions. Une grande partie des théoriciens de la défense non-violente ne propose d’ailleurs pas davantage que ce que suggère cet amendement, même s’ils divergent quant au degré de compatibilité possible et souhaitable des deux modèles de défense42.
39Dans sa version non amendée et, dans une moindre mesure, dans sa version finale, la lettre pastorale française tend à poser l’alternative en termes de « tout ou rien ». D’un côté, elle établit trop facilement l’équation : non-violence – résistance passive – non-résistance – paix à tout prix, cette dernière étant identifiée au « désarmement unilatéral » (GP, p. 6). De l’autre, le devoir de l’Etat de défendre ses citoyens, qui implique la possibilité de se doter des « moyens adaptés » aux menaces auxquelles il doit faire face (GP, p. 7) est rapidement assimilé à la justification de la « dissuasion de contre-menace armée » (GP, p. 8), qui, dans les faits, prend la forme de la dissuasion nucléaire43. Entre une dissuasion nucléaire « tous azimuts » et une « non-violence tous azimuts », il ne semble pas exister d’alternative (GP, p. 8).
40Les amendements introduits à Lourdes ont contribué à estomper ce manichéisme mais ils sont loin de résoudre toutes les contradictions. On concède que la non-violence « ne saurait se définir par le seul refus de la violence », ni se réduire à de simples « techniques mises au point par Gandhi » (GP, p. 11). Mais déjà ici le texte est ambigu : la première proposition concerne l’ontologie de la non-violence, alors que la seconde porte sur ses modalités concrètes. Le passage poursuit en affirmant que « la non-violence est un esprit qui puise toute sa sève dans les Béatitudes… », pour conclure que « l’Evangile est efficace ». Le risque contre lequel mettait en garde Christian Mellon, risque de confondre la non-violence comme position éthique et comme stratégie de défense, est de nouveau présent. La non-violence est une question délicate car elle se situe à un point d’équilibre toujours instable entre « éthique de conviction » et « éthique de responsabilité ». Les évêques l’ont pressenti en déclarant de ceux qui refusent la violence :
C’est être réaliste que d’en appeler à la possibilité de transformation qui habite le réel d’aujourd’hui, ils sont peut-être des pionniers (GP, p. 11).
41Mais la voie est étroite, et elle ne s’accommode pas de jugements péremptoires. Au contraire, elle exige une approche nuancée qui ne peut prendre forme que par une politique des « petits pas ». L’Eglise elle-même n’hésite pas dans certains cas à parler du rôle créateur des « utopies »44. Comme le souligne Jean Barrea, cette voie de l’« utopie » pousse à un dépassement constant des situations existantes et permet d’introduire des idées, des concepts qui, d’abord perçus comme des « contre-valeurs », trouvent ensuite – parfois au bout de plusieurs siècles – leur concrétisation dans les systèmes juridiques ou politiques45.
42Sans parler d’utopie – un terme qui inquiète – certaines possibilités d’évolution pourraient être envisagées. Entre la dissuasion nucléaire et la défense civile non-violente existe toute une panoplie d’autres moyens de résistance à l’agression. Ces moyens, relativement peu étudiés en France, vraisemblablement à cause de la foi collective en la dissuasion nucléaire46, ont fait l’objet d’une attention beaucoup plus grande à l’étranger, en particulier en Allemagne47. Il n’appartient pas aux évêques d’échafauder un nouveau modèle de défense nationale, ni même de faire un choix parmi divers modèles qui leur seraient proposés. On est cependant en droit d’exiger qu’ils reconnaissent l’existence de réflexions sérieuses sur un spectre de propositions qui s’échelonnent entre la pure dissuasion nucléaire et une défense exclusivement non-violente. Tout en restant dans le cadre de la défense armée, certaines évolutions sont envisageables. Même si les thèses du « transarmement »48, du passage d’un système militaire offensif à un système purement défensif, dont la « technoguerilla » est un exemple, restent controversées, leurs auteurs n’en émettent pas moins des propositions dignes d’intérêt. En réduisant leur discours à l’alternative dissuasion-pacifisme, les évêques français ont renoncé à faire usage d’éléments de réflexion qui auraient pu éclairer le jugement éthique. Ils se sont ainsi privés d’un moyen important de renforcer leur argumentation sur le caractère transitoire de la dissuasion nucléaire. Comment affirmer en effet qu’elle est un « moindre mal » si l’on refuse d’examiner la possibilité d’autres solutions ? Et comment envisager de la dépasser si l’on assimile toute alternative à une capitulation plutôt que de rechercher des moyens de substitution progressifs et par là même, dotés d’un haut potentiel de crédibilité ?
2. Le défi de la paix
43Comme celle de leurs homologues français, l’argumentation des évêques américains en matière de non-violence est équivoque. La pression à laquelle ils furent soumis en vue d’une clarification de la « tradition » catholique n’y est certainement pas étrangère. En même temps qu’ils essayaient de souligner la priorité du maintien de la justice et accordaient en conséquence une plus large place au droit de l’Etat de recourir à la défense armée, ils tentèrent d’expliquer ce qu’ils entendaient par « non-violence ». Mais chez eux aussi, le terme désigne tour à tour un témoignage prophétique, un appel né d’une conviction éthique à motivation religieuse – en particulier lorsqu’ils discutent de la relation de la non-violence à la guerre juste – et un système de défense basé sur des moyens autres que la lutte armée ; ceci, souvent au sein d’un même passage (CoP, pp. 728, 733). La difficulté essentielle provient du fait que la non-violence est résolument présentée comme option individuelle, le texte final accentuant davantage encore cette restriction49. Or, il est clair que, dès le moment où l’on parle de non-violence comme mode de défense, il ne peut plus s’agir d’option individuelle. La plupart des théoriciens de la défense non-violente insistent au contraire sur la participation collective comme condition de son efficacité. Bien plus encore que la défense armée, elle ne peut avoir quelque espoir de succès si elle ne repose sur l’engagement massif des populations concernées, décidées à protéger les valeurs sur lesquelles se fonde l’ordre social et organisées dans ce but50.
44Les évêques insistent à plusieurs reprises sur la nécessité de développer des moyens non-violents de réponse à l’agression (CoP, pp. 728, 733, 748). Mais leur argumentation, contrairement à celle de leurs collègues français, se situe rarement sur le plan de l’efficacité : elle s’applique au contraire à démontrer la légitimité de ce moyen de défense et son ancrage dans la tradition évangélique (ibid., pp. 728, 733). A ceci, on peut avancer deux types d’explications. D’une part, le soupçon d’« hérésie » qui a pesé tout au long du processus de rédaction de la lettre pastorale a forcé ses auteurs à déclarer sans cesse leur fidélité aux racines catholiques. D’autre part, l’idée de non-violence a progressé au sein du catholicisme américain à partir d’une vision fortement teintée de prophétisme, qui a marqué les luttes des années 1960 et 1970 (protestation contre la guerre du Vietnam, contre la discrimination raciale, pour les droits des travailleurs agricoles de Californie, etc.) et s’étend au début des années 1980 sous l’impulsion de mouvements comme Pax Christi ou “Benedictines for Peace” au domaine des relations internationales51.
45La plupart de ces groupes s’inspirent très largement du modèle gandhien, qui n’est pas sans racines dans les textes évangéliques52. En développant son système, Gandhi avait pour objectif de « moraliser », voire de « révolutionner la politique par l’éthique »53. Que cela n’ait pas été possible, du moins au degré où il l’entendait, l’histoire l’a suffisamment montré et lui-même en a fait l’expérience54. Son modèle pose le problème de la transposition d’attitudes individuelles en comportements collectifs55.
46En tant que représentants d’une éthique spécifique, les évêques peuvent difficilement échapper au même genre d’équivoques. Dans un paragraphe intitulé « efforts pour développer des moyens non-violents en vue de résoudre les conflits », « Le défi de la paix », traite essentiellement des méthodes de la défense civile non-violente56, alors que l’Eglise réserve habituellement cette terminologie aux procédures classiques que constituent la diplomatie et l’arbitrage. Il résume les principaux objectifs d’une défense non-violente : empêcher un gouvernement non démocratique d’imposer sa volonté ; en énonce les exigences : préparation et organisation, volonté unie de la population, esprit de sacrifice ; en suggère les moyens : la non-coopération avec l’ennemi. Le souci gandhien de mettre en accord fins et moyens de la défense est souligné, en lien avec la critique formulée envers la défense nucléaire (CoP, p. 748). S’appuyant sur les études déjà effectuées aux Etats-Unis57, les évêques rappellent que la défense non-violente a déjà connu certaines applications dans l’histoire et font remarquer que sa concrétisation future ne dépend que de la volonté que l’on déploiera à sa promotion (CoP, p. 748). Contre le risque d’être accusés de défaitisme, ils déclarent que « la non-violence n’est pas le chemin réservé aux faibles, aux lâches ou aux impatients » (ibid.). Ils suggèrent aussi que la mise en œuvre de stratégies de défense non-violente n’aurait pas nécessairement des conséquences moins dramatiques que celle des modes de défense armée en vigueur (ibid.)58.
47Par la suite, ils s’avancent en terrain moins ferme, lorsqu’ils cherchent de nouveau à concilier défense armée et non-violente. En affirmant que « la résistance non-violente présente un terrain commun d’accord pour ceux qui optent pour le pacifisme chrétien,... allant jusqu’à accepter de mourir plutôt que de tuer, et ceux qui choisissent l’option de la force meurtrière autorisée par la théologie de la guerre juste » (ibid.), ils commettent aux moins deux erreurs. D’une part, ils suggèrent que la résistance non-violente découle nécessairement d’un choix éthico-religieux, d’autre part, ils semblent indiquer qu’elle pourrait être une des modalités de la guerre juste, comme elle est une modalité du pacifisme, ce qui est une contradiction en soi59. Il y a effectivement un terrain commun, mais ils se situent au niveau des objectifs plutôt que des moyens : la non-violence, non en tant que conviction, mais en tant que technique d’action, a, tout comme l’emploi de la force selon les critères de la guerre juste, pour axe central la sauvegarde ou le rétablissement de la justice60. Si, comme on peut le supposer, l’intention épiscopale était de revaloriser la première vis-à-vis de la seconde, il aurait été plus judicieux de souligner la concordance sur ce terrain tout en mettant en évidence la préoccupation essentielle dans la défense non-violente de respecter une cohérence entre les moyens et la fin, qui est celle de la justice.
48On retrouve le souci de justification caractéristique de la lettre pastorale quand, après avoir exposé la philosophie de la défense non-violente en termes gandhiens – la recherche du bien de l’adversaire, la transformation de l’ennemi en ami – les évêques rappellent que les principes qui la gouvernent sont totalement compatibles avec, et dans une certaine mesure dérivés de la doctrine chrétienne (CoP, p. 748). Notons que le thème de la recherche de la « vérité » et de la « conversion » de l’adversaire est aussi problématique qu’il l’était chez Gandhi lui-même. La référence chrétienne ne fait qu’accroître la difficulté, d’autant plus que les évêques précisent : « la défense populaire irait au-delà de la solution des conflits pour aller jusqu’à une synthèse fondamentale des croyances et des valeurs » (ibid.)61.
49Mais la question se pose immanquablement au plan interne, dès lors qu’il faut donner une raison d’être au dispositif de défense. La préservation d’un système politique et social n’a de sens que s’il existe à la base un « consensus » sur un certain nombre d’idéaux et de normes communes dont le maintien a, aux yeux de la population, une valeur égale ou supérieure à celle qu’aurait leur remplacement par un système différent à la suite d’une domination étrangère. L’importance de ce consensus est particulièrement mise en évidence par les partisans de la défense populaire, qui soulignent que « ce qui fait une nation unie, ce n’est pas d’abord un Etat puissant mais des citoyens profondément attachés aux valeurs qui fondent la vie sociale et déterminés à les défendre le cas échéant »62. Selon cette conception, la primauté classique de l’autorité politique dans la défense de la nation disparaît. La société civile63 elle-même rentre en possession des moyens de sa propre défense, dont elle devient à la fois l’objet et l’acteur64. Cette réappropriation serait la condition sine qua non du développement d’un véritable « esprit de défense » que les militaires considèrent comme un élément essentiel de l’efficacité de la défense nationale65. Sans aller jusqu’aux bouleversements que représenterait la mise en place d’un dispositif de défense civile, les stratèges classiques commencent eux aussi à redécouvrir la place centrale de la composante sociale de la défense66. Entre la dissuasion nucléaire, qui repose ultimement sur la décision d’un seul ou d’un très petit nombre, et la dissuasion civile, qui dépend de la participation des masses, il y a un abîme. On est ici en présence de conceptions fondamentalement différentes de la nature de l’Etat, de la démocratie, de la relation entre société civile et pouvoir politique. Où les évêques se situent-ils dans le spectre des options possibles ?
B. La défense, responsabilité de l’autorité politique ou de la société civile ?
50L’appel aux principes de la guerre juste, qui postule un droit de recours à la défense armée lorsque les valeurs fondamentales ou l’existence d’un peuple sont menacées, est un trait commun aux trois documents épiscopaux. Pourtant, dès que l’on s’intéresse au titulaire de ce droit, ou à la justification de son existence, on note des différences entre les textes. Allemands et Français ont une conception très « traditionnelle » du rôle de la puissance publique dans la prise en charge de la défense, bien que les fondements qu’ils lui donnent diffèrent sensiblement : le souci de justification par référence à la tradition de l’Eglise dans le premier cas est remplacé par une approche beaucoup plus pragmatique dans le second. Les évêques américains insistent au contraire de manière pressante sur la responsabilité de la nation en tant que telle, à laquelle répond une constante exigence de justification adressée au pouvoir politique.
1. Les lettres pastorales allemande et française
51L’attitude des évêques allemands à l’égard de l’utilisation de la force armée par l’autorité politique s’appuie fermement sur leur adhésion à « l’Etat de droit ». A l’instar des philosophies politiques d’inspiration hégélienne, ils font de celui-ci la condition de l’instauration de rapports politiques pacifiques :
Pour notre vie en commun dans la démocratie et la liberté, il s’ensuit que nous défendons d’autant mieux la paix extérieure et intérieure que les principes de l’Etat de droit déterminent notre comportement… Si chacun considère son point de vue comme juste et celui de l’adversaire comme injuste, c’est le plus puissant, le plus intelligent, le plus rapide ou le plus cynique qui obtiendra gain de cause… Par l’assimilation du pouvoir de l’Etat à un ordre fondamental orienté vers les droits de l’homme, le droit du plus fort a été en principe rendu caduc. L’Etat démocratique garantit, par son ordre de droit, que les conflits peuvent être résolus selon les règles convenues, notamment par des tribunaux indépendants… La paix par le droit exige la reconnaissance d’un droit qui engage d’égale façon les partenaires au conflit, droit qui garantit tout autant la liberté de l’un qu’elle restreint également celle de l’autre (GsF, p. 583).
52C’est à partir du moment où l’ordre intérieur est établi sur des rapports de droit que se justifie la prérogative étatique du recours à la force militaire :
Parmi les devoirs suprêmes de la politique de l’Etat, figure le devoir de protéger l’ordre du droit à l’intérieur, tout comme l’existence et la liberté de son peuple contre l’agression et le chantage à l’extérieur. Les responsables de l’autorité de l’Etat doivent ici faire face à une lourde responsabilité politique qu’ils doivent assumer avec leur propre compétence (GsF, pp. 569-70).
53Cette responsabilité entre en action lorsque les droits fondamentaux de l’homme, que garantit le système constitutionnel, sont en danger (GsF, p. 582). Chez les évêques allemands, l’analyse politique est doublée d’une justification théologique qui vient renforcer leur conclusion. Ainsi, l’affirmation d’inspiration paulinienne sur la légitimité de l’autorité politique est-elle confirmée :
C’est précisément en résistant à l’injustice et à l’oppression, en respectant les droits de l’homme et en protégeant les innocents que la force publique montre qu’elle se trouve au service de Dieu (Rm 13,4) (GsF, p. 573).
54L’approche des évêques français, si elle reprend certains points de l’argumentation de leurs collègues67, s’en différencie sur deux plans au moins. D’une part le rôle de l’autorité étatique est évoqué sur la base d’une référence purement laïque qui est celle de la philosophie politique de Julien Freund68. Dans son ouvrage majeur, L’essence du politique, Freund définit le « bien commun », concept qui a des racines profondes dans la théologie catholique, comme le but du politique. S’appuyant sur Hobbes, il y voit deux composantes : le maintien de la sécurité extérieure et la garantie de l’ordre et de la concorde intérieurs, les deux aspects étant intrinsèquement liés69. Quant au moyen spécifique du politique, il s’agit de la force qui est à la fois principe constitutif des Etats et fondement de la paix extérieure70. En mettant d’abord en exergue le rôle de la force avant de la présenter comme la garantie de la règle de droit71, les évêques français se distinguent à un second titre de leurs collègues allemands qui adoptaient le processus inverse. En outre, le texte français s’attarde peu à justifier le rôle qu’il attribue à l’Etat, que ce soit par une analyse de type politique ou théologique. Ainsi, sa position apparaît-elle comme un soutien tacite accordé à l’autorité politique, sans qu’une logique argumentée vienne en éclairer les fondements. Le rappel de la vertu de patriotisme (GP, p. 7), la caution donnée à l’Etat comme détenteur exclusif – et raisonnable72 – de la force (ibid.), la sanction de la dissuasion nucléaire (ibid., pp. 9-10) et finalement, la confiance accordée aux stratèges et aux experts (GP, p. 8)73 sont remarquables, d’autant plus qu’ils ne sont contrebalancés que par des exigences très réduites ou introduites seulement a posteriori, ce qui en diminue sérieusement l’impact.
55« Gagner la paix » ne développe pas une logique bien rôdée qui commencerait par l’énoncé d’une série de convictions fondamentales dont il tirerait ensuite les conséquences. Les justifications n’arrivent qu’en toute dernière position. Elles viennent plutôt comme un ultime sursaut, un retour de dernière heure à l’essentiel, que résume la reprise de l’appel lancé par Jean-Paul II lors de sa visite en France en 1980 : « France, es-tu fidèle aux promesses de ton baptême ? » (GP, p. 14). Les évêques, comme s’ils étaient tout à coup secoués par cet appel, semblent prendre conscience qu’« au-delà des moyens de vivre, se pose la question des raisons de vivre » qui pour eux, est avant tout une question spirituelle (ibid.). S’ils mentionnent à ce titre des valeurs que l’on pourrait qualifier de spécifiquement « catholiques » – l’amour, la famille, la foi –, ils n’entendent pas se limiter à elles. Leurs interrogations portent sur les comportements collectifs face aux immigrés, sur les attitudes dans le débat politique (ibid.) et, plus pathétiquement, sur le matérialisme ambiant qui ronge les sociétés occidentales tout autant que celles de l’Est (ibid., p. 15). A ce stade, l’appel devient angoissé, presque apocalyptique : « Si vous ne vous convertissez pas, vous périrez tous (Luc 13,3) » (ibid.).
56Il ne saurait bien évidemment être question de transposer une exigence de nature spirituelle sur une société sécularisée. En revanche, la critique radicale que contiennent les deux dernières pages de la lettre pastorale n’aurait pas dû rester sans implications sur les développements antérieurs. Ne va-t-elle pas jusqu’à remettre en cause toute l’argumentation précédente sur la défense ? Si les « valeurs » qui gouvernent actuellement la société française en particulier et les sociétés occidentales en général ne sont plus dignes d’être désignées comme telles, leur défense a-t-elle encore un sens ? Ceci, d’autant plus que l’on envisage pour les protéger l’utilisation de cet instrument redoutable que constitue la dissuasion nucléaire ? Au-delà de la question pratique de proportionnalité des moyens, le maintien des arsenaux ne devient-il pas une « idolâtrie »74, l’idolâtrie suprême qui permettrait la perpétuation d’un monde lui-même idolâtre ? Les évêques allemands décrivent la recherche de sécurité hors du recours à Dieu comme vaine parce qu’elle repose précisément sur l’acte de séparation qui définit l’idolâtrie75. Non sans justification, la critique leur a reproché de ne pas tirer les conséquences pratiques de leur exégèse biblique76. C’est au « réalisme » en effet que revient le dernier mot : « L’aide de Dieu n’est pas un substitut à une prévoyance nécessaire en matière de politique de sécurité » (GsF, p. 571).
57Sans vouloir tenter une synthèse générale sur la question du lien entre Royaume de Dieu et Histoire, il nous faut remarquer qu’il existe déjà au niveau de l’analyse politique une contradiction dans la lettre pastorale française – allemande aussi, nous le verrons – entre les conditions posées au développement d’un « esprit de défense » et la caution donnée aux modalités actuelles de la défense. Pourtant dans son article « Armements modernes et responsabilités éthiques », dont disposait Mgr Jullien lorsqu’il rédigea le projet de lettre pastorale, le Secrétaire général de l’épiscopat, le Père Gérard Defois affirme que :
La question morale en matière d’armement a une dimension politique et culturelle, c’est-à-dire que les facteurs militaires sont à interpréter dans le cadre des finalités morales que les instances politiques ou les groupes de citoyens se donnent pour asseoir leur vouloir-vivre ensemble et leur sécurité dans le monde77.
58Il souligne aussi que « la sécurité d’un peuple lui vient d’abord de son dynamisme et de ses convictions »78. Mais dès lors qu’il en vient aux modalités pratiques de la défense, le discours de l’auteur change radicalement. La référence n’est plus le peuple, mais les « hommes politiques » et les « experts » qui, seuls, sont à même de juger de l’existence de l’« équilibre » militaire79. La dissuasion – nucléaire – n’apparaît pas comme un « choix militaire ou politique parmi d’autres, elle est en fait une donnée de base et incontournable de la défense nationale »80. Les contradictions de la lettre pastorale sont exactement de même nature, bien qu’elles s’expriment de manière un peu plus atténuée. D’un côté l’on pose les conditions d’une défense relevant d’un idéal éthique et démocratique, de l’autre on entérine la situation existante sans la moindre considération des incompatibilités, voire de l’antagonisme fondamental, entre les deux modèles.
59La conviction personnelle des principaux auteurs du document pastoral est sans aucun doute l’une des explications de la caution apportée à la dissuasion. Mais elle doit être complétée et modulée par d’autres facteurs. On ne peut douter de la sincérité des évêques lorsqu’ils s’expriment sur les valeurs morales qui donnent à une société ses raisons de vivre. On ne peut non plus accuser la majorité d’entre eux d’adhérer à un modèle de démocratie autoritaire qui priverait les citoyens de toute participation à la définition de ces valeurs et à leur mise en œuvre. Interrogés sur leur conception de la démocratie, seulement 13 % des évêques français en retiennent une version autoritaire. Les trois quarts d’entre eux, même s’ils accordent la priorité à la recherche du bien commun – conduite par l’autorité politique – sur le processus démocratique, se montrent favorables à un modèle corporatiste-participatif ou à une démocratie sociale81.
60L’attitude des évêques français, plutôt qu’une déférence vis-à-vis de l’autorité pour elle-même, est le résultat d’une combinaison de la tradition catholique et de l’histoire particulière de l’Eglise en France. Les deux siècles de débats qui ont agité les relations Eglise-Etat depuis la Révolution française incitent l’épiscopat à faire preuve de prudence. Même si la majorité de la population semble accepter le rôle de l’Eglise dans la définition des valeurs morales qui orientent la société82, une intervention dans un domaine directement classé comme « politique » risque toujours de réveiller les démons des querelles passées. Les évêques en ont fait l’expérience en matière de défense nationale à plusieurs reprises dans les années 1970. Sans doute les invectives de l’Amiral de Joybert, leur enjoignant de « rendre à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu »83 leur ont-elles laissé des souvenirs amers. Ils sont conscients des limites de la liberté dont ils bénéficient dans le système politique français.
61L’acceptation de ces limites se concilie sans difficulté avec la tradition catholique d’indifférence proclamée aux formes de gouvernement, la légitimité de celles-ci dépendant fonctionnellement de leur contribution au bien commun84. Elle est également cohérente avec l’expérience de sécularisation française qui a permis très tôt le pluralisme politique des catholiques et le retrait épiscopal de la scène politique au bénéfice de l’engagement des laïcs85. La primauté de la préoccupation spirituelle des évêques et des prêtres affirmée par le Concile et précisée dans le document de l’épiscopat français de 1972, « Pour une pratique chrétienne de la politique »86, confirme cette tendance.
62En renvoyant aux experts la décision concrète en matière de défense nationale, le Père Defois et Mgr Jullien sauvegardent l’autonomie du politique, mais en même temps, ils vouent leur critique sur les valeurs à demeurer au niveau de la déclaration d’intention. Quelle que soit la vigueur de celle-ci, il manque le lien nécessaire à sa traduction sur le plan de la décision pratique.
2. La lettre pastorale américaine
63L’attitude des évêques américains à l’égard de la prérogative étatique du recours à la défense armée est très différente de celle de leurs confrères. On peut la nommer celle du « doute systématique », le fil directeur de leur pensée étant la limitation de l’action gouvernementale par une sorte de contrôle populaire à chaque stade de la décision. C’est d’ailleurs par rapport à cette exigence qu’ils définissent leur tâche en tant que leaders religieux :
Nous cherchons à encourager une attitude publique qui limite rigoureusement le type d’action que notre gouvernement et les autres gouvernements entreprendront dans le domaine de la politique nucléaire (CoP, p. 736).
64La vigilance est prônée à tous les niveaux : application des critères établis pour l’acceptabilité de la dissuasion nucléaire (CoP, pp. 743, 745), décision éventuelle de recourir à la conscription (ibid., p. 749), politique de choix des cibles nucléaires (ibid., pp. 742-43). Outre la méfiance exprimée à l’égard des options de défense, la critique s’exerce aussi dans le domaine de la politique de maîtrise des armements (ibid., p. 746), des ventes d’armes (ibid., p. 749), de l’aide au développement (ibid., p. 753), de l’attitude des Etats-Unis vis-à-vis des institutions multilatérales (ibid., pp. 753-54), de l’engagement en faveur des droits de l’homme (ibid., pp. 751-52).
65Pourtant, cette remise en question n’est pas destructrice en ce sens qu’elle ne remet pas en question les valeurs sur lesquelles repose le système ni les institutions qui lui donnent consistance. Elle tente au contraire de s’appuyer sur les idéaux qui ont servi de base à la constitution de la nation pour souligner la différence qui existe entre le potentiel et l’actuel, différence qui demande à être comblée (CoP, p. 750). On ne trouve pas, comme chez les évêques français, l’idée d’une « gangrène » qui aurait corrompu le substrat moral sur lequel repose la vie de la nation. Aux yeux des évêques américains, les fondements restent intacts. Il s’agit seulement de les dépoussiérer pour en dévoiler toutes les potentialités.
66L’impératif est donc double : d’un côté, soutien au modèle politique et aux valeurs qui le fondent, de l’autre, critique des mesures qui les contredisent. Pour résumer en une formule :
La vertu de patriotisme signifie que, en tant que citoyens, nous honorons notre pays, mais notre amour et notre loyauté même font que nous examinons soigneusement et régulièrement son rôle dans le monde, en demandant qu’il utilise à plein toutes ses possibilités pour être un agent de paix dans la justice pour tous les hommes (ibid., p. 760).
67Cette exigence ne s’impose pas seulement au groupe restreint que constituent les deux cent cinquante évêques catholiques. Elle concerne la nation tout entière :
Dans une démocratie, la nation et ses citoyens ont la même responsabilité… C’est le devoir des gouvernés que d’analyser en hommes responsables les mesures concrètes de la politique publique (ibid.).
68C’est parce que les mesures prises par le gouvernement sont finalement le reflet de la volonté des citoyens que ceux-ci ont prise sur la décision politique, d’où l’appel renouvelé à l’opinion publique (ibid., pp. 720-21, 736, 760). Pour les évêques américains, il n’est pas question de dénoncer le modèle de la démocratie pluraliste, mais plutôt de veiller à ce qu’elle fonctionne le plus fidèlement possible aux principes qu’elle proclame. En affirmant leur soutien aux valeurs collectives, ils cherchent à désamorcer les soupçons de déloyauté dont ils étaient l’objet et à promouvoir leur cause en prenant à témoin l’ensemble de l’opinion publique. Il ne faudrait pas voir dans leur attitude un simple opportunisme politique. Il a fallu à l’Eglise catholique américaine quelque deux cents ans pour entrer dans le jeu de la démocratie pluraliste, mais dès lors qu’elle l’eût accepté, elle souhaita y participer pleinement – ce qui n’est évidemment pas sans risques d’excès.
69Au-delà de cet acquis historique, on peut déceler une certaine logique entre les réflexions épiscopales sur la dissuasion nucléaire et sur les rôles respectifs de la société civile et de l’autorité politique en matière de défense. Selon le « Défi de la paix », le fait nucléaire introduit une nouveauté radicale. En permettant des destructions d’une ampleur inégalée jusqu’alors, voire la disparition de la planète tout entière (CoP, pp. 718, 720, 726, 732, 734), il remet totalement en question la prérogative traditionnelle qu’avait l’Etat d’utiliser la force sur son territoire :
Dans le système nation-Etat, la présomption selon laquelle la souveraineté implique la capacité de protéger le territoire et la population d’une nation est précisément niée par les possibilités nucléaires des deux superpuissances (CoP, p. 737).
70La capacité de décision du pouvoir politique est comme paralysée, ce que traduit d’ailleurs parfaitement la notion d’« équilibre de la terreur ». L’Etat n’a plus la possibilité d’utiliser dans ses relations extérieures l’instrument traditionnel que constitue le recours à la force armée. A l’inverse, les concepts de guerre nucléaire limitée ou gagnable traduisent le refus de cette paralysie et la volonté de conserver, envers et contre tous les changements techniques et politiques, le modèle de comportement qui fut celui de l’Etat souverain depuis sa fondation. Les évêques rejettent énergiquement ces concepts au profit d’un modèle se rapprochant de la dissuasion minimale (Cf. Chap. iv).
71On pourrait alors les accuser de chercher à perpétuer l’incapacité de l’autorité politique pour justifier leur méfiance à son égard. D’un autre côté, ils encouragent le développement de moyens de défense conventionnels, qui auraient pour conséquence de rendre aux décideurs politiques les moyens d’utiliser la force. Leur position n’est donc pas sans ambiguïté. Mais il nous semble possible d’en retrouver le fil directeur. Le rappel de la théorie de la guerre juste suppose la reconnaissance et l’approbation du rôle traditionnel de l’autorité politique dans la défense de la nation. Mais pour les évêques américains, sa compétence s’arrête, ou du moins, n’est plus automatique, là où commence l’armement nucléaire. A partir du moment où celui-ci entre en jeu, un contrôle vigilant devra être exercé par les citoyens sur la décision du pouvoir politique, afin de savoir s’il convient ou non de le reconduire dans ses attributions traditionnelles. Ceci ne signifie pas que l’armement nucléaire constitue une borne infranchissable : en ne rejetant pas absolument son emploi (Cf. Chap. iv, v) et en rappelant les dangers de la guerre conventionnelle (CoP, pp. 731-32), le « Défi de la paix » évite d’en faire un absolu. Il faut plutôt y voir un élément-test, à partir duquel une attention et une suspicion particulières seraient requises, l’enjeu étant la dénaturation de l’Etat-nation lui-même.
72Bien sûr, le choix de ce « témoin » est discutable, Il a cependant l’intérêt d’exister, alors que l’on ne trouve rien de semblable dans les documents pastoraux français et allemand. Certes, le rappel des conditions de la guerre juste et les limites énoncées à propos de la dissuasion nucléaire imposent déjà des contraintes non négligeables à la décision de l’autorité politique en matière de défense. Pourtant, un paradoxe demeure. La contradiction qui existe à l’état d’hypothèse dans la déclaration américaine entre la préférence pour une dissuasion minimale et le rappel de la prérogative traditionnelle d’emploi de la force est plus flagrante encore dans les textes allemand et français. La volonté du premier de dire « non » à toute forme de guerre, l’adhésion du second au dogme de la « dissuasion pure » supposeraient logiquement une modification de leur compréhension du rôle de l’autorité politique. Celle-ci ne serait plus libre d’employer militairement la force comme elle l’entend, bien qu’elle restât maîtresse de son utilisation politique.
73Mais si l’on considère que « la nature de la dissuasion est… tout entière dans le phénomène intellectuel d’une communication entre nations fondée sur la menace et la peur réciproques », comme le fait le Père Defois87, la question des moyens disparaît. L’action sur l’esprit et la résistance psychologique de l’adversaire occupe le centre du jeu. Que la partie se déroule au bord de l’abîme importe peu : à partir du moment où l’échange de menaces et de contre-menaces est intelligemment mené, les dirigeants politiques sont supposés remplir correctement leurs fonctions. L’éventualité d’un échec ne fait pas partie du paysage. Elle sera prise en compte a posteriori, comme un accident, une conséquence inintentionnée, extérieure au cadre que l’on s’était fixé. Dans ces conditions, point n’est besoin d’un contrôle continu de la décision politique par l’ensemble de la nation. Le feu vert est donné à l’origine, le succès ou l’échec venant ultérieurement sanctionner le choix initial. Au contraire, une critique répétée pourrait gêner les actions souvent délicates qu’exige le « poker » nucléaire.
74Ni les évêques allemands, ni les évêques français ne vont aussi loin dans leurs conclusions, mais leur tendance à s’attacher aux objectifs plutôt qu’aux moyens porte le danger d’une telle dérive. Si l’on peut largement imputer cette attitude en France à la confiance qu’accordent les auteurs de la lettre pastorale à la dissuasion nucléaire et aux incertitudes qui continuent à caractériser la situation de l’Eglise sur l’échiquier politique, il faut en Allemagne compléter l’explication par un autre type de motivations. L’époque de la rédaction du texte était aussi celle du développement d’un vaste mouvement de protestation à l’encontre de la politique de défense gouvernementale au sein duquel se manifestait la revendication d’un « droit à la résistance » ou à la « désobéissance civile ». Il vaut la peine de s’y arrêter, tant le sujet a soulevé les passions au début des années 1980 et tant il est riche en enseignements sur l’attitude épiscopale.
III. La désobéissance civile
75La discussion moderne sur le « droit à la résistance » et la désobéissance civile coïncide avec le développement en Allemagne fédérale d’une opposition extra-parlementaire (APO) dont le cheval de bataille fut la politique de l’environnement (construction de centrales nucléaires, agrandissement de l’aéroport de Francfort, aménagements immobiliers, etc.) avant de devenir la politique de défense, les deux domaines ayant pour point commun de supposer des mesures à long terme, jugées irréversibles, qui engagent non seulement les conditions de vie d’un peuple mais sa capacité d’existence. Dans ce débat, situé au carrefour de l’éthique, de la politique et du droit, l’écheveau des arguments est souvent difficile à démêler, faute d’une définition préalable des termes de référence. Il paraît plus éclairant de procéder par élimination à partir des concepts de « résistance » et de « désobéissance civile », avant d’examiner la position des évêques eux-mêmes88.
A. Position du problème
1. L’article 20 al. 4 de la Constitution allemande
76Quelques voix isolées, en particulier dans les rangs des Verts, se sont réclamées dans leurs actions de protestation d’un « droit à la résistance » tel qu’il est consigné dans l’article 20, alinéa 4 de la Constitution allemande89 :
A défaut d’autre recours, tous les Allemands ont le droit de résister à quiconque entreprendrait de renverser ce régime constitutionnel90.
77Cet article, intégré à la Loi Fondamentale en 1968, a pour référence historique la tentative de renversement de Hitler perpétrée par le groupe du Comte de Stauffenberg le 20 juillet 194491. Curiosité juridique, puisqu’il fait appel à la garantie de l’Etat pour entériner éventuellement son propre renversement92, il relève d’une justification de droit naturel, qui doit permettre le cas échéant de contester la légitimité de l’ordre positif. La plupart des commentateurs, y compris parmi les partisans d’une rupture de la légalité pour lutter contre l’installation de centrales nucléaires ou les euromissiles, reconnaissent que les conditions de sa mise en œuvre ne sont pas réunies dans la situation politique contemporaine. Elle suppose en effet la présence d’un danger grave et imminent menaçant les valeurs et institutions qui garantissent l’existence de la démocratie libérale et en particulier des droits imprescriptibles contenus dans les articles 1 à 20 de la Constitution93. Ce n’est visiblement pas le cas en 1980 ou 1983, même si des motifs de mécontentement peuvent s’exprimer à bon droit sur le fonctionnement de la démocratie. Il n’est donc pas question d’invoquer l’article 20, al. 4 pour justifier d’une action illégale94. En conséquence, si l’on utilise le terme de « résistance », cela ne peut être qu’en tant que synonyme de « désobéissance civile ».
2. L’invocation des droits fondamentaux
78Certains font appel au contenu des premiers articles de la Constitution pour dénoncer la violation du « droit à la vie » et à l’« intégrité physique » (GG art. 1 & 2) – étendu aux générations futures – dont se serait rendue coupable la puissance publique en matière d’environnement ou d’armement95. La résistance à ses décisions serait alors non seulement un droit, mais une obligation juridique et éthique96. L’argument peut aussi faire valoir la distinction entre les domaines susceptibles d’être soumis à un vote majoritaire („abstimmbar“) et ceux qui ne le sont pas („nichtabstimmbar“). Ainsi, lorsque l’enjeu porte sur des questions « dernières », la décision devrait-elle être soustraite au processus majoritaire, alors qu’en-deçà, elle y resterait soumise97. Le principe en lui-même n’est pas disputé. Par contre, la classification de la décision dans telle ou telle catégorie est loin de faire l’unanimité98.
79A partir d’une idée semblable, le juriste Ralf Dreier a essayé d’apporter une justification à la rupture de la légalité basée sur les droits fondamentaux. Plutôt que de recourir directement au droit à la vie, il s’appuie sur le droit à la liberté d’expression et de manifestation (GG art. 5 & 8). Pour lui, la désobéissance civile ne serait illégale que prima facie, mais non pas en dernière analyse. La règle qu’il énonce est la suivante :
Toute personne a le droit, seule ou avec d’autres, d’enfreindre publiquement, de manière non-violente et pour des motifs éthico-politiques une norme d’interdiction lorsqu’elle proteste contre une injustice grave et que ses moyens de protestation sont proportionnés99.
80Dreier postule la subordination de la loi qui lui paraît inférieure à celle qu’il estime supérieure. Rares sont cependant les juristes qui seraient prêts à le suivre, comme le prouvent les décisions des tribunaux100. Il ne reste plus alors aux manifestants et à leurs sympathisants qu’à demander au juge de faire preuve de clémence101 ou à protester contre ce qu’ils considèrent comme une extension indue du qualificatif de „Nötigung“ (contrainte)102. La querelle est politique tout autant que juridique. La définition du terme « violence » et, par contrecoup, de celui de « non-violence » est contestée. Les manifestants vilipendent les politiciens en exercice qui n’hésitent pas à déclarer que « la résistance non-violente est une violence »103, mais eux-mêmes ne sont pas unanimes sur sa signification104. Le débat allemand du début des années 1980 n’est pas sans rappeler les longues discussions qui eurent lieu presque vingt ans auparavant aux Etats-Unis à propos des manifestations contre la guerre du Vietnam et du mouvement pour les droits civils105. Il ne s’agit pas alors d’invoquer un « droit à la résistance » mais de se réclamer d’une pratique de « désobéissance civile » qui, bien évidemment, ne saurait être entérinée juridiquement.
3. La désobéissance civile
81L’expérience et la réflexion américaine jouent un grand rôle dans le mouvement allemand de désobéissance civile, posant le problème du transfert d’un concept né dans un contexte culturel spécifique à d’autres circonstances de temps et de lieu. La référence lointaine reste Henry David Thoreau, pionnier de la « désobéissance civile »106, mais la philosophie à laquelle se sont ralliés la plupart des groupes après une période d’hésitation initiale est celle qu’expose John Rawls dans sa Théorie de la Justice. Pour Rawls la désobéissance civile est
un acte public, non violent, mais politique, décidé en conscience, et accompli le plus souvent pour amener à un changement dans la loi ou bien dans la politique du gouvernement. En agissant ainsi, on s’adresse au sens de la justice de la majorité de la communauté et on déclare que, selon son opinion mûrement réfléchie, les principes de la coopération sociale entre des êtres libres et égaux ne sont pas actuellement respectés107.
82Cette définition appelle un certain nombre de commentaires qui porteront successivement sur les justifications, les objectifs et les hypothèses sous-jacentes à la désobéissance civile108.
a. Les justifications
83La plus grande partie des artisans de la désobéissance civile justifie ses actions par l’appel à une décision de conscience. Analytiquement, il faut distinguer deux, ou même trois, attitudes qui ne sont pas toujours différenciées dans la pratique. La première est celle du chrétien, qui prend pour règle de conduite la formule « il faut obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes » (Actes 5, 19). La seconde se réclame de l’obéissance à une exigence supérieure sans la relier à une conviction de foi particulière109. Il s’agit en général d’une norme de droit naturel placée au-dessus de tout droit positif. Dans la pratique, cette attitude ne pose pas un problème différent de la première110. Elle n’en est qu’une version sécularisée, qui rejoint les fondements du « droit à la résistance » tel qu’il est entériné par l’article 20 al. 4. Mais la situation change radicalement à partir du moment où l’on suppose que ces normes sous-tendent les convictions communes qui fondent le consensus social et sont consignées dans les valeurs fondamentales entérinées par la Constitution.
84Dans la première hypothèse, la protestation est avant tout individuelle et symbolique ; en même temps qu’elle veut démontrer l’exaspération devant une situation que l’on considère comme ayant dépassé les bornes de l’acceptable, elle a, dans l’optique chrétienne, un caractère prophétique et participe de la recherche du salut111. Qu’elle relève de cette approche ou de celle du droit naturel, la protestation basée sur la seule décision de conscience devient contestable à partir du moment où elle prétend sortir du cadre individuel pour acquérir une valeur collective. Dans le cas du chrétien se pose la question du “status confessionis”, qui tend à faire d’une position politique particulière un article de foi112.
85L’appel à un droit naturel supérieur se heurte à la barrière de la subjectivité. En effet, de quel « droit » peut-on se déclarer conscience de la collectivité, ou même de l’humanité ?113 Il est rare que soient distinguées clairement les justifications auxquelles on fait appel : très souvent, la composante émotionnelle individuelle ne fait qu’un avec l’évocation de normes qualifiées de supérieures que l’on suppose ancrées dans les institutions communes, la référence religieuse pouvant éventuellement être superposée à l’ensemble114. Le double caractère, à la fois « prophétique » et « politique », de la désobéissance civile est gage de son ambiguïté. On peut, certes, tenter de distinguer ses objectifs à court et à long terme115. Si cette distinction permet d’appuyer auprès des tribunaux une demande de différenciation entre les actions qui visent uniquement la conscientisation et celles qui souhaitent réellement empêcher la mise en oeuvre d’une décision de la puissance publique116, elle n’est pas toujours en mesure de clarifier les motivations des actes de désobéissance.
86Cependant, une forte présomption de fidélité à la philosophie « réformiste » de la désobéissance civile est donnée par la disposition à accepter les sanctions légales qui en sont la conséquence. A la suite de Rawls, la plupart des groupes qui la pratiquent s’y déclarent prêts117. Ils n’ont alors pas seulement l’intention de manifester un « esprit de sacrifice » souvent évoqué dans un tel cadre118, mais de démontrer leur fidélité aux valeurs dont ils se réclament.
b. Les objectifs
87Rawls souligne dans sa définition le fait que la désobéissance civile « interpelle la majorité de la communauté sur son sens de la justice ». C’est à notre avis un élément essentiel, qu’il précise de la manière suivante :
[L’acte de désobéissance civile] recourt à la conception commune de la justice qui sous-tend l’ordre politique. Dans un régime démocratique relativement juste, il y a une conception publique de la justice qui permet aux citoyens de régler leurs affaires politiques et d’interpréter la Constitution119.
88Lorsqu’il y a désobéissance civile, une mesure particulière est remise en question, mais l’ordre politique en tant que tel n’est pas contesté. Au contraire, les valeurs communes constituent le sous-bassement de l’appel120, ce qui explique que la désobéissance civile ait un caractère politique121. Elle ne s’appuie pas sur des normes éthiques privées – même si, comme le note Rawls, celles-ci peuvent coïncider avec les valeurs communes – mais sur des principes qu’on peut raisonnablement assumer comme faisant partie de l’intersubjectivité d’une société particulière. Elle se distingue ainsi de l’objection de conscience qui, en tant qu’elle décrit une protestation individuelle contre une mesure souvent individuelle, ne fait pas appel au sens de la justice de la majorité122. Rawls résume ainsi la fonction de la désobéissance civile :
Elle exprime la désobéissance à la loi dans le cadre de la fidélité à la loi, bien qu’elle se situe à sa limite extérieure. La loi est enfreinte, mais la fidélité à la loi est exprimée par la nature publique et non-violente de l’acte, par le fait qu’on est prêt à assumer les conséquences légales de sa conduite123.
89Mais à partir de là, les positions se raidissent. Pour les uns, à la suite de Rawls, la désobéissance civile est à la fois preuve et garantie d’existence d’un système démocratique et constitutionnel :
En résistant à l’injustice dans les limites de la fidélité à la loi, elle sert à empêcher les manquements vis-à-vis de la justice et à les corriger s’il s’en produit. Que les citoyens soient prêts à recourir à la désobéissance civile justifiée conduit à stabiliser une société bien ordonnée, ou presque juste124.
90Jürgen Habermas va encore plus loin lorsqu’il décrit la désobéissance civile comme la « pierre de touche d’une compréhension adéquate des fondements moraux de la démocratie »125, comme « un élément indispensable de toute culture politique ayant atteint sa maturité »126. Selon cette interprétation, elle n’est plus seulement un cas exceptionnel, mais devient partie intégrante du jeu politique au quotidien, dans un mouvement infini dont le telos est d’aboutir à une concordance de plus en plus étroite entre droit positif et prétentions éthico-politiques du système127.
91Les adversaires de la désobéissance civile mettent au contraire en garde contre le danger que représente pour la démocratie une banalisation de la contestation des dispositions légales. Mais là encore, il semble qu’il y ait beaucoup de confusion, volontaire ou involontaire. Il nous paraît en tout cas injustifié de s’appuyer sur un usage étendu du terme « résistance » pour rejeter toute forme de désobéissance civile128. S’il est vrai que les mouvements de protestation ont pu employer abusivement le terme de « résistance », qui rappelle inévitablement l’article 20 al. 4 de la Constitution, il semble que des distinctions préalables auraient pu permettre d’éviter bien des malentendus129. Une fois éliminée l’hypothèse de la « résistance », elles auraient autorisé une discussion de fond sur la « désobéissance civile ». Il est vrai que les résultats n’en auraient vraisemblablement pas été différents, car l’enjeu, au-delà des questions terminologiques, était bel et bien la différence des conceptions de la démocratie. Il est normal que des menaces constantes de « dénonciation du contrat social »130 aient été vues comme un danger par ceux qui se considéraient justement comme les gardiens de l’ordre établi sur la base de ce contrat.
c. Les hypothèses
92La discussion sur le « droit à la résistance » et la « désobéissance civile » intervient dans le contexte de l’apparition des « Verts » comme mouvement d’opposition extra-parlementaire sur la scène politique. Leur accès aux responsabilités nationales à partir de 1983 n’a mis fin ni à leur critique de la démocratie parlementaire, ni aux suspicions les accusant de mettre en danger cette démocratie. Au coeur du débat se trouve l’incompatibilité fondamentale entre les projets politiques. Le reproche essentiel qu’adresse la mouvance alternative à la démocratie parlementaire porte sur son formalisme. Selon l’expression de Niklas Luhmannn, le système politique ne tirerait sa légitimité que des « procédures »131, en l’occurrence la pratique du vote à intervalles plus ou moins réguliers, par laquelle les citoyens aliènent leur pouvoir de décision à des élus sur lesquels ils n’ont plus ensuite aucun contrôle. A partir du moment où ceux-ci ne sont plus les « délégués » du peuple, mais leurs « représentants »132, l’« absolutisme représentatif » qui en résulte133 ne sert en fait qu’à la perpétuation d’intérêts particuliers, le plus souvent de nature économique134, plutôt qu’à la promotion du bien collectif.
93Sans être aussi radicaux dans leur critique, certains auteurs sont d’avis que les conditions qui régissent le fonctionnement du régime parlementaire ne sont plus remplies dans les circonstances actuelles. Leur thèse s’appuie sur l’examen d’une série de critères qui doivent, selon eux, gouverner l’application du principe majoritaire. Celui-ci devrait obéir aux normes suivantes : 1) Il ne s’applique qu’aux questions d’intérêt public et non pour conforter des intérêts privés ; inversement, il doit s’appliquer à toutes les affaires d’ordre public ; 2) Il n’est valable que dans le cadre d’institutions constitutionnelles dont les règles ne peuvent être modifiées par la majorité selon son bon vouloir ; 3) Les décisions prises à la majorité doivent être réversibles. En quelque sorte, il s’agit d’un élargissement de l’impératif kantien à la dimension du futur ; 4) Il suppose que l’intensité des préférences de la majorité et des minorités soit sensiblement égale – ce qui pose un difficile problème d’évaluation ; 5) Il admet l’existence d’un certain nombre de valeurs communes qui fondent le « vouloir vivre ensemble », ce que Locke appelait « une communauté de destin nationale »135.
94A partir du moment où ces conditions ne sont plus remplies, le respect de la décision majoritaire n’a plus de sens. Pour la plupart des auteurs de l’ouvrage An den Grenzen der Mehrheitsdemokratie, une des tentatives les plus poussées pour insérer la désobéissance civile dans le modèle de démocratie pluraliste occidentale, il ne s’agit pas de renier le principe majoritaire en tant que tel mais, comme l’indique le titre choisi, d’en souligner les limites et les conditions de validité136. Dans son essence, le projet est proche de celui de Rawls. Mais d’une part, on ne nie pas que certaines décisions puissent échapper à ce principe, à cause de l’enjeu qu’elles représentent137 ; de l’autre, il doit être clair que la règle majoritaire n’est valable que pour autant que la « communauté de destin nationale » demeure une réalité vivante. Si l’on soutient que la société civile n’est plus formée d’une, mais de deux ou plusieurs entités qui n’ont plus aucune valeur commune138, elle perd sa raison d’être. Il n’est plus possible de donner une définition au « bien commun » et de là, de trouver des repères permettant d’évaluer telle ou telle décision de l’autorité politique. Conçue au départ comme « système de règlement des conflits »139 et d’arbitrage des intérêts, la démocratie parlementaire aurait perdu cette capacité. Le pouvoir politique n’étant plus capable de discerner le contenu du « bien commun », il y aurait divorce total entre légalité et légitimité. Il est clair que, dans ce cas, parler de « désobéissance civile » pour renforcer la démocratie n’a plus de sens. La pratiquer serait vouloir la fin de la démocratie et laisser la place à l’anarchie.
95C’est parce qu’aucun indice précis ne permet de déterminer le point de passage entre les deux attitudes du respect limite de la démocratie et de son renversement que l’on s’est inquiété dans un certain nombre de milieux devant la montée d’idées et de pratiques rejetant en bloc le modèle parlementaire traditionnel. Les interrogations du politologue Winfred Steffani à propos du programme des Verts résument bien les préoccupations qui ont pu être celles des dirigeants en exercice, ainsi que d’un certain nombre de corps établis, dont l’Eglise catholique140, devant la poussée des mouvements alternatifs et d’opposition à la politique de défense. Face à une argumentation souvent ambiguë, la question que pose Steffani est celle de la compatibilité entre la conception de la démocratie défendue par les Verts et les présupposés du système parlementaire. Après une étude minutieuse, l’auteur aboutit à la conclusion suivante :
La présomption de droit et le monopole de la force dont jouit l’Etat constitutionnel démocratique peuvent être rejetés dès le moment où ils entrent en conflit avec l’identité des Verts telle qu’elle s’exprime à travers leur programme, ou avec leur interprétation de ce qui constitue les véritables préoccupations et intérêts des hommes… Proclamée comme ligne directrice du parti pour la pratique quotidienne, la thèse de la légitimité permanente de la résistance conduit forcément à un dangereux affaiblissement de la force du droit dans sa fonction de garant de la paix sociale. Appeler de manière aussi désinvolte à la résistance dans le cadre d’un Etat constitutionnel démocratique, dès lors que l’on ne trouve ni parmi les électeurs, ni au parlement, ni au gouvernement l’appui ou l’attention souhaités sur des questions déclarées « d’intérêt pour l’humanité », revient à mettre aux enchères l’Etat constitutionnel141.
96Sans aucun doute, c’est une crainte identique qui a motivé la prise de position des évêques allemands face aux revendications de nombreux mouvements de paix.
B. L’attitude des catholiques
97Pour comprendre leur attitude, il faut se souvenir du rôle qu’a joué l’Eglise dans la construction de l’Etat ouest-allemand comme « Etat de droit » après 1945. Même s’il y eut au départ des tensions sérieuses quant aux valeurs à consigner dans les fondements constitutionnels (Cf. Chap. ii), on peut considérer le catholicisme comme un des piliers du système politique et social allemand. Le document du Synode de 1975 est très clair à ce propos :
L’ordre démocratique libéral et l’Etat de droit garantissant le bien être social, tels qu’ils sont ancrés dans la Loi Fondamentale de la République fédérale allemande et régis par elle ont une signification essentielle pour la promotion de la paix interne autant qu’internationale. C’est pourquoi le Synode appelle toutes les forces démocratiques et tous les citoyens à contribuer au maintien et à la protection de l’Etat de droit et à son développement dans le sens de l’établissement d’une justice toujours plus grande…142.
98Ainsi, il n’est pas question de rejeter l’ordre démocratique existant, mais bien plutôt de le renforcer. Même la prise de position du BDKJ sur le « droit à la résistance », si elle exprime une certaine sympathie pour le mouvement de désobéissance civile, rappelle que l’Etat dont on refuse les décisions est
celui-là même à l’érection et au renforcement duquel les mouvements de jeunes catholiques ont contribué de manière décisive et engagée depuis la seconde guerre mondiale et à l’intérieur duquel ils continueront à travailler activement143.
99Le soutien à l’« Etat de droit » et la reconnaissance de sa fonction « pacificatrice »144 sont généraux dans les milieux catholiques145. Il n’est donc pas surprenant que les évêques eux-mêmes accordent autant d’importance au respect du droit dans leur déclaration.
1. La position des principaux groupes catholiques146
100Si l’on voulait situer la position des évêques allemands dans la discussion du « droit à la résistance » par rapport à l’attitude des autres groupes catholiques, on les placerait en troisième position sur une échelle allant du plus « libéral », le Bensberger Kreis, au plus « conservateur », le ZdK, en passant par Pax Christi et le BDKJ147. Ces deux derniers font preuve d’une grande modération, vraisemblablement en vue de freiner les initiatives d’une base prête à s’engager sans réserve dans les protestations contre le stationnement des euromissiles.
101Tous deux rejettent la thèse selon laquelle la décision gouvernementale ne serait pas une décision « majoritaire », soit que l’on prétende prouver « objectivement » l’existence d’une majorité contre le stationnement148, soit que l’on considère qu’il n’y a pas eu de réelle discussion démocratique sur le sujet149, soit encore que ce genre de question, de par ses conséquences potentielles, dût être exclu du processus de décision majoritaire formel (Cf. ci-dessus). Le BDKJ affirme de manière très nette que « même après la décision de stationnement, la République fédérale d’Allemagne reste à nos yeux un Etat de droit dont nous respectons les règles, même si nous n’avons pas souhaité ces développements »150. Il n’est question ni pour l’un ni pour l’autre des deux mouvements d’invoquer l’article 20, al. 4 de la Constitution, qui suppose la disparition de l’Etat de droit151.
102Tout en refusant d’exclure les actes de désobéissance civile, l’un et l’autre essaient cependant d’en limiter au maximum le champ d’application. Pax Christi en fait une solution de dernier recours, après qu’aient été épuisés tous les moyens légaux de protestation152, tandis que le BDKJ souligne que la décision d’y recourir est purement personnelle, ce qui nous paraît vider de tout son sens la référence à Rawls, qui fait justement du caractère politique de la désobéissance civile un élément essentiel153. On est ramené, semble-t-il, à la théorie catholique traditionnelle de l’objection de conscience, avec son corollaire contesté : l’affirmation de la primauté de la conscience, même erronée154.
103Le Bensberger Kreis, s’il fait aussi appel à la primauté de la conscience individuelle, justifie la désobéissance civile en s’appuyant sur la doctrine thomiste du refus de la loi injuste155. Il se garde cependant de faire mention des restrictions dont Thomas l’accompagnait156. De même, lorsqu’il prend appui sur le texte du Concile, qui autorise les citoyens à « défendre leurs droits et ceux de leurs concitoyens contre les abus de pouvoir, en respectant les limites tracées par la loi naturelle et la loi évangélique »157, il peut se réclamer d’une tradition reconnue par la théologie catholique ; mais il est douteux qu’il trouve un soutien dans l’Eglise pour en confirmer l’applicabilité aux circonstances en cause. La qualification par le terme « abus de pouvoir » des mesures prises en matière de politique de défense est loin de faire l’unanimité. La tradition catholique de subordination de l’individu au corps social porterait plutôt à faire référence à la première partie du paragraphe 74.5 de “Gaudium et Spes”, que ne cite pas le Bensberger Kreis :
Si l’autorité publique, débordant sa compétence, opprime les citoyens, que ceux-ci ne refusent pas ce qui est objectivement requis pour le bien commun (GS § 74.5).
104Il faut souligner en outre l’ambiguïté du mémorandum à l’égard de la loi naturelle : d’un côté, il exprime sa méfiance par rapport à un concept qui a souvent servi à justifier autoritairement telle ou telle forme de régime sous prétexte qu’elle était conforme aux principes de la droite raison158, de l’autre, il y recourt pour justifier un droit à la résistance qui relèverait d’une certaine manière d’une plus grande perspicacité dans la découverte des règles générales qui régissent la vie humaine159. Obéissance à des normes supérieures plutôt qu’à la loi positive, telle est la règle. Mais en posant ce principe, le risque est grand de tomber dans le piège que l’on dénonçait, c’est-à-dire d’objectiver ce que l’on considère comme raisonnable en oubliant justement que la conscience peut être erronée. En tout cas, le magistère, qui s’est traditionnellement réservé l’interprétation de la loi naturelle, ne pouvait recevoir cette prétention que comme un défi.
105Ce sont d’ailleurs des craintes identiques qu’exprime la déclaration du ZdK. La prétention des opposants à la politique de défense à incarner la conscience collective est pour lui inacceptable160. En particulier, l’utilisation du Sermon sur la Montagne comme « une sorte de contre-morale opposée à celle de l’Etat libéral démocratique », afin de « justifier la résistance des chrétiens », ne saurait être tolérée161. Des convictions personnelles qui relativisent les concepts de justice et d’injustice n’ont aucune légitimité à être élevées au rang d’absolu162. La déclaration souligne au contraire, en écho à la lettre des évêques (GsF, p. 583) que l’existence d’un ordre dans l’Etat et entre les Etats est une des exigences de l’amour du prochain, et « condition d’une paix durable »163. En conséquence, l’attitude à adopter est claire :
Lorsque la décision prise est anticonstitutionnelle, la voie du recours au Tribunal constitutionnel reste ouverte. Si elle est conforme au cadre constitutionnel, elle doit être acceptée même par ceux qui la considèrent comme contraire au droit164.
106C’est non seulement l’existence d’un « droit à la résistance » dans les circonstances contemporaines qui est rejetée165 – un rejet prévisible – mais également les actions de « désobéissance civile »166. Le processus de décision majoritaire qui définit l’Etat de droit ne doit pas être remis en cause.
2. La position des évêques
107L’éthique de « responsabilité » que revendique le ZdK est aussi celle à laquelle fait appel la lettre pastorale dans sa discussion de la désobéissance civile. Dans un passage bref, relégué en fin du texte, et sans lien nécessaire avec ce qui précède ou ce qui suit, les évêques énoncent en quelques phrases leur position. A titre de préalable, ils constatent :
La paix intérieure et extérieure d’une société ne doit pas être mise en cause (GsF, p. 594).
108Après avoir fixé le cadre, ils poursuivent :
Les décisions majoritaires légitimées par la démocratie et qui peuvent se réclamer de la justice et du droit exigent d’être respectées, précisément par les chrétiens. Cela vaut en particulier dans l’éventualité où, dans des cas d’espèce, elles ne concordent pas avec notre propre jugement (ibid.).
109Bien que les évêques ne mentionnent aucune mesure particulière, étant donné les circonstances, le « cas d’espèce » dont il s’agit ne peut être que le stationnement des euromissiles. La décision ne remet pas en cause la qualité démocratique du système.
110Si cette conclusion ne figure pas explicitement dans la lettre pastorale, elle est confirmée par les prises de position ultérieures du cardinal Höffner. Dans son allocution de clôture de l’assemblée épiscopale de Fulda en septembre 1983, ainsi que dans une lettre adressée aux prêtres de son diocèse quelques jours auparavant, Höffner déclare beaucoup plus directement qu’un « droit à la résistance contre le stationnement des nouvelles fusées nucléaires est illégitime aux yeux de l’Eglise catholique », soulignant l’importance du respect de la règle majoritaire dans un système démocratique et justifiant sa position par le fait que la décision de stationnement relèverait d’un simple jugement de pragmatisme politique et non pas d’un problème de conscience (cf. Chap. v)167.
111La raison pour laquelle le respect des décisions prises démocratiquement s’impose « précisément aux chrétiens » est moins évidente. Un article de Franz Böckle, qui reprend mot pour mot l’affirmation des évêques, apporte quelques éléments d’explication. Böckle fait mention de la responsabilité particulière des chrétiens pour le « bien commun » et présente comme une contradiction le recours à une action illégale pour illustrer symboliquement cette responsabilité168. Un second argument porte sur la question de l’adéquation des moyens aux fins169, faisant écho à la mise en garde épiscopale :
Les groupes et mouvements qui ressentent les décisions prises par les hommes politiques comme erronées doivent toujours examiner si les méthodes de leur opposition ou de leur protestation témoignent de façon crédible de leur volonté chrétienne de paix (GsF, p. 594).
112Ce qu’entendent les évêques par cette exigence de crédibilité des moyens apparaît clairement dans leur conclusion, qui s’énonce en trois propositions. La première et, dans une certaine mesure, la seconde, découlent logiquement de leur raisonnement précédent :
Nous les [les groupes sus-mentionnés] prions de choisir des moyens dont ils puissent dire de façon justifiée qu’ils demeurent exempts de violence, répondent aux exigences des valeurs de base de la Constitution… (GsF, p. 594).
113Visiblement, l’interprétation du terme violence pose problème. Le fait que les évêques se sentent obligés de mettre l’accent sur l’impératif de « non-violence », alors que tous les groupes catholiques engagés dans la protestation contre la politique de défense y souscrivent170, montre qu’une profonde incompréhension mutuelle demeure. Le rappel constant des principes de non-violence et de respect des valeurs fondamentales prouve que leur contenu est loin de faire l’unanimité. On peut seulement supputer que leur interprétation de la part des évêques était plus proche de celle des tribunaux et du gouvernement que de celle des mouvements de désobéissance civile.
114En demandant également que les gestes de protestation « ne conduisent pas à des actions illégales »171, les évêques semblent de nouveau tomber dans l’amalgame caractéristique des positions gouvernementales : droit à la résistance et désobéissance civile sont rejetés en bloc. On peut, comme le fait Hans Langendörfer, juger que les conditions de la désobéissance civile, telles qu’elles sont définies entre autres par Rawls, ne sont pas réunies dans le cas d’espèce172. Dans cette hypothèse, il aurait fallu en donner les raisons, après avoir au préalable nettement distingué « droit à la résistance » et « désobéissance civile » et précisé la relation entre cette dernière, que l’on rejette, et objection de conscience individuelle, qui reste possible dans certaines circonstances. Les deux attitudes prennent en effet appui sur la primauté de la conscience individuelle. Ne pourrait-on pas alors accuser les évêques d’appliquer des critères différents à des situations semblables, voire de se livrer au plus pur exercice de positivisme juridique ? N’acceptent-ils pas l’objection de conscience au service militaire parce qu’elle est consignée dans la loi – ce qui n’était pas aussi évident lors de la grande querelle des années 1950 ? Ne refusent-ils pas une objection de conscience plus large parce qu’elle ne bénéficie d’aucune garantie légale ?
115A ces arguments, on peut apporter plusieurs types de réponses. La première est fournie par la distinction établie par Rawls entre la désobéissance civile et l’objection de conscience173. Du fait que la seconde n’a pas le caractère politique de la première, le risque de déstabilisation, inhérent au caractère politique de la protestation, en est absent, alors qu’il reste toujours présent dans le cas de la désobéissance civile. La tentative de certains groupes de faire de la désobéissance civile une objection de conscience élargie, en se déclarant « directement concernés » par les mesures prises est rejetée par l’épiscopat.
116Un second type d’argumentation consisterait à faire valoir que la reconnaissance de la primauté de la conscience n’entraîne pas nécessairement l’acceptation de la protestation illégale. Dans le cas de l’objection de conscience au service militaire, s’il n’existe pas de législation prévoyant l’exemption, seule la rupture de la loi reste possible à celui qui veut obéir à sa conscience. Dans le cas du stationnement des euromissiles, nombre de moyens de protestation légaux, garantis par la liberté d’expression, peuvent être mis en œuvre pour contester les mesures prises. L’illégalité ne deviendrait acceptable qu’à partir du moment où une « injustice grave » aurait été commise. Mais le jugement relève alors de considérations politiques et non plus théologiques.
117Il ne peut exister de théorie catholique de la désobéissance civile en tant que telle, car celle-ci est un fait politique. Il peut seulement y avoir une théorie de l’objection de conscience et de la résistance selon les principes du droit naturel. En matière de désobéissance civile, les évêques n’ont d’autre choix que de s’en remettre aux normes communément acceptées par la société. Or, il semble que la plus grande partie de la société allemande du début des années 1980 n’ait pas été prête à considérer que les conditions d’application d’une désobéissance civile étaient réunies. Une prise de position conjointe des dirigeants des deux principales Eglises, catholique et protestante, au lendemain du vote du Bundestag en faveur du stationnement, résume cette conviction :
Le consensus démocratique, qui lie l’ensemble des citoyens, ne doit pas être mis en danger, la dissension à l’intérieur ne conduira pas à la paix174.
118Si, pour les évêques américains, l’enjeu était bien les missiles, pour leurs confrères allemands, il porte avant tout sur la démocratie. Lorsque Trutz Rentdorff incite les Eglises à reconnaître dans le débat sur la paix une discussion sur la démocratie175, il ne fait que renforcer une conviction qui est déjà pleinement la leur. En rappelant la méfiance des Eglises à l’égard de la démocratie de Weimar et les conséquences désastreuses qui s’ensuivirent, l’auteur met le doigt sur un facteur essentiel, évoqué avec beaucoup de réticences dans les milieux catholiques, mais qui constitue toute la motivation et la justification de leur engagement en faveur de la démocratie allemande. L’attitude politique contemporaine de l’Eglise – catholique et protestante – ne serait pas explicable sans le traumatisme des années 1933-45.
119Mais les avis divergent à propos du comportement qu’il convient d’adopter à la suite de cette expérience. Pour les uns, c’est justement à cause du manque de vigilance dans la période suivant la première guerre mondiale qu’il est indispensable à l’heure actuelle de soutenir sans réserve un régime qui a fait la preuve de sa nature démocratique. La prévention du danger totalitaire passe justement par le renforcement de l’Etat de droit. Ce n’est pas l’Etat lui-même qui est coupable de totalitarisme, mais au contraire les forces qui cherchent à le déstabiliser parce qu’elles ne comprennent pas le rôle de l’ordre institué par la puissance publique pour assurer la paix d’une société176.
120Dans cette optique, la comparaison avec l’évolution politique des démocraties populaires sert souvent de référence négative pour souligner la nécessité de l’attachement au modèle occidental et renforcer la résolution à le protéger de toute tentative de déstabilisation entreprise par des puissances extérieures ou par les groupes qu’on accuse d’être leurs relais –volontaires ou involontaires – à l’intérieur177. L’ébranlement auquel se trouve soumise la République fédérale au début des années 1980 inquiète parce qu’il constitue une remise en cause fondamentale du choix de société fait en faveur du modèle de la démocratie parlementaire à l’occidentale entre 1945 et 1949. A cause du rôle qu’ils ont joué dans ce choix, les catholiques ne peuvent qu’en être les premiers affectés. En 1983, le système se trouve assailli de toutes parts. Non seulement la démocratie parlementaire et les principes de la société libérale qui la sous-tendent sont directement rejetés par les mouvements alternatifs, mais la protestation contre les euromissiles, au-delà de sa composante militaire, acquiert une signification politique profonde. En combattant une mesure qui traduit militairement l’ancrage dans le bloc occidental (le « recouplage »), les mouvements de paix contestent l’option essentielle prise par la génération de l’après-guerre pour essayer de donner une « identité » à la République en train d’être créée178. Choix arbitraire et de circonstances, peut-être, qui ne résout pas le réel problème de 1’« identité » allemande. Il n’en reste pas moins que ce fut une décision consciente et réfléchie, à laquelle se rallièrent peu à peu tous les partis politiques179. A partir de ces présupposés, toute menace proférée contre la démocratie libérale apparaît comme la remise en cause non seulement d’une forme particulière d’organisation, mais comme un danger pour l’existence même de l’entité politique. Déjà dans les années 1970 la vague terroriste avait fait naître des craintes similaires, et les évêques s’étaient alors prononcés à plusieurs reprises sur la question, soulignant l’importance de la protection de l’Etat de droit contre toute tentative de déstabilisation180.
121Pour une autre catégorie de commentateurs, souvent plus jeunes, les évêques n’ont rien appris de l’expérience du nazisme. En premier lieu, ils n’ont jamais accepté de reconnaître la responsabilité collective des Allemands en général, et la leur en particulier, dans le désastre de la seconde guerre mondiale181. Tant qu’ils ne s’y résoudront pas, il leur sera impossible de tenir un discours à la fois honnête et crédible sur la paix. Ensuite, ils tombent à nouveau dans le piège qui a provoqué leur erreur historique de 1933 : une conception positiviste de la légalité, sous-tendue par un respect incontesté de l’autorité politique. En accordant un droit absolu à la décision prise selon les procédures légales, à cause de cette légalité même, ils favorisent la lettre de la règle constitutionnelle aux dépens de son esprit.
Quelques Conséquences :
122Du débat qui s’est déroulé au début des années 1980, surtout en Allemagne, mais aussi dans des cercles plus restreints dans un certain nombre d’autres pays occidentaux, émergent quatre grands types d’interrogations qui relient la capacité de l’Etat à représenter les intérêts de la nation et son monopole traditionnel d’utilisation de la force. Ces interrogations, lancées par les groupements alternatifs aux tenants du pouvoir, sont les suivantes :
Notre Etat est-il encore un Etat de droit démocratique capable de maintenir la paix à l’intérieur ?
Les valeurs sur lesquelles il repose sont-elles encore dignes d’être défendues, en particulier vis-à-vis du modèle de démocratie dit « socialiste » ?
Comment notre Etat démocratique peut-il être défendu par des moyens en accord avec sa nature démocratique, c’est-à-dire qui ne dépossèdent pas les citoyens de toute participation à la défense (aspect interne) ?
Quels moyens pouvons-nous utiliser pour défendre notre démocratie qui soient compatibles avec les valeurs dont nous nous réclamons (aspect externe) ?
123A ces questions, les évêques n’apportent pas de réponse univoque. Le « oui » des prélats allemands aux deux premières interrogations n’est pas relayé par une réflexion approfondie sur les deux suivantes, bien que l’on trouve dans leur développement de nombreux éléments pertinents sur le quatrième point. S’ils avaient abordé la question de la non-violence comme modalité de défense, ils auraient dû s’avancer sur le terrain glissant de la troisième interpellation. Mais même les documents des épiscopats français et américain, qui traitent pourtant de la défense non-violente, esquivent le sujet. Les premiers ne pourraient que se trouver devant un dilemme insurmontable, étant donné leur attitude à l’égard de la dissuasion nucléaire, alors que les seconds font davantage porter leur réflexion sur les conditions « extérieures » d’une défense démocratique, plutôt que sur son aspect « intérieur » qui risquerait de les entraîner dans des discussions gênantes à propos de la conscription. Quant à la question de l’Etat de droit, elle ne se pose même pas pour les évêques américains. Leur réponse affirmative est sous-entendue. La question des valeurs, par contre, fait l’objet d’un débat, qui se solde par un « oui » décidé, alors que chez les Français, le doute exprimé à leur égard sur le plan théorique contraste avec l’impératif de leur défense. L’articulation entre démocratie interne et mode de défense est loin de faire l’objet d’une analyse satisfaisante dans les trois textes pastoraux.
124Les partisans de la défense non-violente – comme modalité particulière de la défense civile – soulignent au contraire la double supériorité de leur système : sur le plan intérieur, du fait que l’acte défensif serait en même temps manifestation et instrument de garantie de la démocratie182 et sur le plan extérieur, parce que les moyens utilisés ne seraient pas contradictoires avec les fins recherchées183. Dans ce modèle, la lutte pour la démocratie à l’intérieur n’est pas substantiellement différente des moyens d’action envisagés pour faire face à l’agression extérieure184. Ceci a une double conséquence : d’une part, le moyen de la défense civile que constitue la désobéissance organisée est banalisé dans le domaine du fonctionnement quotidien de l’Etat démocratique ; d’autre part, la distinction classique essentielle entre l’« ami » et l’« ennemi »185, entre l’espace intérieur et extérieur, qui définit la compétence de l’autorité politique, disparaît. Les partisans de la défense non-violente espèrent pallier ces deux inconvénients par le renforcement de la société civile, qui devrait être rendue maîtresse de son destin grâce à la prise de conscience de ses valeurs et à l’instauration de procédures participatives aux différents niveaux de la prise de décision. L’objectif est louable. La question qui se pose est celle de sa possibilité historique.
125Dans la pratique, bien des questions restent irrésolues dès que l’on entreprend d’examiner les fondations du modèle démocratique. Les évêques en ont certainement conscience. Dans le cas de la France, si l’on s’accorde, comme le font la plupart des analystes, à considérer que la nation est le produit de l’Etat et non l’inverse186, il faudrait trouver un autre fondement aux valeurs communes que la seule existence d’une société politique, soit qu’on le construise de toute pièce, soit qu’on en découvre peu à peu les composantes dans des tréfonds encore inexplorés de la conscience collective. Mais il faut admettre que dans le concret, la question de l’identité nationale n’est posée que par des groupes marginaux, sans influence déterminante sur le débat politique. L’interrogation est beaucoup plus sérieuse en Allemagne, où l’on est confronté à l’éternelle question de l’« identité » de la nation. Celle-ci reste insoluble dans le cadre de la seule République fédérale, puisque l’on est immédiatement renvoyé à un cadre plus vaste, qui est celui de la grande communauté de culture allemande, ou plus étroit, qui est celui des sous-cultures avec le thème des deux – ou des multiples – sociétés187.
126Dans un certain sens, le problème ne se pose pas aux Etats-Unis. Le fait que l’identité nationale s’y soit développée sur la base du concept de démocratie, contrairement aux vieux pays européens où celle-ci n’est qu’une modalité du parcours historique, rend superflue toute une série d’interrogations brûlantes. C’est certainement l’une des raisons pour lesquelles les évêques américains sont beaucoup plus à l’aise à l’égard des questions de défense non-violente et de désobéissance civile. Certes, leur manque de sensibilité pour les problèmes de sécurité européens, doublé de leur détermination à prendre le contrepied systématique des positions gouvernementales sont des explications possibles à leur attitude. Mais l’entrée de l’Eglise catholique dans le système pluraliste constitue un moteur tout aussi puissant. Ceci dit, il n’est pas certain qu’elle ait saisi toutes les implications de ce changement et analysé toutes ses modalités. Ainsi, il est peu probable qu’elle ait déduit directement ses prises de position sur la désobéissance civile et la défense non-violente de son adhésion au pluralisme démocratique. Cependant, les premières auraient été quasi impossibles sans la seconde. La volonté sans cesse réaffirmée dans la lettre pastorale de prendre part au débat public selon les règles du modèle pluraliste (CoP, pp. 720-21, 736, 760-61) indique de la part du magistère épiscopal américain une compréhension nouvelle de son rôle à l’intérieur du système politique, sans laquelle ses positions sur les problèmes de défense n’auraient pas été possibles.
127Ce qui est justifiable dans un système politique particulier ne l’est pas forcément dans un autre. Lorsque les mouvements allemands en faveur de la désobéissance civile se réclament du modèle américain188, ils n’ont pas, à notre avis, suffisamment analysé les conditions historiques du développement de la démocratie allemande189. Après quarante ans d’existence, celle-ci est loin d’avoir acquis la solidité de son homologue d’outre-Atlantique. La conscience historique des évêques allemands est sans doute l’une des explications majeures de leur attitude à l’égard de l’autorité politique et de ses prérogatives dans le domaine de la défense. La question ne se posait pas du côté américain. Elle aurait pu être soulevée en France, mais les groupes prêts à le faire étaient trop peu nombreux et trop faibles pour susciter un véritable débat d’opinion.
Notes de bas de page
1 GANDHI, Tous les hommes sont frères, Paris, Gallimard, 1969, p. 149.
2 Le terme « défense civile » est ambigu en français. Alors que l’anglais distingue les deux concepts de “civil defense” et “civilian defense”, le vocabulaire français ne dispose que d’une seule expression pour désigner deux choses très différentes. La première concerne uniquement les tâches de protection civile (envisagées en particulier en cas d’attaque nucléaire), la seconde désigne un mode de défense actif où l’ensemble de la société civile est mise à contribution. Sur cette distinction, voir La dissuasion civile, p. 38. Nous utiliserons indifféremment dans la suite de notre développement les termes « défense civile » et « défense populaire » en ajoutant éventuellement le qualificatif « non-violente » s’il y a lieu.
3 NCCB, « La vie humaine aujourd’hui », op. cit., pp. 331-38 ; USCC Administrative Board, “Registration and the Draft”, op. cit. ; Gemeinsame Synode der Bistümer in der BRD, op. cit., pp. 32-35. Chez les évêques français, il ne semble pas exister de prise de position commune ; toutefois, les déclarations individuelles favorables à l’objection de conscience et à la non-violence sont nombreuses ; voir TOULAT, Des évêques, pp. 37-46, 52-58, 66-69, 83-88, 92-95, 106-7, 142-45.
4 CARSTENS, Karl, Bundespräsident, Rede anlässlich der Wiedereröffnung des St. Petri Doms in Bremen, 19 April 1981, (Auszüge), in Argumente für Frieden und Freiheit, Hrsg. Hans-Joachim Veen, Melle, Ernst Knoth, 2te Aufl., 1983, p. 82 (Konrad-Adenauer Stiftung, Forschungsbericht Nr.5).
5 FORTIN, op. cit., pp. 527-28.
6 Ibid., p. 529. Egalement, MAIER, Hans, Worauf Frieden beruht, Weihnachtsmeditationen, Herder, Freiburg/Basel/Wien, 1981, pp. 17-20.
7 FORTIN, op. cit., p. 529.
8 Cité par GsF, p. 575.
9 SCHOTTE, « Mémorandum », op. cit., p. 713. On se réfère ici à CoP 2, p. 310.
10 L’argumentation est celle du théologien Karl Lehmann (plus tard nommé évêque) dans son intervention au Katholikentag de Düsseldorf ; LEHMANN, op. cit., pp. 38-39.
11 GsF, p. 578. Le marxisme-léninisme présente, certes, la réalisation de la paix comme l’aboutissement du processus historique, mais toute croyance en une solution historique du problème de la guerre ne signifie pas une adhésion à l’idéologie marxiste, comme tend à le suggérer le texte épiscopal.
12 SCHOTTE, op. cit., p. 714.
13 Ibid. ; on retrouve ici les arguments de NAGEL, Ernst-Joseph, „Praxisnähe aus pastoralem Engagement. Anmerkungen zum zweiten Entwurf des US-amerikanischen Friedenshirtenbriefes“, Probleme des Friedens, Heft 1/1983, pp. 36-37. Rappelons que E.J. Nagel était présent à la rencontre de Rome en tant qu’expert de la délégation allemande.
14 SCHOTTE, « Mémorandum », op. cit., p. 714. Le rapport développait ainsi une observation contenue dans le commentaire de la Commission pontificale Justice et Paix sur la première mouture de la lettre pastorale, qui rejetait l’utilisation de GS § 43.3 pour relativiser l’un à l’égard de l’autre le recours justifié aux armes et la non-violence ; Commission Pontificale “Iustitia et Pax”, Observations on the First Draft Pastoral Letter of the NCCB.
15 “We see many deeply sincere individuals who, far from being indifferent or apathetic to world evils, believe strongly in conscience that they are best defending true peace by refusing to bear arms. In some cases they are motivated by their understanding of the gospel and the life and death of Jesus as forbidding all violence. In others, their motivation is simply to give personal example of Christian forbearance as a positive, constructive approach toward loving reconciliation with enemies. In still other cases they propose or engage in ‘active nonviolence’ as programmed resistance to thwart agression or to render ineffective any oppression attempted by force of arms” ; CoP 3. p. 705.
16 SCHOTTE, « Mémorandum », op. cit., p. 714.
17 NAGEL, „Praxisnähe“, op. cit., p. 37. Nous ne voyons pas pourquoi cette position serait nécessairement exclusive de tout autre. Si l’on suit le raisonnement de Nagel, selon lequel le Concile n’aurait jamais entériné une objection de conscience à toute guerre, on aboutit à autoriser la seule objection de conscience sélective, donc une objection basée sur les critères de la guerre juste – qui peut éventuellement mener au refus de tout service armé. Il s’agit à notre avis d’une interprétation trop restrictive des affirmations du Concile, celui-ci ayant souhaité donner sa chance à l’inspiration évangélique.
18 Sur cette question, voir ci-dessous, II.
19 CoP, p. 734. L’amendement avait été proposé par Mgr Bernard Law, promu cardinal en mars 1984 ; NAGEL, Ernst-Joseph, „Zum Beschluss der nordamerikanischen Bischofskonferenz ‘Die Herausforderung des Friedens’“, Mililarseelsorge, Nr.2, 25 Jg., 1983, p. 212. La traduction française est édulcorée par rapport à l’original anglais : “the just war teaching has clearly been in possession for the past 1500 years of Catholic thought”, CoP, p. 12.
20 KRELL, RISSE-KAPPEN, SCHMIDT, op. cit., p. 7.
21 Ibid. Notons le parallèle avec l’argumentation de David Hollenbach qui, par une approche purement théologique, aboutit à la même conclusion ; HOLLENBACH, Nuclear Ethics, pp. 25-33.
22 Cette logique de type augustinien n’est pas sans rappeler l’argumentation de Jean-Paul II dans son message pour la journée de la paix 1982, op. cit. ; voir aussi ci-dessus, Chap. ii, ii, 2c.
23 Dans le cas du soldat, la référence au texte du Concile (GS § 79.5) est directe. Dans le cas de l’objecteur, on se réfère au Synode allemand de 1975, qui renvoie lui-même au texte du Concile, GS § 79.3, cité par Gemeinsame Synode der Bistümer, op. cit., pp. 33-34.
24 BÖCKLE, Franz, „Sehnsucht nach Frieden – Frage nach Heil“, op. cit., p. 36 ; également, BÖCKLE, Franz, „Ethische Probleme der Sicherheitspolitik“, Lebendiges Zeugnis, Heft 4/Nov.l981, p. 34.
25 Böckle n’exprimait cette inquiétude dans aucune de ses deux contributions.
26 « Dans la mesure où les divers services en faveur de la paix concordent quant à leur but et aspirent à la sauvegarde et à la promotion mondiales de la paix, on peut dire qu’ils se conditionnent et se complètent mutuellement, dans la diversité de leurs démarches », Gemeinsame Synode der Bistümer, op. cit., p. 35, cité par GsF, p. 592.
27 Ibid., pp. 34-35.
28 Voir la critique de Pax Christi, Stellungnahme von Pax Christi zum „Wort der Deutschen Bischofskonferenz ‘Gerechtigkeit schafft Frieden’“, Frankfurt, 27 April 1983, p. 4 (ronéotypé).
29 NAGEL, OBERHEM, op. cit., pp. 88-94, 98, 107-112.
30 « Ceux qui, devant le dilemme engendré par la sauvegarde de la paix, refusent pour des raisons de conscience d’accomplir leur service militaire et accomplissent un service civil, travaillent aussi pour la paix, et ceci, surtout s’ils donnent des impulsions créatrices, par exemple par leur action en faveur des personnes désavantagées et des groupes marginaux de la société. Nous sommes conscients de l’efficacité de ce service et reconnaissons cet engagement », GsF, p. 593.
31 Les craintes des militaires étaient réelles. Nous avons eu l’occasion de nous en rendre compte au cours d’une discussion avec un aumônier militaire à Washington en mars 1984.
32 Voir TOULAT, Des évêques, pp. 52-54, 83-86.
33 MADELIN, op. cit., pp. 15-31.
34 Essentiellement les groupes et personnes auteurs de La Paix autrement.
35 Alfred Grosser souligne qu’il continue à servir de référence culturelle à la majorité des Français en matière de défense ; GROSSER, Alfred, Interview par Bernard Brigouleix et Rupert Neudeck, Documents, Revue des questions allemandes, déc. 1982, p. 177.
36 MELLON, Chrétiens devant la guerre et la paix, p. 163.
37 Ibid.
38 Voir à ce sujet l’excellent rapport, La dissuasion civile et l’ensemble d’études déjà anciennes, mais toujours d’actualité, The Stralegy of Civilian Defense, Nonviolent Resistance to Aggression, ed. Adam Roberts, London, Faber & Faber, 1967, 320 p.
39 Par Opposition à la défense armée, dont la longue préparation serait le gage de sérieux, GP, p. 8.
40 En posant la question : « Peut-on affirmer que ces méthodes sont convaincantes au point de rendre caduque une défense armée ? », GP, p. 8.
41 « Le temps ne serait-il pas venu, sans renoncer bien sûr à la défense armée, d’examiner soigneusement le rôle et l’efficacité des techniques non-violentes, de mieux poser leurs risques et leurs chances comme aussi le rôle et les risques de la course aux armements ? », GP, p. 11.
42 La plupart des auteurs sont d’avis que diverses combinaisons sont possibles, avec des substitutions plus ou moins rapides et d’ampleur variable de la défense armée à la défense non-violente ; La dissuasion civile, pp. 14-15, 45, 184-85 ; The Strategy of Civilian Defence, articles de Alan Gwynne Jones, pp. 17-30, Basil Liddell Hart, pp. 195-211. Adam Roberts, pp. 215-54, pp. 291-301. Dans le sens contraire, l’article de Gene Sharp, ibid., pp. 87-105. Le théologien allemand Theodor Ebert défend la thèse de l’incompatibilité radicale des deux modèles ; EBERT, Theodor, „Ziviler Widerstand – mix oder pur ? Zur Kontroverse zwischen Militärstrategen und Friedensforschern über die Zukunft wehrhafter Neutralität“, in EBERT, Soziale Verteidigung, Bd. 2, Waldkirch, Waldkircher Verlag, 2te Aufl., 1983, pp. 73-103 ; „Die soziale Verteidigung im Bezugsfeld alternativer Sicherheitskonzepte“, in ibid., pp. 151-63. Le degré de compatibilité entre défense armée et non armée fut l’un des points essentiels de débat lors du colloque organisé à Strasbourg en novembre 1985 pour faire l’état des perspectives de la défense civile. La plupart des intervenants abordèrent directement ou indirectement le sujet, prouvant par là qu’il reste un obstacle majeur à l’introduction de stratégies non-violentes dans les systèmes de défense ; Les stratégies civiles de défense, Actes du colloque international de Strasbourg, 27-29 nov. 1985, Alternatives Non-violentes/Institut de Recherche sur la Résolution Non-Violente des Conflits, 1987, 254 p. En France, les groupes catholiques favorables au développement de la défense non-violente n’en font pas une réponse exclusive aux problèmes de sécurité ; Pour construire la paix, pp. 47-64 ; La Paix autrement, pp. 22-24.
43 Ailleurs, Mgr Jullien affirme encore plus clairement que : « défavorisée par le rapport des armes classiques, [la France] est bien obligée de recourir à une contre-menace armée et celle-ci. actuellement, ne peut être que nucléaire » ; JULLIEN, « Hiroshima-Kampuchea », op. cit., p. 112.
44 PAUL VI, “Octogesima Adveniens”, op. cit., § 37. Dans son étude sur le rôle de l’Eglise dans la construction de la paix, la Commission doctrinale de Pax Christi parle d’« utopies mobilisatrices », « Comment aujourd’hui l’Eglise construit la paix », DC, Nr.1981, 1985, p. 306.
45 Barrea applique à la problématique de la paix la thèse blochienne de la « fonction utopique », (BLOCH, Ernst, Le principe espérance, t. I, Paris, Gallimard, 1976, pp. 174-79). Selon Bloch la « fonction utopique » se réalise par le biais de la « conscience anticipante » qui anticipe les « possibles » de la réalité. Il distingue le « possible dans l’objet » qui correspond à l’actualisation d’une faculté existante et ne représente rien de fondamentalement nouveau, et le « possible devant l’objet » ou « non encore être » de l’objet. C’est à celui-ci que correspond l’utopie constructive, qui crée le futur ; BARREA, op. cit., pp. 42-47, 396. Concrètement, cette utopie se manifeste par des « contre-valeurs », portées par des « contre-forces » qui s’incarnent dans des « contre-formes » pour donner naissance à une « nouvelle culture » qui débouchera finalement sur une « nouvelle politique », ibid., pp. 63-95. Ces derniers concepts sont empruntés à SCHWARZENBERG, Roger Gérard, Sociologie politique, Paris, Montchrestien, 1974, pp. 389-423.
46 A titre d’exception, on peut citer l’ensemble d’études publiées par le CIRPES sous la direction d’Alain Joxe en 1984 dans les Cahiers d’études stratégiques, Nr.3, 4, 5.
47 L’impulsion ayant été donnée par les travaux de Horst Afheldt : AFHELDT, Horst, Verteidigung und Frieden, Politik mit militärischen Mitteln, München, Hanser, 1976, 345 p. ; Defensive Verteidigung, Hamburg, Rohwolt, 1983, 157 p. Voir aussi, LÖSER, Jochen, Weder rot noch tot, Überleben ohne Atomkrieg – Eine Sicherheitspolitische Alternative, München (Geschichte und Staat, Bd 257/258), 1981.
48 FISCHER, Dietrich, Preventing War in the Nuclear Age, Totowa (NJ)/London, Rowman & Allan-hill/Croom Helm, 1984, 249 p ; Les stratégies civiles de défense, pp. 135-254.
49 La troisième mouture insistait sur le caractère individuel du choix non-violent seulement dans le paragraphe destiné à l’étude de la relation de la non-violence à la guerre juste, CoP 3, p. 706. Le texte final renchérit dans le passage relatif à la non-violence en tant que telle, CoP, p. 734.
50 EBERT, Theodor, “Organization in Civilian Defense”, The Strategy of Civilian Defense, pp. 255-73 ; La dissuasion civile, pp. 49-50, 149-66.
51 A Catholic Call to Conscience, pp. 4-5 ; “Toward a Christian Response to War and Peace”, op. cit. ; Benedictines for Peace, “The Monastic Tradition of Peace and Nonviolence”, op. cit.
52 BROCK, op. cit., p. 71 ; LASSIER, Suzanne, Gandhi et la non-violence, Paris, Seuil, 1970, pp. 31-32, cité par MULLER, Stratégie de l’action non-violente, p. 34.
53 BROCK, op. cit., pp. 74-75.
54 En particulier à propos de la partition de l’Inde, qu’il avait toujours cherché à éviter ; BROCK, op. cit., p. 100.
55 L’ambiguïté est présente en puissance dans cette affirmation de Gandhi : « La non-violence m’est un credo, le souffle de ma vie. Mais je ne l’ai jamais présentée comme un credo. Je l’ai présentée comme une méthode politique destinée à résoudre des problèmes politiques », cité par La dissuasion civile, p. 20, d’après PANTERBRICK, S., Gandhi contre Machiavel, Paris, Denoël, 1963, pp. 36-37. Egalement, MULLER, Stratégie de l’action non-violente, pp. 31-33.
56 Les évêques américains s’expriment également – avec un certain scepticisme – sur les mesures de protection civile entreprises par leur gouvernement, CoP, p. 747.
57 FISHER, R., URY, W., Getting to Yes: Negotiating Agreemenls Without Giving In, Boston, 1981 ; SHARP, Gene, The Polilies of Nonvielent Action, Boston, 1973, cités par CoP, p. 748.
58 Cette observation est exacte si l’on ne considère que l’élément de gravité des conséquences de la mise en oeuvre des moyens militaires. Elle ne tient pas compte de l’élément de probabilité qui est l’un des arguments majeurs des partisans de la dissuasion nucléaire. L’objection peut cependant en grande partie être levée si l’on considère les préparatifs à la défense civile non-violente non seulement comme un système de défense, mais comme un système de dissuasion. Sur ce point, voir l’argumentation très pertinente de La dissuasion civile, pp. 182-87.
59 La guerre juste étant entendue ici comme recours à l’emploi effectif de la force ou le résultat de l’application des critères, plutôt que l’ensemble de critères permettant de conclure à l’impropriété de tout emploi de la force.
60 La dissuasion civile, pp. 28-31.
61 Nous verrons au chapitre vii la difficulté d’aborder la question de l’affrontement Est-Ouest en termes de valeurs.
62 La dissuasion civile, pp. 47-48.
63 Nous reprendrons ici la définition de la « société civile » retenue par le rapport La dissuasion civile, p. 35. Il s’agit de « l’ensemble des institutions politiques, sociales, économiques, culturelles et religieuses par la médiation desquelles les hommes participent à la vie collective de la cité ». Les auteurs précisent : « Nous n’employons donc pas cette expression dans le sens restrictif qui lui est souvent donné et selon lequel elle désigne la sphère sociale où se déroule la vie privée des individus que l’on entend ainsi distinguer de celle où se déroule la vie publique des citoyens ».
64 ibid., pp. 35-36, 47-50.
65 ibid., pp. 153-58.
66 Un facteur auquel Clausewitz accordait pourtant un rôle décisif ; HOWARD, Michael, “The Forgotten Dimensions of Strategy”, Foreign Affairs, Summer 1979, pp. 975-86. Les conclusions de Howard sont cependant radicalement opposées à celles des partisans de la dissuasion civile non-violente : pour lui l’impératif est d’obtenir l’adhésion populaire la plus large possible à la dissuasion nucléaire.
67 En particulier l’affirmation selon laquelle « la charité ne peut remplacer le droit », GsF, p. 583, GP, p. 10. Une citation de Mgr Etchegaray peut servir de commentaire à cette proposition : « La charité exige la justice, là où elle est vraie, elle l’engendre et ne cesse de la développer. Le Concile Vatican II va jusqu’à dire : “Il faut satisfaire d’abord aux exigences de la justice de peur que l’on offre comme don de la charité ce qui est déjà dû en justice” (Décret sur l’apostolat des laïcs, n° 8) ». ETCHEGARAY, Cardinal Roger, Conférence à l’UNDRO, 6 mars 1986, DC, Nr.1918, 1986, p. 496.
68 FREUND, Julien, Qu’est-ce que la politique ?, Paris, Seuil, 1975, pp. 118, 131, 167, cité par GP, p. 7.
69 FREUND, L’essence du politique, pp. 651-65. L’ouvrage auquel se réfère la lettre pastorale est un condensé des thèses développées de manière plus exhaustive dans cette étude.
70 ibid., pp. 704-50 (pp. 712-13). Freund s’appuie ici sur Raymond Aron.
71 « La menace de la force “publique” et, en cas de nécessité, son usage conforme au droit sont un progrès politique : un Etat “policé”... est une garantie de paix pour les citoyens ». GP, p. 7.
72 « Il ne faut pas nier que le fait matériel pour un pays de développer constamment sa capacité de riposte nucléaire, même s’il est lié à la volonté d’écarter la guerre, comporte en soi une sorte de tentation, celle du recours à la menace nucléaire. C’est l’une des faiblesses de cette position et l’on ne peut se prémunir là-contre qu’en confiant le soin des affaires de la nation à des hommes conscients de leur responsabilité. Une “nation nucléaire” doit être une nation raisonnable... », GP, p. 10 (note 21). Qui se portera garant de cette rationalité ?
73 Comparer avec, DEFOIS, « Armements modernes », op. cit., p. 593.
74 L’expression a d’abord été utilisée par Mgr Hunthausen aux Etats-Unis ; HUNTHAUSEN, In, “US Bishops debate War and Peace Pastoral”, op. cit., pp. 405-6.
75 Ils utilisent le terme “gott-los”, intraduisible tel quel en français, GsF, p. 572.
76 SPAEMANN, Heinrich, op. cit., pp. 26-32. En effet, les évêques citent la mise en garde d’Isaïe à propos du comportement d’Israël dans les crises de politique étrangère de son histoire : « Si vous ne croyez pas, vous ne tiendrez pas » (Is 7,9), en soulignant que la promesse de Dieu « mérite une plus grande confiance que tout l’art diplomatique et toute la force militaire », GsF, p. 571.
77 DEFOIS, « Armements nucléaires », op. cit., p. 588.
78 Ibid., p. 598.
79 Ibid., pp. 593, 597.
80 Ibid., p. 591.
81 Ces résultats sont le fruit d’une analyse détaillée du comportement politique des évêques français ; VASSORT-ROUSSET, Brigitte, Les évêques de France en politique, Paris, Cerf/Fondation Nationale des Sciences Politiques, 1986, pp. 90-91.
82 „Die Kirche – Ein ‘Stand auf der Kirmes’ ?“, Ein Gespräch mit Professor René Rémond über die Kirche und Religion in Frankreich, Herder Korrespondenz, Nr.3, 40 Jg., Mai 1986, p. 224.
83 De JOYBERT, Amiral, « La monnaie de César », Le Figaro, 14-15 juil. 1973, reproduit dans DC, Nr. 1637, 1973, p. 709
84 VASSORT-ROUSSET, op. cit., pp. 79-87.
85 „Die Kirche – Ein ‘Stand auf der Kirmes’ ?“, op. cit., p. 222.
86 Assemblée plénière de l’épiscopat français, « Pour une pratique chrétienne de la politique », 28 oct. 1972, DC, Nr.1620, 1972, pp. 1011-21 (Ci-après, PPCP) ; VASSORT-ROUSSET, op. cit., pp. 72-75.
87 DEFOIS, « Armements nucléaires », op. cit., p. 592.
88 Nous ne reviendrons pas ici sur les types d’action que sous-tendent ces termes ; pour une description des principaux d’entre eux, voir „Diesmal wollen wir nicht schweigen“, op. cit., p. 25 ; JESCHKE, Axel, MALANOWSKI, Wofgang, „Gewalt ist so ein gewaltiges Wort“, DerSpiegel, 37 Jg., Nr.35, 29 Aug. 1983, p. 34.
89 Voir, GRASS, Günter, „Vom Recht auf Widerstand“, Die Zeit, Nr.6, 4 Feb. 1983, p. 39 ; BECKOBERDORF, Rede zum Deutschen Bundestag, 22 Nov. 1983, in Die Nachrüstung im Bundestag, p. 225 ; REENTS, Rede zum Deutschen Bundestag, 22 Nov. 1983, in ibid., p. 244.
90 « Loi fondamentale du 23 mai 1949 », in RIALS, Stéphane, Textes constitutionnels étrangers, Paris, PUF (« Que sais-je ? », Nr.2060), 1982, pp. 49-50.
91 JESCHKE, MALANOWSKI, op. cit., pp. 36-37 ; DREIER, Ralf, „Widerstand und ziviler Ungehorsam im Rechtsstaat“, in Ziviler Ungehorsam im Rechtsstaat, Hrsg Peter Glotz, Frankfurt, Suhrkamp, 1983, pp. So-SS. On fera référence à la Constitution par ses initiales allemandes : GG („Grundgesetz“).
92 Le juriste Martin Kriele a sévèrement critiqué cet illogisme ; KRIELE, Martin, „Ein Recht auf Widerstand ? – Kritische Fragen eines Verfassungsrechtlers“, in Widerstand, Recht und Frieden, Hrsg Eckehart Lorenz, Erlangen, 1984, pp. 102-111.
93 JESCHKE, MALANOWSKI, op.cit.
94 RENTDORFF, Trutz, „Widerstand heute ? Sozialethische Bemerkungen zu einer aktuellen Diskussion“, Aus Politik und Zeitgeschichte, Bd.39/1983, pp. 25-26 ; BDKJ-Bundesvorstand, „Weiterer Rüstung entgegenwirken – Die Achtung vor dem Rechtsstaat fördern“, 7 Sept. 1983, in Probleme des Friedens, Heft 3, 1983, p. 51 ; WENNER, Ulrich, „Juristische Überlegungen zum Widerstandsrecht“, in ibid., p. 41 ; LANGENDÖRFER, Hans, „Selig sind, die Widerstand leisten ?“, in ibid., p. 25 (ci-après, LANGENDÖRFER, „Selig“) ; HABERMAS, Jürgen, „Ziviler Ungehorsam – Testfall für den demokratischen Rechtsstaat ; Wider den autoritären Legalismus in der Bundesrepublik“, in Ziviler Ungehorsam im Rechtsstaat, p. 93 (ci-après, HABERMAS, „Ziviler Ungerhorsam“) ; BÖCKLE, Franz, „Falschmünzerei gegen den Rechtsstaat ?“, Rheinischer Merkur, 22 Juli 1983, p. 3 (ci-après, BÖCKLE, „Falschmünzerei“), etc.
95 Bensberger Kreis, „Widerstand gegen Rüstung“, Ein Memorandum deutscher Katholiken, Publik-Forum Sonderdruck, 26 Aug. 1983, § 30-33.44 (ci-après, BK, „Widerstand“) : REDER, Konrad, „Widerstandgegen den Wahnsinn ?“, Publik-Forum, 26 Aug. 1983, p. 3 ; GUGGENBERGER, Bernd, OFFE, Claus, „Politik aus der Basis – Herausforderung der parlamentarischen Mchrheitsdemokratie“, in An den Grenzen der Mehrheitsdemokratie, Politik und Soziologie der Mehrheitsregel, Hrsg Bernd Guggenberger, Claus Offe, Opladen, Westdeutscher Verlag, 1984, pp. 16-17 ; HUBER, Wolfgang, „Die Grenzen des Staates und die Pflicht zum Ungehorsam“, in Ziviler Ungehorsam im Rechtsstaat, pp. 116-17. Dans le même sens, HABERMAS, „Ziviler Ungehorsam“, op. cit., pp. 45-47.
96 BK, „Widerstand“, op. cit., pp. VI, VIII.
97 SIMON, Helmut, „Fragen der Verfassungspolitik“, in Ziviler Ungehorsam im Rechtsstaat, pp. 103, 106 ; KRECK, Walter, „Wenn diese schweigen, werden die Steine schreien“, in Die Nachrüstung im Bundestag, p. 294. Le vote majoritaire du Bundestag ne s’appliquerait pas aux questions « existentielles » ; voir Parlament der Mehrheit, Bonner Deklaration, 20 Nov. 1983, et discussions subséquentes, in Die Nachrüstung im Bundestag, pp. 286-98.
98 Pour une protestation contre le rétrécissement du champ de l’„Abstimmbares“, voir ARNDT, Claus, „Bürger oder Rebell ? Zum Widerstandsrecht im Grundgesetz“, Aus Politik und Zeitgeschichte, Bd.39/83, p. 39.
99 DREIER, op. cit., p. 69 (Traduction CG) ; également p. 60. Pour une discussion de son argumentation, voir LANGENDÖRFER, Atomare Abschreckung, p. 196. Pour une thèse analogue, BK, „Widerstand“, op. cit., § 32. Si Dreier ne fait pas appel directement au droit à la vie, sa mise en danger est présupposée par le terme „schwerwiegendes Unrecht“.
100 Toute infraction est sanctionnée en vertu du paragraphe 240 du Code Pénal qui punit toute action de violence ou toute menace exercée sur autrui pour l’obliger à faire, tolérer ou renoncer à un acte, JESCHKE, MALANOWSKI, op. cit., p. 40.
101 BDKJ, „Weiterer Rüstung entgegenwirken“, op. cit., pp. 57-58.
102 BK, „Widerstand“, § 34-39 ; SCHÜLER-SPRINGORUM, Horst, „Strafrechtliche Aspekte ziviler Ungehorsam“, in Ziviler Ungehorsam im Rechtsstaat, pp. 76-98.
103 ZIMMERMANN, Friedrich, Ministre de l’Intérieur, cité par JESCHKE, MALANOWSKI, op. cit., p. 40. Dans le même sens, Hans-Jochen Vogel, Président du groupe SPD au Bundestag, NAHRENDORF, Rainer, „Dem Druck nicht gewichen“, Handelsblatt, 22 Nov. 1983, reproduit dans Die Nachrüstung im Bundestag, p. 319.
104 „Diesmal wollen wir nicht schweigen“, op. cit., p. 30. Pour une discussion de ce point voir, LANGENDÖRFER, Atomare Abschreckung, pp. 194-95.
105 ZAHN, Gordon, Introduction to Thomas Merton, The Nonviolent Alternative, pp. XXVII-XXXIX.
106 Le terme “civil disobedience” n’apparaissait pas dans son essai initialement intitulé Resistance to Civil Government. Le titre de l’édition courante est Essay on Civil Disobedience, published with an introduction by Gene Sharp, London, Peace News, 1963.
107 RAWLS, John, Théorie de la Justice, Paris, Seuil, 1987, p. 405 (Edition anglaise originale, A Theory of Justice, Cambridge, The Belknap Press, 1971. La traduction allemande date de 1975).
108 Nous ne reviendrons pas sur son caractère « non-violent », dont Rawls lui-même ne donne pas de définition précise, ibid., pp. 406-7.
109 KELLY, op. cit., p. 194.
110 Il faudrait s’interroger sur l’empreinte dans les mouvements séculiers d’un piétisme protestant marqué par la recherche de l’absolu ; SAUZAY, op. cit., pp. 148-54.
111 SCHILLEBEECKS, Edward, „Auf der Suche nach dem Heilswert politischer Praxis“, in Atomrüstung – Christlich zu verantworten ?, pp. 78-97 ; HAUNHORST, Benno, „Widerstand gegen die Nachrüstung“, in Probleme des Friedens, Heft 3/1983, pp. 33-34. Dans son mémorandum sur la résistance, le Bensberger Kreis semble près, à un certain point, de faire de la protestation contre les euromissiles une question de foi, „Widerstand“, op. cit., § 12. C’est dans une optique un peu similaire que Hans Langendörfer aborde la discussion du « droit à la résistance » et de la « désobéissance civile ». Il étudie leur valeur en tant que rejet du « encore » qui qualifie l’acceptation de la dissuasion nucléaire et appelle à la dépasser. LANGENDÖRFER, Atomare Abschreckung, p. 190.
112 La question du “status confessionis” a été soulevée par la Fédération des Eglises réformées d’Allemagne à propos de la dissuasion nucléaire ; Moderamen des reformierten Bundes, „Das Bekenntnis zu Jesus Christus und die Friedensverantwortung der Kirche“, 12 Juni 1982, Auszüge in Frieden Stiften – Die Christen zur Abrüstung, Eine Dokumentation, Hrsg Günter Baadte, Armin Boyens, Ortwin Buchbender, München C.H. Beck, 1984, pp. 79-82.
113 ZdK, „Erklärung zum Widerstandsrecht “, 16 Dez. 1983, ZdK/ Berichte und Dokumente, Bonn, Nr.54, März 1984, pp. 66, 67.
114 La confusion de ces différents niveaux nous semble particulièrement flagrante dans le mémorandum du Bensberg Kreis, op. cit., § 23-26.
115 WENNER, op. cit., p. 39, 40, 43, 44 ; également, LEINEN, Jo, „Ziviler Ungehorsam als fortgeschrittene Form der Demonstration“, in Ziviler Ungehorsam im Rechtsstaat, pp. 23-28.
116 WENNER, op. cit., pp. 40, 43, 44.
117 WENNER, op. cit., pp. 39-44 ; BDKJ, „Weiterer Rüstung entgegenwirken“, op. cit., p. 52. Tout en acceptant cette règle, Pax Christi et, bien plus nettement encore, le Bensberger Kreis, s’élèvent contre tout durcissement du droit de manifestation ; Pax Christi-Präsidium, Erklärung zu den Aktionen der Friedensbewegung im Herbst 1983, 22 Juni 1983, Pax Christi-Deutsches Sekretariat, Frankfurt, pp. 3-4 (ronéotypé) ; BK, „Widerstand“, op. cit., § 33-39.
118 L’idée de sacrifice est surtout présente dans la théorie gandhienne de la résistance civile ; BROCK, op. cit., pp. 74-75. Mais elle se retrouve aussi dans de nombreuses théories modernes, souvent inspirées du Mahatma.
119 RAWLS, op. cit., p. 406.
120 On ne peut s’empêcher de rapprocher cette logique de celle des évêques américains exposée ci-dessus (II, B, 2).
121 RAWLS, op. cit., pp. 405-6 ; DREIER, op. cit., p. 63.
122 RAWLS, op. cit., pp. 409.
123 Ibid., p. 407.
124 Ibid., p. 423.
125 HABERMAS, „Ziviler Ungehorsam“, op.cit., p. 36 (Traduction CG).
126 Ibid., p. 43.
127 Ibid., p. 39. Dans le même sens, Pax Christi, Gruppe Bonn, „Zur Kampagne ‘Ziviler Ungehorsam bis zur Abrüstung’“, ronéotypé, 1986, p. 3 ; BK, „Widerstand“, op. cit., p. X (Thèse 5). L’idée d’„Aufklärung“, de conscientisation d’une population incapable de déterminer par elle-même le lieu de ses véritables intérêts est souvent présente ; voir, EBERT, Theodor, „Ziviler Ungehorsam aus politischer Verantwortung“, in Gewaltfreie Aktion und Bürgerinitiativen, Hrsg Deutsches Pax-Christi Sekretariat, Frankfurt, (Pax-Christi Schriften, Nr.20, 4/1982), p. 55.
128 Trutz Tentdorff, par exemple, rejette l’idée de « droit à la résistance » au motif que la Constitution reconnaît un « droit à la contestation » qui peut s’exprimer dans le cadre légal ; RENTDORFF, op. cit., p. 25 ; également, ZdK, „Erklärung zum Widerstandsrecht“, op. cit. et dans une certaine mesure, BÖCKLE, „Falschmünzerei“, op. cit.
129 Les distinctions ébauchées par Ralf Dreier constituent un effort louable dans ce sens, même si son concept de „‘kleines’ Widerstandsrecht der ‘Normallage’“ est discutable, DREIER, op. cit., p. 57.
130 Voir par exemple, EBERT, „Ziviler Ungehorsam aus politischer Verantwortung“, op. cit., p. 60.
131 LUHMANN, Niklas, Legitimation durch Verfahren, Frankfurt 1969 ; voir aussi, HABERMAS, Jürgen, „Legitimation Problems in the Modern State“, in Communication and the Evolution of Society, Ed. Thomas McCarthy, London, Heinemann, 1979, pp. 185-186.
132 GREVEN, Michael, „‘Sachzwang’ und demokratische Entscheidung. Überlegungen zur überfälligen Verfassungsreform“, Vorgänge, Heft 5/1984, Nr.71, pp. 15-16. La discussion a porté dans le contexte allemand sur l’interprétation de la proposition constitutionnelle : « La souveraineté émane du peuple. Elle est exercée par le peuple au moyen d’élections et de plébiscites et par des organes spéciaux investis des pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire » (GG art. 20, al. 2, in RIALS, op. cit., p. 49), le problème étant de savoir si le rôle du peuple est seulement celui d’un pouvoir constituant ou si, au contraire, il exerce sa souveraineté de manière continue. Greven conclut en faveur de cette seconde thèse ; op. cit., pp. 16-17. Pour l’interprétation contraire, STEFFANI, Winfried, „Zur Vereinbarkeit von Basisdemokratie und parlamentarischer Demokratie“, Aus Politik und Zeitgeschichte, Bd.2, 1983, pp. 8-9.
133 L’expression est de NARR, Wolf Dieter, „Strukturdefizite der parteistaatlichen/parlamentarischen Demokratie und mögliche Alternativen“, Vorgänge, Heft 5/1984, Nr.71, pp. 95-111.
134 GREVEN, op. cit., p. 27 ; NARR, op. cit., pp. 103-4.
135 OFFE, Claus, « Politische Legitimation durch Mehrheitsentscheidung ? ». An den Grenzen der Mehrheilsdemokratie. pp. 160-72 ; GUGGENBERGER. Bernd. « An den Grenzen der Mehrheitsdemokratie », ibid., pp. 189-92. Notons que tous les partisans de la désobéissance civile s’appuient sur une conception lockéenne de la démocratie, dans laquelle les droits de l’homme précèdent la constitution positive de l’Etat. Une telle conception implique une constante remise en cause du droit positif par le droit naturel. La situation serait entièrement différente dans un système d’inspiration rousseauiste ; ARENDT, Hannah, « La désobéissance civile », in Du mensonge à la violence. Paris, Calman-Lévy, 1972. pp. 55-109.
136 Cette intention est très claire dans l’introduction de Offe et Guggenberger. op.cit., pp. 8-19.
137 GUGGENBERGER, OFFE, op.cit., pp. 14-15; BOBBIO, Norberto, « Die Mehrheitsregel : Grenzen und Aporien », in An die Grenzen der Mehrheitsdemokratie. pp. 108-31; HAUNHORST. op.cit.. p. 33. Cet auteur souligne en outre le fait que les décisions en matière d’armement ne sont objectivement pas uniquement le résultat d’un choix majoritaire à cause du rôle qu’y joue le « complexe militaro-industriel ». Il serait donc abusif de se réclamer de ce principe pour les défendre.
138 STEFFANI. Winfried, op.cit., p. 8 ; RENTDORFF, op.cit., p. 30.
139 STEFFANI. Winfried, op.cit., p. 8 ; RENTDORFF, op.cit., p. 30.
140 Voir par exemple les déclarations du ZdK vis-à-vis du parti des Verts. Frankfurter Rundschau, 3. Janv. 1982; Die Welt, 15. Nov. 1982.
141 Ibid., p. 16 (Traduction CG). Il est intéressant de mettre en parallèle l’argumentation de l’auteur avec la discussion qui eut lieu au sein du SPD sur l’opportunité d’une alliance éventuelle avec les Verts ; SANDOZ, Gérard, « La crise de la social-démocratie allemande », Documents, juin 1982, pp. 21-24.
142 Gemeinsame Synode der Bistümer, op. cit., p. 37 (Traduction CG).
143 BDKJ, „Weiterer Rüstung entgegenwirken“, op. cit., p. 46 (Traduction CG).
144 Le terme allemand est „friedensstiftend“ pour lequel n’existe pas d’équivalant satisfaisant en français.
145 Voir aussi, BDKJ, Der Wehrdienst, p. 113 ; ZdK, „Der Wehrdienst“, op. cit., pp. 77-78. Comparer à WAIGEL, Theodor, Rede vor dem Deutschen Bundestag, 21 Nov. 1983, in Die Nachrüstung im Bundestag, p. 89.
146 On trouvera un résumé des positions dans „Friedensdiskussion. die Katholiken zum heissen Herbst“, Herder Korrrespondenz, 37 Jg., Heft II/1983, pp. 498-500.
147 Il faudrait encore mentionner l’IKvu qui, prenant appui sur les thèses du Bensberger Kreis, a choisi d’orienter son action à partir de 1982 sur le mot d’ordre « Ethique de la résistance et action non-violente » ; Ikvu, Presseerklärung, Bonn, 20 Okt. 1982, 1 p. ; IKvu-Delegiertenversammlung, Beschlusszur Weilcrarbeil am Thema Frieden, Eschborn, Okt. 1982, 2 p. ; „Widerstand gegen den Götzen Rüstung“, Presseerklärung, Bonn, 14 März 1983, 2 p.
148 BECK-OBERDORF, op. cit., p. 223 ; ALT, Franz, Brief an die Bundestagsabgeordneten von CDU/CSU, 10 Nov. 1983, in Die Nachrüstung im Bundestag, p. 279 ; REUBAND, Karl-Heinz, UTTIZ, Pavel, „Wer hat die Mehrheit ? Nachrüstung und Friedensbewegung in der öffentlichen Meinung“, Die Neue Gesellschaft, Nr.2, 1984, pp. 178-81 ; Parlament der Mehrheit, op. cit., pp. 286-99.
149 HAUNHORST, op. cit., p. 32.
150 BDKJ, „Weiterer Rüstunga Ventgegenwirken“, op. cit., p. 50 (Traduction CG).
151 BDKJ, ibid., p. 511 ; sur l’attitude de Pax Christi par rapport à l’Etat de droit : Pax Christi Präsidium, Erklärung zu den Aktionen der Friedensbewegung im Herbst 1983, pp. 4-5. Le Bensberger Kreis proclame également son attachement à l’Etat de droit, même si ses positions sont parfois plus ambiguës, „Widerstand“, § 32.
152 Pax Christi Präsidium, ibid., pp. 4-5.
153 Y a-t-il eu erreur d’interprétation ? La traduction utilisée par le BDKJ fait ici un contresens. Elle parle de „öffentliche, gewaltlose, gewissensbestimmte, aber politisch gesetzwidrige Handlungen...“, BDKJ, „Weiterer Rüstung entgegenwirken“, op. cit., p. 53, là où Rawls utilise la formule : « acte public, non-violent, décidé en conscience, mais politique, contraire à la loi », RAWLS, op. cit., p. 405. Notons que la formule du BDKJ „politisch gesetzwidrig“ n’a pas de sens.
154 C’est ce qu’implique un passage qui tient lieu de conclusion provisoire : „Bürgerlicher Ungehorsam hat seine mögliche Legitimation gerade auch im Blick auf den Rechtsstaat einzig und allein aus dem Anspruch des Gewissens – und sei es ein irriges – der dem Betroffenen verbietet, einem bestehenden Gesetz zu gehorchen“, BDKJ, „Widerstand gegen Rüstung“, op. cit., p. 55.
155 BK, „Widerstand“, op. cit., § 23 ; la citation (sans référence) provient de ST I, II, q.93, a.3, s.2.
156 ST I, II, q.96, a.4, s.3 (Cf. Chap. i, ii).
157 GS § 74.5, cité par BK, „Widerstand“, op. cit., § 26.
158 BK, „Widerstand“, op. cit., § 24.
159 ibid., § 25.
160 ZdK, „Erklärung zum Widerstandsrecht“, op. cit., pp. 66, 67.
161 ibid., p. 67.
162 ibid., p. 65. Dans le même sens, ZdK, „Zur Wahrung der Rechtsordnung in der Demokratie“, 15/16 Mai 1981, ZdK/Berichte und Dokumente, Bonn, Nr.47, pp. 24-25.
163 ZdK, „Erklärung zum Widerstandsrecht“, op. cit., p. 67.
164 Ibid., p. 65 (Traduction CG).
165 Ibid., p. 64.
166 Ibid., pp. 65-67.
167 „Kardinal Höffner : Gegen die Nachrüstung, kein Widerstandsrecht“, Tagesspiegel, 24 Sept. 1983 ; HÖFFNER, Kardinal Joseph, „Brief an die Priester und Diakone im Erzbistum Köln über den Frieden“, Amtsblatt des Erzbistums Köln, 123 Jg., 15 Sept. 1983, pp. 180-81. L’affirmation décisive de ce texte est la suivante : „Es würde sich für die staatliche Ordnung verhängnisvoll auswirken, wenn einzelne Gruppen ihre privaten Meinungen über Friede und Abrüstung für so absolut und einzig richtig hielten, dass sie gegen Andersdenkende Gewalt anwenden würden oder demokratische Mehrheitsentscheidungnen durch Widerstand zu Fall bringen suchten“, ibid., p. 181.
168 BÖCKLE, „Falschmünzerei“, op. cit.
169 Ibid.
170 „Erklärung von Mitarbeitern von Friedensorganisationen, die an dem Loccumer Gespräch teilnehmen wollten“, 24 Sept. 1983, in Probleme des Friedens, Heft3/1983, pp. 61-63 ; BDKJ, „Weiterer Rüstung entgegenwirken“, op. cit., pp. 55-56. Pax Christi Präsidium, Erklärung zu den Aktionen der Friedensbewegung, pp. 5-6 ; BK, „Widerstand“, op. cit., § 46 ; ce dernier conteste cependant la notion de « violence » retenue par les tribunaux.
171 GsF, p. 594. Cette affirmation fait écho à une proposition isolée antérieure : « Oeuvrer en chrétien pour la paix signifie... protester et résister de manière non-violente contre l’injustice dans les limites du droit », GsF, p. 588.
172 LANGENDÖRFER, Atomare Abschreckung, pp. 199-200 ; „Selig“, op. cit., p. 36.
173 RAWLS, op. cit., pp. 408-11.
174 Gemeinsames Wort des Vorsitzenden der DBK und des Vorsitzenden des Rates der EKD, 23 Nov. 1983, Pressedienst der DBK, Bonn. Sans se prononcer directement sur la question de la résistance ou de la désobéissance civile, les deux évêques concluent : „Verhandlungen sind das einzige Mittel, um Unterschiede und Meinungskonflikte beizulegen und dem Wettrüsten ein Ende zu bieten“. Dans le même sens, SCHMIDT, Helmut, Rede vordem Deutschen Bundestag, 21 Nov. 1983, in Die Nachrüstung im Bundestag, p. 94.
175 RENTDORFF, op. cit., p. 30.
176 BUCHHEIM, Hans, „Die totalitäre Bedrohung des Menschen, eine Besinnung in Rückblick auf das Jahr 1933“, Vortrag vorder Vollversammlung des ZdK, 29/30 April 1983, ZdK/Berichte und Dokumente, Nr.53, Bonn, März 1983, p. 53.
177 Cette approche est caractéristique des déclarations du ZdK : par exemple, ZdK, „Zur aktuellen Friedensdiskussion“, op. cit., pp. 2-8 ; „Der Wehrdienst“, op. cit., pp. 77-80 ; BUCHHEIM, op. cit., pp. 52-54.
178 Le lien entre décision de stationnement des euromissiles et ancrage culturel et politique est particulièrement apparent dans les discours de la majorité gouvernementale devant le Bundestag les 21-22 novembre 1983 ; KOHL, op. cit., pp. 11-32 ; WAIGEL, op. cit., pp. 82-83.
179 La plupart des analystes font dater le ralliement du SPD au modèle de la démocratie libérale au programme de Godesberg (1959). Cependant, dès 1949, tous les partis fondateurs souscrivaient aux principes de l’ordre démocratique ouest-allemand ; WEIDENFELD, Werner, « Intégration européenne et réunification de la nation », Documents, Mars 1982, pp. 14-15.
180 Erklärung der DBK, „Gegen Gewalttat und Terror in der Welt“, 27 Sept. 1973 ; Erklärung der Vollversammlung der DBK zum Terrorismus, 21 Sept. 1977, in Katholische Kirche im demokratischen Staat, pp. 136-41, 181-97.
181 FENEBERG, op. cit., pp. 13, 11-12, 177-94.
182 Les auteurs de La dissuasion civile reprennent une formule de Gene Sharp : la défense civile non-violente est une « défense démocratique de la démocratie », ibid., p. 48.
183 Ibid., pp. 43, 128.
184 EBERT, Theodor, Ziviler Ungehorsam, Waldkirch, 1984, p. 255 ; „Die wehrpolitische Lücke im Programm antikapitalistischer Strukturreformen“, in Soziale Verteidigung, Bd. 1, pp. 29-43 ; „Verteidigungspolitik aus der Sicht der Ökologiebewegung“, in ibid., pp. 129-44. Cette tendance comporte le risque d’attribuer à l’éventualité de la déstabilisation de la démocratie interne et à l’agression extérieure de la part de pays alliés et ennemis une probabilité et une incidence identiques ; voir EBERT, Gewaltfreier Aufstand, Alternative zum Bürgerkrieg, Waldkirch, Waldkircher Verlag, 1983, pp. 12-83, 208-11.
185 L’expression est originellement de Carl Schmitt, Der Begriff des Politischen, München/Leipzig, Duncker & Humblot, 1932, p. 14. Elle est reprise par Julien Freund comme l’un des trois présupposés du politique, FREUND, L’essence du politique, pp. 94-100, 442-49.
186 ROVAN, Joseph, « Nation, Etat, patrie dans l’histoire allemande », Documents, juin 1983, p. 78 ; De Sà REGO, op. cit. ; FREUND, op. cit., pp. 291-300.
187 De Sà REGO, op. cit., pp. 142-53 ; SAUZAY, op. cit., pp. 43-64.
188 Le refus de l’impôt de Mgr Hunthausen a maintes fois servi d’exemple, dans les milieux catholiques aussi bien que séculiers ; par exemple, IKvu-Delegiertenversammlung, „Wiederstand gegen den Götzen Rüstung“, op. cit., p. 1 ; KELLY, op. cit., p. 259 ; MULLER, Jean-Marie, « L’archevêque contre la bombe », La Croix, 26 sept. 1981.
189 C’est le reproche qu’adresse Mme Hamm-Brücher (FDP) à l’ensemble du mouvement de paix ; HAMMBRÜCHER, Rede vor dem Deutschen Bundestag, in Die Nachrüstung im Bundestag, p. 196.
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