Chapitre premier. Les éléments de l’État
p. 149-187
Texte intégral
§ 11 Signification de la notion d’Etat
a) L’évolution de la notion d’Etat moderne
11 L’Etat moderne en Europe et aux Etats-Unis est né d’une évolution séculaire à partir de l’ordre social fortement hiérarchisé du Moyen Age. Dans ce contexte, quels furent les facteurs essentiels ?
22 Au premier plan, on trouve sans aucun doute la centralisation croissante et la politisation du pouvoir. Dans la structure féodale du Moyen Age, le pouvoir signifiait encore, dans une large mesure, un rapport « de droit privé » et une dépendance personnelle envers le possesseur des biens ou le maître d’une corporation. Les serfs appartenaient au propriétaire de la terre pour lequel ils devaient travailler, tandis que celui-ci devait, de son côté, veiller sur eux. L’apprenti dépendait très largement de son maître d’apprentissage. Plus tard, cette dépendance devint moins étroite pour les compagnons, mais ne fut pas abolie.
33 Cette relation de dépendance privée (à l’époque, il n’y avait pas encore à proprement parler de droit privé pas plus que de droit public) ressemblait à la dépendance qui liait le possesseur des terres à ses comtes ou ducs auxquels il devait fidélité, allégeance et service militaire, alors qu’en contrepartie ces seigneurs protégeaient ses terres et reconnaissaient sa domination. Dans les villes, les maîtres d’apprentissage s’unissaient au sein de corporations. Celles-ci géraient le monopole corporatif et attribuaient à chacun un certain contingent de production. Toutes les corporations administraient ensemble la ville qui, de son côté, était placée sous la protection d’un grand seigneur, à moins qu’elle ne fût ville impériale, c’est-à-dire sous la protection directe de l’Empereur.
44 De même, la domination des grands seigneurs avait un caractère largement privé. Ainsi, ceux-ci partageaient leurs terres entre leurs fils et pouvaient par des mariages s’approprier la domination sur de nouveaux territoires.
55 La centralisation croissante du pouvoir dominateur dans les mains des princes et des comtes du Saint Empire romain germanique, mais surtout dans celles du roi en France et du tsar en Russie a abouti à une dissolution de ces dépendances fortement structurées. Chacun devint alors de plus en plus le sujet direct du roi ou du prince. Le pouvoir royal ne reposait plus sur des dépendances personnelles provenant notamment de la propriété, de la naissance, du mariage, de l’achat ou de la vente, mais au contraire sur sa puissance militaire et sa police. Le souverain ne représentait plus ses seuls princes ou comtes ; il incarnait les intérêts du peuple tout entier qu’il avait soumis à son pouvoir. Parallèlement à la dépendance des serfs ou des compagnons, un rapport d’assujettissement fondé sur le droit public s’est progressivement développé entre le roi et son peuple.
66 Pour l’ancienne relation de dépendance, qui était très lâche, et pour l’organisme souvent fort rigide dirigé par le roi, il fallut trouver un nom. Comment appelle-t-on ce rapport de dépendance entre des personnes et un prince qui ne repose que sur sa seule puissance militaire et policière de ce dernier, mais non pas sur la tradition ? Machiavel, auteur politique de la Renaissance, a rédigé à l’intention des princes des villes et principautés d’Italie des directives concernant le bon usage de la puissance et la manière de traiter leurs sujets pour rester au pouvoir ; il utilise l’expression “lo stato” pour désigner ainsi les nouveaux rapports entre le peuple et le souverain, en se référant aux cités grecques et au “status rei publicae romanae”. Cette unité qui est née progressivement entre le roi et le peuple a donc été appelée « Etat ». Cependant, l’activité qui est liée à l’Etat a pris le nom de « politique » depuis le xve siècle, par analogie au mot grec “polis” (la cité).
77 Puisque la nouvelle relation de dépendance entre le roi et le peuple ne s’explique ni ne se justifie par la tradition, il a bien fallu chercher une autre légitimation du pouvoir. Celle-ci, les uns l’ont trouvée dans le « contrat social », les autres dans la notion de « souveraineté ». L’Etat souverain est la nouvelle entité rationnelle, voulue par le peuple et son roi ; il dispose en son sein du monopole de la puissance publique et il est indépendant de l’extérieur.
88 Reste ouverte la question de savoir qui fait partie de cette nouvelle entité. Les sujets qui sont placés sous le pouvoir direct du roi constituent le peuple. Comme cette structure de l’autorité ne repose plus sur des dépendances personnelles, ses limites ne sont plus tracées par les origines et la tradition, mais au contraire par une certaine extension géographique c’est-à-dire un territoire.
99 On discerne ainsi les éléments de l’Etat moderne : celui-ci est une entité constituée par un peuple et un territoire, au sein de laquelle le pouvoir politique s’exerce de façon rationnelle et centralisée sous forme de souveraineté à l’intérieur et d’indépendance à l’extérieur.
1010 Peuple, territoire et souveraineté sont les principaux éléments de l’Etat moderne que nous analyserons dans les pages suivantes. Il ne s’agit pas toutefois, comme nous le constaterons sans tarder, de notions bien établies et universellement reconnues. Bien au contraire, la controverse sur la question de savoir quelles sont les conditions dont dépend l’existence d’un Etat moderne a été à l’origine de grands antagonismes politiques. Quelques exemples suffiront à éclairer cette querelle explosive. L’ancien « Reich » allemand dans ses frontières de 1937 est-il aujourd’hui représenté par deux Etats allemands ou par un seul ? Les Palestiniens, les Israéliens ont-ils un droit à la formation ou à la reconnaissance de leur Etat ? Une guerre civile divise-t-elle un Etat en deux Etats distinct ou bien seul un des deux partis (lequel ?) représente-t-il l’Etat ? L’Afrique appartient-elle aux Africains ou bien le pouvoir d’une minorité blanche se justifie-t-il en Afrique du Sud ?
1111 En examinant dans les pages qui suivent les trois éléments constitutifs – peuple, territoire et souveraineté – nous tenterons d’approfondir quelque peu ces controverses politiques et scientifiques.
b) Peuple, nation, Etat dans la Charte des Nations Unies
1212 Dans le préambule de la Charte des Nations Unies, les peuples de ces nations s’obligent, pour l’avenir, à empêcher la guerre et à préserver la paix. Mais qui sont donc les peuples des Nations Unies ? A notre grand étonnement, nous constatons que selon les articles 3 et suivants de la Charte, seuls des « Etats » et non point des « peuples » ou même des « Nations » peuvent être membres des Nations Unies. La Charte utilise donc les notions de peuple, d’Etat et de nation sans définir la signification particulière de chacune de ces différentes appellations. Dans la déclaration solennelle du préambule, il ne s’agit pas de la notion abstraite et rationnelle de « l’Etat » ; c’est bien plutôt les peuples qui jurent solennellement vouloir la paix. D’autre part, nous ne parlons pas ni des « Peuples-unis », ni des « Etats-unis », mais des « Nations Unies » et nous pensons par là aussi bien aux Etats membres qu’aux peuples qui y vivent.
1313 Cette confusion conceptuelle1 montre à l’évidence combien la notion moderne de l’Etat est difficile à délimiter et chargée de problèmes. On n’est pas au clair sur le fait de savoir à quel territoire et à quel peuple revient la qualité d’Etat, quand Etat et peuple sont identiques et quant ils ne le sont pas. Qui peut donc, par exemple, invoquer le droit à l’autodétermination ? Les Etats membres ou bien les peuples qui sont partiellement soumis aux Etats membres des Nations Unies ?
1414 La notion moderne de l’Etat est un produit de l’histoire européenne des Etats et des idées. Les conditions de cette évolution furent la suppression de la dépendance des monarques envers l’Eglise, le renforcement de l’autorité royale au sein d’un territoire déterminé puis l’apparition de l’Etat national au xixe siècle.
1515 Pour les Etats du tiers monde, le problème se pose en revanche tout autrement dans la plupart des cas. Bon nombre d’entre eux ont un passé colonial. Leur pouvoir étatique découle de la domination coloniale et doit s’affirmer sur un territoire découpé artificiellement ; découpage qui, bien souvent, ne tient pas compte de l’évolution historique et surtout des limites de l’implantation des tribus et des peuples. Ainsi, en Afrique notamment, de nombreux peuples ont des difficultés à comprendre que le peuple ou la nation doit être identique à leur Etat. Les membres de certaines tribus ne peuvent guère ou pas du tout s’identifier à leur Etat où domine une autre tribu.
1616 Hormis les anciens Etats coloniaux, d’autres Etats doivent aussi parvenir à intégrer des peuples différents. Si nous songeons que l’article premier, 2e alinéa, de la Charte mentionne explicitement le droit des peuples à l’autodétermination et que l’article 2, 1er alinéa, dispose par ailleurs que l’Organisation des Nations Unies repose sur les principes d’égalité et de souveraineté de ses membres, il devient évident qu’il n’est dès lors pas possible d’éviter à propos de ces déclarations et dispositions fondamentales des conflits qui sont aujourd’hui très actuels, voire explosifs. En effet, les Palestiniens revendiquent la Palestine en invoquant le droit des peuples à l’autodétermination, tandis qu’Israël, membre des Nations Unies, se réfère à ses droits d’Etat souverain.
1717 Au sein même des Etats, la souveraineté de l’Etat est également remise de plus en plus en question. Si le xixe siècle fut encore placé sous le signe d’une unité nationale croissante, le xxe siècle est caractérisé par les tendances autonomistes des minorités : Basques, Corses, Tyroliens, Jurassiens, Canadiens français, Kurdes, Erytréens, Tibétains, Bantous, Somaliens occidentaux, etc. Partout des ethnies, des minorités raciales ou des tribus minoritaires revendiquent plus d’autonomie ou même une indépendance totale. En ce siècle, presque tous les conflits sont caractérisés par des problèmes de minorité. Afin de se faire entendre à l’échelle internationale, les minorités cherchent des alliés au sein des Nations Unies, afin d’obtenir aide et soutien ainsi qu’à tout le moins un statut international provisoire. Ainsi, depuis quelque temps les minorités participent toujours plus nombreuses aux conférences internationales en qualité d’observateurs ou en tant qu’invitées.
1818 Puisque la Charte des Nations Unies exige des Etats membres qu’ils renoncent à l’emploi de la force et de la violence pour résoudre les conflits internationaux (art. 2, 4e al.), toute une série d’Etats tentent de faire tomber les gouvernements d’autres Etats qui leur sont hostiles en apportant leur soutien aux minorités de ceux-ci qui sont dans l’opposition. De la sorte, les antagonismes internationaux se règlent par le déclenchement de conflits internes. L’aide extérieure sape la souveraineté interne de l’Etat et son autorité. Cette évolution est aussi l’une des conséquences de l’opposition idéologique entre l’Est et l’Ouest. Au cours des siècles précédents, les Etats se sont surtout employés à conquérir de nouveaux territoires. En revanche, aujourd’hui, certains d’entre eux cherchent à mettre en place dans d’autres Etats un gouvernement qui obéisse aux mêmes principes idéologiques sur le plan intérieur et international et qui, par les liens économiques, soit intégré au groupe des Etats partageant une même idéologie, tant et si bien que sa docilité s’obtient relativement aisément en raison de sa dépendance économique et militaire.
1919 Certes, dans le domaine des relations internationales, les Etats apparaissent comme des entités juridiques que personne ne saurait remettre en question. Pourtant ces apparences sont souvent démenties par la réalité intérieure et internationale. Même lorsque le territoire d’un Etat reste intact ou presque, sa structure interne peut être modifiée à tel point qu’il faut alors parler non seulement d’un nouveau gouvernement mais encore d’un nouvel Etat. Les divers changements de régime au Cambodge, la déposition de l’Empereur Hailé Sélassié d’Ethiopie, les désordres en Iran, Afghanistan, au Pakistan, Bangladesh, Tchad ou à Chypre illustrent ces profondes mutations internes des Etats.
c) La notion d’Etat dans la théorie générale de l’Etat
2020 Quelles sont la position et la tâche de la théorie générale de l’Etat face à des modifications aussi radicales ? Personne n’exige d’une seule discipline scientifique qu’elle résolve toutes ces controverses qui découlent de conflits politiques aux racines profondes. De surcroît, il n’appartient pas à la théorie générale de l’Etat d’anticiper sur d’autres sciences, par exemple sur le droit international public. Celui-ci doit notamment définir à quelles conditions une entité territoriale peut devenir un sujet de droit doué de capacité au sens du droit des gens. Il en va de même du droit constitutionnel interne à l’Etat ; celui-là détermine de son côté librement quels sont les autorités et les organes pouvant agir au nom de l’Etat avec force obligatoire, quelles sont les modalités de la relation entre l’Etat et les citoyens et quelles sont les attributions de l’Etat.
2121 Cependant, lorsque nous examinons de plus près les disciplines actuelles du droit international public et du droit constitutionnel nous constatons qu’elles considèrent l’Etat, par conséquent la notion même d’Etat, comme une réalité pré-donnée, sans analyser sa véritable origine. Le régime juridique et donc la constitution déduisent de la souveraineté de l’Etat leur droit d’établir le droit ; de son côté, le droit international public s’entend comme un droit interétatique, édicté par les sujets du droit des gens (Etats) et qui s’applique à ces mêmes sujets (Etats) ; le droit international public implique donc de nouveau la notion d’Etat. Présupposer la notion d’Etat comme un élément pré-donné et immuable n’est du reste pas particulier aux sciences du droit, puisque la « philosophie de l’Etat », la sociologie de « l’Etat », la “polito” logie et les « sciences politiques » (polis = la cité) présupposent une certaine notion et une certaine définition ou compréhension de l’Etat.
2222 La tâche de la théorie générale de l’Etat consiste donc à dégager une notion de l’Etat qui soit utilisable pour notre époque. Ce rôle ne se limite pourtant pas à une finalité proprement et exclusivement scientifique, mais cette analyse des éléments nécessaires à l’Etat revêt une importance pratique et même très souvent existentielle tant pour l’Etat que pour l’homme. En effet, dénier à tel peuple ou territoire le droit de constituer une entité étatique devient alors une question de vie ou de mort, de destinée de ce peuple et de ses voisins. Le débat autour de la partition de l’Allemagne en deux Etats n’est de loin pas de nature académique.
2323 Depuis la naissance de l’Etat national de type libéral au xixe siècle, la théorie générale de l’Etat a considéré comme essentiels pour l’Etat les trois éléments suivants : nation, territoire et souveraineté. Sans hommes, il n’y a pas d’Etat. Aussi longtemps que la lune ne sera pas habitée en permanence, aucun territoire lunaire ne pourra être qualifié d’Etat. L’Etat moderne a besoin, de surcroît, d’un territoire sur lequel ses lois ont validité illimitée. Enfin, l’Etat doit être souverain pour être reconnu tant à l’intérieur qu’à l’extérieur, ce qui signifie qu’il doit pouvoir faire respecter ses lois sur l’ensemble de son territoire. S’il ne parvient pas à exercer ce pouvoir, son existence est remise en question. Aux trois éléments précités, il faut absolument en ajouter un quatrième : les organes de l’Etat. Sans ceux-là, celui-ci ne peut agir. Il doit donc donner à l’un ou l’autre organe la compétence de le représenter à l’intérieur comme à l’extérieur.
2424 Selon l’optique scientifique adoptée, ces éléments sont appréciés de façons très diverses. Avec la notion de nation, le sociologue entend une entité historique et culturelle. Pour les juristes, la nation est identique à l’ensemble des citoyens qui tombent sous le coup de la loi sur les droits civiques ou bien elle coïncide avec les hommes vivant sur un territoire donné. Dans le peuple, le spécialiste des sciences politiques considère d’abord le contribuable et le consommateur, tandis que le politologue commence par étudier les divers groupements politiques au sein de la nation. Par exemple, la souveraineté est assimilée à la notion de pouvoir par la politologie, tandis que le positivisme juridique l’assimile à la compétence de la compétence.
2525 Dans toute la diversité des optiques possibles, il convient de considérer chacun des éléments de la définition de l’Etat dans ses dimensions historiques et géographiques, ce qui a été négligé à certaines époques durant lesquelles on a tenté de représenter l’Etat comme une réalité abstraite et un phénomène hors du temps. Ce faisant, on oubliait que les Etats ont une histoire et constituent des entités imprégnées par les structures du relief et du paysage ; dès lors celui qui méconnaît leur évolution historique ne peut rien dire de sûr au sujet de leurs particularités, de leur nature ou de leur comportement. Il n’est pas permis ni guère possible de détruire la conscience historique d’un peuple. Un peuple n’oublie jamais l’injustice qu’il a dû subir ; il a le sentiment profond de constituer une unité historique, même lorsqu’il est opprimé durant des siècles.
2626 De même, réduire l’Etat au droit comme le font les positivistes (H. Kelsen), c’est faire fi de l’histoire. Ne considérer l’Etat que comme phénomène de l’ordre juridique revient à ne concevoir l’homme que comme un sujet de droit. Il est certain que les rapports entre l’Etat et le droit sont des plus étroits. Cependant, notre histoire nous a enseigné par maints exemples qu’elle est plus que le droit seul. En effet, lorsque le droit est abrogé ou détruit, il subsiste dans le cœur des peuples une réalité de fait qui prend la forme d’une vision d’avenir que l’on va tenter de transformer en réalité juridique. Il n’est pas possible de créer un Etat aussi facilement qu’un paragraphe de loi. La naissance, la disparition ou la partition d’un Etat est un processus si douloureux et révolutionnaire qu’il ne saurait s’achever au moyen de quelques dispositions constitutionnelles.
Bibliographie
27Barsch, C.-E., Der Staatsbegriff in der neueren deutschen Staatslehre und seine theoretischen Implikationen, Berlin 1974
28Bracher, K. D., Staatsbegriff und Demokratie in Deutschland, in : Demokratisierung in Staat und Gesellschaft, München 1973
29Cassese, A., Jouve, E. (éd.), Pour un droit des peuples, Paris 1978
30Genèse et déclin de l’Etat, in : Archives de philosophie du droit 21 (1976), p. 1 ss.
31Häfelin, U., Die Rechtspersönlichkeit des Staates, Habilitationsschrift, Tübingen 1959
32Huber, M., Die Entwicklungsstufen des Staatsbegriffs, Basel 1903
33Kelsen, H., Der soziologische und der juristische Staatsbegriff, 2nde éd., Tübingen 1928
34Kern, E., Moderner Staat und Staatsbegriff, Hamburg 1949
35Mager, W., Zur Entstehung des modernen Staatsbegriffs, Wiesbaden 1968
36Passerin d’Entrèves, A., The notion of the State, Oxford 1967
37Veiter, Th., Staat und Nationsbegriff nach westlicher Lehre, in : Internationales Recht und Diplomatie, Köln 1972
38Weihnacht, P. L., Staat. Studien zur Bedeutungsgeschichte des Wortes von den Anfängen bis ins 19. Jahrhundert, Berlin 1968
§ 12 Le peuple de l’Etat (la nation)
a) La relation entre l’Etat et son peuple
391 Qu’il ne puisse y avoir d’Etat sans hommes est une évidence ; il n’y a, en effet, pas d’Etat sans peuple. Cette petite phrase en guise de préambule pourrait aussi conclure ce paragraphe concernant le peuple, si la notion juridique de peuple de l’Etat était toujours identique avec la notion sociologique de peuple ou de nation. Mais, précisément, cela n’est pas toujours le cas. Il y a de nombreux peuples qui ne forment aucune entité étatique (p. ex. les Tibétains, les Mongols, les Arméniens, les Palestiniens, etc.) et il y a de nombreux Etats qui ne sont le ciment que d’une ou de certaines parties d’un peuple (p. ex. l’Allemagne, l’Autriche, les Etats arabes, etc.). En outre, dans le domaine du droit de la nationalité et des droits civiques, les Etats distinguent les nationaux, qui jouissent des pleins droits, des étrangers qui n’ont que des droits restreints. On connaît également les discriminations légales entre divers peuples ou races, par exemple la législation sur l’apartheid en Afrique du Sud, le statut inférieur des « infidèles » au sein des Etats islamiques ou encore la discrimination des non-juifs en Israël.
402 Entre l’Etat rationnel, né quelquefois de circonstances artificielles et le peuple « qui a son histoire », il y a fréquemment de fortes tensions que nous examinerons de plus près dans le paragraphe suivant.
b) Le sentiment communautaire comme condition de la formation d’un peuple
1. Genèse de la communauté tribale
413 Quels sont les hommes qui s’associent en communautés étatiques ? Nous avons vu précédemment que l’origine des structures du pouvoir suprafamilial résidait dans la dépendance du clan ou de la communauté tribale. Originellement, celle-ci était aussi une communauté de descendance. Tous les membres d’une tribu avaient la même souche, c’est-à-dire le même aïeul ou la même aïeule, ou du moins ils le croyaient fermement. Par exemple, aujourd’hui encore les Zoulous d’Afrique du Sud sont persuadés de descendre d’une souche unique. Une telle origine commune fut la condition dont a dépendu l’évolution des formes de pouvoir vers une communauté plus ample. D’une part, le sentiment d’appartenance commune qui s’explique par une parenté de sang et, d’autre part, un même destin historique ont favorisé l’apparition d’un sentiment communautaire à l’échelon d’associations de type social dépassant la famille et le clan.
2. Communauté guerrière et défensive
424 Un sentiment communautaire authentique et durable ne naît toutefois que lorsque la communauté en question doit s’affirmer face à une autre collectivité et délimiter son sol. Ainsi la naissance de la communauté tribale ou du clan est inconcevable sans démêlés avec d’autres clans ou tribus.
435 En plus de la défense et de l’affirmation de l’indépendance vis-à-vis de l’extérieur, le clan ou la tribu voit se développer ses propres us et coutumes. C’est ainsi que les tribus ne tardèrent pas à se distinguer par des conceptions du droit et des institutions juridiques différentes les unes des autres. Au début du Moyen Age par exemple, il se trouvait en Europe des tribus ou communautés vivant côte à côte dans une ville, ce qui fait que leurs membres respectifs se mariaient, héritaient ou étaient punis selon des normes juridiques différentes. Le droit indispensable pour régir les relations entre les membres de ces différentes tribus ou communautés s’appelait alors ius gentium ou droit des gens (Th. d’Aquin, Jean Bodin (1530-1596)). Un tel droit était marqué par les principes du droit canonique d’alors et du droit romain. C’est seulement plus tard que le ius gentium s’est subdivisé en droit international public qui traite des relations entre les Etats (on l’appelle encore quelquefois droit des gens) et en droit international privé qui, comme son nom l’indique, s’applique aux rapports entre particuliers issus de cercles juridiques différents.
3. Communauté linguistique et culturelle
446 Outre les origines, la même langue et la même culture ont toujours été un trait d’union essentiel entre les membres d’une tribu ou d’un peuple. Les deux éléments constituent ensemble les conditions dont dépendent la naissance et l’épanouissement d’un sentiment communautaire qui, à son tour, est une condition importante pour l’apparition et le maintien d’un ordre incarné par l’Etat2.
4. Communauté de destin
457 Toutefois, un tel sentiment communautaire ne naît pas forcément qu’au sein de la seule communauté tribale. En effet, l’histoire vécue ensemble (communauté de destin), des convictions politiques communes, un “way of life” commun ou une religion commune, tout cela peut également se révéler constitutif d’une communauté au même titre que des origines communes. Dans ce contexte des causes possibles, une question présente un intérêt primordial, à savoir l’importance du sentiment de groupe pour l’apparition des formes du pouvoir étatique.
c) La solidarité, condition de la communauté étatique
468 Toute communauté étatique présuppose une certaine disposition de ses membres à la solidarité communautaire. Qu’aujourd’hui les citoyens des divers Etats versent à l’Etat, sous forme d’impôts et de contributions sociales, entre 20 et 70 % de leurs revenus ne se conçoit pas à la longue sans un minimum de dispositions à la solidarité. Cependant, la communauté étatique exige encore d’autres sacrifices de ses membres, par exemple le service militaire qui, dans certaines circonstances, appelle le soldat à faire don de sa vie pour la défense de sa patrie.
479 Puisque l’Etat dépend donc d’une certaine disposition à la solidarité, la communauté étatique ne sera durable que pour les peuples qui sont prêts à faire preuve d’une telle solidarité. Les peuples qui ne se laissent pas intégrer ne peuvent être assujettis à long terme, même par les moyens de coercition les plus forts. L’histoire des deux derniers siècles est une preuve éclatante de la force libératrice qui peut habiter un peuple si celui-ci a été privé d’autonomie durant longtemps.
4810 Reconnaître l’importance du sentiment communautaire pour une vraie solidarité étatique ne doit pourtant pas entraîner une confusion avec le nationalisme moderne. Celui-ci identifie de façon univoque l’Etat à la nation et part de l’idée que seules des nations identiques peuvent constituer un Etat. Or, le nationalisme rejette la formation du sentiment de solidarité à partir d’une communauté de destin vécue ou d’un “way of life” commun (p. ex. les Etats-Unis ou la Confédération suisse).
4911 La conclusion d’Aristote selon laquelle l’homme est un être dépendant de la communauté est certainement pertinente. Seulement, on oublie souvent que l’homme n’est pas prêt à s’intégrer dans n’importe quelle communauté. L’être humain est ainsi fait qu’il cherche manifestement la sécurité au sein d’une communauté. S’il ne la trouve pas, il se tournera alors contre la communauté. Ce n’est toutefois pas uniquement l’individu, mais encore des minorités ethniques qui ont besoin d’autonomie afin de pouvoir tracer elles-mêmes leur destin. En effet, lorsqu’on ne laisse pas à une communauté la liberté de chercher sa propre voie, ses membres se défendent contre l’oppresseur qui est aussi ressenti comme un exploiteur.
5012 Cette réalité a bien souvent été négligée par la théorie générale de l’Etat. Certes les théoriciens de l’Etat ont cherché à distinguer avec force minutie les notions de peuple, de nation et de race, mais l’essentiel, à savoir le sentiment communautaire – tel qu’il a été mis en lumière par Ibn Khaldun – et sur lequel repose une communauté étatique a été trop peu mis en exergue. L’Etat n’est pas seulement une entité rationnelle, un produit de la volonté des hommes, mais encore une unité historique, résultat d’un destin commun. Dans ce contexte, il est peu important de savoir sur quoi repose le sentiment communautaire. En revanche, il importe de prendre conscience du fait que la communauté étatique procure une patrie et une sécurité aux individus et à leurs familles et qu’ainsi se crée le fondement d’une véritable disposition à la solidarité.
d) Peuple et contrat social
5113 Les théories contractuelles partaient et partent aujourd’hui encore de l’idée que le peuple qui conclut un contrat de domination ou un contrat social n’est pas déterminé par ledit contrat. Au contraire, elles laissent en suspens la question de savoir si l’on peut admettre que l’unité nécessaire était préexistante, qu’elle est apparue progressivement par l’évolution historique ou qu’elle a été imposée arbitrairement, par la guerre notamment. Les Anglais, peuple insulaire, ont pris une part prépondérante au développement de cette théorie (Th. Hobbes et J. Locke) et, pour eux, le peuple est sans aucun doute une donnée préexistante, abstraction faite des Ecossais et des habitants du pays de Galles. En revanche, les frontières des autres peuples européens n’étaient pas prédéterminées par la géographie. Quelle communauté pouvait-elle donc conclure un contrat de domination, c’est-à-dire former un Etat ? Puisque ce problème n’a pas été résolu par les théories contractuelles, plus d’un théoricien de l’Etat a cru qu’on pouvait constituer un Etat avec n’importe quelle communauté humaine, à la seule condition que le territoire soit clairement délimité. Cela fut une funeste erreur qui conduisit plusieurs hommes d’Etat, tant en Europe qu’en Amérique, à partager des Etats d’un trait de plume sur la carte nationale, à les supprimer ou à en fonder de nouveaux, notamment dans les colonies ou après les grands conflits (partition de l’Allemagne, etc.). Ce faisant, ces hommes politiques ne se sont guère inquiétés de l’âme des peuples ainsi concernés.
5214 Le positivisme et l’absolutisme d’un Hobbes ont notamment abouti à surestimer l’Etat et ses possibilités. Certes, des communautés ethniques tout à fait différentes les unes des autres se laissent intégrer. La Suisse en est un exemple, mais cela n’est possible qu’à la double condition d’accorder suffisamment d’autonomie aux diverses communautés et de maintenir vivante la base de la coexistence, par exemple des convictions politiques communes, telles que le fédéralisme, la démocratie et la neutralité ; c’est ce fondement commun qui est indispensable à la solidarité.
5315 L’urbanisation des populations, les nouveaux moyens de communication tels que la radio et la télévision ainsi que la mobilité accrue créeront peut-être à l’avenir les bases de communautés plus nombreuses et plus étendues. Cela ne conduit pas forcément à une citoyenneté mondiale, mais cela permettra de former de grands Etats dans des régions telles que l’Afrique où le sentiment ethnique et tribal au sens strict est encore très vivant.
e) Le statut des étrangers
5416 Le droit public moderne de tous les Etats ou presque s’applique certes sans restriction à toute personne résidant sur le territoire en question, mais ne place pas les étrangers sur un pied d’égalité avec les indigènes. Les droits fondamentaux dont jouissent les étrangers, par exemple les droits politiques ou la liberté économique, sont restreints. Certaines libertés individuelles sont limitées à la durée de l’autorisation de séjour, mais pas au-delà. Dès lors le pouvoir d’appréciation dont dispose l’administration permet à celle-ci d’expulser un étranger du territoire national, de lui refuser la prolongation de son permis de séjour, et donc de le menacer dans son existence. Par contre, les étrangers sont généralement dispensés du service militaire. Le droit international public leur garantit certains droits minimaux qui, souvent, sont considérablement étendus et renforcés par des traités d’établissement bilatéraux3.
5517 Lorsque les citoyens d’un Etat se sentent menacés par la présence d’un trop grand nombre d’étrangers sur leur territoire, ils tentent de sauvegarder leurs intérêts et de les faire prévaloir. Un exemple frappant d’un tel phénomène nous est donné par la discrimination sociale des travailleurs étrangers en Suisse au cours des années soixante et septante.
f) Le statut des minorités ethniques ou raciales
5618 Comme nous l’avons relevé ci-avant, les Etats ne se partagent pas à volonté ; il en va de même pour leur fondation ou leur suppression. Afin que leur existence soit durable, ils doivent reposer sur des communautés historiques et ne pas les détruire. Les minorités doivent avoir la possibilité de s’y développer de façon autonome et ne pas être opprimées par la majorité. Il incombe aux Etats de créer des conditions propres à permettre l’intégration de leurs minorités, afin d’empêcher une désintégration de la communauté étatique. Cela est avant tout indispensable là où les minorités ne sont pas établies sur un territoire bien délimité, mais sont réparties dans l’ensemble du pays, par exemple les noirs aux Etats-Unis d’Amérique. Une véritable intégration prend des décennies, voire des siècles. Il s’agit là d’une exigence à laquelle il n’est pas aisé de satisfaire.
5719 Même si, aujourd’hui, la notion de peuple et celle d’Etat membre des Nations Unies ne sont pas identiques, le droit international public ne saurait dénier aux Etats existants le droit de régir leurs minorités. En effet, le droit à l’autodétermination, qui a son fondement dans la Charte des Nations Unies, ne confère en aucun cas un droit à la révolution qui implique la disparition de la souveraineté de l’Etat.
5820 En revanche, la Charte des Nations Unies exprime de façon claire et nette l’idée selon laquelle les Etats ne peuvent trouver une base solide que s’ils reposent sur l’autodétermination de leurs peuples. Lorsqu’un Etat ne reconnaît pas les droits de sa ou de ses minorités et qu’il n’entreprend rien pour la ou les intégrer progressivement, il doit s’attendre tôt ou tard à un violent soulèvement des minoritaires. Le principe de l’autodétermination des peuples doit être tout particulièrement respecté à l’occasion de la fondation d’un nouvel Etat. Puisque les Nations Unies contribuent à la fondation de nouveaux Etats, elles doivent s’en tenir à ce principe par lequel elles reconnaissent que le peuple est un élément constitutif de chaque Etat.
g) Etat – Peuple – Nation
5921 Quels sont les rapports entre le peuple, la nation et l’Etat ? Si, après Kelsen4, on définit le peuple comme une entité qui n’est pas préexistante à l’Etat, mais qui, au contraire, n’est créée que par le droit étatique, il y a alors forcément identité entre l’Etat et le peuple dudit Etat. Dès lors, le peuple est une notion juridique, définie par l’Etat, son territoire et les personnes soumises à la puissance publique.
6022 De même, la théorie classique de l’Etat, qui a son fondement et sa justification dans la Révolution française, présuppose l’unité de la Nation et de l’Etat. Les pères des constitutions révolutionnaires de la France voulaient pourtant plutôt mettre en évidence le fait que le nouvel Etat républicain était une conséquence de la conscience révolutionnaire de la Nation ; il ne s’agissait donc guère de supprimer la différence et l’opposition entre la notion sociologique de nation et la notion philosophique ou juridique d’Etat5.
6123 Jellinek est, lui, d’un autre avis6. A partir du concept de nation, il soutient que celle-ci est une entité sociologique antérieure à l’Etat, mais également sous l’influence de ce dernier7. Celui qui comprend la nation comme une entité sociologique part alors de l’idée qu’il y a des Etats qui comprennent plusieurs nations (la Grande-Bretagne) et qu’il existe des Nations subdivisées en plusieurs Etats (les Arabes).
6224 Celui qui étudie les problèmes des minorités ainsi que les causes des luttes intestines et des conflits internationaux constate que les notions de peuple et de nation ne sont pas réductibles à la souveraineté ni aux limites territoriales des Etats actuels.
6325 Très vite se posent alors les questions de savoir comment on peut décrire le peuple ou la nation comme une entité non définie par le droit de l’Etat en question. C’est à juste titre que Jellinek relève que la notion de nation ne peut se déterminer par un seul élément, p. ex. la langue. Il s’agit donc plutôt d’une entité historique et sociale8. Celle-ci résulte d’éléments tout à fait différents, tels qu’une histoire commune, une langue commune, une culture commune et/ou une religion commune. Enfin, sont également essentielles la conscience commune d’une identité, une disposition à la solidarité ainsi que la volonté de former une unité politique.
6426 Toutefois, si nous concevons la nation ou le peuple comme une entité indépendante de l’Etat, nous devons nous interroger sur les droits que de telles entités peuvent prétendre avoir en propre, face aux Etats souverains, p. ex. le droit à l’autodétermination. Ce droit des peuples à s’autodéterminer n’était, autrefois, pas mentionné expressément dans les statuts de la Société des Nations, mais figure en revanche dans la Charte des Nations Unies et s’est, depuis lors, développé en un appel à la lutte de nombreux peuples du tiers monde contre le monde de l’impérialisme, du racisme et du néocolonialisme. Ce droit s’est concrétisé dans diverses décisions prises sur le plan international, par exemple dans le Pacte international concernant les droits civiques et politiques, en vigueur depuis 1976, dans la résolution n° 2621 des Nations Unies (1970) et dans la Déclaration universelle des droits des peuples à Alger en 19769.
6527 Une telle exigence a également trouvé place dans le nouveau droit de la guerre. Ainsi, l’article premier du premier protocole additionnel aux Conventions de Genève précise que, dans les conflits internes à un Etat où une partie de la population fait usage de son droit d’autodétermination et combat contre une domination raciale ou coloniale, ou encore contre une occupation par une puissance étrangère, c’est le droit de la guerre régissant les conflits entre Etats qui est alors applicable dans son intégralité. Cette restriction de l’applicabilité du droit à l’autodétermination à certaines formes de domination bien précises montre que même les Etats qui ont directement contribué, ces trente dernières années, à assurer la percée de ce droit, ne souhaitent pas qu’il se réalise intégralement. Par exemple, pour protéger leur souveraineté territoriale, les Etats africains sont convenus entre eux d’empêcher toute tentative pouvant remettre en question, par le biais des querelles tribales notamment, cette souveraineté qui a été pourtant créée artificiellement.
6628 Selon la doctrine communiste, le droit des peuples à l’autodétermination n’existe que pour les nations qui ont la volonté et sont en mesure de mener une lutte révolutionnaire pour instaurer une société socialiste10. Cette restriction du droit à l’autodétermination permet de soutenir les minorités dans leur lutte contre les gouvernements des Etats capitalistes et, à l’inverse, de les opprimer dans les Etats communistes.
6729 Le dilemme est donc manifeste : celui qui s’appuie sur une notion sociologique du peuple ou de la nation et accorde aux divers peuples un droit à l’autodétermination fondé sur le droit international public sape la souveraineté actuelle des Etats. A l’opposé, celui qui dénie ce droit à l’autodétermination confère aux Etats toute liberté pour opprimer leurs minorités. Comment sortir de ce dilemme ?
6830 Dans leur déclaration d’indépendance du 4 juillet 177611 les colons américains ont fait valoir envers le gouvernement anglais leur droit à l’autodétermination en invoquant que ledit gouvernement n’était plus au service de la liberté et de la prospérité des colons américains et que ceux-ci ne le reconnaissaient d’ailleurs plus comme gouvernement légitime. A l’époque de leur indépendance, les Américains ont choisi la voie de l’autodétermination parce qu’ils ont en eux-mêmes la volonté et la capacité d’atteindre l’objectif consistant en la création d’un nouvel Etat et la reconnaissance de la légitimité de leur propre gouvernement.
6931 Cette déclaration d’indépendance est-elle encore tant soit peu valable à notre époque ? La tâche de tout gouvernement consiste à chercher à intégrer également les minorités et à se faire reconnaître par elles. Les droits de ces minorités en matière de langue, de culture et de religion ne sauraient être foulés aux pieds, mais, bien au contraire, il importe de leur octroyer une certaine autonomie garantie par des droits. En revanche, lorsque l’Etat souverain opprime les minorités, il perd sa légitimité à leurs yeux. Enfin, si les minorités font le pas et engagent la lutte, les rapports entre les parties au conflit sont alors réglés par le droit international public, c’est-à-dire, le droit de la guerre12 de Genève de 1949.
7032 Le droit à l’autodétermination contenu dans la Charte des Nations Unies oblige les Etats souverains, à veiller au respect des droits de leurs minorités et à leur conférer une autonomie juridiquement garantie. Cependant, la Charte n’octroie aux minorités aucun droit à l’autodétermination immédiatement applicable aux Etats souverains. Si les droits des minorités sont grossièrement violés, celles-ci peuvent alors engager un processus de sécession par la voie de la résistance. Toutefois, elles n’auront la possibilité de recourir à la violence dans leur résistance que si elles rendent plausible le fait que la grande majorité de la population les soutient dans leur combat contre le gouvernement en place13.
Bibliographie
a) Auteurs classiques
71Khaldûn, I., Discours sur l’histoire universelle, trad. V. Monteil, 2nde éd., Paris, Sindbad 1978
b) Autres auteurs
72Burdeau, G., Droit constitutionnel et institutions politiques, 19e éd., Paris 1980
73Carré de Malberg, R., Contribution à la théorie de l’Etat, 2 vol., Paris 1920-1922 (réimpression 1962)
74Heidelmeyer, W., Das Selbstbestimmungsrecht der Völker, Paderborn 1973
75Jellinek, G., Allgemeine Staatslehre, 3e éd., Berlin 1914 (réimpression 1966)
76Johnson, H. S., Seifdetermination within the community of nations, Leiden 1967
77Houve, E., L’émergence d’un droit des peuples dans les relations internationales, in : Cassese, A., Jouve, E., Pour un droit des peuples, Paris 1978
78Kelsen, H., Allgemeine Staatslehre, Berlin 1925 (réimpression 1966)
79Leibholz, G., Volk, Nation und Staat im 20. Jahrhundert, Hannover 1958
80Liermann, H., Das deutsche Volk als Rechtsbegriff, Berlin/Bonn 1927
81Stoffel, W., Die völkervertraglichen Gleichbehandlungspflichten der Schweiz gegenüber den Ausländern, thèse Fribourg, Zürich 1979
82Sureda, A. R., The evolution of the right of self-determination. A Study of United Nations practice, Leiden 1973
83Thürer, D., Das Selbstbestimmungsrecht der Völker, Bern 1976
§ 13 Le territoire
a) L’évolution de l’Etat territorial
841 La délimitation territoriale est une autre caractéristique essentielle de l’Etat moderne. La nécessité de frontières territoriales ne s’est développée qu’avec la sédentarisation progressive des différentes tribus ethniques. La culture des champs, les déboisements et l’entretien des pâturages, les remparts et les douves des cités ainsi que les régions limitrophes ont contribué à établir un lieu territorial avec le sol qui était autrefois en propriété commune.
1. Le principe de personnalité comme fondement originel de l’autorité
852 A l’origine, dans les clans et les tribus, les liens au pouvoir étaient personnels et non pas fonction du territoire. Le clan ou la tribu était une société dont les relations et dépendances personnelles constituaient le ciment. Certes, il y avait déjà certaines notions territoriales. Par exemple, l’existence des frontières romaines (limes) montre bien que l’Empire romain fut un Etat au sein duquel le pouvoir et la souveraineté s’exerçaient sur la base d’une domination de fait sur un territoire. Toutefois, à cette époque, les Romains étaient déjà devenus sédentaires depuis des siècles. A cette même époque, les tribus germaniques n’avaient pas encore connu leurs grandes migrations et leur organisation reposait toujours sur les liens personnels et la dépendance réciproque par la parenté de sang, telle qu’elle s’est longtemps maintenue chez les tribus nomades arabes14.
863 Ainsi, durant le Moyen Age européen, il n’y avait pratiquement pas de barrières nationales. Le Saint Empire (“sacrum imperium romanum”) était conçu comme une domination qui s’étendait au monde entier, le pape y exerçant le pouvoir spirituel et l’empereur le pouvoir temporel ; les deux glaives symbolisaient alors ce double pouvoir. Charlemagne avait prévu en 806 de partager son empire en trois royaumes indépendants attribués à ses trois fils ; pourtant le couronnement de son successeur à la tête de l’empire en 813 contraria partiellement ce projet et laissa tout d’abord dans l’ombre l’antagonisme entre le pouvoir de l’empereur et celui de ses rois. Ce n’est que plus tard que les rois de France et d’Angleterre firent valoir leurs prétentions à se placer dans leurs royaumes sur le même pied que l’empereur et à y jouir des mêmes droits que celui-ci. De la sorte, Aegidius Romanus (1247-1316), qui fut le précepteur de Philippe le Bon, fut le premier, dans son ouvrage De regimine principum à désigner l’empire non pas par le terme d’“imperium”, mais par celui de “regnum”, à savoir l’entité politique achevée.
874 En 1302, Jean de Paris a parlé dans son “tractatus de potestate regia et papali” (traité du pouvoir royal et papal) d’un Occident européen subdivisé en Etats nationaux. Dans le domaine ecclésial, subsistait à vrai dire l’unité de l’ordre universel émanant de Dieu, tandis que cet ordre n’était plus valable dans le domaine temporel15.
2. La séparation de l’imperium et du dominium
885 Après que les tribus furent devenues sédentaires, elles commencèrent par cultiver le sol et exploiter le territoire en régime communautaire. Le terrain appartenait à la tribu, tandis que le droit de cultiver était réparti entre les familles. Puisque celles-ci dépendaient de l’exploitation du sol, mais que la tribu conservait le droit de disposition et d’affectation, les familles restaient forcément dans la dépendance de la tribu. Dans ces conditions, l’élément décisif pour l’évolution de l’Etat territorial en Europe fut la séparation progressive de la souveraineté et de la propriété. La conception selon laquelle celui qui cultive le sol peut aussi en disposer s’imposa. Une telle optique fut encore renforcée par les déboisements car celui qui défriche désire naturellement disposer du terrain cultivable ainsi gagné, dont il s’estime propriétaire. C’est donc également de cette manière que s’est transformée la relation de dépendance de la tribu. Celle-ci remplit, dès lors, à l’égard de ses membres une fonction de protecteur. En contre-partie, les membres fournissent des prestations d’ordre militaire et acquittent des contributions d’ordre économique (la dîme).
896 Avec le temps, les droits de la tribu se sont reportés sur un roi ou un prince. Ces derniers s’attribuèrent de plus en plus de véritables droits souverains sur leurs sujets (régales ou droits régaliens). A la fin du Moyen Age, on pouvait même acheter de tels droits, par exemple le droit de basse justice16.
3. Centralisation et décentralisation comme conséquences de l’évolution de l’Etat territorial
907 L’évolution progressive vers l’Etat territorial fut, comme on l’a dit, d’une importance décisive pour le développement de l’Etat. En effet, les dépendances personnelles qui étaient le ciment assurant la cohésion de l’Etat ont passé au second plan, faisant place à une domination de fait et à un pouvoir juridique étendant sa tutelle sur un territoire. En réalité, le pouvoir s’exerce bien plus aisément et efficacement sur les hommes qui vivent sur un territoire connu et limité que sur un groupe d’hommes peu structuré et indépendant d’un territoire.
918 La mentalité territoriale pose immédiatement le problème de l’exercice du pouvoir sous une forme centralisée ou décentralisée. La France et l’Angleterre se sont détachées du Saint Empire romain germanique au cours du Moyen Age et sont devenues des Etats nationaux indépendants. La renonciation de Maximilien Ier à être couronné empereur par le pape signifie la fin de la souveraineté impériale sur la France et l’Angleterre. En 1486, une loi impériale parle pour la première fois du Saint Empire romain germanique. En 1499, la Confédération suisse se détache de l’Empire lors de la paix de Bâle. Toutefois, ce n’est qu’en 1801 lors de la signature du traité de paix de Lunéville que l’empire s’appela officiellement „Deutsches Reich“.
929 Le Reich allemand se composait de nombreuses principautés, petites ou grandes, au sein desquelles les princes ou seigneurs exerçaient, « de par la grâce de Dieu », un pouvoir de plus en plus illimité. La nécessité de mettre fin aux guerres et conflits incessants entre les divers territoires aboutit finalement à une reconnaissance mutuelle des possessions princières de chacun. Le prince par la grâce de Dieu pouvait alors, face à ses sujets, c’est-à-dire envers le peuple de son territoire, remplacer l’ensemble des droits privés et féodaux, tant acquis que conquis, par des droits divins de souveraineté qui légitimaient son pouvoir.
9310 Au royaume de Grande-Bretagne, les Lords ne parvinrent certes pas à imposer face au roi leur domination illimitée sur les “Boroughs”, ce qui permit au centralisme de vaincre. Dans ce pays, le pouvoir royal est limité par les Lords et les Commons (Chambre des Lords et Chambre des Communes), de telle sorte que l’Angleterre n’a pas connu et ne connaît pas de centralisation absolue.
4. Les relations entre l’Eglise et l’Etat
9411 En plus de la lutte autour de l’Etat central et unifié, l’évolution de l’Etat territorial est due, en Europe, à un profond conflit entre le pouvoir de l’Eglise et le pouvoir temporel. Cette lutte s’est avant tout manifestée dans le combat qui opposa l’empereur au pape au sujet des droits de souveraineté17. Cependant, au niveau inférieur déjà, plus d’un prince ou seigneur tenta d’imposer l’unité territoriale du droit face aux prérogatives de l’Eglise. Cela devait forcément conduire à un premier affrontement entre l’Eglise et l’Etat. Celui-ci grevait d’impôts les biens de l’Eglise que le droit canon avait pourtant déclarés inaliénables. Le pouvoir temporel réclamait aussi un droit de consultation dans l’attribution des charges et dignités ecclésiastiques – le choix des évêques par exemple – ainsi qu’un droit d’inspection des couvents18.
b) L’importance du principe de territorialité
1. Application uniforme du droit interne
9512 L’évolution vers l’Etat territorial a permis une application uniforme du droit à l’intérieur du pays. Alors qu’auparavant les membres des tribus ou des ethnies étaient soumis à leur droit tribal ou coutumier indépendamment de leur lieu de résidence, avec le temps, c’est le droit valable dans le territoire en question qui s’est appliqué indépendamment de l’appartenance ethnique de l’habitant concerné. Dès lors, le droit n’était plus lié à la personne mais au territoire. C’est pourquoi l’organisation judiciaire a été structurée dans une optique territoriale, à savoir juges ou tribunaux de village, de province, de cour et de ville19.
9613 Cela a abouti à des régimes juridiques différents selon le territoire. Puisque les hommes ne se laissent pas attacher à un territoire, la question qui se pose est alors de savoir dans quelle mesure un Etat est tenu de reconnaître des décisions de portée juridique prises dans un autre Etat. Aujourd’hui, le droit international privé nous fournit la réponse. Lorsque, par exemple, un couple se marie valablement en Suisse puis s’établit en Allemagne, il ne doit pas se marier une seconde fois dans ce pays qui reconnaît les mariages contractés en Suisse. Cependant, les Etats se réservent le droit de ne reconnaître que dans certaines limites – celles de l’ordre public – des actes relevant de la souveraineté étrangère ou des jugements prononcés par des tribunaux étrangers. Ainsi le mariage du cheikh avec plusieurs femmes, union qui a été juridiquement et valablement contractée dans un Etat arabe, est certes reconnu jusqu’à un certain point ; il serait pourtant choquant envers l’ordre public suisse que ledit cheikh puisse se marier une fois de plus en Suisse, bien que les règles du droit international privé exigent à vrai dire que le droit arabe soit applicable dans un cas pareil. Les Etats connaissent également des restrictions dans le domaine des activités lucratives. Un médecin formé en Allemagne ne peut pas exercer sans autre sa profession en Suisse.
2. Evolution du droit des gens
9714 L’application uniforme du droit à l’intérieur du pays conduit également à un nouveau droit des gens, valable entre les Etats territoriaux. Alors qu’au Moyen Age le droit canon de l’Eglise constituait encore la base sur laquelle on tranchait le plus souvent les difficultés entre les membres d’une ethnie, ce droit ne pouvait être appliqué à des Etats territoriaux indépendants de l’Eglise, raison pour laquelle il s’avéra indispensable de développer un droit propre, valable pour les rapports entre Etats territoriaux souverains.
3. Validité du principe de personnalité
9815 De nos jours, le principe de territorialité s’est largement imposé dans le droit face au principe de personnalité. En vertu du principe de territorialité, l’Etat est seul compétent pour régler les relations juridiques des personnes qui se trouvent sur son territoire national. Le principe de personnalité ne trouve plus que des applications très limitées. Ainsi, les Etats peuvent, par exemple, réglementer l’exercice des droits civiques de leurs ressortissants qui résident à l’étranger ; ils peuvent les obliger à faire leur service militaire dans leur pays d’origine ou encore exiger d’eux le paiement de certaines taxes ou autres contributions. Le canton du Tessin confère même le droit de vote aux Tessinois qui sont domiciliés à l’étranger.
9916 Toutefois, ce ne sont pas toutes les obligations juridiques auxquelles les nationaux doivent se soumettre qui peuvent leur être imposées à l’étranger puisque les droits de souveraineté ne sauraient être exercés dans d’autres Etats. En pareil cas, l’Etat en question dépend du bon vouloir et de l’aide des autres Etats. Dès lors, les différents accords d’assistance judiciaire que les Etats concluent entre eux sont une conséquence directe du principe de territorialité. Selon ces accords, les Etats s’obligent réciproquement à fournir sur leur territoire national une assistance judiciaire en faveur de l’autre Etat contractant, par exemple à rechercher un criminel puis à l’extrader dans son pays d’origine, ou encore à entendre un témoin, etc.
c) Les limites du principe de territorialité
1. Evolution du droit de voisinage
10017 Le principe de territorialité ne peut pas éviter tous les conflits juridiques, même lorsqu’il est appliqué rigoureusement. Par exemple, où doit donc payer ses impôts l’entrepreneur qui gère son entreprise en Allemagne mais est domicilié en Suisse ? De tels « conflits de voisinage » sont, le plus souvent, réglés par des conventions bilatérales ou multilatérales de double imposition qui départagent avec précision les compétences fiscales des Etats contractants. En plus du droit fiscal international, il y a également le droit international pénal, privé, administratif ainsi que celui qui régit la protection de l’environnement sur le plan international.
2. Dépendances interrégionales
10118 Le traditionnel principe de territorialité est toujours plus fréquemment remis en question par une évolution rapide dans le domaine de la technique et dans celui de la société. Par exemple, est-il justifié de ne soumettre les entreprises multinationales qu’à un seul régime juridique, même lorsque la direction d’une multinationale peut, à partir du pays où l’entreprise a son siège, influer sur la structure économique d’autres Etats par le biais de ses filiales qui, elles, sont soumises au droit national du pays en question, alors que la direction de la multinationale ne l’est pas ? De même, la pollution de l’environnement se joue souvent des frontières nationales ; la lutte contre la pollution implique donc une collaboration internationale qui est aussi dans l’intérêt d’une neutralité en matière de concurrence.
3. Les eaux internationales
10219 Le droit régissant les eaux internationales est un domaine qui a échappé depuis fort longtemps à l’application pure et simple du principe de territorialité. La réglementation de la navigation fluviale sur les voies d’eau internationales (p. ex. le Rhin ou le Danube), la collaboration d’Etats riverains de grands lacs (p. ex. le lac Léman ou celui de Constance) ou le droit de la mer ont donné et donnent encore lieu aujourd’hui à de grandes discussions, voire à des conflits qu’on ne peut pas trancher ou aplanir sans autre en appliquant le principe de territorialité.
103Pour ce qui est des eaux intérieures, les uns soutiennent que la frontière passe au milieu du plan d’eau, tandis que d’autres sont d’avis que les Etats riverains sont copropriétaires de l’ensemble des eaux. Il y eut, par exemple, une telle discussion entre la Suisse, la RFA et l’Autriche au sujet du tracé de la frontière sur le lac de Constance. Celui qui s’enquiert des droits de pêche le long de la frontière franco-suisse sur le Doubs constatera avec amusement que le principe de territorialité a été appliqué avec tant de rigueur que cela peut entraîner des conséquences absurdes. Ainsi la frontière franco-suisse est tracée au milieu du cours d’eau à certains endroits, mais le long de la rive suisse ou française du Doubs à d’autres endroits. Quant aux droits de pêche, ils ne suivent en revanche pas le tracé de la frontière politique entre les deux Etats, pas plus d’ailleurs que les contrôles effectués par les garde-pêche des cantons de Berne et du Jura ainsi que par ceux du pays voisin.
4. La mer
10420 On connaît fort bien des discussions relatives à l’extension des droits de souveraineté des Etats sur les bandes côtières. Les droits de pêche, le droit de prospection, les droits de douane et la souveraineté en matière de police sont les principaux droits de souveraineté à régler dans les eaux côtières, ce qui donne lieu à des démêlés internationaux. Il appartient au droit des gens et notamment à la Cour internationale de La Haye de dégager des principes qui conduisent à une réglementation raisonnable pour tous les Etats. La Conférence internationale sur le droit de la mer s’est efforcée de parvenir à un consensus de tous les Etats (y compris ceux qui n’ont pas un accès direct à la mer) sur la base de traités multilatéraux. Dans ce contexte, il faut partir du fait que la haute mer, c’est-à-dire les eaux internationales, est un bien appartenant à la collectivité20. Les eaux internationales doivent donc être accessibles à chacun. Ce principe développé par Francisco de Vitoria (env. 1490-1546), Gabriel Vasquez (1549-1604) et Hugo Grotius (Mare liberum, ouvrage publié en 1608), il importe de l’appliquer de nos jours, à une époque où il est désormais possible d’exploiter rentablement la mer et toutes ses ressources (pétrole, plancton, etc.21). On comprend aisément qu’à cette occasion il ne soit pas permis d’exclure les Etats qui n’ont pas un accès direct à la mer, la Suisse par exemple.
10521 Il y a lieu de distinguer entre la haute mer, sur laquelle la navigation doit rester libre en vertu du principe de la “res communis omnium”, et l’exploitation des richesses sous-marines. En effet, les richesses de la mer sont le patrimoine de l’humanité tout entière (“common heritage of man-kind”). Il importe donc de s’assurer que la mise en valeur de cet héritage profite à tous les hommes. Cet objectif ne sera atteint qu’à condition que les Nations Unies parviennent à répartir entre les divers Etats certains droits d’exploitation selon une clé de répartition qui soit équitable et par le biais de concessions et de charges. Cette souveraineté des Nations Unies sur les fonds marins ne commence toutefois qu’à deux cents milles marins des côtes. Jusqu’à cette limite, c’est le droit de prospection et de fouille de chaque Etat riverain qui prévaut.
10622 Autrefois, les Etats se fondaient sur leurs possibilités d’ordre militaire pour fixer la limite de leurs eaux territoriales22. Cela a toutefois conduit à des interprétations divergentes (zone de 3 milles marins – zone de 12 milles). A l’époque des missiles, les Etats riverains ne peuvent plus faire dépendre leur souveraineté de la portée de leurs armes. Il importe alors que la souveraineté côtière s’étende à un domaine reconnu par les différents Etats.
5. L’espace
10723 Si, à l’époque de la formation de l’Etat territorial, on avait pu imaginer que l’homme parviendrait à régner non seulement sur les mers, mais encore dans les airs, on aurait également songé à prévoir des règles de droit à cet effet. La réglementation de la souveraineté aérienne est l’affaire du xxe siècle. Dans ce domaine également, les Etats sont convenus les uns envers les autres de ce que l’espace aérien dominant chacun de leurs territoires était normalement englobé dans la souveraineté de chacun d’eux. En revanche, l’espace au sens strict, qui se situe au-dessus et au-delà de l’atmosphère, appartient à tous. Par exemple, nul n’a le droit de s’approprier une partie de la lune. Les droits de souveraineté sur l’espace sont réglés par des traités internationaux, notamment par le Traité du 27 janvier 1967 sur les principes d’une réglementation des activités des Etats en matière de recherche et d’utilisation de l’espace, y compris la lune et d’autres corps célestes (traité sur l’espace).
10824 On ne doit donc pas se représenter la frontière d’un Etat comme une simple ligne, mais au contraire comme une superficie bien délimitée par des frontières au sol, correspondant à un champ de souveraineté effective se prolongeant dans l’atmosphère et dans le sous-sol.
d) Occupation et annexion
10925 Les Etats peuvent-ils s’approprier de nouveaux territoires ? Pour répondre à cette question, il faut distinguer entre les terres qui ne font partie d’aucun Etat et celles qui sont déjà occupées par des Etats existants. A l’époque du colonialisme, les Etats du xvie siècle ont avancé la théorie selon laquelle il était légitime d’annexer par une occupation effective et durable les terres n’appartenant à personne et celles qui étaient habitées par des autochtones qui n’étaient pas des Européens. Ainsi, les Américains ont délogé les Indiens et les Européens ont conquis les pays coloniaux. Nul besoin de préciser qu’en agissant de la sorte les Etats coloniaux d’Europe n’ont pas mesuré les conséquences de leur politique.
11026 Qu’en est-il de l’occupation de territoires qui relèvent de la compétence d’un Etat territorial existant ? Puisque la Charte des Nations Unies interdit expressément l’agression, l’annexion par une intervention armée est inadmissible au sens du droit international public. A la rigueur une telle annexion est juridiquement possible par arrangement contractuel (p. ex. lors de la conclusion d’un traité de paix). De surcroît, la quatrième Convention de Genève de 1949 s’applique aux territoires occupés à la suite d’interventions armées ; elle règle avec précision les droits et les obligations de l’occupant, d’une part, et de la population civile concernée, d’autre part. Le fait que, par exemple, l’Etat d’Israël exclue juridiquement l’application de la quatrième Convention de Genève aux territoires occupés après la guerre des six jours montre cependant que cette question est controversée dans la pratique. Par ailleurs ladite convention confère une certaine importance juridique aux relations de fait. Selon l’article 6 de cette convention, seul un nombre restreint de ces dispositions continue à s’appliquer aux territoires occupés lorsque la force d’occupation maintient sa présence plus d’une année après la cessation des hostilités et exerce sa souveraineté sur le territoire en question.
11127 Lorsqu’un territoire est incorporé par un acte unilatéral dans le territoire national de l’Etat vainqueur, il s’agit d’une annexion. Bien que celle-ci soit inadmissible selon la Charte des Nations Unies, les différentes guerres d’un passé récent montrent qu’en fait il faut s’attendre à de tels actes de guerre unilatéraux. Cependant, il est plus fréquent encore que les Etats recourent au système du gouvernement de marionnettes, à savoir l’installation dans le pays conquis d’un appareil gouvernemental entièrement dépendant de l’envahisseur, mais donnant l’illusion d’un gouvernement indépendant, élu par les habitants du pays occupé. La mise à profit de dépendances économiques, politiques et militaires permet aux Etats, qui s’assurent ainsi le contrôle d’autres Etats ou territoires, de contourner, sans grand risque et de façon simple, les règles du droit international public et de tirer les ficelles par le biais de gouvernements de marionnettes.
e) Traités frontaliers
11228 Le tracé effectif des frontières fait, autant que possible, l’objet de traités internationaux bilatéraux, c’est-à-dire conclus entre les Etats voisins. A défaut d’un tel traité, les Etats se fondent sur le droit coutumier qui est pourtant interprété souvent de manière divergente ; cela conduit à des prétentions territoriales réciproques et opposées, comme celles survenues entre l’Union soviétique et la Chine ou entre l’Inde et la Chine.
Bibliographie
a) Auteurs classiques
113Francisco de Vitoria, Leçons sur les Indiens et sur le droit de la guerre, trad. M. Barbier, Genève, Droz 1966
114Grotius, H., Le droit de la guerre et de la paix, trad. M. P. Pradier-Fodéré, Paris, Guillaumin 1865-67
115Ibid., La Liberté des mers, trad. A. Guichon de Grandpont, Paris, Imprimerie royale, 1845
116Khaldûn, I., Discours sur l’histoire universelle, trad. V. Monteil, 2nde éd., Paris, Sindbad 1978
b) Autres auteurs
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118Caflisch, Ch., La Suisse et la protection des eaux douces dans le cadre du droit international, thèse Neuchâtel, Bern 1976
119Cavin, J.-F., Territorialité, nationalité et droits politiques, thèse, Lausanne 1971
120Dauses, M. A., Die Grenze des Staatsgebietes im Raum, Berlin 1972
121Habscheid, W. J., Rudolf, W., Territoriale Grenzen der staatlichen Rechtsetzung. Referate und Diskussion der 12. Tagung der Deutschen Gesellschaft für Völkerrecht in Bad Godesberg 1971, Karlsruhe 1973
122Hellbling, E. C., Oesterreichische Verfassungs- und Verwaltungsgeschichte, 2nde éd., Wien 1974
123Klemm, U. D., Die seewärtige Grenze des Festlandsockels. Geschichte, Entwicklung und lex data eines seevölkerrechtlichen Grundproblems, Berlin 1976
124Marcoff, M. G., Traité de droit international public de l’espace, Fribourg 1973
125Mayer, T., Die Ausbildung der Grundlagen des modernen Staates im hohen Mittelalter, in : Herrschaft und Staat im Mittelalter, éd. H. Kämpf, Darmstadt 1974
126Menger, Ch. F., Deutsche Verfassungsgeschichte der Neuzeit, Münster 1979
127Mitteis, H., Lehnrecht und Staatsgewalt, réimpression de l’édition de 1933, Darmstadt 1974
128Verdross, A., Simma, B., Universelles Völkerrecht, Berlin 1976
129Wengler, W., Völkerrechtliche Schranken der Gebietshoheit, in : Internationales Recht und Diplomatie, Köln 1972
130Zukov, G. P., Weltraumrecht, trad. H.P. Kehrberger, Berlin 1968
§ 14 La souveraineté
a) La signification de la théorie de la souveraineté
1311 L’évolution de la notion d’Etat et de la théorie de la souveraineté dans l’histoire européenne des idées et des Etats peut être qualifiée, sans aucun doute, d’apport unique en son genre pour la culture européenne. Une telle évolution aura longtemps encore de grandes répercussions sur le développement des Etats, même si, de nos jours, elle soulève maints problèmes.
1322 Rappelons brièvement l’histoire de Robinson et de Vendredi. Tous deux vivent sur une île déserte ; tous deux ont pour origine des pays, des cultures et des peuples différents. Tous deux ont également une idée différente du droit et chacun d’eux se sent obligé envers sa patrie : Robinson s’en tient donc aux lois de son pays. Ce que, depuis son enfance, il connaît comme juste ou injuste, il le tient pour tel sur son île. Il en va de même pour Vendredi. Lui aussi distingue entre le juste et l’injuste selon ce qu’il a appris au sein de sa tribu et de sa famille.
1333 D’après l’ancien droit des gens, Robinson peut maintenant, en sa qualité d’envoyé de son pays d’origine, occuper l’île militairement, soumettre Vendredi et l’obliger à respecter les lois de son peuple, c’est-à-dire celles de Robinson. S’il ne le tue pas, il peut le réduire en esclavage et l’avoir ainsi à son service. De son côté, Vendredi peut agir de même avec Robinson s’il est le plus fort. Cependant, la théorie de la souveraineté et de l’Etat qui s’est développée depuis le Moyen Age offre encore une autre possibilité aux deux protagonistes. En effet, ils peuvent convenir de régner sur l’île conjointement ou sous la domination de l’un des deux et décider ce qui y est juste et ce qui ne l’est pas. En d’autres termes, ils peuvent tomber d’accord pour se donner de nouvelles lois. En pareil cas, ils prennent donc non seulement leur destin en mains propres, mais encore déterminent ce qui désormais sera tenu pour juste ou injuste sur leur île.
1344 Ce n’est pas ce que la tradition leur a présenté pour juste ou injuste qui doit dorénavant l’être à leurs yeux, mais au contraire ce qu’ils posent pour juste ou injuste. Ils s’arrogent donc le droit de créer eux-mêmes le droit, par exemple d’édicter des lois. Cette prise de conscience débouche sur un ordre ou régime communautaire doué d’une plus grande indépendance et autonomie parce qu’il ne se fonde pas sur une échelle de valeurs remontant à un passé très lointain et très obscur. Pour la première fois, Robinson et Vendredi peuvent arrêter leurs volontés communes et les déclarer juridiquement valables pour l’île. La communauté n’est plus dépendante d’un destin aveugle, mais au contraire leur sort est entre leurs mains. Ainsi naît l’Etat rationnel au sein duquel les lois ne sont pas la survivance d’un passé lointain et plus ou moins obscur, mais sont édictées par une décision raisonnable du législateur.
1355 La théorie de la souveraineté va pourtant plus loin encore. En effet, Robinson et Vendredi, qui appartiennent à des cultures tout à fait différentes, peuvent décider rationnellement de former une nouvelle communauté qui soit indépendante de l’histoire et du passé de l’ethnie de chacun d’eux. Cette communauté, ils l’appellent « Etat ». Leur Etat n’est donc pas une société dont la genèse est historique, mais une communauté fondée par leur volonté. Si leurs parents venaient sur l’île, ils y seraient d’abord des étrangers, mais pourraient ensuite être « naturalisés ». C’est donc la loi et non pas le sang qui détermine l’appartenance à la communauté. Autrement dit, l’Etat est une création et un régime communautaires qui se caractérisent par la rationalité, la volonté et la conscience.
1366 D’où Robinson et Vendredi tirent-ils, cependant, le droit de créer un nouveau régime juridique pour l’île, d’abandonner leur conception originelle du droit en faveur de régies conçues et adoptées conjointement et, finalement, qui les autorise à s’y soumettre eux-mêmes ? D’où s’arrogent-ils le droit de s’organiser en tant que communauté nouvelle, égale en droits face à d’autres communautés ? Pourquoi leur volonté et leurs décisions ont-elles subitement un caractère obligatoire plus marqué que la tradition ou le droit coutumier ?
1377 La parole magique, la clé servant de réponse à toutes ces questions s’appelle « souveraineté ». C’est en effet de la souveraineté que l’Etat déduit notamment le droit de s’organiser et d’établir le droit applicable à sa population. Dès que Robinson et Vendredi sont souverains en tant que communauté, ils peuvent régner sur l’île ; la souveraineté leur en donne le droit.
1388 Ce que l’exemple de Robinson et de Vendredi a mis en lumière au sujet de l’importance de la doctrine de la souveraineté reste schématique à plus d’un égard. En effet, la prise de conscience des communautés étatiques ne s’est pas opérée brusquement. Dès le début du développement de la théorie de la souveraineté, il y eut aussi des tendances non négligeables selon lesquelles l’autonomie de l’Etat est limitée au domaine de la législation. Cette conception fut avant tout celle des représentants de la doctrine du droit naturel auxquels se joignent aujourd’hui certains sociologues, jusqu’à un certain point du moins23.
1399 Malgré quelques réserves, il est permis d’affirmer à bon droit que la théorie de la souveraineté a été décisive pour le développement de la communauté étatique parce qu’elle lui a pour ainsi dire donné conscience de sa propre valeur et lui a donc permis de s’organiser de façon autonome et de gouverner les hommes vivant en son sein.
b) La dualité de l’Eglise et de l’Etat, condition du développement de la souveraineté
14010 Comment la doctrine de la souveraineté a-t-elle pu se développer ? Pourquoi a-t-elle commencé par s’épanouir sur le continent européen ? Le facteur décisif pour le développement de la théorie de la souveraineté a certainement été les démêlés opposant au Moyen Age l’Etat à l’Eglise, à savoir les querelles entre le roi de France et le roi d’Angleterre ainsi que celles entre l’Empereur et le Pape.
14111 Nous avons vu qu’au départ toutes les formes de pouvoir avaient une origine religieuse. Les monarques tentaient d’enraciner, à l’aide de la magie ou de la religion, le pouvoir qu’ils avaient conquis ; ils cherchaient également à déduire du droit divin leurs droits de domination. Cependant, ce n’est pas seulement le droit des souverains mais encore l’ensemble du droit qui était ainsi revêtu d’une origine sacrée, raison pour laquelle il n’était pas modifiable à loisir. Le pouvoir, le droit et la religion formaient une unité. Dans l’empire romain par exemple, les prêtres étaient au service de l’Etat. « En général, des liens personnels existaient également entre les prêtres et les magistrats ; à toutes les époques, la carrière politique se déroulait de façon rigoureusement parallèle à la carrière des prêtres. Dans toute l’antiquité, les dieux furent partout nécessairement intégrés au sein même de l’Etat, ce qui fait qu’on ne connaissait pas la double aristocratie du Moyen Age qui, elle, s’est développée plus tard à partir de l’opposition entre l’Etat et l’Eglise24. »
14212 Nous trouvons dans l’Etat juif et dans l’Etat islamique, par exemple, cette imbrication très prononcée de la religion et de l’Etat. La charge de Calife est en même temps une charge publique et religieuse25. On trouve également l’origine religieuse du pouvoir en Afrique26 au Japon, en Inde et en Chine.
14313 C’est de façon tout à fait différente que se sont développés les rapports entre la religion chrétienne et l’Etat. Le christianisme est apparu au sein de l’empire romain déjà constitué. Cet Etat fondait sa domination sur différentes religions. Mais, puisque le christianisme ne reconnaissait pas le polythéisme, les Romains le conçurent forcément comme une menace pesant sur le pouvoir de l’Etat. Ainsi, dès ses origines, la religion chrétienne fut forcée de chercher à comprendre sa situation et d’adopter une attitude lui ménageant un droit à l’existence dans le cadre d’un régime de domination préexistant. La parole célèbre « Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu27 » vise à supprimer cette tension entre le pouvoir de l’Etat et la domination transcendantale de Dieu sur les hommes. Pourtant le conflit lui-même demeure : l’homme doit-il obéir plutôt à Dieu qu’à l’empereur, lorsque les ordres de l’empereur contredisent les injonctions divines ?
14414 De la sorte, la dualité de l’Eglise et de l’Etat est apparue dès la naissance du christianisme. A rencontre d’autres religions qui ont servi à légitimer le pouvoir temporel, le christianisme a remis dès ses origines et remet encore en question tout pouvoir temporel qui veut s’arroger aussi le droit de décider de la religion de l’homme. Ce conflit fut certes aplani sous le règne de Constantin en ce sens que, pour des raisons d’opportunisme politique notamment, le christianisme fut déclaré religion d’Etat. Toutefois, le germe de futurs démêlés entre le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel n’était pas pour autant extirpé, mais réapparut au Moyen Age. La doctrine des deux glaives permit de trouver un apaisement temporaire des tensions entre l’Etat et l’Eglise. Selon cette théorie, l’empereur est détenteur du glaive temporel (bras séculier) tandis que le pape dispose du glaive spirituel (depuis 1050 environ). Le pape Grégoire VII a soutenu qu’en sa qualité de représentant de Dieu sur terre, le souverain pontifie est détenteur des deux glaives et qu’en couronnant l’empereur il l’investit du pouvoir temporel.
14515 Dans la suite de l’histoire des nations chrétiennes, la consolidation de la position du pape, c’est-à-dire la direction de l’Eglise, joua un rôle essentiel aux côtés des pouvoirs de l’Etat. Au commencement de sa large domination sur l’Europe, l’Eglise pouvait exercer une influence décisive sur l’empereur. Les archevêques avaient un droit de regard dans l’élection de l’empereur, tandis que celui-ci recevait l’onction du pape en personne, etc. Pourtant le germe de la séparation existait déjà puisque les deux pouvoirs entraient réciproquement en concurrence.
14616 Par la suite, des démêlés mirent forcément aux prises le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel. Celui-là se défendait contre les immixtions de l’Eglise et, de son côté, cherchait à exercer son influence sur les milieux ecclésiastiques. L’octroi de l’immunité permit tout d’abord à l’Eglise de se séparer de la souveraineté temporelle. Quant à la querelle des investitures qui éclata en 1111, elle portait sur la désignation des Evêques et leur soumission à l’empereur. De même, la lettre au clergé écrite dans les débuts de la Confédération montre que des petites communautés savaient se défendre avec succès d’une immixtion excessive de l’Eglise dans leurs affaires. A Cologne, en 1112 déjà, les bourgeois de la ville imposèrent leur alliance contre la volonté de l’archevêque28. De la sorte, le pouvoir temporel a progressivement affirmé son autonomie face au pouvoir spirituel.
c) L’antagonisme au sein de l’Etat
14717 Le régime féodal reposait sur un ordre traditionnellement hiérarchique consistant en des droits féodaux limités et conférés à des vassaux par un suzerain. Le vassal n’avait pas un pouvoir illimité sur ses sujets, mais jouissait uniquement de certains droits découlant de sa mission de protection. Cependant, les princes les plus puissants ont sans cesse cherché à repousser les limites, voire à les abolir et à étendre leurs droits envers leurs sujets. Ils voulaient être indépendants et souverains non seulement par rapport au pape, mais encore face aux ordres de la nation. Le roi de France y est parvenu sans restriction aucune. Il a donc pu s’établir en tant que monarque absolu. En Angleterre, depuis la “Magna Charta”, le roi était en revanche lié par les décisions du parlement. N’était souverain que le “King in Parliament”, c’est-à-dire le roi et le parlement unis. A rencontre du roi de France, l’empereur d’Allemagne ne parvint jamais à s’imposer face à ses princes. Dans ce pays le pouvoir souverain ne fut donc jamais détenu par un empereur fort et puissant à la tête de son empire, mais resta dispersé dans de petites principautés qui se faisaient concurrence les unes aux autres.
14818 La forme prise par le pouvoir souverain de l’Etat dépendait, en d’autres termes, du cours des démêlés entre les princes, le royaume, l’empire et les ordres de la société féodale, d’une part, ainsi que, d’autre part, des antagonismes entre le pouvoir temporel et le pape.
d) Bodin et sa doctrine de la souveraineté
14919 Dans ces antagonismes, Jean Bodin, célèbre philosophe français de l’Etat, est venu en aide aux princes par sa doctrine de la souveraineté. « La République est un droit gouvernement de plusieurs ménages et de ce qui leur est commun avec puissance souveraine29. » La souveraineté signifie dans ce contexte le pouvoir de commandement le plus élevé, « la souveraineté est la puissance absolue et perpétuelle d’une République que les Latins appellent “majestas30” ».
15020 Selon Bodin, on ne peut parler de souveraineté que lorsque quelqu’un détient durablement le pouvoir de commandement suprême. Cela est le cas du monarque héréditaire, mais encore du monarque à vie ; tous deux ne doivent rendre des comptes à personne. En revanche, le monarque élu pour un temps donné n’est pas souverain ; il revêt seulement une charge. Dans ce dernier cas, la souveraineté réside dans l’aristocratie ou dans le peuple, selon que l’un ou l’autre est habilité à élire le monarque pour une période déterminée.
15121 D’après Bodin, il importe que le souverain ne doive rendre compte de son activité qu’à Dieu seul. Personne n’est donc légitimé à le juger. De façon conséquente, Bodin dénie au peuple le droit de résister et à quiconque le droit de tuer le tyran, car dans un cas ou dans l’autre, c’est à tort qu’est porté un jugement sur le souverain. Bodin ignorait certainement la coutume juive et celle de l’ancienne Egypte consistant, toutes deux, à juger le monarque sur son règne après sa mort et à lui refuser des funérailles nationales s’il s’était comporté comme un tyran. La conception que Bodin a de la souveraineté contient donc implicitement une attaque contre les droits du pape puisque le souverain n’a plus aucun compte à rendre à l’Eglise et au pape ; en d’autres termes, le souverain n’est pas le vassal du pouvoir temporel, mais le lieutenant général de Dieu sur terre.
15222 « Mais quant aux lois divines et naturelles, tous les Princes de la terre y sont sujets31. » La souveraineté ne donne pas au souverain le droit de s’insurger contre Dieu. Bodin n’est donc pas le défenseur d’un pouvoir absolu de domination qu’aucun droit supérieur ne limiterait. En revanche, toujours d’après Bodin, le souverain n’est pas lié par ses propres lois. Il peut édicter des lois et les signer en faisant précéder son paraphe de la formule rituelle « car tel est notre bon plaisir », chère à la monarchie absolue de France. Cette conception de Bodin fut en nette rupture avec la tradition juridique héritée du Moyen Age et s’appliquait même à des lois qui n’étaient pas justes. « Car la loi qui défend, est plus forte que l’équité apparente, si la défense n’était directement contraire à la loi de Dieu et de Nature32. »
15323 Dans la conception médiévale du droit, ce n’était pas l’Etat, mais Dieu qui était à la source de tout droit. « Le droit est un morceau de l’ordre du monde ; il est intangible33. » La doctrine de Bodin sur la souveraineté fut le fondement d’une nouvelle conception du droit, fort différente de l’ancienne. Désormais le droit tire sa force de la souveraineté et non pas d’une tradition historique.
15424 En se fondant sur la doctrine de la souveraineté selon Bodin, l’Etat peut dorénavant édicter un nouveau droit qui annule l’ancien et qui, par conséquent, l’emportera sur la tradition ou la justice apparente. Ainsi se trouve posée la première pierre des théories positivistes du droit et de l’Etat, bien que Bodin passe encore pour l’un des représentants de la doctrine traditionnelle du droit naturel, puisqu’il n’a pas franchi le second pas nécessaire, à savoir la légitimité du pouvoir tirée du peuple et non plus de Dieu. « Car qui méprise son Prince souverain, il méprise Dieu, duquel il est l’image en terre34. » Ce n’est que plus tard que les représentants de la théorie du contrat social, notamment Hobbes, oseront détacher le pouvoir d’Etat de Dieu.
15525 Bien que Bodin ait tenté de fonder le pouvoir suprême en Dieu, nous trouvons pourtant chez lui toute une série d’approches qui font formellement de la souveraineté le pouvoir suprême de domination : par exemple, lorsqu’un détenteur d’une charge officielle ne la revêt que pour un temps déterminé mais use de son pouvoir et de la force pour conserver sa charge sa vie durant, il devient alors un tyran. « Et néanmoins le tyran est souverain : tout ainsi que la possession violente du prédateur, est vraie possession et naturelle, quoi qu’elle fait contre la loi35. »
15626 Un autre problème posé par la doctrine de la souveraineté de Bodin tient à la distinction peu nette entre la souveraineté de l’Etat et la souveraineté organique. Si nous nous interrogeons sur la souveraineté organique, nous cherchons à savoir quel est l’organe qui, au sein d’un appareil d’Etat, détient la souveraineté face à d’autres organes ; mais lorsque nous examinons la souveraineté de l’Etat, nous nous demandons si l’appareil d’Etat en tant que tel est souverain tant à l’extérieur qu’à l’intérieur.
15727 Pour Bodin, il y a incontestablement au premier plan la souveraineté organique et, en premier lieu, la souveraineté du prince envers ses sujets, notamment face aux ordres de la nation. A ce propos, Bodin est parfaitement conscient du fait que le roi ne dispose pas d’un pouvoir illimité et doit consulter le parlement à certaines occasions. Ainsi, il ne peut pas écraser le peuple d’impôts. Il faut pourtant qu’en cas d’urgence et de nécessité le roi ne soit pas dépendant des représentants de la nation. « Et toutefois, si la nécessité est urgente, en ce cas le Prince ne doit pas attendre l’assemblée des états, ni le consentement du peuple, auquel le salut dépend de la prévoyance et diligence d’un sage Prince36. »
15828 Bodin voit clairement qu’en plus de la souveraineté organique la souveraineté de l’Etat est décisive et même que celle-là présuppose l’existence de celle-ci. Cela ressort de la définition qui ouvre le sous-chapitre consacré à Bodin.
15929 Bodin laisse toutefois dans l’ombre la relation entre le droit et le pouvoir. Est-il souverain celui qui a le pouvoir d’imposer ses ordres au sein d’un appareil d’Etat ou bien une certaine légitimation appartient-elle également au pouvoir ? Les considérations de Bodin au sujet de la souveraineté du tyran permettent de conclure que, pour lui, le droit d’édicter des lois découle de la plénitude du pouvoir et ne nécessite nulle autre légitimation. Cependant Bodin insiste sans cesse sur le fait que le souverain ne saurait abuser de ce droit, tout en déniant à quiconque le droit de juger ledit souverain.
16030 De façon conséquente, Bodin rejette également l’éventualité d’un partage de la souveraineté. Le prince ou le roi ne peut pas partager sa souveraineté avec un second. « Or tout ainsi que ce grand Dieu souverain ne peut faire un Dieu pareil à lui, attendu qu’il est infini, et qu’il ne se peut faire qu’il y ait deux choses infinies, par démonstration nécessaire : aussi pouvons-nous dire que le Prince que nous avons posé comme l’image de Dieu, ne peut faire un sujet égal à lui, que sa puissance ne soit anéantie37. »
16131 En traitant des attributs de la souveraineté, Bodin met en évidence la perspicacité de l’homme d’Etat qui voit loin. Quels sont les pouvoirs et les attributions dont un Etat ou un monarque doit absolument disposer afin qu’on puisse le qualifier de souverain ? Fait en premier lieu partie de la souveraineté le droit d’édicter des lois impératives pour chacun. Ce droit inclut aussi le pouvoir de modifier un droit coutumier existant et de distribuer des privilèges. « Sous cette même puissance de donner et casser la loi sont compris tous les autres droits et marques de souveraineté38. » Parmi les autres attributs de la souveraineté, Bodin compte le droit de déclarer la guerre et de faire la paix, le droit de nommer les personnes qui revêtent les principales charges officielles, le droit d’être dernière et suprême instance, le droit de recevoir le serment de fidélité des vassaux et des sujets, le droit de gracier, le droit de battre monnaie, celui de fixer les poids et les mesures ainsi que le droit de percevoir des impôts et des taxes douanières39.
e) La souveraineté, condition de l’Etatéité
16232 Dans sa doctrine de la souveraineté, Bodin a fait du prince ou du roi un souverain indépendant de l’extérieur, seul compétent à l’intérieur et seul responsable devant Dieu. Dans quelle mesure cette doctrine fut-elle importante pour le développement de l’Etat moderne ?
1. L’Etat comme entité
16333 Selon la doctrine de la souveraineté développée par Bodin, l’Etat constitue une entité indivisible et indépendante de l’extérieur, face à laquelle aucun autre pouvoir extérieur ne peut légiférer de façon impérative. L’Etat décide seul de celui qui est habilité à établir le droit au sein de l’Etat, c’est-à-dire à édicter les lois. Cependant, Bodin assimile cet Etat au monarque. En revanche, la doctrine du contrat social qui est apparue plus tard n’a pas placé la souveraineté dans les mains du roi ou prince seul responsable devant Dieu, mais dans celles du peuple ; c’est de la sorte qu’a été franchi le pas décisif vers la sécularisation de l’Etat.
16434 Cette définition de l’Etat comme régime apportant uniformément la paix et la concorde constitue la base et la justification du droit interne à l’Etat ; elle revêt non seulement une importance empirique, mais encore et surtout normative. Cela signifie, d’une part, que le prince doit conquérir son indépendance de l’intérieur comme de l’extérieur, c’est-à-dire face à l’Eglise et aux autres Etats. De leur côté, les autres puissances doivent respecter cette indépendance et ne sont donc pas légitimées à s’immiscer dans les affaires intérieures de l’Etat en question.
16535 La signification normative de la doctrine de la souveraineté va, toutefois, plus loin encore. En effet, il ne s’agit pas seulement de respecter la souveraineté d’un Etat, car un Etat ne devient vraiment un Etat qu’au moment où il est souverain. Par conséquent, la souveraineté n’est pas la conséquence, mais la condition préalable à l’étatéité. Seules les communautés humaines dont les territoires sont bien délimités et qui sont souveraines tant sur le plan interne que face à l’extérieur sont des Etats au sens propre du terme. Cela implique que l’Etatéité se trouve être à la disposition des hommes, ce qui signifie que le caractère constitutif de l’Etat peut être acquis, modifié ou supprimé par la conquête, l’annexion ou l’occupation. Lorsqu’une association quelconque conquiert la souveraineté sur un territoire déterminé, elle devient souveraine. Les entités étatiques peuvent donc disparaître, se modifier ou renaître. On trouve là la base théorique du colonialisme ainsi que celle qui sert à légitimer une guerre juste. L’étatéité est à la disposition de toutes les forces qui sont en mesure de conquérir la souveraineté sur un territoire donné.
16636 Enfin, toujours selon la doctrine de la souveraineté, l’Etat est aussi une entité qui a la prétention d’imposer et de diriger un ordre central et de disposer seule du monopole consistant à imposer son droit au besoin par la force. Seuls les princes ont le pouvoir et la tâche d’arbitrer les différends et d’imposer la paix. Les duels, les vendettas et les lynchages sont donc inadmissibles, seul l’Etat ayant le droit de recourir à la force, c’est-à-dire de faire la guerre et de châtier les coupables.
2. L’Etat, source et légitimation du droit
16737 Selon la doctrine de la souveraineté, l’Etat n’est pas seulement une entité centrale, indépendante de l’extérieur. Il est aussi de part sa souveraineté à l’origine de l’ordre juridique. Le prince, qui est responsable devant Dieu seul, édicte les lois. Le droit théologique, lié à la tradition, est ainsi sécularisé et mis entre les mains du prince. Celui-ci peut créer les règles de droit, les modifier ou les abroger. Il y est habilité, c’est-à-dire légitimé, puisqu’il dirige l’Etat en qualité de représentant de Dieu.
16838 Ce statut est celui du prince lorsque celui-ci est souverain sur un territoire déterminé, c’est-à-dire peut régner indépendamment des puissances étrangères. En d’autres termes, il tire sa légitimation de son pouvoir.
16939 Les successeurs de Bodin ont développé ces pensées et ont reconnu le pouvoir comme fondement unique du droit. Dès lors, seul le pouvoir crée le droit. Le juste et l’injuste naissent de l’Etat souverain. Ainsi, ce n’est pas uniquement l’Etat, mais encore la position du prince qui devient modifiable. En effet, lorsqu’un prince est détrôné par un nouveau tyran qui conquiert la souveraineté, ce dernier a le droit d’édicter des lois.
17040 La souveraineté ainsi comprise autorise plus encore : celui qui peut légiférer, c’est-à-dire créer le droit, peut transformer ce qui était injuste auparavant en juste et vice versa. Ainsi sont réunies les conditions nécessaires à la création de l’Etat qui transformera la société de manière révolutionnaire.
3. Souveraineté du prince – souveraineté du peuple
17141 Pour Bodin, la souveraineté de l’Etat est identique à la souveraineté organique du prince. Celui-ci, en tant que prince par la grâce de Dieu, se détache du peuple. Il est ainsi créé une autorité à vrai dire sécularisée, c’est-à-dire détachée du pape, mais toutefois surnaturelle et transcendentale, supérieure à l’homme normal. Le sujet doit non seulement obéir à cette autorité parce qu’elle détient le pouvoir, mais encore parce qu’elle représente la royauté de Dieu sur cette terre. C’est donc dans ce processus de pensée qu’il convient de chercher à légitimer l’Etat autoritaire.
17242 Le devoir d’obéissance du peuple tout entier constitue le pendant de la souveraineté du prince. Dans sa totalité, le peuple est soumis au prince. Un ordre social structuré tel celui du Moyen Age, est donc contraire à cette conception de la soumission absolue du peuple. Le monarque représente à lui seul l’intérêt général de son peuple et non pas seulement les intérêts des ducs qui lui sont soumis. Cette nouvelle conception est la condition préalable à la centralisation et à la rationalisation du pouvoir de l’Etat.
17343 Par la suite, à partir de la souveraineté du prince, est née la souveraineté du peuple conformément à la théorie du contrat social. C’est ainsi que s’achève la sécularisation des doctrines relatives à l’Etat et à la souveraineté. Si le prince légitime encore sa souveraineté en se fondant sur le droit divin – comme prince par la grâce de Dieu, il doit s’en tenir aux lois divines – une nouvelle légitimation du pouvoir de l’Etat naît, en revanche, avec la doctrine du contrat social qui la place dans le peuple. Dans ce contrat, il importe en définitive peu que le peuple cède, comme chez Hobbes, tous ses droits au monarque par le contrat social ou que, comme chez Pufendorf, le peuple conclue d’abord un contrat social, suivi d’un contrat de pouvoir pour légitimer celui-ci et d’un contrat de soumission pour parachever la soumission au pouvoir.
17444 Le contrat social libère la souveraineté de ses liens transcendentaux et la met à la libre disposition du peuple. Le pouvoir trouve sa légitimation dans les hommes et non en Dieu. Le seul lien qui subsiste avec le pouvoir est la “ratio”. Ainsi ce n’est pas par hasard que la doctrine de la souveraineté a pu se développer avec l’avénement de la raison sur laquelle repose la souveraineté de l’individu.
17545 Le prince par la grâce de Dieu représente Dieu sur terre dans un certain domaine. Ses lois sont impératives parce qu’elles ont été édictées en vertu d’un droit supérieur à l’homme. En revanche, les lois du roi « par la grâce du peuple » doivent servir les intérêts du peuple, le bien commun. En liant le pouvoir de l’Etat au peuple, on développe donc forcément la notion d’intérêt public, ce qui signifie que l’on adopte une conception sécularisée du bien commun.
17646 Cependant, tous les représentants de la doctrine de la souveraineté du peuple ne vont pas jusqu’à tenir pour légitime un pouvoir de l’Etat qui soit absolu et centralisateur. Selon les idées de Locke par exemple, il existe des droits antérieurs à l’Etat, auxquels le peuple lui-même ne peut renoncer dans le contrat social.
17747 De même, la souveraineté populaire n’est pas absolue au sein de la Confédération suisse : les droits populaires en matière de souveraineté se rapportent à la mise en forme du droit mais non point à sa création. En effet, le peuple considérait le droit comme un ordre prédonné qu’il n’avait pas le droit de modifier. La rébellion des premiers Confédérés était exclusivement dirigée contre des juges étrangers ; la „Landsgemeinde“ voulait trancher toutes les querelles de façon souveraine. Que le peuple ne se considérât pas comme source du droit, cela ressort, aujourd’hui encore, du préambule de maintes constitutions cantonales et de celui de la constitution fédérale où le nom de Dieu est invoqué pour souligner que la souveraineté populaire est, en définitive, conçue comme une souveraineté limitée.
4. Les problèmes de la souveraineté de l’Etat
17848 Celui qui prétend avoir le droit de se placer au-dessus du droit présuppose, dans son raisonnement, qu’il existe un droit qui lui en donne le droit. La souveraineté en tant que notion juridique implique l’existence d’un droit qui lui est supérieur.
17949 Jusqu’à présent, les doctrines et théories de l’Etat n’ont pas surmonté ce dilemme d’une souveraineté inconditionnelle. Hegel reconnaissait déjà que même la doctrine du contrat social était inconcevable sans ordre juridique préalable, puisque le contrat est une création de droit et ne peut donc se conclure que dans le cadre d’un système juridique préexistant. Ainsi, la théorie de la souveraineté instaure-t-elle un débat entre ceux qui reconnaissent un ordre juridique supérieur à la souveraineté de l’Etat (doctrines du droit naturel) et ceux qui font découler le droit de la seule souveraineté (Th. Hobbes, John Austin (1790-1859) et H. Kelsen).
18050 Est souverain celui qui a un pouvoir illimité sur un territoire et un peuple : la relation entre Etat, droit et pouvoir tombe sous le sens. Le pouvoir est-il sans droit ou est-il lié au droit ? Ce caractère impératif du droit, sa validité dépend-elle de son applicabilité ou y a-t-il également un droit impératif qui n’est pas applicable ? L’exercice effectif du pouvoir est-il synonyme d’exercice légitime du pouvoir ? Un exercice réel du pouvoir peut-il être illégitime ? Dans le prochain paragraphe, nous examinerons de plus près ces problèmes difficiles qui se posent aux philosophes de l’Etat et du droit.
f) Les différentes notions de la souveraineté
18151 Le terme « souveraineté » est fréquemment utilisé par les divers auteurs dans des acceptions très différentes. Les uns entendent par là la souveraineté politique, d’autres la souveraineté juridique. Certains se fondent sur une souveraineté absolue, d’autres sur une notion relative. Nous allons commencer par préciser ces divers concepts afin de pouvoir ensuite nous pencher de plus près sur certaines questions fondamentales de la théorie de la souveraineté.
1. Notion politique et juridique
18252 La présentation de la doctrine de la souveraineté selon Jean Bodin a mis en évidence les différentes optiques sous l’angle desquelles il importe de considérer la souveraineté. Par exemple, il y a lieu de distinguer entre la souveraineté comme compétence suprême et la souveraineté comme plénitude du pouvoir. La première est une notion juridique qui englobe le droit de prendre des décisions obligatoires pour d’autres, par exemple édicter des lois. La seconde est une notion politique par laquelle on veut seulement signifier le pouvoir de commander à d’autres.
2. Souveraineté intérieure et extérieure
18353 Il convient de distinguer également entre la souveraineté intérieure et celle face à l’extérieur. Cette dernière a rapport avec le droit des gens ou droit international public et permet de conclure des traités avec d’autres Etats ainsi que le droit de déclarer la guerre et de faire la paix. Pour ce qui est de la souveraineté intérieure, il s’agit de savoir si un Etat peut dominer et gouverner chez lui sans immixtion de l’extérieur. Lorsque l’Etat constitue l’autorité suprême face à ses citoyens, il est alors souverain chez lui.
3. Souveraineté organique
18454 En relation avec la souveraineté intérieure, il se pose la question de savoir quel est l’organe qui exerce à l’intérieur du pays le pouvoir suprême dans sa plénitude, c’est-à-dire la réponse à l’interrogation sur la souveraineté organique. Chez Bodin par exemple, c’est le prince ou le monarque. Dans les démocraties modernes, cette propriété est attribuée au peuple ; on parle alors de souveraineté populaire.
4. Souveraineté relative ou absolue
18555 Il y a aussi des conceptions divergentes au sujet de l’étendue de la souveraineté. Pour les uns, la souveraineté est la compétence suprême ou compétence de tout pouvoir, par exemple la compétence des compétences. Pour d’autres, elle n’est pas la compétence suprême, mais englobe plutôt les attributions dont a normalement besoin un Etat, par exemple la défense nationale, la police, l’appareil judiciaire et juridique, l’économie, l’organisation. Quelquefois, on met simplement sous le vocable de souveraineté toutes les attributions dont dispose une collectivité40.
5. Souveraineté positive et négative
18656 La souveraineté positive désigne la marge de manoeuvre dont dispose un Etat, tandis que la souveraineté négative signifie le champ libre qui lui est conféré ou concédé par le système juridique ou les rapports de force41.
Bibliographie
a) Auteurs classiques
187Bodin, J., Les six livres de la République, fac.sim. de l’édition de 1583, Paris, Scientia, Aalen 1961
188Khaldûn, I., Discours sur l’histoire universelle, trad. V. Monteil, 2nde éd., Paris, Sindbad, 1978
b) Autres auteurs
189Dennert, J., Ursprung und Begriff der Souveränität, thèse Hamburg, Stuttgart 1964
190Dicke, D. Chr., Intervention mit wirtschaftlichen Mitteln im Völkerrecht, Baden-Baden 1978
191Fleiner, Th., Die Kleinstaaten in den Staatenverbindungen des 20. Jahrhunderts, thèse Zürich 1966
192Gunst, D. W., Der Begriff der Souveränität im modernen Völkerrecht, Berlin 1953
193Heller, H., Die Souveränität. Ein Beitrag zur Theorie des Staats- und Völkerrechts, Berlin 1927
194Hinsley, F. H., Sovereignty, London 1966
195Imboden, M., Johannes Bodinis und die Souveränitätslehre, Basel 1963
196Kelsen, H., Das Problem der Souveränität und die Theorie des Völkerrechts, 2. éd., Tübingen 1928
197Kern, F., Recht und Verfassung im Mittelalter, réimpression de l’édition de 1952, Darmstadt 1976
198Kunz, J., Die Staatenverbindungen, Handbuch des Völkerrechts, éd. Stier-Somlo, 2 vol., Stuttgart 1929
199Mann, G., Nitschke, A. (éd.), Propyläen Weltgeschichte, vol. V : Islam, die Entstehung Europas, Frankfurt a.M./Berlin 1963
200Mommsen, Th., Abriss des römischen Staatsrechts, réimpression de l’édition de 1907, Darmstadt 1974
201Mutwa, C., My People, 3e éd., London 1977
202Quaritsch, H., Staat und Souveränität, Berlin 1970
203Simson, W. von, Die Souveränität im rechtlichen Verständnis der Gegenwart, Berlin 1965
204Thürer, D., Das Selbstbestimmungsrecht der Völker, Bern 1976
205Vital, D., The inequality of States, Oxford 1967
206Von der Heydte, F. A., Die Geburtsstunde des souveränen Staates, Regensburg 1952
Notes de bas de page
1 cf. notamment à ce sujet la déclaration d’Alger de 1976 ainsi que l’ouvrage de A. Cassese et E. Jouve.
2 cf. I. Khaldun, p. 276 ss.
3 cf. W. Stoffel.
4 H. Kelsen, p. 149.
5 cf. C. de Malberg, p. 13.
6 G. Jellinek, p. 116 ss.
7 G. Burdeau, p. 21, est du même avis.
8 G. Jellinek, p. 117.
9 cf. à ce sujet E. Jouve, p. 105 ss.
10 cf. H. S. Johnson, p. 53 ss.
11 cf. 22/10.
12 cf. à ce sujet les § 16/31 ss. concernant le droit de résistance et l’article 3 des Conventions.
13 cf. à ce sujet § 16/42.
14 I. Khaldun, p. 254 ss.
15 cf. Ch. F. Menger, p. 11 et H. Mitteis, p. 208 ss.
16 cf. K.S. Bader ; p. 243 ss. ; Th. Mayer ; p. 284 ss. ainsi que H. Mitteis.
17 cf. § 14/10 ss.
18 cf. E. C. Hellbling, p. 109.
19 cf. E. C. Hellbling, p. 83 ss.
20 Res communis omnium, H. Grotius, Le droit de la guerre et de la paix, Livre II, chap. 3, IX.
21 cf. A. Verdross/B. Simma, p. 550.
22 Imperium terrae finitor obi finitor armorum potestas, H. Grotius, Du droit de la guerre et de la paix, livre 2, chap. 3, not. XIII.
23 cf. § 28/8 s.
24 cit. trad. de Th. Mommsen, p. 70.
25 I. Khaldun, p. 370 s. et § 23/29 ss.
26 C. Mutawa, p. 102.
27 Mathieu, 22, 21.
28 cf. Propylée, p. 389.
29 J. Bodin, Livre I, chap. 1, p. 1.
30 J. Bodin, Livre I, chap. 8, p. 122.
31 J. Bodin, Livre I, chap. 8, p. 133.
32 J. Bodin, Livre I, chap. 8, p. 152.
33 cf. F. Kern, cit. trad., p. 13.
34 J. Bodin, Livre I, chap. 10, p. 212.
35 J. Bodin, Livre I, chap. 8, p. 126.
36 J. Bodin, Livre I, chap. 8, p. 140.
37 J. Bodin, Livre I, chap. 10, p. 215.
38 J. Bodin, Livre I, chap. 10, p. 223.
39 cf. J. Bodin, ibid.
40 P. ex. art. 3 Cst.
41 cf. D. Chr. Dicke, p. 106.
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