Préface
p. 3-5
Texte intégral
11983 a été une année exceptionnelle pour la réflexion morale des Eglises à propos des problèmes de défense des communautés politiques et spécialement, à propos des armements et stratégies nucléaires. Plusieurs groupes de responsables des Eglises se sont en effet prononcés à ce sujet au cours de cette année par d’importantes déclarations, qui ont pour quelques-unes le caractère de véritables traités. Trois d’entre elles surtout ont retenu l’attention : la lettre pastorale des évêques catholiques des Etats-Unis, le 3 mai ; au même moment, le document, intitulé lettre pastorale également, des évêques catholiques de la République fédérale d’Allemagne ; finalement, plus bref, en novembre, celui des évêques français, dit précisément : « Document » de la Conférence épiscopale de France. Les Américains titraient « Le défi de la paix : la promesse de Dieu et notre réponse », les Allemands « La justice construit la paix », les Français « Gagner la paix ».
2Au-delà même des titres, ces trois documents comportent à la fois de significatives convergences et des divergences. Catherine Guicherd, dans le livre qu’elle nous présente ici, cherche à pénétrer au cœur de la problématique qu’enferme ce nœud de convergences et de divergences. Pourquoi, surtout, les divergences, se demande-t-elle ? Pourquoi, en particulier, la différence entre la déclaration américaine, plus fortement critique du recours aux armements et stratégies nucléaires, et les déclarations allemande et surtout française, moins sévères ?
3Catherine Guicherd offre à notre discussion, avec beaucoup de nuances assurément – je simplifie ici – cette thèse : la position des évêques américains, plus critique des armements et des stratégies nucléaires, est significative d’une Eglise plus libre à l’endroit d’une tradition catholique de la soumission au pouvoir établi qui marque encore, et indûment, les comportements des Eglises d’Europe – surtout celui de Rome. Jeunesse de l’Eglise des Etats-Unis, plus libre à l’égard des vieilles dépendances pour retrouver la sève de l’Evangile. Lourdeur en revanche du côté des Eglises d’Europe, en vertu d’une interprétation nominaliste du droit naturel – qui a succombé au décret ou diktat du souverain, tirant dans ce sens les versets de Saint Paul sur l’obéissance à l’autorité politique.
4On peut faire remarquer, il est vrai, que c’est, il n’y a pas si longtemps, un important archevêque américain, le cardinal Spellman, qui fut à la tête de la résistance à la réserve que le Concile Vatican II marqua finalement à l’égard de la dissuasion nucléaire et, à tout le moins, de la très dangereuse course aux armements qu’elle entraîne !
5J’aperçois, de plus, d’autres explications au comportement particulier de l’Eglise des Etats-Unis, de ses évêques surtout. Si ces derniers se distinguent de leurs collègues d’Allemagne ou de France, ils ont en revanche des réactions proches de celles des évêques russes. J’ai eu personnellement l’occasion de m’en convaincre lors de conversations entre représentants de l’Eglise catholique et de l’Eglise orthodoxe du Patriarcat de Moscou. Et je dirais que les évêques américains et russes rejoignent Américains et Soviétiques tout court dans un sentiment de plus grande responsabilité que les Européens quant au danger des stratégies nucléaires.
6Les uns et les autres font en tout cas volontiers percevoir à leurs interlocuteurs européens qu’ils portent, eux, une responsabilité que les Européens ne portent pas, ne sauraient porter – et que les décisions vraiment importantes pour le monde dépendent d’eux seuls… Caricaturons : les Européens, pour leur part, ne peuvent faire ni beaucoup de bien ni beaucoup de mal. Voilà un contexte qui peut expliquer la critique, même minutieuse, des armements et plus encore des stratégies diverses qu’on trouve sous la plume des évêques américains… Je ne nie certes pas pour autant tout effet de la tradition théologique évoquée par Catherine Guicherd. Encore que j’aie souhaité voir nuancer aussi l’idée d’une tradition catholique – et catholique seulement – uniforme et constante de soumission au pouvoir établi…
7A me voir entrer ainsi dans le débat, le lecteur comprendra aisément l’intérêt de l’ouvrage que Catherine Guicherd a composé, et l’importance de la contribution qu’il représente à la réflexion morale contemporaine en matière de défense. La situation évolue il est vrai, rapidement. Le traité de Washington et sa mise en œuvre actuellement marquent dans cette évolution une étape capitale. Mais les données les plus fondamentales de la question morale demeureront longtemps : elles concernent la puissance destructive des armes en cause, le genre d’usage, y compris dissuasif, dont elles sont passibles, ensuite les degrés divers de cet usage, dissuasif ou pas seulement dissuasif.
8Il ne faut pas oublier que, même si on détruisait un grand nombre des armes nucléaires (et autres armes de destruction massive), voire toutes ces armes absolument, l’humanité contemporaine n’aurait nullement cessé de savoir en produire à nouveau en peu de temps. C’est donc bien au raisonnement moral, à la conscience et au progrès institutionnel qu’il faut se confier, par-delà les désarmements mêmes.
9Il est ainsi capital que le débat moral soit alimenté et poursuivi, avec tout le sérieux dont les hommes sont capables. Et publiquement, à la face de tous les autres hommes, inévitablement concernés. Catherine Guicherd y a mis, pour sa part, de l’érudition, de la patience, du sérieux, et de la passion. Je ne me rallie pas à tous ses points de vue, mais je veux témoigner qu’à discuter avec elle, on éprouve le sentiment d’avancer. J’ai pour ma part éprouvé le sentiment de m’enfoncer non seulement dans le problème, mais dans le dialogue des consciences qu’il requiert.
10Dans le monde catholique, deux prises de position encadrent la discussion contemporaine. Quant à l’emploi des armes de destruction massive, celle-ci : « Tout acte de guerre qui tend indistinctement à la destruction de villes entières ou de vastes régions avec leurs habitants est un crime contre Dieu et contre l’homme lui-même, qui doit être condamné fermement et sans hésitation » (Concile Vatican II).
11Et, quant à l’usage dissuasif, cette autre déclaration : « Dans les conditions actuelles, une dissuasion basée sur l’équilibre, non certes comme une fin en soi mais comme une étape sur la voie d’un désarmement progressif, peut encore être jugée comme moralement acceptable » (Jean-Paul II, 1982).
12Cette seconde déclaration doit, il est vrai, être prise dans son sens très précis. Elle est éclairée par des formules qui la suivaient : « Toutefois, disait Jean-Paul II, pour assurer la paix, il est indispensable de ne pas se contenter d’un minimum toujours grevé d’un réel danger d’explosion ». Tous les épiscopats qui se sont exprimés en 1983 ont aussi dit cela, quoi qu’il en soit de leurs différences plus particulières. L’épiscopat français, par exemple, relativement ouvert à la dissuasion nucléaire, n’en a pas moins affirmé : « Cette ligne de crête est fort dangereuse », et souligné l’urgence de sortir au plus vite de cette situation, manifestant ainsi le devoir de tout responsable d’y travailler sans relâche. Il est clair que l’attitude de qui s’installe, sans plus, dans la défense par la dissuasion au moyen de l’arme nucléaire, n’est pas compatible avec la requête morale fondamentale qu’a exprimée unanimement sur ce point, l’Eglise catholique.
13C’est dans le cadre de ce point de vue englobant que s’ouvre le dialogue des trois épiscopats que Catherine Guicherd nous invite ici à revivre, avec ses tenants et ses aboutissants dans les situations historiques et présentes des diverses églises, tout autant que dans la tradition de la réflexion éthique, profane et chrétienne à la fois. Catherine Guicherd contribue aussi elle-même à ce grand débat qui n’est pas clos.
Auteur
Professeur à l’Institut d’Etudes Politiques et à l’Institut Catholique de Paris, membre du CERAS (Centre de Recherche et d’Action Sociale) Paris

Le texte seul est utilisable sous licence Creative Commons - Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International - CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Cinq types de paix
Une histoire des plans de pacification perpétuelle (XVIIe-XXe siècles)
Bruno Arcidiacono
2011
Les droits fondamentaux au travail
Origines, statut et impact en droit international
Claire La Hovary
2009