Chapitre premier. Évolutions et genres d’États
p. 237-254
Texte intégral
§ 19 Les fondements sociaux de l’organisation de l’Etat
11 Les Etats modernes sont tous plus ou moins issus d’un développement révolutionnaire qui a débuté avec la révolution anglaise du xviie siècle, s’est poursuivi avec la Révolution française et la Déclaration d’indépendance des Etats-Unis au xviiie siècle et s’est – provisoirement ? – achevé par les diverses révolutions communistes du xxe siècle. Ces mouvements révolutionnaires ont très largement détruit les structures héritées des anciens régimes féodaux. Celles-ci ont été remplacées par les formes rationnelles et logiques des pouvoirs publics modernes. En effet, seule une théorie rationnelle ou une idéologie de l’Etat moderne et de sa nature a permis de sortir des structures traditionnelles propres à l’Etat féodal. En effet, l’ordre social traditionnel, considéré comme préétabli ne pouvait être remplacé que par un objectif rationnel ou idéologique. Dès lors, les différentes idéologies modernes et contemporaines sont une conséquence de cette évolution qui a cependant pris un cours très divers selon les Etats dont il est question.
22 Les nouvelles structures qui ont succédé au régime féodal découlent pourtant non seulement des idéologies mais encore et de façon décisive des conditions économiques et sociales qui régnaient alors chez les peuples. Notre étude montrera que les développements de la bourgeoisie et de la liberté ont surtout réussi dans les Etats au sein desquels un pouvoir féodal centralisé n’était pas encore parvenu à s’établir complètement et où un groupe économiquement fort et indépendant des nobles, ou des bourgeois, faisait face à la hiérarchie du pouvoir central. En revanche, les révolutions communistes ont trouvé un terrain favorable dans les Etats qui ne connaissaient pas la décentralisation de leurs centres de pouvoir ni, de surcroît, un régime généralisé de propriété privée pour leurs paysans et leurs bourgeois.
a) Les structures de la domination au sein des Etats archaïques1
33 Que l’organisation de l’Etat soit étroitement liée à l’évolution sociale, cela relève de l’évidence. En effet, tant que les hommes ont vécu en régime d’autarcie, comme chasseurs ou du produit de leur cueillette, et aussi longtemps que les groupes eurent peu de contacts entre eux, ils n’eurent pas besoin d’un ordre suprafamilial rigide. Par conséquent, le premier stade de la formation de l’organisation étatique a été marqué par la faible structuration du pouvoir oligarchique des anciens, voire par certaines formes de démocratie. Cependant, après que les nomades se furent regroupés en véritables tribus ou ethnies, un ordre plus rigide et une discipline plus stricte se révélèrent nécessaires afin de maintenir la cohésion aussi bien interne qu’envers l’extérieur.
1. Les tribus nomades
44 Les tribus nomades se caractérisent par le sentiment d’appartenance communautaire qui y est très fort2. Ce sentiment résulte, d’une part, d’une étroite parenté de sang et, d’autre part, de la manière souveraine de conduire la tribu. En effet, le chef tribal ne peut conduire et diriger son groupe que s’il est manifestement supérieur et en mesure de convaincre les membres de la tribu de son aptitude et de ses capacités ; dans une société tribale, un régime de terreur policière fondé sur la bureaucratie est tout simplement inconcevable.
55 En outre, le chef tribal doit avoir de vastes compétences afin de pouvoir, en étroite union avec sa tribu, maîtriser les dangers de l’environnement ou attaquer par surprise des tribus sédentaires. Fondée sur l’autorité personnelle du chef et liée à un très vif sentiment d’appartenance communautaire, la monocratie est donc la forme de pouvoir la plus naturelle aux tribus nomades.
2. Les vastes Etats
66 Avec la sédentarisation des tribus, les conditions dont dépend l’organisation du pouvoir se modifient de façon décisive. Lorsque les tribus se fixent sur de vastes territoires faciles d’accès, elles doivent alors constituer de grandes armées pour assurer la défense commune contre les ennemis extérieurs (p. ex. La Chine, l’Egypte dans l’Antiquité). Compte tenu des moyens de transport et de communication de l’époque, cet impératif impliquait la mise sur pied d’une organisation rigide pour diriger l’Etat et même, très souvent, déjà la création d’une police et d’un corps de fonctionnaires. A l’opposé de la Chine impériale, le Japon n’a guère eu de fonctionnaires durant toute sa longue époque féodale, car c’est un ensemble d’îles faciles à défendre3.
77 Dans les sociétés traditionnelles, le principe d’autarcie est fondamental. Pourtant les hommes qui doivent entrer dans l’armée au service du roi ne sont plus en mesure de le respecter. Dès lors le roi doit les entretenir et, pour ce faire, il doit percevoir des impôts auprès du peuple. Au début, le fonctionnaire-percepteur est encore inconnu, car cette tâche incombe aux grands propriétaires fonciers qui gardent pour eux une part du produit des redevances et transmettent l’autre. En contre partie, ces grands propriétaires fonciers fournissent protection et assistance à leurs sujets. C’est ainsi que naissent les rapports fondamentaux qui caractérisent une société féodale, structurée verticalement.
88 Il était fréquent qu’avec le temps, les seigneurs féodaux tentassent d’abuser de leur pouvoir et exploitassent leurs sujets. Pour ce faire, ils avaient besoin de l’aide du pouvoir central qui pouvait de la sorte étendre sa puissance. C’est ainsi que s’est progressivement développée une bureaucratie et, dans de nombreux cas, une domination par la terreur, ce qui a permis de maintenir durant des siècles des structures féodales périmées.
3. Les petits territoires
99 Lorsque les tribus devenues sédentaires se sont implantées dans des régions géographiquement compartimentées et fermées, pouvant être défendues par une petite communauté (la Grèce), l’évolution a pris souvent une tournure différente. En effet, les petites communautés ont constitué les premières formes d’organisation étatique avec des caractéristiques oligarchiques et démocratiques. De telles communautés n’étaient pas dans l’obligation de percevoir de lourds impôts pour l’armée et la défense. Dès lors, la faible menace extérieure conduisit très tôt à une plus large et à une plus libre division du travail entre les familles. L’idée de contrat sous-jacente à cette répartition (prestation et contre-prestation) permit de développer le principe d’égalité et la conviction que la communauté étatique suprême peut aussi, en fin de compte, être dirigée selon la volonté concordante de la majorité.
1010 Compte tenu des conditions originelles, il n’est pas étonnant que les efforts intellectuels et culturels faits par les premières communautés démocratiques et oligarchiques aient été voués avant tout à la réalisation d’un ordre équitable. En revanche, il est frappant de constater que les grands Etats et leurs appareils bureaucratiques ont porté leurs efforts sur l’édification de monuments impressionnants (les Pyramides, la Muraille de Chine, etc.).
1111 Plus tard, dans les villes, les citoyens purent se permettre de trouver le temps nécessaire à la conduite des affaires de l’Etat, car ils disposaient d’esclaves pour accomplir leurs autres tâches. Cela explique pourquoi une certaine évolution démocratique fut possible dans la Rome antique. Dans ce contexte, il ne faut toutefois jamais perdre de vue qu’au sein de ces démocraties primitives les droits de participation n’étaient pas le lot de chacun, mais étaient réservés à un nombre restreint de citoyens. Ainsi, Aristote écrit dans sa Politique : « En revanche, on peut dire que toutes les autres catégories de gens du peuple composant les démocraties restantes, sont d’un niveau très inférieur à celui des peuples pasteurs, car leur genre de vie est sans noblesse et la valeur morale n’a aucune place dans les occupations auxquelles se livre la multitude, qu’il s’agisse de la classe des artisans et de la gent mercantile, ou de celle des ouvriers manuels... Nous venons ainsi d’indiquer comment on doit établir la plus parfaite et première espèce de démocratie, et on voit par là même aussi comment établir les autres : car elles ne peuvent qu’accuser des dégradations successives, et, à chaque étape, la catégorie de gens du peuple qui est exclue sera pire que la précédente4. »
b) De l’Etat féodal à l’Etat industriel
1212 Quels sont alors les modèles d’organisation correspondant à l’Etat industriel moderne ? Barrington Moore fait remonter l’organisation des Etats modernes industrialisés à trois évolutions différentes que les Etats féodaux ont subies. A l’origine, il y avait un lien étroit entre le seigneur féodal et ses paysans. Cela était à tout le moins le cas en Europe, mais encore partiellement en Inde et au Japon5. Les terres qui étaient propriété du seigneur féodal devaient être cultivées par les serfs de celui-ci afin d’assurer sa subsistance. En contrepartie, le seigneur féodal accordait sa protection à ses serfs et tranchait leurs litiges. Les paysans pouvaient conserver une part des terres pour leur propre approvisionnement. Quant au reste des terres, à savoir le plus souvent les forêts, les eaux et les pâturages, elles étaient exploitées en commun.
1313 Avec le temps, le seigneur féodal contraignait ses serfs à produire toujours plus, parce qu’il devait lui-même verser au roi des impôts plus élevés, pour l’entretien de la cour et de l’armée, ou encore parce que ledit seigneur commerçait en ville pour en tirer des profits. Lorsque, de surcroît, les grands propriétaires fonciers avaient tout loisir de s’occuper eux-mêmes de leurs biens, les paysans tombaient alors dans une dépendance toujours plus grande. Ainsi, ils se transformaient en ouvriers agricoles et, finalement, en serfs (servus = esclave) du propriétaire foncier dans certaines régions, par exemple en Prusse orientale. En revanche, lorsque les propriétaires fonciers étaient accaparés par leur service à la Cour ou à l’Armée et qu’ils étaient donc souvent, voire toujours absents, il leur fallait bien accorder des attributions plus étendues à leurs paysans et leur concéder de larges droits d’usufruit de la propriété, ce qui faisait pratiquement d’eux des propriétaires indépendants des terres qui leur étaient attribuées. Ce fut par exemple le cas de la France.
1414 Dans les pays où les structures agraires étaient fortes, la hiérarchie féodale s’est longtemps maintenue. En revanche, dans les villes où le commerce florissant puis l’industrialisation croissante prirent de l’importance, la modification des conditions sociales urbaines ne resta pas sans effet sur la population rurale.
1. La noblesse commerçante
1515 En Angleterre, l’évolution fut différente. Au xve siècle, la population fut décimée par la peste. La pénurie de main-d'œuvre obligea alors les propriétaires fonciers à se rabattre sur l’élevage des moutons, car celui-ci exige peu de bras pour de grandes superficies. Par conséquent, les grands propriétaires fonciers furent en mesure de satisfaire leur besoin d’accroître leur fortune non pas avec l’aide de leurs serfs, mais seulement par le commerce des animaux dont ils faisaient l’élevage. C’est ainsi que se développa très tôt une aristocratie commerçante aussi libre que possible d’impôts et redevances royales qui cherchait à commercer en ville. La laine produite en grande quantité devait ensuite être travaillée dans les filatures, ce qui contribua de façon déterminante à l’industrialisation dans le domaine des textiles.
1616 Selon Moore, la commercialisation des produits agricoles a, en Angleterre, contribué au développement de la démocratie dans une mesure au moins égale à la naissance du commerce et de l’industrie dans les villes6. Afin de pouvoir satisfaire à leurs besoins, les Lords qui pratiquaient le commerce avaient bien plus d’intérêt à développer leur commerce, libre de redevances royales, qu’à opprimer les paysans qui travaillaient pour eux. C’est pourquoi ils ont très tôt cherché à créer un contrepoids à la puissance royale.
2. L’oppression des paysans et des travailleurs
1717 Les deux autres systèmes féodaux dont il a été question ont conduit à l’exploitation des paysans. Toutefois les nobles français se sont nettement distingués des hobereaux prussiens puisqu’ils ont toujours concédé aux « paysans » un droit d’utilisation. Cela a permis l’éclosion d’un processus révolutionnaire en France parmi les couches sociales les plus basses, ce à l’encontre de la situation en Prusse orientale.
1818 Plus les paysans étaient opprimés, plus il fallait que le pouvoir central intervienne pour sauvegarder et faire respecter les intérêts des seigneurs féodaux. Ceux-ci ont de la sorte souvent perdu de leur influence. La constellation des forces en présence a fréquemment empêché la formation de classes moyennes importantes et conscientes de leur valeur, alors que celles-ci auraient précisément pu, au terme d’une révolution, contribuer à réaliser une véritable démocratie.
1919 Les Etats dans lesquels les paysans ont dû vivre comme des esclaves furent incontestablement un terrain privilégié pour les développements révolutionnaires. Cependant, le passage à un nouvel ordre fut si souvent tellement abrupt qu’il n’a hélas abouti qu’à l’instauration d’un nouvel esclavage. C’est pourquoi la domination centralisatrice et totalitaire des partis communistes s’est avant tout imposée dans des Etats qui passaient subitement du système féodal à l’époque industrielle, mais étaient dépourvus d’une bonne assise représentée par une bourgeoisie et une petite noblesse commerçante conscientes l’une et l’autre de leur valeur.
3. Le statut de l’économie
2020 Une des caractéristiques de l’économie industrielle moderne fait que celle-ci nécessite une vaste organisation. Cela peut même aboutir à des concentrations économiques qui mettent en péril l’autonomie de l’Etat. Face à ce danger, les pouvoirs publics ont le choix entre deux réponses. D’une part, s’ils nationalisent l’économie, les organes de l’Etat disposent alors d’une puissance presque illimitée. Mais lorsque l’Etat tient tout de même à garantir un minimum de liberté au citoyen, il doit alors concevoir et modeler les institutions de telle manière que son pouvoir soit efficacement partagé dans l’intérêt des citoyens et de leur liberté.
2121 D’autre part, si l’Etat laisse toute liberté ou presque à l’économie, il doit cependant veiller à constituer lui-même un contre poids efficace face à la puissance économique. S’il n’y parvient pas, il devra alors légiférer pour créer des conditions générales visant à décentraliser l’économie et à équilibrer les diverses puissances économiques, c’est-à-dire à régulariser le régime de la concurrence.
2222 Une autre caractéristique essentielle de la structure et de l’organisation des Etats modernes industrialisés n’est autre que l’antagonisme entre les employeurs et les travailleurs. La révolution industrielle a nécessité une main-d'œuvre très abondante, à ses débuts surtout. En effet, puisque les travailleurs pris individuellement étaient trop faibles pour défendre victorieusement leurs intérêts face à leurs employeurs, ils se sont unis dans des syndicats. En guise de riposte, les employeurs ont de leur côté constitué des associations patronales. Les syndicats ont développé leur contre-pouvoir sous forme d’une organisation interentreprises, globale ou par branche, ce afin d’être plus forts face aux employeurs par l’influence qu’ils exercent sur la législation de l’Etat et sur la fixation des salaires-horaire.
2323 Alors que, désormais, les lois sociales et celles sur le travail font l’objet de débats parlementaires, les conflits opposant les patrons et les ouvriers en dehors du parlement ne peuvent se résoudre par une décision prise à la majorité des voix. Lorsque travailleurs et employeurs ne peuvent tomber d’accord, ils en arrivent à prendre des mesures de lutte, par exemple la grève ou le lock-out. Cela a accéléré la formation de syndicats ayant à eux seuls le pouvoir de négocier avec les employeurs dans un rapport d’égalité entre partenaires sociaux. Lorsque ces syndicats ne parviennent pas à atteindre leurs objectifs par la voie des discussions directes et bilatérales entre partenaires sociaux, ils tentent alors d’emprunter la voie de la législation adoptée par le parlement. Cela fait qu’au sein des Etats démocratiques le droit du travail et le droit social sont régis sur deux plans différents. D’une part, la législation sociale et celle sur le travail se bornent à réglementer un certain nombre de conditions générales indispensables au bon fonctionnement du marché libre. D’autre part et à l’opposé, d’importantes questions relatives au droit du travail – par exemple, les salaires, les vacances et la durée du travail – font l’objet de négociations directes entre les partenaires sociaux, qui s’achèvent par la conclusion de conventions collectives de travail. L’Etat démocratique n’a plus à jouer qu’un rôle d’arbitre chargé d’apporter son concours pour trouver, dans l’intérêt du bien commun, des solutions à des différends insurmontables.
2424 Une autre conception a cours dans les pays communistes : la défense des intérêts d’ordre économique et les discussions y relatives n’y sont plus indépendantes de l’Etat parce que, dans l’optique communiste, l’Etat représente et défend par définition les intérêts des travailleurs, raison pour laquelle les syndicats sont superflus en tant qu’instruments de lutte économique.
4. L’importance de la tradition
2525 Ce n’est pas partout que s’est opéré de la manière décrite précédemment le passage des structures féodales médiévales à l’organisation de l’Etat moderne. En Inde, après Gengis Khan (xvie siècle), il y eut la domination des Grands Moghols qui entraîna une pauvreté croissante et donc une dépendance extrême de la population. Les paysans étaient en effet tenus de financer le monarque et ses nobles ainsi que l’armée7. Malgré cela, une fois terminée la domination coloniale des Anglais, un régime démocratique et fédératif, inspiré des traditions britanniques, a pu s’établir et se maintenir jusqu’à nos jours. Moore explique cela par l’ordre social de l’Inde, fortement structuré selon le système des castes, et par des traditions locales de démocratie indienne. En réalité, les castes empêchent la communication entre elles et, par conséquent, l’établissement d’un parti révolutionnaire qui devrait atteindre à une solidarité par-delà les castes. En revanche, la révolution non-violente contre la puissante Angleterre fut un succès, car elle s’inspirait d’une vision du monde puisée dans la philosophie de l’Inde. De manière générale, l’homme intérieurement converti, qui cherche la félicité dans le détachement de ses besoins, est bien difficile à gagner à la cause d’un quelconque mouvement révolutionnaire.
2626 Dans plus d’un Etat africain, le système féodal a évolué de façon différente. La grande cohésion interne des tribus (cf. C. Mutwa) n’a pas du tout permis au pouvoir féodal d’évoluer à proprement parler. Il y avait ou il y a certes partout en Afrique des différences entre nobles, hommes libres et esclaves8. Toutefois, le fort sentiment communautaire et la conscience tribale l’ont emporté jusqu’à présent sur la conscience de classe indispensable à la lutte des classes selon l’idéologie marxiste. Les traditions magiques et les chefs charismatiques, incarnant les unes et les autres la conscience africaine, ont au contraire donné naissance aux gouvernements de type nettement présidentiel. L’éventail de ces régimes va de ceux qui sont d’inspiration et d’esprit démocratique, comme au Sénégal, jusqu’à ceux qui sont fondés sur la terreur, comme le furent celui de l’Empereur Bokassa ou encore celui d’Idi Amin Dada9.
5. Le développement des moyens de communication
2727 Outre les profonds changements d’ordre économique et les autres facteurs évoqués ci-avant, l’avènement des moyens de communication de masse a beaucoup contribué à l’évolution de l’organisation propre à l’Etat moderne10. L’invention de l’imprimerie au xve siècle, la diffusion progressive de la presse et surtout, au xxe siècle, l’omniprésence de la radio, du film et de la télévision ont créé entre les hommes un tissu serré de communications, autrefois inimaginable. Désormais, la conscience d’une appartenance commune ainsi que la notion « d’opinion publique » cruciale pour l’activité des organes de l’Etat ont occupé le premier plan. De nos jours, les Etats qui connaissent une organisation démocratique touchent, à l’aide des moyens de communication de masse, de plus larges cercles de la population que par le passé ; en retour, les « media » renvoient aussi aux organes de l’Etat de plus amples informations en provenance de la population.
2828 Il y a toujours entre l’organisation de l’Etat et les moyens de communication de masse des interactions d’une nature particulière. D’une part, il est possible d’utiliser et de mettre les « mass-media » au service de la classe dirigeante ou du gouvernement. A l’inverse, les Etats qui garantissent la liberté des media vivent aussi sous la pression de ceux-ci. Il suffit de voir avec quel sérieux la plupart des hommes politiques prennent les critiques de la presse écrite, par exemple, pour comprendre que les journalistes et autres agents des media représentent non pas l’opinion publique, mais expriment ce qui est censé être l’opinion du peuple, ce qui force les hommes politiques au respect. Ce n’est donc pas par hasard qu’on entend de tous côtés la remarque suivante : “Who watches the watchers”, autrement dit, qui contrôle les surveillants, c’est-à-dire les gens de presse ? En effet, tant que ceux-ci ne sont pas placés sous le contrôle de fonctionnaires d’Etat, ils ont le pouvoir – non pas absolu, mais pourtant efficace – de restreindre considérablement la puissance des présidents, des parlementaires, et même des juges qui sont sujets à élection et réélection. Un autre problème se pose encore à propos du contrôle du pouvoir de l’Etat par les mass-media lorsque la liberté de la presse est garantie dans le pays, mais que celle-ci est tombée sous la coupe de puissants groupes en raison des conditions économiques.
2929 Les moyens de communication de masse assurent une information ample et rapide destinée à l’ensemble de la population. Cela conduit, d’une part, à un certain « nivellement » de l’information, mais renforce ainsi, d’autre part, le besoin de connaître plus à fond les procédures souvent peu transparentes qui ont cours dans l’administration, au gouvernement, au parlement et au sein de l’économie ; cela signifie que celui qui a le pouvoir doit aujourd’hui, à rencontre d’autrefois, se justifier face à un public beaucoup plus large.
3030 Les hommes ont toujours accepté les dépendances à condition de recevoir une prestation en contre-partie. Les seigneurs féodaux du Moyen Age et les dictateurs des Etats totalitaires contemporains avaient ou ont en main une telle contre-prestation à faire miroiter (p. ex. les prétendues conquêtes d’un pays socialiste, des augmentations de la production ou encore les premiers vols dans l’espace). Dans cette perspective, l’opinion publique est alors également un facteur à prendre en compte. En revanche, dans les pays où règne la liberté de la presse, les media sont en mesure de veiller à ce que la prestation et la contre-prestation, l’une exigée et l’autre offerte par le gouvernement ou l’administration soient bien connues et qu’il en soit publiquement débattu. Si le peuple est convaincu que la contre-prestation promise et attendue n’est pas fournie, il peut alors faire valoir sa volonté par des moyens politiques.
3131 Le fait que prestation et contre-prestation ne puissent être présentées à la population qu’au travers des medias a permis à la démocratie de se développer de façon décisive dans les pays dotés d’une presse libre. En effet, le caractère « contractuel » d’un régime démocratique n’est réalisable qu’à condition que de très larges milieux puissent être suffisamment renseignés sur la prestation et la contre-prestation.
6. La mobilisation des masses
3232 Les media ont provoqué un autre tournant, probablement décisif pour l’évolution de l’organisation de l’Etat moderne : la mise en mouvement des masses populaires en vue d’atteindre certains objectifs idéologiques. A la Révolution française, une armée de paysans et d’ouvriers affamés a occasionné le renversement. Depuis lors, les idéologies totalitaires ont toujours su mobiliser habilement les masses de travailleurs et de mécontents à des fins révolutionnaires. Au sein de l’Etat industriel moderne, où la communication de masse est omniprésente – peu importe qu’elle soit ou non l’objet de manipulations –, il faut donc s’attendre à ce qu’en période de crise la cohorte des mécontents soit aisément mobilisée et puisse être incitée à la subversion et au chambardement. Par conséquent, l’Etat est ainsi placé devant une tâche d’intégration qui, le cas échéant, peut devenir de plus en plus difficile.
3333 Mao Tse Tung restera certainement dans l’histoire comme le grand théoricien et praticien moderne de la mobilisation des masses à des fins idéologiques. « Notre ciel à nous n’est autre que la masse du peuple chinois. Si elle se lève tout entière pour enlever avec nous ces deux montagnes, comment ne pourrions-nous pas les aplanir11… Cela signifie qu’il faut recueillir les idées des masses (dispersées, non systématiques), les concentrer (en idées généralisées et systématisées, après étude), puis aller de nouveau dans les masses pour les diffuser et les expliquer, faire en sorte que les masses les assimilent, y adhèrent fermement et les traduisent en action ; et vérifier dans l’action même des masses la justesse de ces idées12… Dans tout travail, l’autoritarisme est une erreur, car il dépasse le niveau de conscience des masses et viole le principe de la libre adhésion... Nos camarades ne doivent pas croire que tout ce qu’ils comprennent, les masses le comprennent également. Seule une enquête effectuée parmi les masses permet de s’assurer si elles ont compris telle ou telle idée, si elles sont prêtes à passer à l’action... Nos camarades ne doivent pas croire que les masses ne comprennent rien de ce qu’eux-mêmes n’ont pas encore compris. Il arrive souvent que les masses nous devancent13... »
3434 Le xxe siècle a suffisamment montré de quoi les masses sont capables. Collectivement, les passions peuvent s’accroître de façon vertigineuse tandis que le sentiment de la responsabilité individuelle disparaît. La masse n’a plus de conscience et peut détruire en quelques instants ce qui a été péniblement édifié au prix d’efforts séculaires. Celui qui s’entend à mettre les masses en mouvement est alors capable d’assujettir des populations entières, voire de les anéantir. Les jugements à l’emporte-pièce (tout noir d’un côté, tout blanc de l’autre), la perte de tout sens de la mesure, les catégories irrationnelles ami-ennemi et la recherche effrénée du coupable de tous les maux sont des dangers auxquels les Etats démocratiques n’échappent pas.
Bibliographie
a) Auteurs classiques
35Aristote, La Politique, trad. J. Tricot, 2nde éd., Paris, Vrin, 1970
36Khaldûn, I., Discours sur l’histoire universelle, trad. V. Monteil, 2nde éd., Paris, Sindbad, 1978
b) Autres auteurs
37Brandel, F., Civilisation matérielle, économie et capitalisme xve-xviiie siècles, 3 vol., Paris 1979
38Dröge, F., Weissenborn, R., Haft, H., Wirkungen der Massenkommunikation, Frankfurt a.M. 1973
39Duverger, M., Janus : Les deux faces de l’Occident, Paris, Fayard, 1979
40Geissler, R., Massenmedien, Basiskommunikation und Demokratie, Tübingen 1973
41Lavroff, D.-G., Les systèmes constitutionnels en Afrique Noire, Paris 1976
42Lavroff, D.-G., La république du Sénégal, Coll. « Comment ils sont gouvernés », vol. 13, Paris 1966
43Moore, B., Social Origins of Dictatorship and Democracy, Boston 1968
44Mutwa, C., My People, 3e éd., London 1977
45Robert, J., Le Japon, Coll. « Comment ils sont gouvernés », vol. 20, Paris 1970
46Rostock, M., Die antike Theorie der Organisation staatlicher Macht, Meisenheim 1975
47Schatz-Bergfeld, M., Massenkommunikation und Herrschaft. Zur Rolle von Massenkommunikation als Steuerungselement moderner demokratischer Gesellschaften, Meisenheim 1974
48Tsien Tche-Hao, La Chine, Coll. « Comment ils sont gouvernés », vol. 28, Paris 1976
§ 20 La théorie des formes d’Etat
491 La théorie des formes d’Etat est aussi ancienne que la théorie de l’Etat lui-même. Cette théorie s’est constamment préoccupée de trois questions : d’abord, quels critères convient-il d’adopter pour classer les diverses formes d’Etat ? Ensuite, la théorie des formes d’Etat doit-elle se borner à examiner qui participe à l’exercice des pouvoirs publics ? Enfin, peut-on à partir du genre de forme d’Etat conclure à la perfection de ladite forme ; en d’autres termes, la monarchie, l’oligarchie ou la démocratie est-elle la meilleure forme d’Etat ?
a) La typologie des Etats selon Aristote
502 « Les termes constitution et gouvernement ont la même signification, et le gouvernement est l’autorité souveraine des Etats, autorité souveraine qui est nécessairement aux mains soit d’un seul, soit d’un petit nombre, soit de la masse des citoyens. Quand le détenteur unique de l’autorité, ou le petit nombre, ou la masse, gouvernent en vue de l’intérêt commun, ces constitutions sont nécessairement des constitutions correctes, tandis que les gouvernements qui ont en vue l’intérêt particulier soit d’un seul, soit du petit nombre, soit de la masse, sont des déviations des types précédents. Ou bien, en effet, ceux qui font partie de l’Etat ne doivent pas être appelés des citoyens ou bien ils doivent participer aux avantages de la communauté14. »
513 Depuis plus de deux mille ans, cette réflexion d’Aristote est au cœur de la doctrine relative aux formes d’Etat. Selon ce qui précède, les Etats peuvent être classés en démocraties lorsque la majorité du peuple gouverne pour le bien de tous ou en démocraties dégénérées, c’est-à-dire en ochlocraties ou règne de la populace lorsque la majorité ne gouverne que pour son profit ou que la masse du peuple est abusée au profit d’un ou plusieurs démagogues ; en revanche, on parle d’aristocraties, lorsqu’un petit nombre gouverne pour le bien de tous ou d’oligarchies lorsqu’une infime minorité ne régit que pour son propre bien. Dans les monarchies, le monarque souverain règne pour le bien de tous et, enfin, dans les tyrannies, le tyran exerce arbitrairement son pouvoir dans son seul intérêt personnel. Tandis que, pour Aristote, ce n’est pas, en premier lieu, le genre de forme d’Etat qui est révélateur de l’excellence d’un Etat, mais bien plutôt la manière dont cet Etat est gouverné ; d’autres auteurs tirent de la forme des Etats des conclusions sur la qualité de leurs gouvernements. Ainsi, pour Thomas d’Aquin, la royauté est la meilleure forme de gouvernement car la conduite d’un seul découle de la nature. En revanche, la démocratie et l’oligarchie aboutissent à des dissensions puisque chacun cherche son bien personnel15.
524 « D’accord » répond 700 ans plus tard Kelsen qui s’interroge « sur la possibilité de donner une réponse absolument objective, universellement valable et immédiatement impérative pour tous, parce qu’évidente, à la question de savoir ce qui est socialement juste, ce qui est bien, ce qui est le meilleur : la démocratie serait alors purement et simplement impossible... Par contre, celui qui sait que la raison humaine n’a accès qu’à des valeurs relatives, celui-ci peut uniquement justifier la contrainte nécessaire à la réalisation de la démocratie par le fait qu’il demande non pas le consentement de tous (cela serait impossible et signifierait l’anarchie), mais à tout le moins l’adhésion de la majorité de ceux auxquels l’ordre imposé est applicable. C’est là le principe fondamental de la démocratie. C’est le principe de la plus grande liberté possible, conçue comme l’opposition relativement la plus faible entre la volonté générale, à savoir le contenu de l’ordre imposé par l’Etat, et la volonté de tous, c’est-à-dire le pouvoir des individus assujettis à cet ordre16. »
535 Le monde moderne et ses Etats peuvent-ils encore être appréhendés correctement par la typologie aristotélicienne des Etats ? A de rares exceptions près, aujourd’hui, presque chaque Etat prétend être une démocratie, ce qui n’empêche nullement les divers Etats de s’accuser réciproquement de violer les principes élémentaires de la démocratie. Les Etats socialistes accusent les démocraties capitalistes d’être les valets d’oligarchies économiques détenant de véritables monopoles ; de leur côté, les Etats capitalistes soutiennent que les pays communistes sont des régimes totalitaires qui ne sont démocratiques qu’en apparence. Les uns veulent mobiliser les masses pour leur démocratie (V. I. Lenine, Mao) ; d’autres exigent de la démocratie des discussions et des solutions objectives ; d’autres encore parlent de la tyrannie de la majorité au sein de la démocratie (p. ex. J. St. Mill et A. de Tocqueville). « Il y a tel état social où les membres de la minorité ne peuvent espérer d’attirer à eux la majorité, parce qu’il faudrait pour cela abandonner l’objet même de la lutte qu’ils soutiennent contre elle17. »
b) Différents critères
546 On peut recourir à des critères tout à fait divers pour classer les Etats modernes selon différents types18. Nous pouvons par exemple distinguer les Etats dont le gouvernement est stable de ceux dont le gouvernement ne l’est point. Les jeunes Etats du tiers monde ont, pour la plupart, des gouvernements instables, tandis qu’à l’opposé les nations du Vieux monde ont des régimes stables, que ce soit des démocraties bourgeoises ou communistes. Les Etats peuvent aussi être rangés dans la catégorie des Etats dits libéraux ou dans celle de ceux qui ne le sont pas. En pareil cas, la ligne de partage est moins celle qui sépare les pays industrialisés du Nord des pays en développement du Sud, mais bien la distinction entre les démocraties communistes, patriarcales et parlementaires. Pourtant, on trouve également des démocraties libérales dans le tiers monde. D’autre part, les Etats communistes d’Europe sont tout aussi totalitaires que plus d’un Etat du tiers monde à régime présidentiel où le président tremble pour son pouvoir. On peut encore distinguer les Etats dans lesquels le gouvernement a de grands pouvoirs et ceux au sein desquels on est par principe très méfiant à l’égard du pouvoir. Certains Etats dotés d’un gouvernement stable donnent très peu de pouvoir à leur gouvernement (p. ex. la Suisse). Dans d’autres pays, les gouvernements ont un pouvoir restreint parce qu’ils n’ont pas encore de solides assises ou parce que l’instabilité provient des circonstances (p. ex. le Liban).
557 L’âge de la constitution peut être un autre critère. La famille impériale du Japon, qui, aujourd’hui, n’a plus aucun pouvoir politique, tient sa souveraineté d’une dynastie impériale ininterrompue pendant plus de deux mille ans. D’autres Etats sont nés tout récemment (p. ex. le Bangladesh). Les Etats peuvent aussi être distingués selon le critère de la capacité d’adaptation. En effet, il y en a qui s’adaptent rapidement et sans difficulté aux nouveaux développements. Parmi ceux-ci, on compte les pays Scandinaves. D’autres Etats mettent du temps à s’adapter, notamment la Suisse, mais il y a encore des Etats qui sont dominés par une religion, l’Islam par exemple (Arabie Saoudite, Iran). Enfin, il y a encore et toujours des démocraties dans lesquelles un nombre restreint de familles donne le ton (p. ex. la France) ou d’autres qui sont beaucoup plus ouvertes en raison de l’évolution historique (p. ex. la RFA).
568 On peut également distinguer les Etats dotés d’une bureaucratie bien établie et puissante (p. ex. la France, l’Union soviétique) et les pays qui s’efforcent de maintenir leur administration dans des proportions raisonnables, voire modestes. Il en est ainsi des Etats-Unis, de la Suisse et de la Chine19. Pour Rousseau et pour Montesquieu, les dimensions d’un Etat sont finalement décisives. Un pays qui, comme la Chine, compte un milliard d’habitants ne peut pas être gouverné selon les mêmes principes qu’un autre qui compte cent cinquante fois moins d’habitants (la Suisse). En outre, les conditions climatiques et géographiques jouent un rôle non négligeable. Par conséquent, un pays montagneux présentera une autre organisation de ses pouvoirs publics qu’un grand pays plat. Le traditionnel adage qui insiste sur le fait que l’Angleterre et le Japon sont deux îles est plus révélateur pour la théorie de l’Etat qu’il n’y paraît de prime abord.
579 Toutefois, les Etats sont aussi différents les uns des autres par leurs structures internes en ce sens qu’on peut opposer aux Etats centralisés comme la France, ceux qui sont fédéralistes comme l’Allemagne, la Suisse ou les Etats-Unis.
c) L’organisation du pouvoir souverain comme critère de classification
5810 Quel est donc le critère de classification qui est déterminant pour nous ? Pouvons-nous nous contenter du critère relatif au nombre de ceux qui participent au gouvernement ? L’image de la réalité étatique qu’Aristote avait sous les yeux n’était autre que la communauté des cités grecques diversement organisées. En effet, à côté des villes à régime démocratique20 il y avait des cités régies par un tyran21.
5911 Cependant, plus tard, la domination des cités grecques par l’Empire romain modifia le cours de l’histoire. En outre, depuis Constantin, l’Eglise catholique incarna un facteur d’influence au sein de l’Etat. Toutefois, la sécularisation qui survint quelques siècles plus tard et la centralisation du pouvoir dans les mains d’un monarque absolu ont constitué le tournant décisif vers l’Etat moderne et son organisation.
6012 L’homme moderne se distingue de ses ancêtres, notamment par le fait qu’il ne se considère pas comme faisant partie intégrante de la nature et de l’environnement et, à ce titre, comme soumis à la destinée, mais au contraire il veut modeler la nature et son environnement en tant que sujet. La société médiévale concevait par exemple le pouvoir de l’Etat comme quelque chose de providentiel, c’est-à-dire de déterminé par Dieu. Le souverain n’avait pas pour tâche d’édicter ses propres lois à l’intention des hommes ; il devait au contraire appliquer les lois divines aux hommes. Son rôle était celui du juge qui devait condamner celui qui avait transgressé la loi, à savoir les commandements de Dieu et de l’Eglise. Rares furent les souverains qui eurent l’idée de modeler par leurs propres lois l’organisation de l’Etat et de la société. L’ordre public et social constituait en effet, à l’époque, un préalable indiscuté et perpétué par la tradition.
6113 Dans l’Etat sécularisé qui suivit et où la souveraineté du monarque était entière et illimitée, celui-ci n’avait pas seulement le droit de diriger les hommes, mais encore toute faculté de modeler l’Etat et ses sujets à sa guise et selon sa volonté. Les pouvoirs publics centralisés par le monarque étaient presque illimités et détenus par lui seul. Dès lors, l’ancienne féodalité avec sa souveraineté structurée et partagée fut remplacée par un absolutisme plus ou moins centralisateur.
6214 Lorsqu’Aristote écrivit sa Politique et formula les critères relatifs aux différents types d’Etat, cette conception d’une souveraineté illimitée était alors complètement inconnue et étrangère. Selon le philosophe de la Grèce antique, les lois étaient avant tout des règles de comportement, c’est-à-dire les lois pénales destinées à réaliser la justice. Quant à la cité, elle était une société structurée, reposant sur les clans. Aristote ne connaissait donc pas du tout le pouvoir étatique qui englobe tout.
6315 De très nombreux Etats modernes confèrent à un seul organisme public cette puissance publique illimitée. Celle-ci se trouvera donc dans les mains d’un parlement (démocratie parlementaire) d’un parti (régimes communistes dotés d’un parti unique qui gouverne) ou de l’armée (dictatures militaires d’Amérique latine).
64Il y a toutefois, aujourd’hui, des Etats qui n’ont pas encore complètement franchi le pas les séparant du pouvoir d’Etat absolu. Les Etats-Unis d’Amérique ont par exemple adopté la constitution anglaise de l’époque antérieure à l’absolutisme, ce qui implique un équilibre de pouvoirs entre le président (la monarchie élective) et le congrès (le parlement). En Suisse aussi, un pouvoir absolu de l’Etat n’a pas pu s’imposer comme cela est le cas dans les pays voisins. Certes, les cantons suisses ont connu des dominations arbitraires exercées par certaines familles patriciennes, mais dans les cas extrêmes le peuple avait toujours la possibilité de se défendre. La Confédération helvétique organisée de façon fédéraliste ne l’est donc pas selon le schéma propre à un Etat moderne dont la souveraineté est une et indivisible.
6516 Les Etats contemporains, nous pouvons donc les distinguer d’après la manière selon laquelle ils ont structuré le pouvoir souverain de l’Etat. La première constatation est alors la suivante : d’un côté, nous trouvons des Etats qui ont emboîté le pas aux évolutions vers l’absolutisme et ont donc attribué à un seul organe public le soin de disposer de la souveraineté ; de l’autre côté, il y a les Etats qui ont toujours une souveraineté structurée et partagée.
6617 Dans ses considérations sur la constitution démocratique, Aristote est d’avis que le peuple serait en mesure de gouverner la petite cité autarcique. A l’époque, le peuple a en réalité tranché directement et librement plus d’une question lors d’assemblées populaires. De surcroît, en tirant au sort ceux qui revêtaient des charges publiques dont la durée était limitée à un an, on voulait éviter que se crée une oligarchie dirigeante. Comparativement à la cité d’Aristote, les Etats modernes sont beaucoup plus complexes et plus grands. On ne peut plus les gouverner par des assemblées populaires en plein air. Ce sont plutôt des formes d’Etat mixtes au sens d’Aristote. A intervalles réguliers, le peuple choisit le parlement et/ou le gouvernement, (démocratie) tandis que ledit parlement édicte les lois (oligarchie). Quant au gouvernement qui est, de iure ou de facto, dirigé par un premier ministre ou président du Conseil, il incarne une tendance proche des vues relatives à la monarchie22.
6718 Cette optique ne permet guère toutefois, de porter un jugement pertinent sur les formes des Etats « démocratiques ». La question première posée par Aristote, à savoir celle qui porte sur l’organisation du pouvoir suprême de l’Etat, est décisive à cet égard. Dès lors, si nous voulons examiner les types actuels des Etats, il nous faudra absolument connaître l’organe qui détient le pouvoir suprême de l’Etat ainsi que son organisation ou son mode d’élection.
6819 Une fois que nous savons que cet organe est élu, que nous connaissons sa composition, nous pouvons alors nous faire une idée plus juste du genre et du degré de démocratie dans l’Etat en question. Dans cette perspective, il est possible de classer les Etats démocratiques comme il suit : on commencera par distinguer les Etats qui remettent dans les mains d’un organe unique la décision relative au pouvoir suprême de l’Etat, de ceux au sein desquels ce sont plusieurs organes qui partagent l’exercice des droits souverains. Dans la première catégorie, on compte les Etats dotés d’une démocratie parlementaire et ceux qui ont une démocratie présidentielle. Dans la seconde catégorie, celle des Etats où la souveraineté est partagée, on range certains Etats fédératifs ainsi que les Etats qui, comme les Etats-Unis, répartissent la souveraineté entre les trois pouvoirs fédéraux suprêmes.
6920 Il ne faut cependant pas perdre de vue tous les Etats qui placent en réalité la souveraineté dans les mains d’institutions telles qu’un parti politique ou une religion, mais qu’on ne peut appeler organismes d’Etat. Il s’agit notamment des Etats communistes ou de ceux qui sont sous l’emprise des traditions religieuses.
Bibliographie
a) Auteurs classiques
70Aristote, La Politique, trad. J. Tricot, 2nde éd., Paris, Vrin, 1970
71Cicéron, La République, trad. G. Bréguet, Paris, « Les Belles Lettres », 1980
72Marsile de Padoue, Le Défenseur de la Paix, trad. J. Quillet, Paris, Vrin, 1968
73Thomas d’Aquin, Du Royaume, trad. M.-M. Cottier, Paris, Egloff, 1947
74Tocqueville, A. de, De la Démocratie en Amérique, Paris, Gallimard, 1967
b) Autres auteurs
75Berve, H., Wesenszüge der griechischen Tyrannis, in : F. Gschnitzer (éd.), Zur griechischen Staatskunde, Darmstadt 1969
76Crick, B., Basic forms of government, London 1973
77Dahl, R. A., Regimes and oppositions, New Haven 1973
78Fried, R. C., Comparative political institutions, London 1966
79Herrschaftsmodelle und ihre Verwirklichung, Mainz 1971
80Herz, J. H., Carter, G. M., Regierungsformen des 20. Jahrhunderts, Stuttgart 1964
81Hüglin, O., Tyrannei der Mehrheit, thèse St. Gallen 1977
82Huntington, S., Political Order in Changing Societies, 2nde éd., Yale 1969
83Imboden, M., Politische Systeme – Staatsformen, 2nde éd., Basel 1974
84Jones, A. H. M., Wie funktionierte die athenische Demokratie ?, in : F. Gschnitzer (éd.), Zur griechischen Staatskunde, Darmstadt 1969
85Kelsen, H., Demokratie und Sozialismus, Ausgewählte Aufsätze, éd. N. Leser, Wien 1967
86Kuechenhoff, E., Möglichkeiten und Grenzen begrifflicher Klarheit in der Staatsformenlehre, 2 vol., Berlin 1967
87Mantl, W., Repräsentation und Identität. Demokratie im Konflikt. Ein Beitrag zur modernen Staatsformenlehre, Wien 1975
88Millet, R., Le Gouvernement de l’avenir, Paris 1960
89Stammen, Th., Regierungssysteme der Gegenwart, 3e éd., Stuttgart 197
90Tsien Tche-Hao, La Chine, Coll. « Comment ils sont gouvernés », vol. 28, Paris 1976
Notes de bas de page
1 cf. § 3.
2 Group Feeling, cf. Ibn Khaldun, p. 254 ss.
3 cf. J. Robert, p. 222 ss.
4 Aristote, Livre VI, 1319 a.
5 B. Moore, p. 419.
6 cf. B. Moore, p. 420 s.
7 B. Moore, p. 317.
8 cf. D. G. Lavroff, La république du Sénégal, p. 86 ss.
9 cf. également D.-G. Lavroff, Les systèmes constitutionnels en Afrique noire, p. 14.
10 cf. § 32.
11 Mao Tse Tung, cité par Tsien Tche-Hao, p. 243 s.
12 Mao Tse Tung, le 1er juin 1943, cité par Tsien Tche-Hao, p. 245.
13 Mao Tse Tung, le 24 avril 1945, cité par Tsien Tche-Hao, p. 245.
14 Aristote, Livre III, 1279 a.
15 Th. d’Aquin, Du Royaume, Livre I, chap. 2, p. 35 ss.
16 H. Kelsen, p. 66 ss., cit. trad.
17 A. de Tocqueville, p. 300 ; cf. aussi O. Hueglin.
18 cf. à ce sujet S. Huntington avant tout.
19 cf. à ce sujet Tsien Tche-Hao, p. 287 ss.
20 cf. A. H. M. Jones, p. 219 ss.
21 H. Berve, p. 139.
22 cf. Ciceron, Livre I, p. 244 ss., à propos des formes d’Etat mixtes.

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