Chapitre premier. Les centres de pouvoir dans la société pluraliste
p. 387-433
Texte intégral
§ 29 De la société communiste chez Platon à la société pluraliste contemporaine
a) La communauté totalitaire et la libre communauté
11 Retournons une fois de plus sur la petite île de Robinson et de Vendredi. Imaginons en outre que la communauté insulaire se compose de plusieurs familles ; cette communauté de destin doit se demander quelles sont les tâches à déléguer à la communauté et quelles sont les autres tâches que les familles veulent accomplir de façon indépendante.
22 La communauté doit-elle par exemple organiser et diriger une exploitation agricole et, dans ce cas, distribuer à chacun le travail et la nourriture, ou bien est-il préférable que les différentes familles cultivent elles-mêmes le sol en toute indépendance et pratiquent le troc avec les autres familles pour obtenir les biens dont elles ont besoin ? Cette question est inévitablement posée depuis des milliers d’années ; les réponses sont des plus variées. Platon exigeait p. ex. de l’Etat idéal que celui-ci accomplisse lui-même toutes les tâches et ne laisse pas la moindre liberté à l’individu. Même l’éducation des enfants et le choix de l’épouse ne sauraient être laissés à une décision responsable de l’individu. L’Etat devrait revêtir la forme d’une communauté totalement intégrée, dirigée par des philosophes et placée au service de la justice absolue. « A la suite de cette loi et des précédentes vient, je crois, celle-ci. Laquelle ? Ces femmes de nos guerriers seront communes toutes à tous ; aucune n’habitera en particulier avec aucun d’eux ; les enfants aussi seront communs, et le père ne connaîtra pas son fils, ni le fils son père1. »
33 Selon les idées de Platon, la communauté vivant sur l’île de Robinson devrait, elle aussi, abandonner la vie de famille et s’intégrer totalement. Seul l’Etat aurait pour tâche de rendre tous les hommes heureux de la même manière. Il n’y aurait alors plus d’inégalités entre les hommes, mais plus de liberté individuelle non plus. L’appareil d’Etat aurait à prendre, en lieu et place des habitants, toutes les décisions importantes pour leur bonheur.
44 En développant cette utopie, Platon a esquissé un Etat dont le but serait de conduire les hommes vers un idéal. Dans le prolongement de Platon, certains philosophes des xve et xvie siècles se sont également attachés à rêver à de tels Etats utopiques. Thomas More décrivit dans son Utopia la société des utopiens ; ceux-ci constituent la meilleure des communautés au sein de laquelle chacun se sent à son aise et heureux. Ces citoyens d’Utopie ont un système social communiste où il n’y a pas de privilèges afin qu’il soit possible de donner à l’ensemble de la Nation le plus grand bonheur possible.
55 La société idéale de Bacon s’appelle Nova Atlantis et elle se caractérise notamment par le fait que la recherche scientifique y est pratiquée collectivement et que la société est dirigée par des savants (cf. F. Bacon). Pour Campanella, la Cité du Soleil (Civitas Solis) est celle dans laquelle s’accomplit la forme idéale de l’Etat et de la société. A l’encontre des Utopiens de Thomas More qui gouvernent et dirigent eux-mêmes leur société, la Cité du Soleil est une monarchie « messianique » placée sous l’autorité suprême – spirituelle et temporelle – du Pape.
66 Ces utopies sont importantes pour le développement ultérieur de la théorie de l’Etat et de la doctrine sociale, notamment parce qu’au xixe et xxe siècles les adeptes des idéologies socialistes et sociales-démocrates ont intégré ces utopies aux leurs qui ont marqué de façon essentielle les antagonismes du xxe siècle au sujet des Etats et de la conception de leurs politiques nationales2.
77 Platon fut critiqué par Aristote. Celui-ci discerna tout de suite qu’une telle communauté tend à supprimer les différences qui distinguent effectivement les hommes et que ce n’est pas ainsi que ceux-ci parviendront à s’épanouir. Certes, l’homme est-il un être fait pour la communauté, mais qui a, en revanche, également besoin de se développer de façon autonome. « La cité est composée non seulement d’une pluralité d’individus, mais encore d’éléments spécifiquement distincts : une cité n’est pas formée de parties semblables3. » L’Etat ne pourra tenir dûment compte des différences qu’à la condition qu’il laisse aux individus et aux familles la plus grande autonomie possible : « A un autre point de vue, chercher à unifier la cité d’une façon excessive, n’est certainement pas ce qu’il y a de meilleur : car une famille se suffit davantage à elle-même qu’un individu, et une cité qu’une famille, et une cité n’est pas loin d’être réalisée quand la communauté devient assez nombreuse pour se suffire à elle-même. Si donc nous devons préférer ce qui possède une plus grande indépendance économique, un degré plus faible d’unité est aussi préférable à un plus élevé4. »
88 Si la communauté insulaire de Robinson veut suivre l’idéal platonicien, elle devra structurer une communauté au sein de laquelle la liberté de la personne, celle de la famille et de tout autre groupement social sera abandonnée au profit de l’unité totale de l’Etat. Dès lors la communauté publique prendra en charge l’éducation des enfants et veillera à fournir les biens de première nécessité et aussi ceux qui sont indispensables au développement de ses membres ; elle s’occupera également d’assurer la sécurité extérieure. Cette conception ramène chacune des activités vitales des membres à une affaire communautaire. Si Robinson préfère chasser plutôt que construire une hutte, la communauté interviendra, puisqu’elle seule a pouvoir pour régler la division du travail. Si Vendredi a plutôt tendance à jouir de la vie et Robinson est plutôt porté vers l’épargne, la communauté interviendra là encore puisque chaque dépense de Vendredi doit être financée par elle. Mais ladite communauté ne pourra pas tolérer non plus que Robinson fasse des économies, car cela entraînerait pour elle une immobilisation de l’argent dont elle a besoin. De surcroît, les économies de Robinson lui permettraient de se procurer des privilèges, ce qui pourrait aboutir à des inégalités inacceptables.
99 Même le nombre d’enfants doit être déterminé par la communauté, puisque la naissance de plus ou de moins d’enfants peut conduire à des évolutions communautaires imprévues, c’est-à-dire qui n’ont pas été planifiées (corps enseignant, centres de formation, médecins, congés de maternité, etc.).
1010 Ce qui suit revêt aussi une grande importance : si, au sein d’une société libérale, Robinson n’est pas d’accord avec Vendredi, il peut user de son pouvoir personnel, afin de le convaincre, voire de le rendre docile. Il peut le menacer de résilier son contrat de travail ; il pourra même envisager d’autres pressions économiques ou tenter de réduire le pouvoir de Vendredi à l’occasion des prochaines élections démocratiques en lui ravissant un certain nombre de voix. En revanche, dans une collectivité ou société totalitaire, tout pouvoir et toute contrainte ne sont exercés que par la communauté. Robinson ne disposera d’aucun moyen de pression de nature économique, juridique ou politique pour imposer ses intérêts face à ceux de Vendredi. Pourtant, s’il parvient à gagner les organes communautaires à sa cause, c’est alors Vendredi qui sera impuissant face à la collectivité. En effet, la communauté ne détient pas seulement tous les moyens de pression d’ordre économique ou politique ; elle a également le monopole du pouvoir, ce qui signifie qu’elle peut user de la contrainte physique pour faire triompher ses intérêts.
1111 Le système de la communauté totale a cependant d’autres conséquences encore. En effet, si, dans une société non totalitaire, Robinson congédie Vendredi parce que celui-ci a trop peu travaillé, Vendredi ne s’expose pas à ce que la communauté porte un jugement moral à son sujet, car il n’a fait que léser les intérêts de Robinson. Par contre, au sein d’une communauté totale qui est d’avis que Vendredi a fait preuve de paresse, celui-ci porte atteinte aux intérêts de la communauté, ce qui signifie qu’il est moralement dans son tort vis-à-vis de la collectivité. Dans le système totalitaire, ce ne sont pas les intérêts de Robinson face à ceux de Vendredi qui sont déterminants, mais les intérêts prioritaires de la communauté face à ceux de l’individu dénommé Vendredi. Parce que celui-ci a lésé les intérêts communautaires, tous les membres de la communauté ont été lésés.
1212 Dans une communauté totale, il n’y a pas place pour une dispersion des forces. Celui qui défend des intérêts économiques privés porte atteinte à l’intérêt global de la communauté. Celle-ci ne peut tolérer que des intérêts privés communs soient représentés et défendus par des associations privées, puisque cela nuira en définitive aux intérêts communautaires. Dans l’intérêt de la collectivité, il faut donc faire disparaître les intérêts privés. De même la propriété de biens privés est inadmissible, puisqu’un objet en main d’un propriétaire privé est perdu pour la propriété commune. Dès lors, la propriété privée n’est pas autre chose qu’un vol au détriment de la société.
1313 Etant donné que l’exercice du pouvoir est interdit à des fins privées et que toute tentative est réprimée, la communauté se voit investie d’un pouvoir total et incontrôlé sur chaque individu. Pourtant, même au sein d’une société complètement intégrée, il y aura toujours le phénomène de la domination d’un tout petit nombre d’individus ou d’une seule personne. Puisque le ou les souverains maîtres de cette communauté peuvent exercer leur domination totale sur les membres de la collectivité, ils possèdent du même coup un pouvoir illimité dont ils peuvent abuser à tout moment dans leur propre intérêt personnel. Or, personne n’étant en mesure de restreindre leur pouvoir et de contrôler son exercice, leur domination dégénère forcément en une tyrannie totalitaire.
b) Conséquences de la limitation de l’Etat
1414 Quelles sont les conséquences d’un ordre social libéral ? La communauté commencera par accomplir les tâches qui sont indispensables à son service et à sa sécurité. B. Wilhelm de Humboldt (1767-1835) écrivait p. ex. en 1792 : « Le but de l’Etat peut être double. Il recherche le bonheur, ou bien il se borne à empêcher le mal ; et, dans ce dernier cas, à empêcher le mal venant de la nature ou le mal causé par les hommes. S’il ne s’attaque qu’au second de ces maux, c’est la sûreté seule qu’il cherche5... »
1515 Si, à la suite d’Humboldt, l’Etat se borne à n’accomplir que sa tâche relative à la sécurité face à l’extérieur et à la protection des citoyens contre les périls de la société et de la nature, mais laisse, pour le reste, libre cours au jeu des forces sociales, les membres de la société pourront développer eux-mêmes leurs aptitudes, leurs inclinations et leurs autres possibilités. Dans cette optique et puisque Robinson est travailleur, il cultivera une plus grande superficie de terres que Vendredi. Il pourra donc vendre l’excédent de sa production, utiliser cet argent pour acheter d’autres terres et payer aussi le personnel supplémentaire indispensable pour les cultiver et obtenir de la sorte des excédents de production encore plus importants l’année suivante. Et ainsi de suite…
1616 Vendredi, qui est moins acharné au travail, vendra des terres à Robinson afin de pouvoir vivre et notamment acheter suffisamment de nourriture. Il agira de la sorte jusqu’à ce qu’il ne possède plus rien et doive alors travailler comme salarié de Robinson. La liberté conduit donc à créer des positions sociales différentes selon les individus. Ce processus se renforce encore lorsque p. ex. Vendredi tombe malade ou est frappé d’invalidité et ne peut plus travailler. Si Vendredi perçoit cette évolution et sa situation sociale comme une injustice criante, il tentera, avec l’aide et l’influence de l’Etat, d’atténuer sa dépendance de Robinson. Il cherchera par conséquent à obtenir des pouvoirs publics une amélioration de son sort, puisqu’il ne peut plus guère y parvenir par la liberté de ses rapports sociaux avec Robinson. Il s’associera à d’autres Vendredi et cherchera par l’action de son rassemblement des fermiers, syndicalistes ou travailleurs à gagner l’Etat à sa cause.
1717 En revanche, Robinson fera tout son possible pour sauvegarder sa liberté et maintenir ses acquis. De son côté, il s’associera à d’autres Robinsons, afin d’accroître leur influence politique et de contrecarrer celle de Vendredi et de ses associés. Il est naturel qu’il tente, de surcroît, de mettre l’Etat sous pression en utilisant à cette fin son pouvoir économique et personnel. Il pourra p. ex. menacer de devoir fermer son entreprise si des nouvelles charges sociales lui sont imposées, ce qui provoquerait alors la mise au chomâge de Vendredi. En outre, si Robinson est l’employeur des personnes parentes ou proches des fonctionnaires d’Etat compétents, il pourra également chercher à influer sur les décisions des pouvoirs publics. Enfin, Robinson pourra soutenir financièrement les groupements politiques qui défendent ses intérêts politico-économiques dans l’enceinte des institutions politiques. Ces partis politiques proches de Robinson sont-ils au pouvoir qu’ils le favoriseront lui et non point ses concurrents en lui procurant des commandes ou des mandats de l’Etat, de telle sorte qu’en fin de compte la sphère d’influence de Robinson ne fera que s’étendre.
1818 A partir d’une activité des pouvoirs publics, très limitée à l’origine, naît progressivement un Etat moderne et pluraliste caractérisé par la diversité des groupements d’intérêts et des centres de pouvoir. Tous ceux-ci et ceux-là tendent à faire prévaloir leurs intérêts propres dans les processus de décision, soit avec l’aide de l’Etat, soit en se défendant contre son intervention. Cette image très variée des sociétés occidentales de type pluraliste mérite un examen plus approfondi, avant de pouvoir répondre à la question fondamentale de savoir s’il convient effectivement de limiter les activités des pouvoirs publics et, le cas échéant, d’en fixer la mesure.
c) La formation de centres de pouvoir pluralistes
1919 Monsieur Durand est sidéré par les prix qu’il doit actuellement payer pour le pétrole. Etant donné que les consommateurs n’ont quasiment pas d’influence sur la politique des prix pratiquée par les grandes compagnies pétrolières, il souhaite un contrôle officiel des prix. Comment pourra-t-il atteindre son but ? Il doit s’adresser aux autorités compétentes pour instaurer un tel contrôle. En d’autres termes, s’il veut pouvoir exercer une influence sur les organes de l’Etat, il devra respecter les procédures prévues par la constitution et les lois. S’il se contente d’écrire une simple lettre, on ne le prendra pas au sérieux, car un seul parmi des millions de citoyens ne saurait prétendre s’arroger des droits particuliers. Il devra donc chercher une autre voie pour influer sur les processus de décision des pouvoirs publics. De quels moyens disposera-t-il ? Il peut naturellement tenter d’influencer un parti politique. S’il s’agit d’un parti influent, celui-ci pourra, dans une démocratie représentative, faire passer la rampe à un projet pour autant qu’il dispose de la majorité ou fasse partie d’une coalition majoritaire. Toutefois, le parti en question réfléchira plutôt deux fois qu’une au problème suivant : pourra-t-il gagner les prochaines élections s’il porte atteinte à des libertés fondamentales – dont la liberté du commerce et l’industrie – pour faire prévaloir les intérêts d’une petite minorité ?
2020 De surcroît, la voie passant par les organes des partis politiques est aléatoire. En effet, si M. Durand n’est pas membre d’un parti, il n’a guère de chances de pouvoir modifier l’opinion du parti et ne pourra se faire entendre que lors de l’assemblée générale. Il se tournera peut-être vers une organisation de consommateurs. S’il parvient à convaincre la majorité ou la direction de cette association qui défend ses intérêts du bien-fondé de sa démarche, ladite association fera alors sien le postulat de M. Durand et le défendra tout au long du processus officiel de décision. L’association pourra exercer une influence sur les parlementaires, car elle aura aussi son mot à dire – et non le moindre – lors des prochaines élections. Il est même possible qu’elle puisse promettre un soutien financier à l’un ou l’autre parti en vue de ces élections ou qu’elle lui fasse miroiter que les membres de l’association seraient invités par son comité à faire campagne pour les candidats du parti en question. En Suisse, l’association a encore la possibilité de lancer une initiative constitutionnelle visant à instaurer le contrôle des prix, ce qui lui permet, selon l’estimation de ses chances de succès, d’exercer des pressions directes sur l’activité politique du parlement et du gouvernement.
2121 En règle générale, les organisations de protection des consommateurs n’ont toutefois pas la même influence que les syndicats ou les associations économiques qui rassemblent les partenaires sociaux de la société industrielle contemporaine. En effet, ces organisations de consommateurs ont à leur disposition des moyens financiers plus modestes et ne parviennent pas à exercer par leurs membres, notamment par le recours du boycott, la même influence sur les producteurs que les syndicats par exemple, puisque les membres de ces organisations sont moins nombreux que les syndicalistes et moins disciplinés. En revanche, les partenaires sociaux sont le plus souvent proches des grands partis ; ils décident du sort de la paix du travail et peuvent influer directement par leur action sur l’activité des pouvoirs publics. Lorsque les banques encouragent ou empêchent certains investissements en matière d’équipement et d’infrastructure, lorsqu’elles soutiennent ou paralysent le développement industriel dans certaines régions, lorsqu’elles financent certaines branches de l’industrie et sont promotrices ou adversaires de certains développements industriels comme la rationalisation du travail et de la production, cela se répercute directement ou indirectement sur la politique économique et de développement que mènent les pouvoirs publics. Il en va de même pour les entreprises du secteur des services, par exemple les compagnies d’assurance, ou pour des entreprises du secteur secondaire (industrie horlogère, industrie chimique, industrie des machines et industrie automobile). Toutes concourent à déterminer la propriété, voire le sort d’une commune, d’une région, d’un canton et même du pays tout entier (cf. P. Saladin et W.-J. Papier). Lorsque ces entreprises importantes forment de grandes associations ou des cartels ou encore tentent, par des sociétés multinationales, de se soustraire à la politique économique d’un Etat, elles peuvent alors, en raison même de leur puissance économique, influer directement sur la politique des pouvoirs publics, car, de nos jours, l’Etat est pour ainsi dire « condamné » à entretenir une bonne collaboration avec l’économie.
2222 II en va à peu près de même pour les syndicats et leur politique. En effet, des revendications de salaire plus ou moins prononcées, des mesures de lutte syndicale, l’influence des milieux syndicaux sur le parti socialiste, etc., tout cela peut avoir des conséquences pour le renchérissement, la sécurité de l’emploi, la politique des investissements industriels (les industries préfèrent investir dans les pays où règne la paix sociale), la politique des prix, etc.
2323 Revenons à M. Durand pour rappeler qu’il ne fait partie d’aucun parti ni d’aucun syndicat ou association patronale. Il doit donc se contenter du soutien d’une organisation de protection des consommateurs qui est relativement peu puissante. Si M. Durand ne parvient pas à convaincre cette organisation de la nécessité d’épouser sa cause, il lui restera pourtant un autre moyen de pression : la radio, la télévision ou la presse écrite. Il pourra écrire un article dans le journal et tenter de mobiliser l’opinion publique s’il parvient à obtenir l’audience d’un reporter de la radio ou de la télévision. En réalité, les moyens de communication de masse exercent une grande influence sur la plupart des hommes politiques. Certains votes populaires ont toutefois montré qu’il ne faut pas surestimer cette influence, en Suisse du moins. Même lorsque les mass media apportent leur soutien unanime et massif à un projet, celui-ci n’est pas automatiquement accepté par le peuple. Cependant, nombreux sont les hommes politiques qui sont – par vanité ou pour d’autres raisons encore – par trop dépendants de l’opinion publique ou de l’image que les mass-media donnent d’eux-mêmes. A l’inverse, les mass media sont directement ou indirectement influencés par les milieux économiques et politiques. L’exemple suivant est éloquent à cet égard : à l’occasion d’un scrutin populaire sur le financement du déficit éventuel de Jeux Olympiques, les hôteliers de la région concernée ont fait savoir à un journal qu’ils renonceraient dorénavant à faire de la publicité dans ce journal si celui-ci acceptait des articles recommandant le rejet du crédit proposé. Lorsqu’on sait que les recettes provenant des annonces publicitaires constituent une part importante des ressources financières d’un journal, on ne saurait sous-estimer de telles influences.
2424 L’Etat pluraliste de la société industrielle contemporaine est donc une sorte de réseau où s’entrelacent des centres de pouvoir et d’influence plus ou moins transparents. L’ancienne structure sociale, très simple à ses origines – individu, famille, cité – s’est progressivement muée en une trame d’interdépendances et d’interactions. Alors que les rapports du seigneur féodal avec ses serfs étaient limpides, puisque la dépendance allait à sens unique et que les prix des commerçants et des artisans n’influaient que fort peu sur la vie rurale caractérisée par une grande autarcie, les dépendances ne sont aujourd’hui le plus souvent guère discernables. En effet, M. Durand, ignore si le prix du pétrole a été augmenté artificiellement par les compagnies pétrolières multinationales, ou si ce prix élevé s’explique par une pénurie ou encore par des marges excessives concédées aux transporteurs fluviaux ou aux intermédiaires. Il ne peut pas estimer les conséquences de ces prix pour le renchérissement, l’emploi dans l’industrie automobile et ses sous-traitants, la politique syndicale et celle des grandes entreprises et de leurs investissements. M. Durand a le sentiment d’être livré à des puissances qu’il ne connaît point et sur lesquelles il n’a pas prise.
2525 Celui qui veut voir plus clair dans le fouillis des dépendances réciproques ou non devra commencer par apprendre à connaître les diverses sortes de collectivités et de groupements sociaux (partis politiques, organisations économiques, mass media, Eglises et associations privées) ainsi que leurs moyens d’action et leurs diverses possibilités d’exercer une influence sur la politique des pouvoirs publics. C’est dans cette optique qu’il convient de traiter le sujet des liens entre l’Etat et la société.
Bibliographie
a) Auteurs classiques
26Aristote, La Politique, trad. J. Tricot, 2nde éd., Paris, Vrin, 1970
27Bacon, F., La Nouvelle Atlantide, trad. M. le Doeuff et M. Lvlasera, Paris, Payot, 1983
28Campanella, Th., La cité du soleil, Genève, Droz, 1972
29Humboldt, W. de, Essai sur les limites de l’action de l’Etat, trad. H. Chrétien, Paris, Germer Baillière, 1867
30More, Th., L’Utopie, trad. A. Prévost, Paris, Marne, 1978
31Platon, La République, trad. E. Chambry, Paris, « Les Belles Lettres », 1970
b) Autres auteurs
32Arnim, H. H. von, Gemeinwohl und Gruppeninteressen. Die Durchsetzungsschwäche allgemeiner Interessen in der pluralistischen Demokratie, Frankfurt a.M. 1977
33Bader, H. H., Staat, Wirtschaft, Gesellschaft. Grundlagen der Staats- und Rechtslehre, 5e éd. revue, Hamburg 1976
34Bennet, W. L., The Political Mind and the Political Environment. An investigation of Public Opinion and political Consciousness, Lexington 1975
35Bernard, St., Partis, groupes et opinion publique, Bruxelles 1968
36Beyme, K. von, Interessengruppen in der Demokratie, 4e éd., München 1974
37Ehrlich, S., Le pouvoir et les groupes de pression, La Haye 1971
38Eisfeld, R., Pluralismus zwischen Liberalismus und Sozialismus, Stuttgart 1972
39Gudrich, H., Fett, St., Die pluralistische Gesellschaftstheorie. Grundpositionen und Kritik, Stuttgart 1974
40Hirsch-Weber, W., Politik als Interessenkonflikt, Stuttgart 1969
41Kremendahl, H., Pluralismustheorie in Deutschland, Leverkusen 1977
42Krüger, H., Interessenpolitik und Gemeinwohlfindung in der Demokratie, München 1976
43Lieber, H.-J., Ideologie, Wissenschaft, Gesellschaft. Neuere Beiträge zur Diskussion, Darmstadt 1976
44Nuscheier, F., Steffani, W. (éd.), Pluralismus. Konzeptionen und Kontroversen, München 1972
45Saladin, P., Papier, H.-J., Unternehmen und Unternehmer in der verfassungsrechtlichen Ordnung der Wirtschaft, in : VVDStRL 35, Berlin 1977
46Schmidt, W., Bartlsperger, R., Organisierte Einwirkungen auf die Verwaltung, in : VVDStRL 33, Berlin 1975
47Seibt, F., Utopica. Modelle totaler Sozialplanung, Düsseldorf 1972
48Trumann, D. B., The Governmental Process, Political Interests and Public Opinion, New York 1951
49Völpel, D., Rechtlicher Einfluss von Wirtschaftsgruppen auf die Staatsgestaltung, Berlin 1972
50Weber, J., Die Interessengruppen im politischen System der Bundesrepublik Deutschland, Stuttgart 1977
51Wilson, F. G., A theory of public opinion, Westport 1975
52Wurm, F. F., Wirtschaft und Gesellschaftheute. Fakten und Tendenzen, 3e ed., Opladen 1976
§ 30 Les partis politiques
a) L’origine des partis
531 Chaque Etat a sa propre histoire de ses partis politiques. Celle-ci est étroitement liée au développement de la démocratie dans le pays en question. C’est ainsi qu’en Angleterre les Whigs et les Tories étaient à l’origine des forces opposées : d’une part, les forces libérales, favorables à une démocratisation et à une rénovation de l’Etat, et, d’autre part, les forces conservatrices qui voulaient maintenir les institutions telles qu’elles étaient à l’époque. On trouve un tableau semblable de la situation aux Etats-Unis où, très tôt, les républicains s’érigèrent en défenseurs de la souveraineté des Etats membres de l’Union, tandis que les démocrates se faisaient les champions d’un développement national progressiste. Le même clivage existait aussi en Allemagne (antagonisme entre les libéraux et les conservateurs) ou en Suisse (radicaux et conservateurs).
542 Le débat sur la réforme de l’Etat fut éclipsé par la question sociale vers la fin du siècle dernier. La suppression progressive du principe censitaire conféra un droit de participation accru aux couches sociales les plus modestes qui cherchaient précisément à améliorer leur situation par le biais d’une influence des pouvoirs publics sur l’économie. Dans de nombreuses villes, on assista à la fondation de partis socialistes qui éclatèrent bientôt en deux ailes distinctes, l’une se voulant radicale au sens étymologique du terme et de tendance communiste, l’autre optant pour une démocratie sociale d’où l’appellation de sociale démocratie. Le renforcement des partis sociaux-démocrates eut pour toile de fond les démêlés entre conservateurs et libéraux. Les luttes entre partis bourgeois, d’une part, et socialistes, d’autre part, à propos des questions sociales provoquèrent ces antagonismes. Les uns voulaient réduire autant que possible les tâches de l’Etat et donner toute liberté à l’économie ; les autres cherchaient à obtenir le soutien actif des pouvoirs publics pour lutter contre l’exploitation des travailleurs par les milieux de l’économie et ils revendiquaient une intervention accrue de l’Etat dans l’économie et la propriété, afin d’assurer l’égalité des chances et une répartition plus équitable des biens.
b) Le parti et sa dépendance de l’organisation de l’Etat
1. Le statut des partis dans le système gouvernemental
553 La place des partis dans l’organisation des Etats est très diverse. Dans les anciennes doctrines allemandes de l’Etat, la place qui leur est réservée est marginale ; ils sont considérés comme des groupements sociaux qui n’ont pas de rapports avec la direction de l’Etat6. Cette négation de la fonction publique des partis découle d’une conception où l’unité et la souveraineté de l’Etat sont indivisibles. En effet, les régimes de droit divin de cette époque conféraient à l’Etat une légitimité qui interdisait tout partage de sa volonté. En 1914, le dernier empereur d’Allemagne proclama qu’il ne connaissait que des Allemands et non des partis7.
564 En Suisse également, les partis ont beaucoup de peine à affirmer leur position pour des raisons quelque peu différentes. Ils sont nés de petites assemblées de citoyens exerçant leurs droits d’initiative et de référendum dans les cantons. Ces rassemblements se formaient et se défaisaient au gré des succès ou des échecs politiques et ne se développèrent que très progressivement en des groupements permanents et dotés d’une conception politique uniforme8.
575 De même, la souveraineté populaire imprégnée par la volonté générale d’un Rousseau est contraire à l’idée d’une souveraineté populaire partagée en plusieurs camps. Ce n’est donc pas par hasard qu’en Suisse les partis politiques se sont toujours efforcés de se dénommer populaires ou de se qualifier comme tels, afin d’exprimer ainsi leur volonté d’être liés à un peuple uni.
1.1. Les partis dans la démocratie parlementaire
586 Il tombe sous le sens que les partis jouent un rôle primordial dans les démocraties parlementaires. L’Angleterre est pour ainsi dire la mère-patrie des partis. Au xviie siècle déjà, des rassemblements plus ou moins cohérents firent leur apparition et revendiquèrent un surcroît d’attributions en faveur du parlement (les Whigs), tandis que d’autres mouvements étaient partisans des droits et prérogatives du roi (les Tories). Au cours des siècles, les lignes de partage se sont sans cesse déplacées et, avec l’émergence du parti du travail (Labour), les Whigs perdirent du terrain, ce qui ne fut pas le cas des Tories.
597 L’événement décisif survint au xviiie siècle alors que les partis au parlement exerçaient une influence grandissante sur la formation puis le sort du cabinet et qu’il se produisit un fractionnement bien établi entre la majorité d’un côté et la minorité de l’autre. Depuis lors, l’évolution de la démocratie parlementaire est inséparable des rapports entre majorité et minorité au sein du parlement. En effet, un parlement privé d’une majorité bien dessinée et d’une minorité tout aussi nette ne serait jamais parvenu à contraindre le roi à choisir comme premier ministre le chef de son parti majoritaire. Le pouvoir et l’influence du premier ministre dépendaient uniquement du fait qu’il était toujours en mesure de s’assurer une majorité parlementaire pour faire adopter ses décisions9.
608 Dans ce contexte, un instrument de gouvernement revêt une grande importance ; il s’agit de la discipline du groupe parlementaire qui est toutefois formellement exclue par de nombreuses constitutions. L’article 38 de la loi fondamentale de Bonn (constitution de la RFA) prescrit : « Les députés au Bundestag allemand sont élus au suffrage universel direct et libre ainsi qu’au scrutin secret. Ils sont les représentants du peuple dans son ensemble et n’ont à obéir à aucune instruction ou mandat, mais à leur seule conscience. » L’article 91 de la constitution fédérale de la Suisse est plus laconique : « Les membres des deux conseils votent sans instructions. » Malgré cette garantie juridique d’indépendance – qui n’existe d’ailleurs pas en Angleterre – les députés sont soumis à une forte pression de leur parti et de leur groupe parlementaire. Dès lors, s’ils ont quelque intérêt à figurer sur la liste des candidats du parti aux prochaines élections, ils se garderont bien de se distancer, sans nécessité impérieuse, de la majorité de leur groupe parlementaire. Cette possibilité n’existe en fait que lorsque le vote a lieu au bulletin secret. Cependant, même en pareil cas, les partis, les groupes parlementaires et les mass media cherchent à savoir par des déductions et des indiscrétions quels sont les députés qui ont dévié de la ligne de leur parti à l’occasion de tel ou tel scrutin. Le fait que la discipline coercitive au sein des groupes parlementaires soit toutefois interdite par la constitution a pour conséquence d’éviter toute sanction aux parlementaires qui votent différemment, alors qu’en Angleterre cela peut même entraîner leur exclusion du parlement.
619 Dans les démocraties parlementaires, les partis ont donc un statut privilégié comparativement à d’autres types de régime (hormis pourtant la démocratie communiste). S’ils disposent d’une majorité parlementaire capable de gouverner, ils choisiront les membres du gouvernement et décideront d’édicter ou non de nouvelles lois. La puissance du parti dépend toutefois beaucoup de la discipline des membres de son groupe parlementaire. En effet, lorsqu’un nombre suffisant de parlementaires de la majorité ne s’y soumettent plus, le gouvernement risque de perdre la confiance du parlement, de « tomber » et d’être remplacé par une nouvelle majorité gouvernementale. Dans bon nombre de pays, le président ou le monarque a la possibilité de dissoudre le parlement et d’organiser de nouvelles élections. Cette éventualité ne plait guère aux députés parce qu’ils devront subir les fatigues d’une campagne électorale et courir le risque de n’être point réélus.
6210 Cette étroite dépendance entre le gouvernement, le groupe parlementaire et le parti a pour conséquence d’obliger la tête du parti à tenir les rênes avec fermeté. Le chef du gouvernement est le plus souvent, mais pas nécessairement, président du parti. Le président et le comité directeur du parti ont une position forte au sein du parti dans son ensemble. Si une proposition du comité directeur est rejetée par l’assemblée des délégués du parti, cela remet en question la stabilité gouvernementale et, partant, la majorité parlementaire. C’est pourquoi il se forme presque toujours une hiérarchie très stricte, interne au parti.
6311 La loi fondamentale de Bonn (art. 21) tient par exemple compte de cette position privilégiée occupée par les partis en ce sens qu’elle les reconnaît comme des associations qui participent à la formation de la volonté nationale. De surcroît, l’Etat leur verse une contribution financière puisqu’ils accomplissent cette tâche d’intérêt public. En contre partie, les partis doivent être organisés de façon démocratique et ne rien cacher quant à l’origine de leurs fonds. Les partis qui portent atteinte à l’ordre démocratique et libéral ou veulent le supprimer peuvent être déclarés anticonstitutionnels par la Cour constitutionnelle et être interdits.
6412 Cette réglementation vise également à empêcher que les partis ne tombent sous la coupe de groupements économiques. La puissance réelle d’un parti doit correspondre à son électorat et ne pas être gonflée artificiellement par des milieux économiques puissants. Lors des campagnes électorales, il importe que les partis se mesurent dans un combat loyal à armes égales et selon le principe de l’égalité des chances. Leurs subventions sont donc calculées d’après leurs parts respectives de l’électorat aux dernières élections. Ainsi, il n’y a pas de privilèges financiers. Durant la campagne électorale, le parti gouvernemental n’a pas le droit de profiter de sa position en utilisant à des fins de propagande des personnes au service de l’Etat ou des fonds publics.
6513 L’idée de concurrence et d’égalité des chances, à l’honneur dans l’économie, est donc transposée sur le plan du débat et de l’affrontement politiques entre la majorité gouvernementale et l’opposition. Au terme d’un débat public correct et rationnel, sans influence unilatérale, l’électeur doit alors pouvoir former librement son opinion et pouvoir donner sa préférence au parti dont il est convaincu qu’il est le mieux à même de présider aux destinées du pays. L’électeur mettra donc en balance arguments, et contre-arguments, personnalités d’un parti et personnalités de l’autre, sans être entravé dans son libre choix par une campagne publicitaire disproportionnée et financée par l’un ou l’autre des groupes économiques les plus puissants.
6614 Enfin, la procédure de sélection des candidats à l’élection revêt aussi une importance primordiale. Lorsque cette procédure est démocratique, chaque membre du parti peut exercer une influence sur le choix des représentants du parti au parlement. En revanche, si les candidats sont désignés par la hiérarchie du parti, la démocratie interne au parti tourne à la force. Dès lors, une influence de la base vers le haut n’est plus guère possible et les membres du parti sont réduits au rôle de figurants, certes indispensables à la publicité et à la campagne du parti, mais ne devant en aucun cas déranger la machinerie.
6715 Après l’élection, les membres du parlement ont un rôle de première importance à jouer. Lorsque plusieurs parlementaires se rassemblent, ils constituent un groupe ou fraction parlementaire. Au parlement, les groupes ont la même fonction à remplir que celles des partis envers le peuple tout au long de la campagne électorale. En effet, chaque groupe parlementaire s’attache à harmoniser les opinions de ses membres, voire à les uniformiser. Le groupe parlementaire majoritaire choisit le premier ministre qui préside le cabinet et qui est donc chef du gouvernement. C’est au sein de la majorité parlementaire et de son groupe que se préparent les lois d’une grande portée politique. Le groupe majoritaire fixe les objectifs politiques de l’Etat après entente avec le premier ministre. Lorsqu’un parti ne parvient pas à obtenir la majorité au parlement, plusieurs groupes doivent unir leurs forces pour former un gouvernement de coalition, à moins qu’un groupe minoritaire doive prendre sur lui la tâche de former le gouvernement, face à la passivité des partis de l’opposition. Dans ce cas, l’influence des petits partis d’une coalition ou l’influence des partis d’opposition ne fait que croître. Cela ne change cependant rien au fait que les décisions importantes seront prises en fin de compte au sein des groupes parlementaires qui disposent d’un pouvoir suffisant.
6816 Ce qui précède montre que, pour le parti, une question se pose, celle de savoir comment nouer des liens appropriés entre le parti et son groupe parlementaire. Le parti peut-il influer sur la décision de son groupe ? L’opinion du parti se détermine-telle d’après celle du groupe parlementaire ou inversement ? Entre la direction du parti et la qualité de membre du groupe parlementaire il y a très souvent une union personnelle, de telle sorte que le problème ne se pose que pour les charges inférieures que revêtent certains membres du parti. Ceux-ci peuvent-ils espérer exercer une influence après les élections ou doivent-ils se résigner à attendre les prochaines ?
6917 Le fait qu’au sein des démocraties parlementaires, les partis constituent le plus souvent des communautés fermées et hiérarchiquement structurées a contribué à créer une situation dans laquelle certains groupements ont tenté de former une opposition « extra parlementaire » pour pouvoir influer sur les décisions de l’Etat. Cette opposition extérieure au parlement se cristallise, sur le plan local, dans les mouvements apolitiques et les initiatives « civiques » qui tentent de faire valoir et de sauvegarder certains intérêts des citoyens – par exemple les impératifs de la protection de l’environnement – par des voies qui sont hors du cadre traditionnel des partis. Dans les démocraties parlementaires, les partis ont donc une tâche considérable à accomplir s’ils veulent conserver leur importance comme « creusets » de la formation de la volonté politique. C’est donc à tous les niveaux de leur hiérarchie qu’il leur faudra savoir écouter et percevoir les courants et être en mesure non seulement d’accueillir de nouvelles idées politiques, mais encore de comprendre les problèmes des citoyens.
1.2. Les partis dans le système suisse
7018 Dans les pays où le gouvernement ne dépend pas directement de la majorité parlementaire, la position des partis est beaucoup moins forte. Cela vaut pour les Etats-Unis, pour la France, mais encore pour la Suisse. Certes, les partis y jouent un rôle primordial dans le choix des candidats au parlement, au gouvernement et, en partie, à certains postes de l’administration. Les partis assument donc une grande responsabilité dans la politique à adopter concernant le choix des personnes. Mais une fois élus, les membres du gouvernement ou les parlementaires se sentent relativement indépendants de leurs partis respectifs parce que leur activité parlementaire dépend faiblement du soutien de leur parti. Ils ont plutôt le sentiment de représenter le peuple dans son ensemble et de n’être pas tenus de partager l’opinion de leur parti en tout et pour tout.
7119 A l’inverse, l’influence du parti sur les activités du gouvernement ou du groupe parlementaire est très réduite. Celui qui désire faire valoir des intérêts politiques face au gouvernement ou à un groupe parlementaire doit s’adresser directement aux membres du parlement ou essayer d’influer directement sur les affaires gouvernementales. Lorsque, comme en Suisse, l’opposition extraparlementaire peut, par les voies du référendum et de l’initiative, trouver à s’intégrer dans le processus de formation de la volonté politique de l’Etat, cela permet de prévenir bien des aversions à l’égard de l’“establishment”.
7220 La position relativement faible des partis au sein du système suisse découle aussi du fait que ceux-ci ne sont mentionnés à nulle part dans la constitution fédérale. Jusqu’à présent toutes les propositions visant à faire reconnaître officiellement les partis par le biais du droit constitutionnel ont été combattues avec succès. Même au sein de la commission d’experts chargée d’élaborer un avant-projet de nouvelle constitution fédérale pour la Suisse, la reconnaissance des partis fut très controversée et n’a été admise que de justesse. Dans l’éventualité d’une reconnaissance officielle, les partis craindraient un contrôle plus poussé des pouvoirs publics, c’est-à-dire une étatisation à laquelle seuls pourraient plus ou moins se soustraire ceux qui sont suffisamment forts aujourd’hui déjà.
7321 Le système des partis est, de surcroît, fortement marqué par les structures fédéralistes de la Confédération suisse. En effet, au centre des débats et des antagonismes entre partis politiques, il y a les cantons. Sur le plan fédéral, c’est très tardivement que les partis se sont vraiment constitués et, le plus souvent, comme de simples associations faîtières de partis cantonaux. Les véritables supports et creusets de la formation de la volonté politique furent et restent les partis cantonaux. Leur visage est très différent d’un canton à l’autre, même lorsqu’ils apparaissent unis sur le plan fédéral, par exemple chez les socialistes, les démocrates-chrétiens et les radicaux. Entre chacun de ces partis cantonaux, les divergences idéologiques sont souvent importantes.
7422 En Suisse, les partis ont toutefois un statut spécial parce que tous les quatre grands partis sont représentés au gouvernement, c’est-à-dire au sein du Conseil fédéral. Cette coalition des partis gouvernementaux se retrouve également à l’échelon cantonal. Dans de nombreux cantons, l’exécutif se compose de représentants de deux ou trois grands partis. Il s’ensuit que ces partis n’ont plus à craindre d’être exclus des activités gouvernementales. En outre, étant donné que les petits partis non représentés au gouvernement ne peuvent guère s’attendre à être reconnus comme partis gouvernementaux, ils se trouvent bien à l’aise dans leur rôle de partis d’opposition et ne cherchent pas par une activité débordante à modifier de fond en comble la situation confortable des partis majoritaires.
7523 Alors que dans les pays à régime parlementaire, le programme du parti revêt une importance primordiale pour fixer les priorités devant la législature, en Suisse, les programmes des partis ont une importance secondaire, bien que ceux-ci en viennent de plus en plus à mentionner dans leurs programmes des objectifs généraux pour la législature à venir. L’activité législative du parlement découle, en effet, beaucoup moins des programmes des partis que des mandats constitutionnels toujours plus nombreux ainsi que des initiatives populaires à traiter. Une initiative populaire peut aboutir à l’élaboration d’un contre-projet par le parlement s’il s’agit d’une disposition constitutionnelle, à moins que le parlement n’en tienne compte dans une loi sous une autre forme. Lorsque le peuple adopte un texte constitutionnel, le législateur est le plus souvent obligé d’édicter une loi d’application.
7624 Les partis ne parviennent pas toujours à tenir compte suffisamment tôt d’intérêts nouveaux et essentiels pour la population ainsi qu’à les intégrer dans leur programme. Cette situation a toutefois un rapport étroit avec la démocratie directe. En effet, puisque le peuple a un pouvoir de codécision sur des objets précis, le choix des personnes par les partis est bien séparé des questions portant sur des objets concrets. Dès lors, auprès du peuple, les chances électorales des partis dépendent plus des personnes qu’ils présentent que des programmes qu’ils adoptent. C’est pourquoi les partis ont moins d’intérêt à prendre le pouls du peuple, puisque celui-ci pourra faire valoir ses nouvelles idées par la voie de l’initiative et ce mieux encore que par le biais des programmes de parti. Même si un parti devait parvenir à faire adopter certains points de son programme par tous les autres partis gouvernementaux, ces efforts risquent d’être mis en échec par le verdict populaire, étant donné que leur réalisation concrète devra passer par la modification de la constitution ou de la loi, ce qui implique forcément le référendum obligatoire dans le premier cas et le facultatif dans le second.
7725 Au cours des dernières années, on a cherché de plus en plus à valoriser, en Suisse, les programmes politiques. Désormais, l’exécutif a l’obligation d’élaborer un programme de législature. Toutefois, les Conseillers fédéraux n’y incluent que peu de points provenant de leurs partis. Le plus souvent, le programme de législature découle des besoins de l’administration auxquels s’ajoutent quelques objectifs politiques. Ensuite, une concertation a lieu entre les directions des partis gouvernementaux pour harmoniser le programme du gouvernement et leurs programmes respectifs. Puisque dorénavant les grandes lignes de la politique gouvernementale feront l’objet d’un débat parlementaire, il y a donc plus d’intérêt à élaborer des programmes qui seront finalement acceptés par les parlementaires et leurs partis.
2. Système électoral et statut des partis
7826 L’importance et le statut des partis politiques et des groupes parlementaires dépendent énormément du système électoral, comme le montre l’exemple de la Suisse.
7927 Selon l’article 72, 2e alinéa, de la constitution fédérale de la Suisse, les Conseillers nationaux sont élus dans les cantons qui constituent en même temps les cercles électoraux pour l’élection des parlementaires fédéraux. Celui qui veut donc devenir parlementaire sur le plan fédéral devra ainsi jouir d’un appui politique dans son canton. De la sorte, les partis cantonaux qui désignent les candidats sont vraiment au centre des décisions relatives au choix des personnes.
8028 Depuis 1919, les Conseillers nationaux sont élus au système proportionnel. Selon ce système, chaque parti se voit attribuer un nombre de sièges qui est proportionnel au nombre de voix qu’il a obtenues. Cela renforce naturellement l’influence des partis. En règle générale, ne sera élu Conseiller national que celui qui figure sur la liste de son parti cantonal. Cependant, la loi électorale permet le cumul de certains candidats, ce qui signifie que l’électeur peut leur donner deux voix ; elle autorise également le panachage, ce qui veut dire que l’électeur peut inscrire sur sa liste les noms des candidats d’autres partis. Dans ces conditions, les partis ont tout intérêt à faire figurer sur leurs listes des candidats dont ils savent que, pour une raison ou une autre, ils bénéficieront du soutien massif de leurs propres électeurs, tout en attirant les suffrages des électeurs des autres partis. Cela accroit donc considérablement les chances des candidats qui sont soutenus par des associations dont les membres sont nombreux. Etant donné que ces associations se composent généralement de membres appartenant à divers partis politiques, elles sont en mesure d’inviter instamment leurs membres à soutenir de deux manières le ou les candidats qu’elles recommandent, à savoir par le cumul s’il s’agit d’un candidat appartenant au même parti que le membre de l’association ou par le panachage lorsque le candidat et le membre appartiennent à des partis différents.
8129 De leur côté, les partis ont grand intérêt à faire figurer sur leurs listes des candidats susceptibles de faire parmi les électeurs de toutes tendances une large unanimité sur leur nom, puisque ces voix éparses en leur faveur sont comptées dans le calcul de répartition des sièges. Cette dépendance des partis des électeurs d’autres partis affaiblit naturellement la position des personnalités par trop partisanes et augmente les chances des candidats modérés qui peuvent compter sur des voix extérieures à l’électorat de leur parti, notamment par le biais du soutien de certaines associations. Une fois un candidat élu au Conseil national, il se sent naturellement relativement indépendant de son parti et de son groupe parlementaire, car il doit avant tout son élection à des électeurs extérieurs au parti. En revanche, il se sentira plutôt lié à l’une ou l’autre association ou à certaines catégories d’électeurs.
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§ 31 Les associations
a) Genres et fonctions des associations
1141 Les partis politiques sont des groupements ou rassemblements historiques de citoyens qui, à partir de traditions, se sont trouvés des vues communes au sujet de l’organisation et des tâches de l’Etat ainsi que de l’ordre social. Les partis se donnent des buts à atteindre dans l’optique du bien commun et de la justice. Ils veulent influencer la politique de l’Etat, afin que soient trouvées des solutions équitables pour l’ensemble des citoyens. En revanche, les associations ont d’autres objectifs. Elles défendent les intérêts économiques et sociaux de leurs membres. Les syndicats se dévouent aux intérêts des travailleurs, les associations d’employeurs protègent les propriétaires d’entreprises, les associations de l’industrie d’exportation s’engagent à promouvoir cette branche de l’économie, les associations des paysans défendent l’agriculture et les agriculteurs, les associations des arts et métiers représentent les classes moyennes et les petites entreprises y compris l’artisanat et les organisations de consommateurs prennent fait et cause pour la protection des consommateurs. A l’encontre des partis, ces associations et organisations ne visent pas à assumer directement la responsabilité politique des décisions de l’Etat, mais leur but est de convaincre les autorités de l’importance des intérêts qu’elles défendent.
1152 L’influence croissante que les pouvoirs publics exercent sur l’économie par leurs décisions a pour corollaire l’influence de la politique des associations sur les processus de décision des pouvoirs publics. Par exemple, des décisions portant sur l’augmentation ou la diminution des droits de douane à l’importation se répercutent sur les concurrents indigènes, sur les prix et, finalement, sur les consommateurs. Un relèvement des cotisations des travailleurs aux assurances sociales ira dans l’intérêt des syndicats, mais peut avoir des conséquences catastrophiques pour de petites entreprises qui parviennent tout juste à se maintenir à flot.
1163 Les associations incitent toujours les pouvoirs publics à intervernir lorsqu’elles ne peuvent pas protéger suffisamment leurs membres dans le cadre de la libre concurrence économique et sociale. Les syndicats revendiquent des lois sociales à édicter par l’Etat lorsqu’ils ne parviennent pas à assurer suffisamment la position sociale des travailleurs par le biais des négociations entre partenaires sociaux. Les paysans réclament aux autorités un protectionnisme accru lorsqu’à la suite de la concurrence étrangère, ils n’arrivent plus à écouler le beurre, les œufs ou la viande à des prix qui leur garantissent un certain revenu. Enfin, l’industrie de la construction demande aux pouvoirs publics d’investir dans des équipements collectifs lorsqu’à la suite d’une récession économique, elle n’a plus assez de mandats et commandes des particuliers. Les bénéficiaires des rentes revendiquent de leur côté une intervention de l’Etat afin de combattre l’inflation et de ne pas perdre leur pouvoir d’achat, tandis que les organisations de protection des consommateurs réclament un contrôle officiel des prix, lorsqu’elles estiment que par exemple l’essence et le mazout sont vendus trop cher.
1174 Outre ces associations économiques, il y a de plus en plus d’organisations sans but lucratif qui sont d’intérêt public et qui revendiquent donc une intervention ou un appui des pouvoirs publics. Les organisations de protection de l’environnement voudraient un moratoire dans la construction des centrales nucléaires ainsi qu’une intervention accrue de l’Etat dans la lutte contre le bruit et la pollution de l’air. Les associations de protection des animaux veulent protéger ceux-ci plus encore, les associations sportives réclament des pouvoirs publics une aide accrue en faveur des jeunes sportifs, tandis que les chasseurs et les pêcheurs sont partisans d’une réglementation plus stricte de la chasse et de la pêche ainsi que d’une meilleure protection des eaux.
b) L’Etat et les associations
1. Les associations et leur influence
1185 Les possibilités pour les associations d’exercer une influence sont très diverses selon l’organisation des pouvoirs publics et la tradition. Dans une démocratie parlementaire, ces associations devront tenir compte des structures et forces politiques en présence et chercher à gagner à leur cause le parti gouvernemental. Elles peuvent tenter de convaincre certains députés ou d’autres membres importants du parti majoritaire, leur présenter les avantages de leur requête ou, au contraire, les menacer de mesures de rétorsion, telles que la grève, le transfert à l’étranger, une campagne contre le parti aux prochaines élections, etc. Etant donné que les députés dépendent de la décision de la majorité de leur groupe parlementaire, les possibilités d’exercer une influence par cette voie sont toutefois limitées. Dans les pays où les partis ont moins d’influence, les associations, elles, en ont plus. En effet, puisque les députés ou autres représentants élus par le peuple ne sont pas soumis à une stricte discipline au sein de leur groupe parlementaire, il est plus facile de les influencer. Aux Etats-Unis, le célèbre “Lobbying” qu’exercent les associations sur certains membres du Congrès montre l’efficacité d’une telle emprise. Presque toutes les associations importantes ont à Washington un bureau comprenant plusieurs spécialistes du Lobby. Ceux-ci ont pour tâche de suivre de près des membres du Congrès et de les influencer dans le sens d’une défense des intérêts de l’association. Etant donné que les membres de la Chambre des représentants sont soumis à réélection tous les deux ans et que les associations peuvent exercer une grande influence sur les électeurs, en raison du système de la majorité simple, il n’est pas facile aux parlementaires de se soustraire à cette influence. En effet, la surveillance constante de leur activité au Congrès ainsi que la tenue exacte d’une comptabilité de leurs votes dans tel ou tel sens peuvent influer considérablement sur leur réélection, car les associations en question savent publier ces informations au bon moment et les accompagner d’un commentaire.
1196 Dans la démocratie suisse, les associations peuvent exercer une influence encore plus forte. En effet, puisqu’elles peuvent influer directement sur la formation de la volonté populaire en cas de vote du peuple, le gouvernement et le parlement ne peuvent se permettre de passer tout simplement outre aux intérêts des associations. Celles-ci peuvent lancer un référendum populaire, influer sur la campagne précédant le vote ou même exercer une influence directe sur l’activité du gouvernement en lançant une initiative. Les associations ont pourtant encore plus de possibilités d’exercer une influence indirecte puisque divers représentants des associations siègent au parlement de milice et que certains sont des cadres professionnels desdites associations. De surcroît, de nombreux parlementaires sont membres de divers conseils d’administration, ce qui les lie directement à certains intérêts économiques. De plus, les associations peuvent aussi influer sur le choix des candidats par les partis, soutenir ceux qui leur sont favorables et financer tel ou tel parti pour pouvoir influencer indirectement son opinion10.
1207 L’obligation juridique d’entendre les associations avant d’édicter une loi (procédure de consultation ; par exemple art. 32 cst.) donne la possibilité à celles-ci de participer de façon décisive à la formation des avant-projets de loi au stade préparlementaire déjà. Il est en outre fréquent que des représentants des associations siègent dans des commissions d’experts et aient souvent un accès direct au gouvernement.
1218 Dans d’autres Etats, par exemple en France, les associations économiques et les partenaires sociaux ont une influence indirecte sur les activités de l’Etat par le biais du Conseil économique et social qui, tout comme le parlement, traite certaines questions de la politique économique et sociale de l’Etat. Dans la plupart des cas, le rôle dudit conseil est uniquement consultatif ; ce n’est qu’à titre exceptionnel qu’un organisme de ce genre détient un pouvoir délibératif. Selon l’article 69 de la constitution de la République française, le Conseil économique et social se prononce sur les projets de loi d’ordonnances et de décrets que le gouvernement lui soumet pour préavis. De surcroît, tout plan élaboré périodiquement ainsi que les projets de lois-programmes à caractère économique ou social doivent être présentés au Conseil économique et social qui donne ensuite son avis. Ce conseil peut charger un de ses membres de présenter sa prise de position au parlement.
1229 Le Conseil économique et social de la France se compose de 210 membres dont une partie sont élus par les associations professionnelles (ouvriers, employés, fonctionnaires, techniciens, ingénieurs et cadres supérieurs) et par les associations économiques (industrie, commerce, artisanat et agriculture). Un tiers des membres sont nommés par le gouvernement qui peut aussi autoriser d’autres experts à prendre part aux séances avec voix consultative (cf. G. Burdeau).
12310 En Suisse, les associations non seulement participent à la préparation des lois, mais encore sont associées à leur exécution. Dans le domaine de la formation professionnelle par exemple, les associations professionnelles accomplissent des tâches de première importance pour la formation des apprentis et des maîtres d’apprentissage ainsi que pour le perfectionnement professionnel. En ce qui concerne les réglementations agricoles, les associations ont également à accomplir des tâches d’exécution, par exemple en rapport avec le contingentement du lait. Certaines organisations peuvent édicter des normes et des directives qui ont un caractère obligatoire pour les organes de l’Etat, par exemple pour les autorités qui délivrent les permis de construire. Une délégation de pouvoirs aussi larges à des associations qui accomplissent des tâches touchant à la souveraineté de l’Etat n’est pas sans limite. En effet, dans la constitution de la RFA, l’article 33, 4e alinéa, précise ce qui suit : « En règle générale, l’exercice des droits de souveraineté doit être confié à titre permanent à des fonctionnaires publics dont les rapports de service et de fidélité relèvent du droit public11. »
2. Importance des partenaires sociaux
12411 Les partenaires sociaux ont un rôle important à jouer sur le plan politique et social. Ils doivent, dans le cadre constitué par la législation du travail, tomber d’accord sur les rapports de travail et les salaires. Des décisions de ce genre ont des effets sur le renchérissement, l’évolution conjoncturelle, les prix, les investissements industriels et la législation sociale. Si les partenaires sociaux ne parviennent pas à s’entendre et en arrivent à des mesures d’affrontement telles que la grève et le lock-out, cela peut avoir des conséquences incalculables pour l’ensemble de l’économie. C’est pourquoi nombreux sont les Etats dont les constitutions prévoient pour des cas pareils certaines possibilités d’intervention limitée du gouvernement ou du président. Il est fréquent de voir des gouvernements jouer le rôle d’arbitre dans des conflits ou celui de médiateur entre les parties12.
12512 A rencontre d’un antagonisme purement politique qui peut se résoudre par une décision majoritaire à prendre par l’organe compétent selon la constitution, celle-ci ne prévoit pas de procédure pour aplanir les conflits entre partenaires sociaux, procédure qui permettrait de trouver dans chaque cas une solution évitant des mesures de lutte et des affrontements.
12613 L’Etat ne s’immisce donc pas dans les conflits des partenaires sociaux en tant qu’autorité investie d’un pouvoir de décision, mais il a la possibilité de conférer une plus grande force obligatoire à l’accord conclu entre les partenaires sociaux. En Suisse (cf. art. 34ter est.), le Conseil fédéral peut par exemple donner force obligatoire aux conventions collectives négociées entre les partenaires sociaux, tant et si bien que celles-ci sont alors également applicables aux travailleurs et employeurs qui ne font pas partie des associations concernées, mais qui œuvrent pourtant dans la branche en question. Ainsi une convention collective sur les salaires-horaire deviendra une “lex contractus”, c’est-à-dire une loi contractuelle. Les gouvernements doivent toutefois veiller à n’étendre la portée de ces conventions qu’à la condition que celles-ci ne lèsent pas les intérêts légitimes des minorités ou d’autres intérêts importants pour l’Etat et qu’elles ne remettent pas en question le bien commun (cf. en Suisse, l’article 34ter, 3e al. est.).
c) Appréciation de l’activité des associations
12714 La très forte influence que les associations exercent sur l’activité des pouvoirs publics ne va pas sans susciter une opposition. La plupart des Etats ont sans cesse cherché des voies et moyens propres à réduire cette influence ou, à tout le moins, à la contenir. Les faits suivants sont les plus critiqués : l’influence des associations sur le gouvernement et les membres du gouvernement s’exerce le plus souvent à l’abri des regards du public. Dans certaines circonstances ou à diverses occasions, les puissantes associations se sont déjà entendues entre elles sur la manière de « travailler » certaines personnes afin qu’une affaire soit réglée dans les sens de leurs intérêts. Tout cela échappe complètement au contrôle du public et de l’opinion publique, alors même que des intérêts publics essentiels peuvent être touchés, voire lésés. De la sorte, la démocratie court le danger d’être remplacée par une oligarchie aux mains des grandes associations ; celles-ci ne s’encombrent d’ailleurs guère de scrupules démocratiques, car leurs secrétaires occupent une position très forte13.
12815 Afin d’atténuer ces influences occultes, les parlementaires de divers pays sont tenus d’indiquer clairement leurs liens et intérêts. Aux Etats-Unis par exemple on tente, à l’inverse, de faire apparaître au grand jour le “Lobbying” des associations de sorte qu’elles soient obligées de consigner dans un livre le détail de leurs relations avec des membres du congrès. En Suisse, le Conseil fédéral est tenu de publier les résultats de la procédure de consultation, de manière à ce que l’on sache quelles sont les propositions faites par telle ou telle association.
12916 Divers Etats tentent d’empêcher, au moyen de dispositions légales assorties de sanctions pénales, le financement des campagnes électorales par des associations, ce qui empêche aussi que les activités des partis ou celles de députés tombent indirectement sous l’influence de ces mêmes associations. En Suisse, certains ont même proposé d’abandonner la démocratie semi-directe au profit d’un système parlementaire, afin de réduire ainsi sensiblement l’influence des associations14.
13017 Que faut-il penser de la puissance oligarchique des associations ? Celui qui juge avec réalisme l’évolution actuelle et suppute l’évolution future doit admettre que l’influence des associations subsistera aussi longtemps que l’Etat favorise les intérêts sociaux, jugule d’autres intérêts, restreint la liberté des citoyens, protège leurs intérêts et cherche à trouver un juste équilibre entre les antagonismes sociaux. Le bien commun ne réside pas dans une tour d’ivoire, bien protégée de la société ; il est au contraire la résultante de durs affrontements entre des intérêts variés et opposés.
13118 Celui qui, en Suisse, se trouve mêlé aux affaires gouvernementales à un titre ou un autre ne tarde pas à percevoir la pression des différentes associations. Une lettre, un téléphone, un contact personnel permettent aux associations de faire valoir leurs intérêts auprès des experts et des spécialistes. Lorsque la pression est exercée par une association puissante ou par une des parties en cause, les personnes concernées ont beaucoup de peine à rester fermes et à prendre leur décision en toute indépendance et en faisant une nette distinction entre intérêts légitimes d’une part et prétentions exagérées d’autre part. Cependant, dès qu’une autre partie représente des intérêts opposés aux premiers et exerce à son tour une pression, les autorités publiques peuvent alors jouer le rôle d’arbitre entre ces intérêts diamétralement opposés. Cela leur donne une plus grande indépendance aussi bien interne qu’externe. Cette indépendance croît encore lorsque les associations antagonistes luttent à armes égales. Il importe dès lors de conserver l’équilibre résultant d’un véritable pluralisme des associations. Celles-ci ne doivent pas non plus, en raison de leur puissance économique, devenir prépondérantes à un point tel que cela ne corresponde plus au nombre de citoyens qu’elles représentent. En d’autres termes, il convient d’éviter une sur-représentativité des associations.
13219 Il faut, toutefois, porter aussi un jugement positif sur les associations. En effet, il n’est pas rare que ce qu’envisagent ou prescrivent les autorités soit irréaliste ou bureaucratique, lorsque ces dispositions n’ont pas été préparées ou examinées avec le concours de ceux qui plus tard devront appliquer concrètement les mesures en question. Par exemple, comment un fonctionnaire pourrait-il concevoir des prescriptions sur l’apprentissage s’il ne connaissait pas les rapports entre le maître d’apprentissage et l’apprenti, entre l’association professionnelle et l’école professionnelle, ni sans connaître les problèmes spécifiques de la branche ou propres à la région ? La tâche des associations consiste donc à rappeler les réalités. Elles contribuent ainsi de façon essentielle à faire préparer et adopter une législation caractérisée par son réalisme et son pragmatisme.
13320 Pourtant les associations ne pourront fournir cette prestation positive qu’à la condition qu’aucune hostilité ne fasse écran entre elles et l’administration, qu’aucun fossé infranchissable ne les sépare. Au contraire, une coopération fructueuse nécessite une compréhension mutuelle qui n’est pas toujours aisée. D’une part, les associations doivent respecter l’indépendance et la neutralité de l’administration ; d’autre part, celle-ci doit tenter de trouver un juste milieu entre des intérêts extrêmes et ne pas repousser systématiquement toute proposition d’une association comme une ingérence inadmissible.
13421 On ne peut condamner à priori la défense d’intérêts personnels et privés. On ne trouvera des solutions valables pour tous que si l’on connaît la situation des intérêts en présence et qu’on puisse l’apprécier à la lumière de valeurs et principes fondamentaux. On ne peut diriger un Etat de façon authentiquement démocratique que pour autant qu’on puisse s’appuyer sur un large consensus. Pour pouvoir exister, un tel consensus devra forcément prendre en considération les intérêts qui existent au sein de la société. Faute de cette référence à la réalité, l’administration s’appuyera, dans certaines circonstances, sur de prétendus intérêts qui n’ont pas d’existence réelle ou bien elle négligera des intérêts essentiels, contribuant ainsi au divorce entre l’Etat et le citoyen.
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§ 32 Les moyens de communication de masse
a) L’importance des moyens de communication de masse dans la société
1781 L’invention de l’imprimerie par Jean Gutenberg au milieu du xve siècle, puis très rapidement l’apparition des premiers journaux tels que l’Avisa Relatio à Augsbourg en 1609, le Frankfurter Journal en 1615, le Frankfurter Oberpostamtszeitung en 1616 et le Gewôhnliche Wo-chenzeitung de Bâle, en 1610 ont beaucoup contribué à la démocratisation et aux évolutions révolutionnaires des xviie, xviiie et xixe siècles. Luther, Rousseau, Montesquieu, Hobbes, Pufendorf, Johannes Althusius (1557-1638) et bien d’autres encore ne furent donc pas contraints de diffuser leur pensée au seul cercle restreint de leurs amis et connaissances. Leurs idées se répandirent partout avec rapidité et trouvèrent bon accueil auprès de tous les bourgeois qui savaient lire.
1792 Malgré de rigoureuses mesures de censure prises par plus d’un monarque ou potentat, le livre et le journal connurent un succès inébranlable parce qu’ils répondaient à un besoin manifeste d’information de la population. Subitement, il était devenu possible de diffuser des informations non seulement de bouche à oreille ou par le crieur public, mais encore de maison à maison, de ville à ville, de pays à pays. Les idées nouvelles et les mouvements récents prenaient dorénavant très vite de l’ampleur. Les nouvelles concernant les bons et mauvais seigneurs et souverains se répandaient comme une traînée de poudre malgré toutes les interdictions frappant les publications. On ne peut saisir l’énorme importance de la révolution de Gutenberg qui si l’on imagine notre société contemporaine privée de livres et de journaux. Elle ne serait tout simplement plus viable. L’ordre social actuel, notamment la démocratie, implique une large information de la population.
1803 A la découverte de l’imprimerie et de ses applications (livres et journaux) s’ajoute en 1887 la découverte des ondes radiophoniques par Henry Hertz. En 1950, les premiers transistors furent développés par Brattein, Bardeen et Shockley dans les laboratoires de la Compagnie de téléphones Bell. L’appareil de radio transistorisé permettait dès lors de faire pénétrer l’information orale jusqu’au plus profond de la forêt vierge, sans peine et à toute occasion. Les radios de poche se transportent en effet partout très aisément. D’autre part, les développements de la télévision, aux Etats-Unis dans les années trente, en Europe et dans le Tiers monde après la Seconde Guerre mondiale, ont conclut à une omniprésence de l’information dans la société contemporaine. Les possibilités ouvertes par la télévision par satellite, le télétexte, la télévision par câble et les divers circuits fermés de télévision montrent que l’évolution dans ce domaine est loin d’être terminée. Il est manifeste que la société d’aujourd’hui ressent confusément le besoin de se muer en une entité au sein de laquelle on pourrait instaurer une information exhaustive sur tout et sur chacun. Dans son livre intitulé 1984, George Orwell (1903-1950) a prédit une société dans laquelle chaque individu serait placé sous le contrôle et la surveillance de l’Etat « le grand frère » et pourrait à tout moment être appelé à rendre compte de ses actes, privé qu’il serait ainsi de toute liberté personnelle. La société de commérages, de potins et de ragots qui caractérisait les petits villages et la cité athénienne est aujourd’hui de plus en plus remplacée par un réseau d’informations ultramoderne où les professionnels prennent la place des commères d’antan et font leur travail à l’aide de banques de données et de mémoires informatiques pour stocker et tirer les innombrables informations qu’on pourra ensuite retrouver en quelques instants.
1814 Pour comprendre l’influence que la télévision peut exercer sur les décisions de l’Etat, il suffit de considérer la pression que la population américaine a exercé sur le gouvernement des Etats-Unis pour qu’il mette fin à la guerre du Viêtnam. Le fait que les images des horreurs de la guerre du Vietnam aient pénétré dans chaque foyer américain a, en effet, beaucoup contribué à engendrer une situation dans laquelle la population s’est progressivement opposée à l’engagement de son propre pays dans une guerre horrible. Toutefois, la télévision peut également promouvoir la solidarité entre les peuples au-delà même des continents. La télévision peut mobiliser l’opinion publique d’un pays, d’un continent, voire de plusieurs continents pour ou contre un gouvernement.
1825 La « consommation » de scènes d’horreur par les populations aboutit en revanche à émousser leur sensibilité, puisque les enfants commencent à voir de telles scènes dès leur plus jeune âge. Cela se traduit par une indifférence à l’égard de la souffrance d’autrui ou envers les passants dans la rue, et ceci quoiqu’il puisse arriver. L’individu de la société civilisée d’aujourd’hui se retire sous sa « tente » où il désire être informé, diverti et nourri à l’abri de tout désagrément extérieur.
b) Pluralisme et monopole dans l’organisation de la radio et de la télévision
1836 Si les journaux ont pu se développer de façon relativement indépendante et même souvent contre le pouvoir établi, il en a été tout autrement de la radio et de la télévision. Peut imprimer un journal celui qui a du papier, une presse (aujourd’hui une photocopieuse), des idées et de l’argent en suffisance. En revanche, les ondes radiophoniques et télévisuelles sont moins facilement accessibles. De surcroît, il faut des installations pour émettre et celles-ci sont complexes et coûteuses, de telle sorte que bien peu de particuliers peuvent les acquérir. Par conséquent, il faut bien que quelqu’un ait compétence pour mettre de l’ordre dans la guerre des ondes que se livrent les différents émetteurs et procéder à une répartition des longueurs et des fréquences. Sur le plan international, cette tâche indispensable s’accomplit par des accords multilatéraux, tandis que sur le plan intérieur, il incombe à l’Etat de régler cette question.
1847 Il n’est pas rare qu’il apparaisse naturel aux autorités qui réglementent déjà l’attribution des ondes d’utiliser leur pouvoir pour s’approprier les fréquences et influer sur les programmes. Il s’ensuit que dans de nombreux pays la radio et la télévision sont exploitées et gérées par l’Etat ou directement contrôlées par lui, comme par exemple en France.
1. Etats-Unis d’Amérique
1858 Il en va tout autrement de la radio et de la télévision aux Etats-Unis. Certes, une commission officielle, mais largement indépendante du gouvernement (Federal Communication Commission, FCC) est chargée de répartir les longueurs d’onde et les fréquences ainsi que de délivrer l’autorisation nécessaire pour exploiter une station de radio ou une chaîne de télévision. Pour le reste, les entreprises de radio et de télévision sont privées, y compris dans leur organisation. Elles choisissent librement leurs programmes quant au contenu et à la grille-horaire. Elles doivent toutefois remplir certaines conditions fixées par la commission précitée et doivent être au service du “public interest”.
2. Allemagne
1869 On a cherché des solutions intermédiaires en République fédérale d’Allemagne. Les chaînes de radio-télévision y sont organisées selon un statut de droit public que leur confère une loi spéciale, mais elles sont largement autonomes dans le choix et l’établissement des programmes. Etant donné que l’organisation repose sur les structures des Länder, il appartient aux parlements de ces derniers de désigner les membres de la haute autorité qui édicte les règles statutaires et peut, dans des cas d’espèce, donner des instructions à l’intendant (directeur). En plus de cet organe législatif, les chaînes de droit public ont des commissions des programmes dont la composition reflète le pluralisme social et qui exercent une influence limitée sur la conception et l’aménagement des programmes.
18710 Dans un arrêt célèbre de 1961, la Cour constitutionnelle de Karlsruhe a déclaré qu’une télévision propriété du gouvernement était inconstitutionnelle, parce que violant le principe de la liberté de la presse15. Dans un jugement ultérieur, ce même Tribunal suprême a toutefois précisé que la radio et la télévision ne pouvaient être réglementées de la même manière que la presse puisqu’à l’opposé des journaux les fréquences n’étaient accessibles que dans une mesure limitée. C’est pourquoi il importe de veiller à trouver et à respecter une forme d’organisation qui tienne compte des tendances pluralistes de la société. Une télévision financée exclusivement ou essentiellement par la publicité serait tout autant inacceptable qu’une télévision d’Etat parce qu’elle permettrait aux entreprises qui y feraient de la publicité d’exercer une trop grande influence sur l’opinion publique, situation qui serait alors incompatible avec le principe de la liberté d’information et la démocratie16.
3. Suisse
18811 En Suisse, les tentatives visant à doter la radio et la télévision d’un fondement dans la constitution ont échoué jusqu’à l’adoption récente d’un article constitutionnel à ce sujet. Toutefois, une base légale fait actuellement encore défaut pour qu’on puisse réglementer ce domaine. Selon la constitution et la loi règlant la correspondance télégraphique et téléphonique, gouvernement a la compétence d’octroyer des concessions pour l’utilisation d’émetteurs qui tombent sous le coup du monopole de l’Etat. C’était uniquement en se basant sur la constitution et sur cette disposition que le Conseil fédéral avait jusqu’il y a peu donné un droit exclusif à une société de droit privé pour diffuser des programmes publics de radio et de télévision. La Société suisse de radiodiffusion et de télévision (SSR) n’avait donc pas de concurrent. La récente adoption du nouvel article constitutionnel sur la radio et la télévision est en train de modifier la situation ; la SSR perd son monopole de fait et des radios et télévisions locales viennent de se voir attribuer des concessions limitées.
18912 La Société suisse de radiodiffusion et de télévision est une société faîtière qui se compose des associations radiophoniques régionales nées au temps des pionniers de la radio. Ces organismes régionaux ont revêtu diverses formes juridiques : coopération, fondation ou association. En font généralement partie les cantons, les villes et les grandes communes. Récemment, on a aussi admis un plus grand nombre de particuliers en qualité de membres. Sur le plan formel, l’organe suprême de la société faîtière est l’assemblée des délégués qui est partiellement, mais non pas exclusivement constituée par les sociétés régionales (Suisse alémanique et romanche, Suisse romande et Suisse italienne). Quant au fond, l’assemblée des délégués a peu d’importance, car elle ne siège qu’une seule fois par an. La véritable direction de la société est entre les mains du Comité central. En vertu de sa compétence de concédant, le Conseil fédéral se réserve le droit de désigner sept des dix-sept membres du comité central ainsi que le président de la SSR. Le directeur général et les directeurs des programmes sont nommés conjointement par le Conseil fédéral et le comité central.
19013 Bien que la solution suisse ne soit pas encore réglée sur le plan légal, et ne le soit que depuis peu sur le plan constitutionnel, le Conseil fédéral a trouvé une voie pragmatique pour garantir l’influence des pouvoirs publics sur les structures des sociétés de radio et de télévision. En Suisse également, la radio et la télévision sont situées entre l’Etat et le corps social. Elles sont en effet organisées sur la base du droit privé, dirigées commes des entreprises privées, mais accomplissent des tâches publiques et sont placées, en ce qui concerne le personnel dirigeant et certaines conditions relatives aux programmes sous la surveillance du gouvernement. Celui-ci peut retirer la concession si les programmes ne sont pas équilibrés, si l’information n’est pas objective et s’il n’est pas tenu suffisamment compte des diverses régions linguistiques et culturelles dans les programmes.
c) Les rapports des moyens de communication de masse avec l’Etat
19114 Quelle que soit la manière dont la radio et la télévision sont organisées dans les différents pays, leur réglementation est toujours l’objet de vives critiques17. Si elles sont « nationalisées », on reproche à l’Etat de violer la liberté de la presse, de manipuler l’opinion publique et de porter illicitement atteinte aux droits des citoyens. En revanche, une organisation libérale implique un danger certain : celui d’une information par trop unilatérale de la part de ceux qui financent télévision et radio par la publicité ; de surcroît, en pareil cas, il se pourrait également que certaines informations officielles dont ont besoin les citoyens ne puissent plus leur parvenir ; enfin une telle solution libérale supprime tout contrôle démocratique bien que radio et télévision influent notablement sur la démocratie. Pourtant des solutions intermédiaires, au sens du pragmatisme helvétique ou de la conception de l’Etat de droit en RFA, font aussi l’objet de critiques. En Suisse, on reprochait surtout aux mass media leur monopole de fait qui est aujourd’hui atténué par les radios et télévisions locales. En Allemagne, la position très forte des intendants (directeurs) et l’influence exercée par les partis politiques sont plus particulièrement critiquées.
19215 Les raisons des incertitudes qui règnent quant à la conception et à l’organisation de la radio et de la télévision sont multiples. La pénurie de fréquences et les dépenses d’exploitation élevées font que rares sont les entreprises qui peuvent faire usage de ce moyen d’information. Celui qui veut distribuer une feuille volante (tract) peut aussi invoquer la liberté de la presse. En revanche, les organisateurs d’une manifestation dépendent de la bonne volonté des gens de radio et de télévision s’ils veulent que l’on parle de leur affaire sur les ondes ou sur le petit écran. Toutefois, les développements techniques les plus récents dans le domaine radiotélévisé (télévision par câble ou par satellite, installations de vidéo etc.) ouvrent des possibilités qui ne tarderont pas à rendre ces moyens de communication plus accessibles aux diverses activités d’une société libérale.
19316 Cependant lorsqu’une ou des chaînes de télévision décident de « couvrir » une manifestation, celle-ci bénéficie alors d’une publicité beaucoup plus grande qu’une simple marche de protestation dans un quartier d’une ville. Cela suscite souvent de vives critiques de la part des téléspectateurs qui reprochent à la télévision de prendre ainsi fait et cause pour les manifestants alors qu’il ne s’agit que d’une simple information et d’un rappel des motifs de cette manifestation. Le téléspectateur exige donc une information aussi objective et impartiale que possible. A cela les responsables de la télévision rétorquent que c’est utopique parce que le simple choix de l’information est déjà filtré et que la formulation linguistique de la communication (p. ex. on parle de rebelles ou de révolutionnaires et non point de combattants de la liberté ou l’inverse) et l’emplacement de la caméra relativisent la « vérité » d’une information. A cela s’ajoute le fait que les nouvelles sont reçues différemment selon les personnes, leur formation, leur âge, leur échelle des valeurs, leurs dispositions physiques et psychiques. En fin de compte, le droit à une information objective peut avoir pour conséquence de brimer la liberté des responsables de la radio et de la télévision et de restreindre leur indépendance. Sans confiance et responsabilité propre, pas moyen de travailler dans le domaine de l’information, car le formalisme et la méfiance aboutiraient très vite à l’absence ou à l’insuffisance de l’information.
19417 La fonction dévolue à l’information est elle-même contestée. Kurt Tucholski (1890-1935), essayiste et sociologue, écrivait : « Parce que la reproduction de la réalité est infiniment plus importante que l’événement lui-même, on s’efforce depuis longtemps de présenter à la presse la réalité telle qu’on voudrait bien qu’elle apparaisse. Le bulletin des informations est le tissu de mensonges le plus compliqué qu’on ait jamais inventé18. » Pour les uns, les créations des médias ont pour tâche de donner de l’Etat et de la société un reflet aussi fidèle que possible, afin de réunir les conditions dont dépendent les décisions démocratiques. Pour les autres – et nombreux sont les créateurs des médias qui en sont convaincus – le rôle des moyens de communications de masse est d’exercer un contrôle sur les forces et les pouvoirs de la société. Ils se sentent donc investis d’une mission consistant à examiner, approfondir, apprécier, critiquer et commenter l’actualité en conséquence.
19518 II n’est cependant pas aisé de situer la position du lecteur, de l’auditeur ou du téléspectateur dans tout cela. Faut-il le concevoir comme un consommateur qui accueille l’information telle quelle, mais n’a pas à la « digérer » ensuite ou bien convient-il de voir en lui un citoyen éclairé et actif qui par exemple peut et veut exercer une influence sur les programmes et la politique du personnel par le biais de l’élection des délégués du public au sein des organismes compétents.
19619 Enfin, on oublie souvent qu’une grande partie des émissions de radio et de télévision servent moins à l’information politique qu’au divertissement pur et simple. Pourtant, les divertissements permettent très fréquemment de faire plus ou moins admettre implicitement par les auditeurs et téléspectateurs beaucoup plus de choses et notamment d’échelles de valeurs que des informations transparentes.
19720 Quelle que soit la structure de la radio et de la télévision, il est certain qu’une restriction excessive de la liberté des créateurs des médias aboutit forcément à un appauvrissement de la radio et de la télévision. Lorsque les gens de radio et de TV font du bon travail, ils créent, inventent, innovent. Si leur créativité est entravée, la qualité de l’information en souffre. C’est pourquoi il importe de vouer un soin tout particulier au choix et à la formation des responsables des programmes radiophoniques et télévisés ainsi que de leurs collaborateurs. Ce qui vaut partout ailleurs s’applique également à la radio et à la télévision : la responsabilité indispensable à l’exercice du pouvoir ne peut être remplacée par des centaines de contrôles, mais présuppose l’existence d’une confiance réciproque, sans laquelle la tâche des médias devient impossible à accomplir. Les spécialistes des moyens de communication de masse, qui sont bien formés et bénéficient d’une expérience suffisante, sont moins ébranlés par des critiques que ceux qui doutent de leur propre travail et préfèrent céder à la première réaction plutôt que de chercher à approfondir et à mieux informer.
19821 Les autorités devraient enfin s’en tenir à la recette qui est valable pour tous les pays démocratiques et pluralistes où l’Etat social est fondé sur le droit : c’est par la concurrence au sein de l’économie et entre les partis que le consommateur et le citoyen sont à même de choisir et de décider en toute liberté. Malgré la publicité, celui-ci et celui-là conservent une certaine indépendance. Lorsqu’une saine concurrence est institutionnalisée au sein de l’oligarchie que constituent les moyens de communication de masse, le danger des abus de pouvoir s’atténue considérablement.
19922 Nombreux sont ceux qui craignent de voir une libéralisation totale de la radio et surtout de la télévision déboucher sur une gigantesque lutte concurrentielle entre les médias qui devraient alors, dans l’intérêt même de leur publicité, rechercher à tout prix la faveur de leurs auditeurs-spectateurs. Toutefois, des taux d’écoute élevés ne pourraient s’obtenir que par un abaissement du niveau. Dans ces conditions, la télévision libérale aurait tôt fait de dégénérer en une succession de séries policières violentes, d’émissions érotiques, voire pornographiques, de spectacles d’une banalité désolante, et de films à l’eau de rose. Des exemples étrangers (p. ex. l’Italie et la Belgique) montrent que ce problème doit être pris très au sérieux. A l’opposé, l’exemple anglais prouve qu’une véritable concurrence entre une chaîne financée par les redevances (BBC) et une chaîne financée par la publicité peut aussi avoir des effets positifs sur la qualité des émissions. Compte tenu des nouvelles possibilités d’ordre technique et des besoins du public, les Etats sont contraints d’opter, comme dans bien d’autres domaines, pour la voie étroite de la liberté surveillée.
20023 Les problèmes ne se limitent cependant pas à la radio et à la télévision. Aujourd’hui, on peut dire que les conditions idéales qu’a connues la presse écrite au tournant du siècle sont vraiment révolues. En effet, des concentrations de presse, la dépendance des agences de presse nationales et internationales, l’influence croissante des agences de publicité et la concurrence de la télévision, notamment de la télévision par câble, tout cela a progressivement appauvri la presse écrite autrefois très variée. Cette tendance à la constitution de monopoles oblige les journaux à préserver un certain pluralisme interne tout au moins et à tenir mieux compte des différentes opinions. En plus de la liberté de presse dont jouit l’éditeur envers l’Etat, il y a encore la liberté de presse interne, celle des rédacteurs envers l’éditeur ou le propriétaire du journal. Une aide des pouvoirs publics à la presse vise à éviter la mort des journaux, tandis que le droit des cartels veille de son côté à empêcher la formation d’empires de presse qui soient des monopoles.
20124 L’importance cruciale de l’information pour le développement d’un Etat pluraliste et démocratique ne fait aucun doute. Les problèmes à résoudre dans ce domaine précisément montrent toutefois qu’il est difficile de trouver des solutions à partir de la séparation traditionnelle entre l’Etat, d’un part, et la société, d’autre part. Il convient plutôt de considérer l’Etat et la société comme des partenaires appelés à collaborer par des voies distinctes, mais dont les buts sont les mêmes, à savoir la sauvegarde et l’encouragement de la liberté d’expression et d’une libre formation des opinions. Pluralité des avis, liberté de presse, formation de l’opinion et liberté de l’information ne sauraient être accablées par des conceptions reposant sur l’hostilité entre l’Etat et la société. Lorsque la liberté d’opinion est effectivement restreinte par les grands groupes de presse, cela est tout aussi regrettable que lorsque l’Etat censure la radio et la télévision, les empêchant de diffuser certaines informations relatives à des événements qui concernent les pouvoirs publics. Afin de lutter contre des évolutions de ce genre, il faut créer des conditions propres à susciter une coopération créatrice entre toutes les forces qui visent à sauvegarder et à promouvoir l’avenir des valeurs fondamentales que sont la liberté d’opinion et celle de l’information.
20225 De surcroît, on ne saurait perdre de vue l’importance des mass média pour la culture. Aujourd’hui, les chaînes de radio et de télévision remplacent souvent les mécènes d’autrefois. En effet, elles commandent des œuvres musicales à des compositeurs, font écrire des pièces de théâtre et des pièces radiophoniques et permettent à des cinéastes de tourner des films documentaires ou de réaliser des œuvres d’imagination. De la sorte, elles sont à même d’influer énormément sur la vie culturelle d’un pays. Ces institutions jouent un rôle décisif pour encourager la relève artistique ; elles soutiennent les artistes dont les créations artistiques sont valables à leurs yeux et mettent plus ou moins à l’écart les autres : musiciens, peintres, acteurs, écrivains et metteurs en scène.
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249Wilson, F. G., A Theory of Public Opinion, Chicago 1962
§ 33 L’Etat et l’Eglise
a) Les rapports entre l’Etat et l’Eglise
2501 Avec la sécularisation et l’abandon de la légitimité conférée par Dieu, l’Etat fut contraint de trouver sa justification en lui-même et donc d’adopter une nouvelle attitude face à l’Eglise. L’Etat peut donc régler de différentes manières ses rapports avec les Eglises. Il peut les interdire complètement ainsi que toute pratique religieuse. Cette hostilité absolue envers les Eglises ne se rencontre que dans certains Etats totalitaires. Mais les pouvoirs publics peuvent aussi concéder à l’Eglise un statut de communauté religieuse fondée sur le droit privé et garantir sa liberté par le biais d’un des droits fondamentaux, celui de la liberté de croyance et de conscience. C’est cette solution qu’ont choisie les pères du premier Amendement de la constitution des Etats-Unis. Selon ce texte, l’Etat doit se garder de toute immixtion dans les affaires de l’Eglise et il ne doit avant tout privilégier aucune Eglise par rapport aux autres. Il a donc d’autant plus l’obligation de veiller au respect intégral de la liberté de croyance et de conscience. Ainsi, l’Eglise et l’Etat sont complètement séparés.
1. France
2512 Alors qu’aux Etats-Unis la solution consiste à ne pas privilégier l’une ou l’autre communauté religieuse dans le souci de sauvegarder la paix confessionnelle et religieuse, en France la séparation de l’Eglise et de l’Etat remonte à l’anticléricalisme de la Révolution française. Au cours de celle-ci, l’an III vit la proclamation de cette séparation. En 1801, Napoléon régla par un concordat avec Rome les rapports entre l’Eglise catholique et l’Etat. Dans ce concordat, le clergé renonçait à ses anciens biens fonciers, tandis qu’en contrepartie l’Etat lui accordait un soutien financier. Trois quarts de siècle après et plus précisément depuis 1880, l’influence de l’Eglise fut de plus en plus combattue dans le domaine de l’éducation et de l’enseignement. Le „Kulturkampf“ sévissait alors et opposait les libéraux modernistes aux traditionnalistes catholiques, taxés d’obscurantistes et de rétrogrades face au monde moderne, à ses découvertes scientifiques et techniques et à ses évolutions sociales et politiques. En 1904, les membres des congrégations religieuses se virent interdire tout enseignement aux enfants. La rupture avec le Vatican était dès lors inévitable. L’acte de séparation de 1905 priva l’Eglise catholique de toute reconnaissance et de tout soutien financier. En outre, les biens des congrégations religieuses furent confisqués, tandis que la liberté de croyance et de conscience était reconnue. Depuis lors, l’Eglise catholique cherche à trouver un modus vivendi avec les gouvernements de la République. Le régime de Vichy s’efforça de faire retrouver à l’Eglise sa place dans l’éducation. A la libération, les nouvelles autorités et les partisans de la laïcité mirent un terme à cette évolution. Dans les années soixante et septante deux lois libérales concédèrent un statut et des subventions à l’enseignement dit libre, dont la majeure partie des établissements sont dirigés par le clergé catholique. Récemment, le gouvernement socialiste a présenté un projet de loi scolaire visant à supprimer l’enseignement libre sous couvert de l’intégrer dans un grand service public. Une guerre scolaire à caractère idéologique et religieux a divisé les Français jusqu’au moment où le gouvernement a fait machine arrière.
2523 Toujours en France, l’Eglise réformée s’est constituée en association de droit privé ; dans le cours de l’histoire les protestants français n’ont cessé d’être persécutés ; aujourd’hui, les calvinistes, les luthériens et les baptistes forment une seule fédération. Etant donné que les protestants français appartiennent le plus souvent à la haute bourgeoisie, leur influence est grande, proportionnellement à leur nombre.
2. Angleterre
2534 En Angleterre, les rapports de l’Eglise et de l’Etat se sont développés de façon fort différente. Sous le règne d’Henry VIII, la reconnaissance du roi comme chef suprême de l’Eglise anglicane a permis de nouer des liens très étroits entre l’Eglise et l’Etat. Depuis lors, le parlement ne s’est pas contenté d’édicter les lois de l’Etat, mais a aussi légifié aussi en matière religieuse puisque, conjointement avec le roi, il exerçait le pouvoir suprême y compris dans les affaires de l’Eglise. Cette relation des plus étroite entre l’Eglise et l’Etat eut pour conséquence d’exclure des affaires de l’Etat les adeptes d’autres religions, notamment les catholiques. Ceux-ci furent tout au plus tolérés à certaines conditions (cf. “Toleration Act” ou acte de tolérance de 1689). Avec le renforcement du pouvoir du parlement tout au long du xixe siècle et avec l’application progressive du principe “one man, one vote”, les adeptes des autres communautés religieuses eurent, eux aussi, accès au parlement (cf. les actes d’émancipation des catholiques-romains en 1829). Jusqu’à la Première Guerre mondiale, le parlement anglais resta toutefois l’organe suprême de l’Eglise anglicane. Ce n’est qu’en 1919 que l’“Enabling Act” institua une assemblée législative de l’Eglise anglicane. Celle-là est constituée de trois chambres. Malgré cette relative autonomie, le parlement détient, aujourd’hui encore, un droit de veto face à cette assemblée. De surcroît le parlement anglais n’a jamais été expressément privé de son droit de légiférer en matière religieuse et spirituelle. Aujourd’hui encore, la souveraineté du parlement britannique porte donc sur le domaine religieux bien qu’il ne soit plus guère concevable que les parlementaires fassent usage d’un tel droit de légiférer dans ce domaine.
3. Allemagne
2545 Dans l’Allemagne impériale et la Confédération suisse, l’Etat et l’Eglise formèrent une seule et même entité durant très longtemps. Toutefois, la Réforme et ses mouvements divisèrent l’Empire allemand et la Confédération des cantons suisses ; cela se traduisit par de profondes modifications dans la manière de concevoir et d’aménager les rapports entre l’Eglise et l’Etat. Dans les pays à prédominance protestante, le prince ou le monarque pouvait, tout comme en Angleterre, trancher souverainement les affaires religieuses. En usant de son ius reformandi, il déterminait la religion de ses sujets.
2556 Les liens très étroits entre l’Etat et l’Eglise ont conduit à une subordination de l’Eglise au pouvoir temporel. Pourtant, de son côté, l’Eglise est aussi parvenue à influer sur le pouvoir temporel, voire à l’accaparer, comme le montre l’exemple de Genève. Le principe calviniste du suffrage universel, indépendant de la condition sociale et de la richesse, a fortement marqué l’organisation de cette petite république urbaine.
2567 Les relations entre l’Etat et l’Eglise furent moins sereines dans les pays catholiques car, parallèlement au pouvoir temporel suprême, le pape voulait avoir le dernier mot dans les affaires ecclésiastiques. Des conflits étaient dès lors inévitables. Cela aboutissait à deux situations diamétralement opposées : l’Eglise finissait par l’emporter dans les pays où l’Etat était faible et ce dernier l’emportait dans les pays où le prince ou le monarque était fort (joséphisme).
2578 La philosophie des lumières, la mobilité de la population et les modifications de la souveraineté territoriale ont contribué à mettre fin à la symbiose de l’Etat et de la religion. C’est pourquoi le postulat de la liberté de croyance et de conscience fut de plus en plus adopté comme une maxime qui devait présider à la conception et à l’aménagement des rapports entre l’Eglise et l’Etat. Toutefois, à la différence des Etats-Unis et de la France, les Allemands ne conclurent point à la nécessité de séparer complètement l’Eglise de l’Etat pour pouvoir garantir la liberté de conscience et de croyance. Au contraire, les communautés religieuses traditionnelles se virent reconnaître un statut de droit public ainsi qu’une large autonomie dans les limites de l’ordre juridique19. Ce statut de droit public peut aussi s’étendre à d’autres communautés religieuses d’une certaine importance et il donne avant tout aux Eglises la possibilité de percevoir des impôts paroissiaux et, au besoin, de demander l’assistance du pouvoir temporel pour les recouvrir par exécution forcée20. Selon la loi fondamentale de Bonn, les Länder sont habilités à régler dans le détail les relations entre l’Etat et l’Eglise, tout en respectant les limites imposées par la constitution. Certains Länder ont fait usage de cette faculté, d’autres s’en sont abstenus21.
4. Suisse
2589 En Suisse, les cantons sont compétents pour régler les rapports de l’Etat avec l’Eglise ; ils doivent pourtant respecter la liberté de croyance et de conscience ainsi que le libre exercice des cultes (art. 49 et 50 est.). Une telle réglementation est fortement empreinte de considérations d’ordre historique. En effet, les cantons à tradition protestante connaissent le système de l’Eglise nationale. La communauté religieuse réformée y est organisée sur leur territoire selon un statut de droit public et reconnue comme telle par le canton. Les liens les plus étroits entre l’Eglise et l’Etat existent dans le canton de Vaud qui qualifie l’Eglise évangélique réformée d’institution publique financée par les deniers publics. L’Eglise catholique romaine et l’Eglise catholique chrétienne sont de plus en plus reconnues comme institutions de droit public dans les cantons traditionnellement protestants. Dans le canton de Bâle-Ville, la communauté juive jouit aussi d’un statut de droit public.
25910 Dans les cantons traditionnellement catholiques, les communautés religieuses sont généralement organisées à l’échelon de la paroisse et sont au bénéfice d’un statut de droit public (cf. p. ex. Schwyz, Uri). Dans certains de ces cantons, l’Eglise protestante est reconnue sur le plan cantonal, tandis que l’Eglise catholique l’est sur le plan paroissial (p. ex. Fribourg, Zoug). Le canton de Nidwald a adopté le système protestant de l’Eglise nationale en le transposant à l’Eglise catholique qui est ainsi l’Eglise officielle de ce demi-canton.
26011 Les cantons de Genève et de Neuchâtel ont, sous l’influence de la France, opté pour la séparation de l’Eglise et de l’Etat. Ces cantons reconnaissent certes les paroisses comme des collectivités d’intérêt public et perçoivent contre un émolument les impôts paroissiaux, mais renoncent à l’exécution forcée. De surcroît, Neuchâtel accorde un appui financier aux paroisses22.
b) Domaines mixtes
26112 Les tensions entre l’Etat et l’Eglise se font surtout jour dans les domaines où tous deux font valoir leurs droits de participation, p. ex. dans les questions relatives à l’école, à l’éducation et au mariage. L’école doit-elle être neutre ou confessionnelle ? Qui décide de l’enseignement religieux ? Est-ce l’Etat ou l’Eglise qui a un droit de surveillance sur l’école ? Qui décide de la validité d’un mariage ? Qui a le pouvoir de conclure le mariage ? Qui est compétent pour la séparation et le divorce ? Ce sont là des problèmes fondamentaux qui ont toujours pesé sur les relations entre les diverses communautés religieuses et qui ont marqué les rapports de l’Eglise avec l’Etat, surtout depuis la philosophie des lumières.
26213 Dans ces domaines-charnières où le temporel et le spirituel sont imbriqués, les rapports entre l’Eglise et l’Etat ne trouvent de solutions judicieuses que sur la base de la tolérance et du respect intégral de la liberté de croyance et de conscience. L’Etat tout comme les communautés religieuses doit respecter les convictions de ceux qui pensent autrement. L’Etat se doit même de veiller à ce que ses fonctionnaires, par exemple le corps enseignant, favorisent les convictions religieuses de ceux qui pensent différemment.
26314 L’Etat pluraliste qui reconnait les valeurs traditionnelles de la société occidentale ne peut ignorer le fait que chacun de ses ressortissants est enraciné dans sa propre tradition historique et religieuse qui, dans son existence personnelle, le touche beaucoup plus fortement que son appartenance à l’Etat. Dans ce contexte, l’Etat doit respecter ces citoyens et leurs convictions, même lorsque certains citoyens abandonnent ces liens religieux au terme d’un long combat intérieur. Il importe aussi que l’Etat protège leur liberté de conscience et de croyance, y compris l’incroyance.
26415 Dans l’aménagement et la réglementation des domaines mixtes par l’Etat et l’Eglise, il faut tenir compte du fait que les Eglises fournissent de leur côté de nombreuses prestations au profit de la communauté étatique, notamment en matière de santé publique, d’éducation et d’assistance sociale.
26516 De leur côté, les communautés religieuses doivent être reconnaissantes aux collectivités publiques de pouvoir se développer librement dans une société civile pluraliste où règne la concorde. L’intolérance et l’intransigeance systématique face aux postulats des pouvoirs publics font effet contraire. La reconnaissance du principe de la liberté religieuse, la tolérance envers d’autres convictions, la reconnaissance de l’ordre social des Etats démocratiques et la disposition à collaborer de manière constructive sont indispensables dans les domaines traditionnellement mixtes où l’Etat et l’Eglise agissent côte à côte.
26617 Ces rapports entre l’Etat et l’Eglise montrent précisément qu’il n’est pas possible de séparer purement et simplement l’Etat de la société. Celle-ci dépend de celui-là et réciproquement ; tous deux sont « condamnés » à s’entendre pour collaborer et ont donc des tâches communes à accomplir.
c) La prise de conscience des Eglises dans leurs rapports avec l’Etat
1. La conception de l’Eglise catholique
26718 Le point de départ de la prise de conscience de l’Eglise dans l’Etat n’est autre que les paroles de Jésus-Christ face aux autorités publiques de son temps. Au premier plan, il y a sa célèbre formule : « Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu ! », mais encore sa réponse à Ponce Pilate : « Mon royaume n’est pas de ce monde. » De ces deux réflexions, on peut déduire que Jésus reconnaît l’existence de l’Etat et même qu’il exige des hommes que ceux-ci obéissent à l’Etat ; en revanche le Christ rejette toute identité de ses exigences avec celles de l’Etat et de son pouvoir, d’où l’accusation politique que Pilate permettra que l’on porte contre lui23.
26819 Cette distinction entre les exigences de l’Eglise et celles de l’Etat a été interprétée au Moyen Age et a donné naissance à la théorie des deux glaives ou des deux pouvoirs : le temporel et le spirituel. Tant le premier que le second sont des pouvoirs originels24. L’Eglise s’arroge donc le droit de déduire directement de la puissance divine des prérogatives, ses privilèges et ses droits. Cela s’exprime par exemple dans l’ancien Code de droit canon qui n’a été abrogé qu’en 1983 et remplacé par de nouvelles prescriptions. L’ancien canon 100, § 1 dispose qu’en vertu du droit divin l’Eglise catholique et le siège apostolique ont le caractère de personnes morales. Le droit canon fait découler sa légitimité de Dieu directement.
26920 La doctrine du double pouvoir inclut également le principe de la reconnaissance du pouvoir temporel. L’Etat existe donc en vertu du droit naturel (lex aeterna) et exerce sa souveraineté en vertu du droit divin. L’Eglise et l’Etat sont donc des sociétés autonomes, chacune disposant de son propre droit. Ce sont des sociétés parfaites (societates perfectae) et chacune d’elles jouit de la souveraineté suprême dans ses domaines propres25. L’injonction du Christ selon laquelle il faut obéir à César est toutefois assortie d’une réserve : les ordres de l’Empereur ne doivent pas être contraires aux commandements de Dieu. En cas de contradiction entre la loi humaine et la loi divine, l’Eglise s’attribue le droit de résister au pouvoir de l’Etat. Dans les affaires ecclésiastiques, le droit de l’Eglise l’emporte sur le droit de l’Etat ; cela ressort p. ex. du canon 1529 de l’ancien code de droit canon. En effet, cette disposition précise que, par principe, le droit canon prime le droit positif édicté par l’Etat26.
27021 Le second Concile du Vatican a considérablement modifié la prise de conscience de l’Eglise au sein de l’Etat. Dans ce contexte, il y a surtout lieu de mentionner la reconnaissance de la liberté religieuse dans la Constitution : « La Pastorale ». Par cette déclaration, l’Eglise demande à l’Etat de pouvoir accomplir son oeuvre salvatrice libre de toute intervention des pouvoirs publics. Mais elle reconnaît du même coup la nécessité d’un Etat pluraliste qui, lui, doit reconnaître d’autres communautés religieuses et garantir leur liberté.
27122 Dans son décret sur les missions, le Pape Jean XXIII a fait à ce sujet une déclaration capitale : « Ce faisant, l’Eglise ne veut en aucune manière s’immiscer dans la conduite des affaires de ce monde. Elle n’a pas d’autre prétention que celle de pouvoir, avec l’aide de Dieu, être au service des hommes dans la charité et la fidélité27. » Par sa nature de personne créée à l’image de Dieu, l’homme, qui est aussi un animal social, est donc au coeur de la relation entre l’Etat et l’Eglise. Celle-ci reconnaît la tâche que l’Etat doit accomplir en vue d’un ordre social équitable. Elle offre à l’Etat de collaborer avec lui dans leurs domaines communs, par exemple le mariage et l’école, mais réclame la liberté de pouvoir veiller elle-même au bien transcendantal des hommes.
27223 Il ne fait aucun doute que les rapports entre l’Eglise et l’Etat sont bien plus faciles à régler et surtout bien mieux précisés lorsque les deux parties se laissent guider par le souci de servir l’homme dans leur recherche de solutions à l’accomplissement de tâches communes. Le nouveau Code de droit canon tient heureusement compte de cette nouvelle optique.
2. La conception de l’Eglise réformée
27324 Les nombreuses ramifications de l’Eglise protestante reflètent aussi la diversité de son optique au sujet des rapports entre l’Eglise et l’Etat28. Nous devons donc nous limiter aux conceptions les plus courantes. Le point de départ se trouve certainement dans la théorie de Luther dite des deux royaumes et tout empreinte des idées de St Augustin. « Dans le royaume spirituel (la cité de Dieu), Dieu est directement présent et agissant par Jésus-Christ ; en ce royaume s’épanouit la “iustitia christiana” ; celle-ci est finalement identique à l’annonce de l’Evangile. En revanche, le royaume temporel (la cité des hommes) est confié à l’homme, “cooperator dei”, qui agit avec sa raison, selon la volonté de Dieu, manifestée dans la “loi” ; en ce royaume il y a la “iustitia civilis” ; celle-ci a été instituée comme une disposition de la patience divine, afin de maintenir l’ordre et la paix menacés par le chaos29. »
27425 Cette doctrine des deux cités ou royaumes a reçu des interprétations fort variées. Selon Luther, les deux royaumes peuvent être aussi étroitement unis que le sont l’homme et la femme. Cette union du trône et de l’autel a abouti à la création des églises nationales dont les princes étaient les chefs suprêmes. Toutefois, à partir de la théorie des deux cités, on peut aussi conclure au rejet du monde d’ici-bas. Le monde terrestre est ainsi écarté comme une conquête du Malin. Le piétisme est alors une conséquence de ce détachement de l’Etat.
27526 Enfin et en règle générale, dans la conception protestante de l’Etat, il importe que le royaume terrestre ne soit pas considéré comme une donnée du droit naturel mais bien comme une conséquence du péché. Ce royaume est « une ordonnance nécessaire et temporaire entre le péché originel et le jugement dernier... Dieu l’a voulu ainsi, comme rempart provisoire mais indispensable contre l’irruption du chaos30. » Une telle toile de fond permet de mieux comprendre la doctrine professée par une partie des protestants et selon laquelle l’Etat doit veiller à la stabilité, à l’ordre, à la tranquillité et au maintien du statut quo dans la société31. A partir de cette théorie des deux royaumes, on admettra une conception positiviste de l’Etat où la légitimité de celui-ci reposera sur le statut quo des rapports de force.
27627 Toutefois, la conscience démocratique qui est profondément ancrée dans l’Eglise réformée est, elle aussi, très importante pour l’Etat. « Une Eglise qui a dû se libérer de la suprématie pontificale, qui enseigne le sacerdoce de tous les fidèles, qui découvre l’homme adulte, directement responsable devant Dieu et qui développe des constitutions synodales, une telle Eglise ne peut que se prononcer de façon positive à l’égard d’un Etat dont la constitution est démocratique et dont la neutralité religieuse est garante du respect de la liberté religieuse de l’individu32. » Cette nouvelle conception de l’homme a certainement beaucoup favorisé le développement de la démocratie en Suisse, avant tout à Genève où Calvin fonda une démocratie théocratique et à Zurich où Zwingli prôna une démocratie représentative. L’Eglise évangélique protestante n’est autre que la communauté des fidèles adultes. C’est au sein de cette communauté et au synode que sont tranchées les questions de foi. Cette attitude fondamentalement démocratique simplifie considérablement les rapports de l’Eglise et de l’Etat au sein d’une démocratie. Cela est frappant par comparaison avec l’attitude de la hiérarchie catholique encore imprégnée d’une conception absolutiste de la souveraineté.
3. Points communs à l’Eglise catholique et aux Eglises protestantes
27728 A l’époque actuelle, dans la conception tant catholique que protestante des rapports entre l’Eglise et l’Etat, les chrétiens mettent l’accent sur la mission des Eglises au service de l’homme : « En Jésus-Christ, Dieu a engendré son propre fils et il a créé la communauté chrétienne et l’a chargée de témoigner de cet événement dans le monde. Au sein de la communauté des chrétiens, Jésus-Christ est, en paroles et en sacrements, présent et agissant par l’Esprit-Saint. Dans l’attente du royaume à venir, la communauté chrétienne a pour finalité de confesser le règne exclusif et l’Evangile de Jésus-Christ par sa foi, son obéissance, son message et sa discipline, ainsi que tout cela est dit dans les Saintes Ecritures de l’Ancien et du Nouveau Testament. Tout comme son maître et seigneur, la communauté des chrétiens ne vit pas pour elle, mais pour le monde33. »
27829 Cette conception positive du monde, le droit à la liberté religieuse et la reconnaissance de la souveraineté de l’Etat, tout cela coïncide dans une large mesure avec les nouvelles vues de l’Eglise catholique, tant et si bien qu’on peut envisager un authentique oecuménisme dans ce domaine. Cet engagement au service de l’homme apparaît encore plus nettement dans l’encyclique du pape Jean-Paul II, intitulée Redemptor hominis. Le souverain pontife y reconnaît expressément la liberté religieuse, mais donne à l’Eglise pour tâche de travailler pour la liberté de l’homme et de veiller au respect de cette liberté. Cela implique le rejet de tout régime totalitaire. « L’Eglise a toujours enseigné le devoir d’agir pour le bien commun et, ce faisant, elle a éduqué aussi de bons citoyens pour chaque Etat. Elle a, en outre, toujours enseigné que le devoir fondamental du pouvoir est la sollicitude pour le bien commun de la société ; de là dérivent ses droits fondamentaux. Au nom de ces prémisses relatives à l’ordre éthique objectif, les droits du pouvoir ne peuvent être entendus que sur la base du respect des droits objectifs et inviolables de l’homme34. » Il ne reste plus qu’à espérer que l’Eglise respectera également cette liberté dans ses affaires intérieures.
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Notes de bas de page
1 Platon, La République, Livre IV, 457 c et d.
2 cf. aussi le § 8/25 ss.
3 Aristote, La Politique, Livre II, 1261 a.
4 Aristote, La Politique, Livre II, 1261 b.
5 W. de Humboldt, p. 23.
6 cf. G. Jellinek, p. 113 ss.
7 cf. U. Scheuner, p. 348.
8 cf. à ce sujet E. Gruner.
9 cf. § 21/25 ss.
10 cf. L. Neidhardt ; R. E. Germann ; J.-D. Delley.
11 Documentation française, n° 3274, 21 mars 1966.
12 cf. D. Schindler, ainsi que § 19/20 ss.
13 cf. à ce sujet G. Moser, p. 28 ss ; R. Michels, p. 47 ss. ; V. Pareto, p. 117 ss. ; T. Parsons, p. 206 ss. ; E. Topitsch, p. 171 ss.
14 R. E. Germann, p. 185 ss.
15 BVerfG 12/250 ss.
16 cf. Th. Ellwein, p. 131.
17 Pour la Suisse, cf. p. ex. F. Gygi, p. 5 ss.
18 K. Tucholski, p. 36, cit. trad.
19 cf. art. 4 et 140 GG, en liaison avec les articles 137 ss. de la constitution de Weimar.
20 cf. à ce sujet K. Hesse, p. 409 ss.
21 P. ex. le Schleswig-Holstein, la Basse-Saxe et Hambourg ; cf. A. Hollerbach, p. 232.
22 cf. à ce sujet, message du Conseil fédéral au sujet de l’initiative sur la séparation complète de l’Etat et de l’Eglise, FF 1978, vol. II p. 669 ss.
23 cf. à ce sujet P. Mikat, p. 143 ss.
24 cf. § 14/14 ss.
25 cf. P. Mikat, p. 162 et l’Encyclique Immortale Dei du 1er novembre 1885 par Léon XIII.
26 cf. P. Mikat, p. 168.
27 cit. trad.
28 cf. à ce sujet H. Simon, p. 189.
29 H. Simon, p. 190, cit. trad.
30 H. Simon, p. 201, cit. trad.
31 H. Simon, p. 201.
32 H. Simon, p. 195, cit. trad.
33 Proposition de préambule à une nouvelle constitution de l’Eglise réformée-évangélique d’Allemagne ; cit. trad., cf. H. Simon, p. 208 s.
34 Enc. Redemptor hominis, Documentation catholique 1979, p. 313.

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