Chapitre 3. L’État et les droits de l’homme
p. 87-143
Texte intégral
§ 7 L’idée des droits de l’homme
11 En définitive, l’histoire de l’humanité est aussi une histoire de la cruauté, de l’esclavage et de la violation de l’élémentaire dignité de l’homme. Tout comme aujourd’hui, il y eut à chaque époque des despotes qui abusèrent de leur pouvoir et persécutèrent leurs sujets avec brutalité et cruauté. La police secrète n’est pas une invention contemporaine ; elle existait déjà dans la Chine ancienne et sur d’autres continents.
22 Aussi cruellement que la dignité humaine fût foulée aux pieds par la torture et l’esclavage, on ne parvint jamais à supprimer complètement l’espérance et l’engagement de maintes personnalités qui ont lutté pour un ordre social plus juste, plus digne de l’homme et garantissant à chaque individu sa liberté et la possibilité de s’épanouir. L’ardent désir de vivre dans l’indépendance au sein de sa famille, de sa tribu ou de la commune avec ses proches, ses parents et ses amis, la quête d’un bonheur proche ou lointain, dans ce monde ou dans l’autre, ont été et sont encore aussi répandus que les tentatives d’abuser du pouvoir conquis en supprimant les libertés.
33 De même, l’idée que l’on a de l’homme vertueux et juste semble faire partie du patrimoine commun de l’humanité. Courage, sagesse, piété, endurance, chasteté, humilité, amour, honneur et fidélité n’appartiennent pas seulement aux vertus de l’Antiquité grecque, mais sont également des valeurs fondamentales dans les tribus africaines depuis plusieurs milliers d’années1 ; on les trouve aussi dans l’ancienne philosophie chinoise (Confucius, 551-479 av. J.-C).
44 La définition du souverain bon, juste et prévoyant ne se trouve pas seulement chez Platon et Aristote ; on la rencontre également en Inde2 ou en Chine. Dans ce pays, en l’an 162 avant J.-C, l’Empereur Wen s’exclamait déjà : « Dès l’aube, je me lève ; tard dans la nuit, je me couche. Toutes mes forces, je les voue à l’Empire ; je me soucie du peuple tout entier et je souffre3. »
55 Si, comme le montrent ces témoignages, les vues fondamentales concernant le juste pouvoir au service du bien du peuple étaient fort répandues, la naissance de l’idée de véritables droits de l’homme est un événement propre à l’histoire de l’Europe et à ses courants intellectuels. Pourquoi ? Nous avons déjà relevé qu’à l’origine presque chaque souverain faisait reposer sa puissance sur des forces surnaturelles, sur le droit divin. Même le droit fut, au commencement, fondé sur la religion ; il s’agissait d’un droit immuable établi par Dieu et par lequel le souverain était lui-même lié. Le droit était pour ainsi dire inscrit dans l’âme des peuples. Lorsqu’un souverain en abusait ou le transgressait, il devenait alors évident que lui-même ou sa descendance périrait tôt ou tard. Tout droit était donc droit de l’homme et, dans le cadre d’une telle conception, l’idée de droits particuliers dont les hommes jouiraient face au pouvoir était superflue.
66 L’idée des droits de l’homme gagna beaucoup en importance au bas Moyen Age, avec la sécularisation progressive du pouvoir. Aussi longtemps que le pouvoir venait de Dieu et y remontait, il trouvait ses limites dans le droit surnaturel, mais dès lors que le souverain édictait son propre droit, il fallait bien lui fixer certaines limites, afin qu’il n’agisse pas de façon arbitraire et sans retenue aucune, mais qu’il tienne compte des droits de ses sujets. Ce faisant, était née l’idée des droits originels et inaliénables de l’homme envers le pouvoir de l’Etat.
77 Dans les pages qui suivent, nous allons retracer brièvement l’évolution historique de l’idée des droits de l’homme et nous nous bornerons à l’histoire européenne des courants intellectuels, puisque celle-ci est étroitement liée à la genèse de l’Etat sécularisé. Dans ce contexte, il ne faut pourtant jamais perdre de vue que l’idée fondamentale d’un juste pouvoir au service du bien des hommes est sûrement propre à tous les peuples de la terre et que les cruautés, les abus et les violations du droit sont partout considérés et ressentis comme un mal, à l’exception de l’asservissement des ennemis.
88 La notion de droits de l’homme est une notion collective qui englobe diverses sortes de droits fondamentaux, de libertés individuelles, de droits politiques, civiques, mais encore économiques et sociaux. Puisque notre démarche consistera avant tout à répondre à la question de savoir si l’homme possède ou non des droits originels, inaliénables et limitatifs du pouvoir de l’Etat, nous nous contenterons tout d’abord de cette notion collective des droits de l’homme puis, dans la seconde partie de ce chapitre, nous examinerons de plus près les différentes sortes de droits de l’homme et de libertés fondamentales.
99 Par droits de l’homme, nous entendons surtout par la suite les droits supraétatiques contenant des exigences morales qui limitent l’emprise de l’Etat. En revanche, lorsque nous utilisons la notion des droits fondamentaux, nous pensons en premier lieu à la concrétisation des droits de l’homme au sein même de l’Etat et dans sa constitution.
Bibliographie
10Granet, M., Die chinesische Zivilisation, München 1936
11Mutwa, C., My People, 3e éd., London 1977
12Zimmer, H., Les philosophes de l’Inde, Paris 1978
§ 8 L’évolution historique de l’idée des droits de l’homme
a) L’idée fondamentale de la justice dans l’Antiquité
131 Le développement des droits de l’homme remonte à l’Antiquité grecque. Déjà au ve siècle av. J.-C, les sophistes enseignaient que le droit naturel est plus élevé et meilleur que les lois positives existantes. Alcimadas (ive siècle av. J.-C.) a exprimé cette idée en prononçant une phrase aujourd’hui célèbre : « Dieu a créé les hommes libres et n’en a fait esclave aucun d’eux4. » Cette idée fondamentale de l’égalité de tous les hommes et de l’égalité de leurs droits traverse l’histoire des droits de l’homme comme un fil conducteur.
142 Selon Platon également, l’homme ne doit pas se soumettre à n’importe quel régime politique. Dès lors, il faut rejeter un ordre étatique qui avilit l’homme et ses mœurs. Seules les lois qui se révèlent découler de la raison lient l’homme. Platon part de l’idée qu’il y a un ordre préétatique bien établi que le monarque doit respecter et accomplir dans les lois qu’il édicte.
153 Aristote, le précepteur d’Alexandre le Grand, explicite cela mieux encore. Pour lui, il y a ce qui est juste et injuste par nature, indépendamment du droit positif édicté par l’appareil politique. Ce droit de nature est originel et il est donné par les us et coutumes et par la tradition. L’homme se comporte donc correctement dans la société primitive ; ses habitudes, ses considérations morales et ses usages sont ce qui est juste et convenable et n’ont pas à être enfreints5.
164 Aristote considère toutefois l’esclavage comme justifié. A ses yeux, les hommes peuvent être inégaux. En effet, par nature, ils sont soit nés hommes libres, soit venus au monde comme esclaves, doués d’une raison restreinte. Les esclaves peuvent être traités de façon inégale puisqu’ils sont précisément inégaux. « Quand des hommes différent entre eux autant qu’une âme diffère d’un corps et un homme d’une brute (et cette condition inférieure est celle de ceux chez qui tout travail consiste dans l’emploi de la force corporelle, et c’est là d’ailleurs le meilleur parti qu’on peut tirer d’eux), ceux-là sont par nature des esclaves6. » De surcroît, il y a les gens qui deviennent esclaves par la loi et ne le sont pas par nature. « Cette loi est une sorte d’accord général d’après lequel on admet que les biens conquis à la guerre sont la propriété du vainqueur7. »
b) Le principe de l’égalité de traitement chez les stoïciens
175 Tandis que pour Platon et Aristote le juste agir découle de la vertu, les stoïciens ont découvert le lien profond entre la justice et le principe de l’égalité. La Stoa a donc aussi développé son propre enseignement sur l’égalité des hommes. Tous, même les esclaves, sont doués de raison. « Il existe certes une vraie loi, c’est la droite raison ; elle est conforme à la nature, répandue chez tous les hommes ; elle est immuable et éternelle ; ses ordres appellent au devoir ; ses interdictions détournent de la faute. Si toutefois elle n’adresse jamais en vain aux honnêtes gens ses ordres et ses interdictions, elle ne peut, par ces moyens, faire impression sur les malhonnêtes. C’est un sacrilège que de la remplacer par une loi contraire ; il est interdit de n’en pas appliquer une seule disposition ; quant à l’abroger entièrement, personne n’en a la possibilité. Ni le sénat, ni le peuple ne peuvent nous soustraire à l’autorité de cette loi... ; elle sera la même à Rome et à Athènes ; la même maintenant et plus tard. Bref, cette loi unique, éternelle et immuable s’imposera à toutes les nations et à tous les temps, et un seul dieu commun à tous sera comme l’éducateur et le chef de tous8. » « L’espèce humaine se distingue des autres êtres vivants en ce qu’elle est la seule à posséder intelligence et raison9. »
186 On trouve des pensées semblables chez Epictete (env. 50-138 ap. J.-C.) et chez Seneque (env. 0-65 ap. J.-C). Dans son ouvrage intitulé de clementia, Seneque part de l’idée que tous les hommes – qu’ils soient esclaves ou libres – sont finalement parents. « Bien que tout soit permis envers un esclave, il y a pourtant des actions que le droit commun à tout ce qui respire ne permet pas d’autoriser contre un être humain10. » Le droit naturel est donc un droit dont la validité est immédiate ; il n’existe pas parallèlement au droit positif. Le droit naturel n’est pas seulement l’affaire de la philosophie ; il doit être ancré dans le droit positif et il lie le législateur.
197 Malgré ses liens étroits avec les stoïciens, le droit romain n’a toutefois pas reconnu le droit fondamental de l’homme à la liberté. L’égalité des hommes ne fut reconnue que comme un devoir moral et non pas juridique. Indépendamment des esclaves qui étaient dépourvus de droits, la société romaine était structurée selon une hiérarchie subtile11.
c) L’apport de l’image chrétienne de l’homme
208 L’image chrétienne de l’homme a beaucoup contribué à développer une conception de l’homme sur laquelle reposent les droits de l’homme. A cet égard, le fait de comprendre l’homme comme une créature à l’image de Dieu fut déterminant12. Entendue en toute logique, la création de l’homme à l’image de Dieu conduit à l’égalité de tous les hommes devant Dieu. Toutefois, de l’égalité face à Dieu jusqu’au droit universel de l’égalité dans la société, le chemin à parcourir est long. Ainsi Thomas d’Aquin admettait par exemple l’inégalité des classes sociales ainsi que le servage ou l’esclavage13. Ni les Pères de l’Eglise pas plus que la théologie médiévale ne purent franchir complètement le pas vers l’égalité des hommes entre eux. Ce n’est que les Réformateurs qui déléguèrent certaines tâches d’Eglise aux communautés ecclésiales et posèrent ainsi les jalons institutionnels d’une démocratisation des Eglises, tandis que l’Eglise catholique avait depuis longtemps invoqué pour elle le droit à la liberté, mais attendit le xxe siècle pour se décider à reconnaître pleinement les droits de l’homme. Ainsi, dans son encyclique “Venerabile fratres”, le Pape Léon XIII écrivait encore en 1888 : « De ces considérations, il résulte donc qu’il n’est aucunement permis de demander, de défendre ou d’accorder sans discernement la liberté de la pensée, de la presse, de l’enseignement, des religions, comme autant de droits que la nature a conférés à l’homme14. » Ce n’est qu’au cours du Concile Vatican II que la liberté religieuse fut intégralement reconnue comme droit de l’homme.
d) L’influence germanique
219 Le droit naturel médiéval fut fortement influencé par les idées germaniques en plus de celles de la Stoa et des philosophes grecs. Protection contre l’arbitraire du pouvoir temporel, fidélité des sujets et devoir du suzerain de les protéger ainsi que droit de résistance à un roi qui viole les lois, tels étaient à l’origine les éléments germaniques.
2210 La pensée juridique germanique a toutefois été fortement modifiée par les théories de l’Eglise. Le suzerain suprême est Dieu. Le souverain a reçu en prêt son pouvoir de Dieu. Il est donc lié par le droit divin et par le droit naturel. Le roi reçoit du Pape l’épée symbolisant le pouvoir temporel, c’est-à-dire le droit de régner sur le monde. Jean de Salisbury (1115-1180) requiert dans son ouvrage Polycratius une nette séparation des pouvoirs temporel et spirituel (théorie des deux glaives). On ne saurait retirer au roi son pouvoir temporel que s’il n’obéit pas au droit ou s’il ne régit plus le peuple. Salisbury reconnaît, outre le droit divin enseigné par l’Eglise, la “ratio aeterna” comme source de la justice. Grâce à sa raison, l’homme discerne la nature et le principe vital de l’homme. C’est pourquoi le roi n’est pas uniquement lié au droit de l’Eglise, mais encore et surtout à la raison humaine. Salisbury pose ainsi la première pierre du développement du droit de la raison ; celui-ci connaîtra son apogée avec la philosophie des lumières.
2311 Thomas d’Aquin est l’auteur d’une phrase célèbre : “Homo naturaliter liber et propter se ipsum existens”. A ses yeux, la vraie royauté doit reconnaître la liberté de la propriété, de la personne et de la vie. Ce n’est que sur cette base que le roi pourra accomplir le bien commun. On trouve, toutefois, chez Thomas d’Aquin des passages où il justifie l’esclavage par des motifs d’ordre économique et d’autres où il traite de l’inégalité de la femme qui, comparée à l’homme, est un être quelque peu incomplet et inachevé. De surcroît, en matière religieuse, il limite la liberté de conscience aux non-chrétiens, tout en restreignant considérablement la liberté religieuse15.
2412 Au Moyen Age et jusqu’au milieu du xviie siècle, la propriété était d’ailleurs un droit général et global comme l’est aujourd’hui la dignité humaine. Elle comprenait aussi l’ensemble des droits et libertés d’une personne. Ainsi, liberté et propriété étaient deux notions inséparables. La propriété impliquait également le droit de disposer librement de l’individu, à savoir de son travail et de ses facultés d’existence. A la propriété s’opposait alors le droit de gouverner, la prérogative du roi.
e) La genèse de la sécularisation de l’Etat
2513 L’idée des droits fondamentaux a été sensiblement élargie par Marsile de Padoue dans son “Defensor pacis”. A ses yeux, la collectivité politique est une communauté d’hommes libres. Par le rassemblement des citoyens, le souverain peut être lié au droit et à la loi. « Tout gouvernement est établi en accord avec la volonté des sujets ou contre leur volonté. Le premier est le genre des gouvernements bien tempérés, le second celui des gouvernements corrompus16. » « Les monarchies royales, les électives comme les non électives, tout en différant entre elles, se ressemblent néanmoins en ce qu’elles règnent toutes deux avec l’accord de la volonté des sujets. Elles sont différentes en ce que, pour la plupart, les monarchies non électives règnent sur des sujets moins conscients de leurs volontés et les gouvernent selon des lois dont le caractère politique est moindre, servant peu le bien commun, comme ces lois barbares dont nous avons parlé. En revanche, les monarchies électives règnent davantage en accord avec la volonté des sujets, et gouvernent selon des lois plus politiques, promulguées, nous l’avons dit, en vue du bien commun. Par là il apparaît, et encore plus clairement dans la suite, que le genre de gouvernement électif est supérieur à celui qui ne l’est pas17. »
2614 Dans son ouvrage “Defensor pacis”, Marsile de Padoue instaure la sécularisation de l’Etat dans l’histoire des idées. A son avis, le pouvoir du roi ne dépend pas de Dieu, mais seulement des hommes. C’est pourquoi le roi n’est plus lié à l’Eglise et au Pape, mais aux lois seulement.
f) L’idée des droits inaliénables
2715 On trouve des réflexions semblables chez Guillaume d’Occam (env. 1300-1350). Selon Occam, la propriété et la liberté sont des droits conférés par Dieu et la nature. Ils sont indissociables de la personne. Ces droits peuvent certes sommeiller en l’homme, mais celui-ci ne peut jamais y renoncer définitivement. Pour la première fois, l’idée des droits inaliénables et imprescriptibles est exprimée par la bouche d’Occam. Cette idée revêtira ensuite une importance capitale dans la pensée de Locke. L’Etat n’a pas le droit de rogner sur ces droits imprescriptibles, même avec l’assentiment de ses sujets. D’après Nicolas de Cues (1401-1464) également, tous les droits avec lesquels sont nés les hommes prévalent sur les lois. « Toute constitution s’enracine dans le droit naturel, et si elle y contredit, une constitution ne peut être valide. Dès lors, puisque le droit naturel est naturellement inhérent à la raison, toute loi, dans sa racine est connaturelle à l’homme18. »
2816 Les philosophes anglais ont joué un rôle décisif dans le développement ultérieur des idées sur les droits fondamentaux et les droits de l’homme. John Milton (1608-1674), secrétaire de Cromwell, revendiqua le droit de chaque homme à l’autodétermination. Son combat pour la liberté de la presse et contre la censure des livres est resté célèbre. « Qui tue un Homme tue une créature de raison à l’Image de Dieu ; mais celui-là qui détruit un bon Livre tue la raison elle-même, tue l’Image et comme le regard de Dieu19. » Après Milton, Locke fut le représentant le plus en vue de la théorie libérale du droit naturel. La vie, la propriété et la liberté sont par nature liées à l’homme ; celui-ci n’a donc pas le droit d’y renoncer. « L’homme est né, comme on l’a prouvé, muni d’un titre à la liberté parfaite et en pleine jouissance de tous les droits et privilèges de la loi de la nature, à l’égal de n’importe qui d’autre sur terre, individu ou groupe ; il tient donc de la nature, non seulement le pouvoir de préserver ce qui lui appartient, c’est-à-dire sa vie, sa liberté, ses biens, des déprédations et des entreprises des autres hommes, mais aussi celui de juger les autres et de les punir20. »
g) L’importance de la séparation des pouvoirs pour les libertés individuelles
2917 De façon fort réaliste, Locke comprit qu’il ne servait pas à grand chose de postuler philosophiquement la liberté, mais qu’il fallait aussi l’ancrer dans la constitution. Le pouvoir du roi ne doit pas seulement être restreint en théorie, mais également en fait. C’est pourquoi Locke préconisa une subdivision de l’autorité de l’Etat en un pouvoir exécutif et un pouvoir judiciaire. Mais c’est avant tout Montesquieu qui a souligné le lien très étroit entre la séparation des pouvoirs et les libertés individuelles21.
h) La contribution du droit de la raison à la philosophie des lumières
3018 Parallèlement aux philosophes anglais, les philosophes allemands virent toujours plus dans la “ratio”, le fondement de tous les droits humains. Pour Benedictus de Spinoza (1632-1677), la raison est indépendante du royaume de la théologie. Il importe donc de briser la primauté des Eglises dans la vie intellectuelle. La liberté de la raison, la “libertas philosophandi” est un droit premier et inaliénable de l’homme. De même, la liberté occupe une place de choix dans la philosophie politique de Spinoza. Pour lui, comme pour Hobbes, le contrat social est le fondement de la puissance et du droit de l’Etat. C’est de ce contrat que le souverain tire ses droits et son pouvoir. Toutefois, à l’opposé de Hobbes, Spinoza est d’avis que les hommes pris individuellement ne sont liés par le contrat social qu’aussi longtemps que celui-ci leur procure des avantages. Ces avantages provenant dudit contrat sont les libertés qui doivent être garanties par l’ordre et la paix de l’Etat. En toute logique, Spinoza se prononce en faveur de la démocratie qui est, à ses yeux, la meilleure forme d’Etat aussi longtemps que les propriétaires du sol ont le commandement22.
3119 Samuel de Pufendorf (1632-1694) est un autre représentant du droit de la raison. D’après lui, le souverain est lié par le droit naturel ; il doit respecter les devoirs essentiels de l’homme et n’a pas le droit d’offenser sans raison un homme d’honneur, de violer sa propriété privée ou d’user de la contrainte par corps. Toute communauté humaine est ordonnée par trois droits différents : le droit déduit de la raison est déterminant pour l’ensemble de l’humanité. De surcroît, les chrétiens sont soumis au droit divin, mais les citoyens au droit de l’Etat. Le droit naturel se compose du droit de la raison et du droit divin et il prime les devoirs civiques et moraux. Pufendorf dénie cependant un droit à la résistance lorsque le souverain viole le droit naturel. Les citoyens ont uniquement le droit de quitter l’Etat en question (ius emigranti). Certes, il a y bien le principe “cuius regio eius religio”. Toutefois, « aucun prince n’a le droit d’ordonner aux sujets d’un autre prince de changer de religion ou de les protéger contre leur prince à cause de leur religion. En revanche, les sujets qui confessent une autre foi que leur prince ont le droit de vendre leurs biens et d’émigrer23. »
3220 Enfin, la théorie de la propriété selon Pufendorf revêt une grande importance pour l’évolution de la conception des droits fondamentaux, déterminante dans le domaine du droit administratif. L’Etat peut restreindre la propriété sous trois aspects : par l’impôt, par l’expropriation et par l’emprunt forcé. L’impôt n’est admissible que lorsque le conseil ou une assemblée des classes sociales a donné son approbation24. L’expropriation n’est acceptable que dans le cas d’un intérêt public supérieur (ius eminens) et d’une juste indemnisation. Enfin, par l’emprunt forcé ou l’achat forcé, l’Etat peut prescrire l’affectation de la propriété.
3321 Christian Thomasius (1655-1728), élève de de Pufendorf, accorde d’autres libertés individuelles aux citoyens. Parmi les droits tout à fait premiers – iura connata – il y a aussi la liberté de croyance et de conscience ainsi que la liberté individuelle. Christian Wolff (1679-1754), jeune collègue de Thomasius, va encore plus loin. A ses yeux, mais de façon différente de Hobbes, l’homme est un être bon qui abhorre le mal. C’est pourquoi l’homme fait bon usage de ses libertés, pour autant que ses sentiments ne voilent pas sa raison. Wolff élargit surtout le catalogue des libertés en y faisant figurer un premier droit social, le droit à l’éducation et à la formation, et il oblige l’Etat à une tolérance générale. Enfin, il a été le premier à élaborer la notion de „Rechtsfähigkeit“ (capacité juridique), si importante pour la théorie du droit allemand. En effet, l’homme ne peut jouir de droits et remplir des obligations que s’il en est capable juridiquement.
3422 Johann Gottlieb Fichte (1762-1814) est parfois présenté comme un défenseur exemplaire des droits de l’homme. A ses yeux, l’homme doit suivre sa détermination morale à trouver sa liberté. Font partie de cela, le droit à la vie, la liberté de pensée et de recherche, la liberté de parole et d’expression, la liberté de la presse, la liberté de la formation et celle de l’enseignement. Parmi les libertés personnelles les plus importantes, Fichte place la liberté de culte. En outre, l’homme a un droit imprescriptible sur sa propre personne.
3523 Pour Fichte, le droit inaliénable à l’égalité est un droit de l’homme qu’on peut déduire de la participation à la raison éternelle et qu’on doit considérer comme condition nécessaire à la formation de l’Etat par le contrat civique. Chez Fichte, le droit à la propriété va beaucoup plus loin que chez ses prédécesseurs. Il s’agit d’un véritable droit à la propriété du travail au sens des physiocrates. C’est pourquoi le droit au travail englobe le droit à un minimum vital et à l’assistance sociale.
3624 La philosophie politique de Kant est fort ambivalente dans la question des droits fondamentaux. D’une part, sous l’influence de Rousseau, il part de l’idée que le pouvoir législatif ne revient qu’à la volonté unie du peuple25, mais dénie, d’autre part, au peuple le droit de modifier la constitution de l’Etat contre la volonté du souverain. Il limite l’exercice des droits populaires à quelques rares citoyens honorables ; n’en font par exemple pas partie « le garçon employé chez un marchand ou chez un fabricant ; l’employé (qui n’est pas au service de l’Etat), le mineur (naturaliter vel civiliter) ; toutes les femmes et, en général, toutes les personnes qui, pour pourvoir à leur existence (nourriture et protection) ne dépendent pas de leur propre activité, mais de la volonté d’un autre26 ». Toutefois, Kant enseignait à une époque où la pensée libérale était vue d’un très mauvais œil. Cela explique probablement en partie la contradiction interne de sa philosophie politique. Dans son anthropologie, il admet pourtant expressément qu’une constitution républicaine doit équilibrer la liberté et les contraintes de la loi et qu’en définitive celle-ci peut être appliquée par la force27. Dans ce contexte, il ne faut toutefois pas oublier que l’image de l’homme selon Kant a été d’une importance capitale pour le développement ultérieur des droits de l’homme. Le fait que Kant ait discerné que l’homme est, en tant que sujet de lui-même, cause de ses actions et de ses décisions et que c’est cette subjectivité qui le distingue des animaux et l’a conduit à énoncer le postulat fondamental de la liberté. Par sa nature même, l’homme a donc le droit d’aménager sa vie dans le cadre de sa propre liberté. Sans celle-ci, sa nature est détruite.
i) Les libertés individuelles dans le débat idéologique entre libéralisme et marxisme
3725 Le développement de l’enseignement du marxisme a incontestablement influencé la pensée de plus d’un philosophe au sujet des droits fondamentaux. Dans l’optique marxiste, il ne sert pas à grand-chose d’octroyer la liberté à l’homme aliéné, puisqu’il en abusera en exploitant d’autres hommes, aussi longtemps qu’il ne l’utilise pas – au sens marxiste – pour libérer tous les hommes du capitalisme. Par conséquent, la liberté n’est pas autre chose que le droit pour la classe dirigeante de continuer à exploiter les travailleurs. Dans l’acception marxiste, la vraie liberté n’existe qu’au moment où sont réunies les conditions dont dépend une société sans classes. Les célèbres représentants de l’école de Francfort (M. Horkheimer, Th. Adorno et J. Habermas) reprochent, dans ce contexte, à la philosophie des lumières le totalitarisme et, finalement, le manque de créativité de sa pensée rationnelle, puisque ce rationalisme a mathématisé l’ensemble de la science et a déclaré inexistants les secrets et les énigmes du monde. « A leur avis, le péché originel de la philosophie des lumières réside dans le fait qu’elle a déchiré le livre de l’homme à l’état naturel et qu’elle a conçu la nature comme un pur objet à exploiter, ce qui fait que l’homme, en tant que partie de l’ordre de la nature, est finalement devenu, lui aussi, l’objet d’une exploitation28. » La critique d’Herbert Marcuse (1898-1979) va dans la même direction et prend la forme d’un anarchisme romantique. Pour lui, la puissance, la science et la culture ont corrompu l’homme contemporain et l’ont transformé en un être unidimensionnel. En revanche, le but à atteindre, c’est l’homme bidimensionnel, qui peut satisfaire ses désirs : « La culture de l’avenir doit absolument hériter de cette indépendance, créer une seconde dimension de la sensibilité et de la pensée, sauvegarder l’esprit de la négation et retrouver l’universalité de l’Eros29. » Cette « liberté du désir » n’est réalisable que par la destruction violente de la liberté bourgeoise qui a abouti à la création de « l’Establishment » et à la corruption de la classe des travailleurs. Mais qui peut donc conduire maintenant la société vers la liberté ? Ce sont les marginaux, ceux qui n’ont pas part au processus démocratique, en un mot non pas la classe des travailleurs, mais bien le sous-prolétariat : “However underneath the conservative popular base is the substratum of the outcast and outsiders, the exploited and persecuted of other races and other colours, the unemployed and the unemployable30...”
3826 Cette conception de la liberté qui est dénuée de compromis et dénote une inspiration marxiste aboutit à l’absence de liberté. En revanche, les socialistes de tendance démocratique postulent un meilleur respect de l’égalité et de la fraternité. Cela correspond aussi aux convictions qu’a exposées Ernest Bloch (1885-1977) dans son ouvrage sur le droit naturel et la dignité humaine. Il tente d’intégrer le droit naturel au marxisme, mais il insiste cependant sur le fait que le socialisme contient aussi des libertés bourgeoises, telles que la liberté de parole, de presse et d’association. A ses yeux, la vraie liberté ne sera pourtant obtenue que dans une société sans Etat31. « Et n’y aurait-il qu’une seule personne en qui honorer la dignité de l’humanité : cette dignité vaste et pleine n’en est pas moins quintessence du droit naturel. Ce justement dans le socialisme, dans la mesure où il voudrait bien s’y entendre aussi bien pour la personne que pour le collectif et où – loin de l’homme masse, près de la solidarité désaliénée – il a à faire contenir l’un dans l’autre32. »
3927 Les socio-démocrates libéraux ont adopté une toute autre orientation dans la question des droits fondamentaux. Sous l’influence prépondérante de Ferdinand Lassale (1825-1864), ils se sont séparés des marxistes radicaux et doctrinaires. Ils se sont beaucoup préoccupés de la pensée des représentants des utopies socialistes, à commencer par Platon, Thomas More (1478-1535), Thomas Campanella (1568-1639), par les socialistes français Claude-Henri Saint-Simon (1760-1825), Charles Fournier (1772-1837) et Pierre Proudhon (1809-1865) ainsi que par l’anglais Robert Owen (1771-1858), fondateur des mouvements de travailleurs et des syndicats. De surcroît, ils ont subi l’influence de la philosophie utilitariste de Jeremy Bentham (1748-1832), adversaire du contrat social et partisan de la réalisation du bonheur optimal par l’Etat.
4028 Les diverses vues des socialistes non marxistes au sujet des droits fondamentaux sont toutefois difficiles à regrouper sous un dénominateur commun. Des marxistes doctrinaires, ils se distinguent surtout par le fait qu’ils ne veulent pas supprimer l’Etat par la force ; en principe, ils ne préconisent pas non plus le déclin de l’Etat, mais sont d’avis que le mouvement des travailleurs a pour tâche de prendre le contrôle de l’Etat et de s’employer à atteindre les buts du socialisme. Il sont convaincus que la concentration incontrôlée des richesses et la concurrence mènent inévitablement à une paupérisation croissante ainsi qu’à des crises et qu’un nouveau système devrait permettre à l’Etat d’organiser la production et les échanges, de supprimer la misère et l’exploitation et de redistribuer les biens selon les impératifs de l’égalité. Cette redistribution devrait s’opérer d’après le principe suivant : « à chacun selon ses capacités » ou « à chacun selon ses besoins » ou encore « à chacun selon ses prestations ».
4129 Au cours de la Révolution française, les libéraux et les socialistes ont combattu du même côté et se sont engagés pour la liberté, l’égalité et la fraternité. Puis, très vite, leurs chemins se sont séparés. Par liberté, les représentants de la bourgeoisie n’entendaient pas seulement la liberté de parole et d’opinion, mais encore la liberté économique et le droit de propriété. En revanche, les socio-démocrates donnaient la priorité à l’égalité et à la fraternité. On s’aperçut que la liberté au sens des libéraux ne pourrait pas s’obtenir en même temps et du même coup que l’égalité, car ces deux postulats sont antagonistes.
4230 Les précurseurs du libéralisme sont partis de l’utopie consistant à « projeter dans le passé » une liberté et une égalité pré-étatiques et ils ont revendiqué de l’Etat qu’il protège cette liberté de l’individu et la propriété. L’Etat ne devrait intervenir dans la sphère de la liberté sociale qu’à la manière d’un « veilleur de nuit » lorsque cela est indispensable à l’ordre et à la sécurité. Par contre, les socio-démocrates, très impressionnés par la misère des ouvriers, des enfants et des femmes qui étaient exploités dans les fabriques, ont développé une utopie de l’égalité totale. Ils ont donc combattu « l’Etat veilleur de nuit » du libéralisme et ils se sont employés à ce que l’Etat ne se borne pas à protéger la propriété, mais veille aussi à la répartir plus équitablement. Ils se sont surtout opposés à la propriété qui échoit à l’individu sans que celui-ci ait à fournir un quelconque travail, c’est-à-dire par héritage ou par les intérêts des capitaux (P. Proudhon).
4331 A la fin du siècle dernier, les positions antagonistes des partis à orientation marxiste et de ceux tournés vers le libéralisme semblaient insurmontables sur la question des droits fondamentaux. Avec l’évolution de la démocratie sociale au xxe siècle, elles se sont toutefois suffisamment rapprochées, dans les Etats libéraux tout au moins, pour que, dans le camp libéral également, soit créée une base de discussion commune permettant une extension de la conception des droits fondamentaux et des libertés individuelles. A ce propos, il convient de mentionner trois étapes décisives :
4432 1. Les droits sociaux doivent créer les conditions dont dépend la réalisation de la liberté. L’idée fondamentale des droits sociaux n’était certes pas totalement étrangère aux libéraux33 puisqu’ils s’étaient prononcés en faveur d’un droit à la formation. Plus tard, le droit au travail, le droit au logement, celui aux vacances ou à un salaire minimum, furent réclamés. Toutefois, la philosophie économique de l’école de Chicago (Milton Freedman) niait la relation entre la réalisation de la liberté individuelle et le développement d’un Etat social. Ainsi, Robert Nozick préconise le retour à un « Etat veilleur de nuit » qui aurait pour seule et unique tâche de garantir les droits pré-étatiques de propriété et de liberté (J. Locke). “The minimal state treats us as inviolate individuals, who may not be used in certain ways by others as means or tools or instruments or resources, it treats us as persons having individual rights with the dignity this constitutes. Treating us with respect by respecting our rights, it allows us, individually or with whom we choose, to choose our life and to realize our ends and our conception of ourselves, insofar as we can, aided by the voluntary cooperation of other individuals possessing the same dignity34.”
4533 2. Une certaine convergence des conceptions des droits fondamentaux, opposées à l’origine, se dessine également dans la jurisprudence des tribunaux constitutionnels. Aux Etats-Unis, la Cour Suprême a donné une nouvelle dimension aux libertés individuelles, non seulement par rapport à l’Etat, mais encore envers les particuliers ; il s’agit notamment de la “State Action Doctrin”. D’après cette doctrine de l’action de l’Etat, il est défendu aux autorités de protéger la liberté d’un groupe puissant face à une minorité, les noirs par exemple, lorsque la majorité abuse de son droit de liberté aux fins de faire subir une discrimination à la minorité. De la sorte, une clause contractuelle interdisant la revente d’une maison à une personne de couleur n’a pas été appliquée par le tribunal35. Cette idée a été reprise et étendue par la doctrine européenne sous le titre d’effet à l’égard des tiers. D’après elle, les droits fondamentaux ne sont pas valables uniquement envers l’Etat, mais encore vis-à-vis des particuliers. Cette approche a été formulée à l’article 25 du projet de nouvelle constitution de la Confédération suisse, élaboré en 1977 par une commission d’experts :
Effet des droits fondamentaux sur les rapports entre les particuliers
1 La législation et la jurisprudence font respecter les droits fondamentaux dans les rapports entre les particuliers, quand l’analogie est possible.
2 Celui qui exerce ses droits fondamentaux doit respecter les droits fondamentaux d’autrui. En particulier, nul n’y peut porter atteinte en abusant de sa position dominantes.
46L’effet à l’égard des tiers doit avant tout aboutir à une interprétation du droit privé qui soit conforme à la constitution, c’est-à-dire conforme aux droits fondamentaux. Par exemple, la protection de la personnalité sera interprétée à la lumière de la liberté de la presse et il est donc possible de la limiter36. Les droits fondamentaux donnent pour ainsi dire mandat au législateur d’aménager le droit privé de telle façon que les libertés individuelles ou droits fondamentaux ne puissent être violés. Ainsi, le droit des cartels devrait veiller à ce que la liberté économique d’une entreprise ne puisse être entravée par des mesures de boycott prises par des particuliers.
4734 3. Une autre évolution dans la compréhension des droits fondamentaux se traduit par le fait qu’en plus du strict effet de défense de ces droits, on insiste désormais sur le mandat positif qu’ils confèrent. Jusqu’à présent, les droits fondamentaux avaient une signification purement négative qui s’expliquait notamment par les théories contractuelles. D’après celles-ci, dans le contrat fondamental, les hommes ne pouvaient céder à l’Etat leurs libertés imprescriptibles et, en retour, l’Etat n’avait pas le droit de porter atteinte à la liberté de l’individu. Cela a abouti à ce qu’on a appelé le “status negativus” des droits fondamentaux et libertés individuelles, ce qui signifie que l’Etat n’est pas habilité à empiéter sur la liberté personnelle, mais qu’il n’a pas non plus le droit de faire quelque chose de positif pour créer en faveur de ses citoyens des sphères de libre épanouissement. Par exemple, l’Etat n’a pas autorité pour empêcher la publication de certaines opinions dans la presse, mais il ne peut rien faire non plus pour encourager la presse, même lorsque l’existence de monopoles privés interdit de fait la publication de certaines opinions. La nouvelle évolution conduit actuellement à conférer à l’Etat le mandat positif de créer à cet égard les conditions dont dépend une libre faculté d’épanouissement.
k) Les libertés individuelles sous le signe des décisions majoritaires en démocratie
4835 Si les philosophes de l’Etat aux temps anciens se sont surtout attachés à limiter le pouvoir arbitraire du monarque, aujourd’hui se pose la question de savoir si, à l’époque de la démocratie et des décisions majoritaires, les droits fondamentaux revêtent encore la même importance puisqu’à présent le peuple peut, par la voie d’une décision majoritaire, se défendre en tout temps contre les débordements du pouvoir de l’Etat. Alors qu’au siècle dernier, les droits de la majorité étaient réputés illimités et que le législateur, c’est-à-dire le parlement, ne connaissait aucune entrave, aujourd’hui s’impose de plus en plus l’idée selon laquelle les libertés individuelles constituent certaines limites à respecter par la majorité démocratique. Les droits fondamentaux ne doivent pas seulement protéger l’individu de la toute-puissance de l’Etat, mais encore la minorité face à la majorité.
4936 La discrimination des minorités raciales, religieuses, linguistiques et nationales constitue l’un des grands problèmes du xxe siècle et elle a contribué au développement de l’idée suivante : les droits fondamentaux lient également la majorité démocratique envers toute minorité.
1. Résumé
5037 L’évolution historique des idées relatives aux libertés individuelles et aux droits de l’homme a passé par plusieurs stades. Il s’agit tout d’abord de faire admettre le principe de l’égalité de tous les hommes. L’homme, en tant que personne raisonnable, a droit à l’égalité de traitement. Cette pensée fondamentale dans la Stoa n’a cependant pas trouvé une réalisation complète puisque sa conséquence logique, à savoir l’abolition de l’esclavage, n’a pas été tirée.
5138 Lors de la phase suivante, au cours du Moyen Age européen, le droit de résistance occupe le premier plan. Le pouvoir du souverain est limité par les lois divines. Il n’est pas permis de porter atteinte à l’homme dans les droits qu’il tient de Dieu. Si le monarque ne respecte pas cet impératif, il est permis de lui résister et de le déposer.
5239 L’évolution ultérieure des droits fondamentaux passe ensuite par la sécularisation de l’Etat. Après s’être progressivement détaché de la tutelle de l’Eglise à la fin du Moyen Age, l’Etat justifie son pouvoir par la théorie du contrat, sans recourir pour ce faire à l’aide des commandements divins. Cependant, les esprits et les démarches se séparent. Les uns, par exemple Locke, sont d’avis que l’homme a des droits inaliénables qu’il ne saurait céder à l’Etat, même par un contrat fondamental ; ces droits naturels et antérieurs à l’Etat, la raison les déduit de la nature humaine. D’autres, par exemple Hobbes, opinent que les libertés individuelles ne sont pas des droits antérieurs à l’Etat, mais qu’ils ne sont conférés aux hommes que par le droit positif édicté par l’Etat. Celui-ci peut donc restreindre ou élargir ces droits à sa guise, car on ne saurait les déduire de la nature de l’homme.
5340 La paupérisation croissante de la grande masse des travailleurs, consécutive à l’industrialisation, a abouti au rejet absolu des libertés individuelles traditionnelles par les marxistes. Lassalle tourne en dérision l’Etat libéral confiné dans le rôle de veilleur de nuit et qui ne se soucie pas des véritables préoccupations et besoins de sa population. Marx postule un changement radical de la société afin que, sous la conduite du prolétariat, les hommes retrouvent l’harmonieuse liberté de l’Etat de nature.
5441 Les militaristes qui sont beaucoup moins radicaux, veulent, en revanche, que l’Etat se fixe pour but d’atteindre et de réaliser le bien commun : par là ils entendent l’optimalisation de l’intérêt personnel et des besoins de la personne, en un mot le bonheur des citoyens.
5542 Le débat autour de la question sociale conduit aussi à une compréhension plus positive des droits fondamentaux, à l’extension des droits sociaux et à l’idée des effets à l’égard des tiers.
5643 Si nous partons de l’idée que l’évolution de l’Etat dépend de celle de la société et qu’il incombe avant tout à l’Etat de protéger l’homme dans sa dépendance à l’égard d’une société fondée sur la division du travail ainsi que de promouvoir l’épanouissement de la personne, on en arrive à concevoir positivement les droits fondamentaux. Dès lors, la liberté n’est plus seulement l’absence de contrainte, mais elle implique pour l’homme la possibilité de choisir entre plusieurs alternatives ainsi que l’obligation de créer les conditions intellectuelles (connaissance des alternatives) et le cadre économique dont dépend ce choix.
5744 Le jugement à porter sur les libertés individuelles et les droits de l’homme diffère donc selon l’évolution économique et sociale. Plus grandes sont la division du travail et l’intégration au sein de la société, plus il importe alors de garantir et de promouvoir concrètement la liberté humaine. La concentration croissante de la presse exige par exemple de la part de l’Etat qu’il s’emploie à sauvegarder la diversité des opinions.
58En d’autres termes, les droits fondamentaux sont des mandats conférés à l’ordre étatique. Le contenu et l’importance de ces mandats dépendent, dans chaque cas, du degré d’évolution d’une société. Le mandat consistant à sauvegarder, protéger et promouvoir la dignité humaine incarne les droits fondamentaux qui priment l’Etat. Quels sont les moyens propres à remplir ce mandat ? Les conditions économiques et sociales du moment et du lieu sont décisives à cet égard.
Bibliographie
a) Auteurs classiques
59Aristote, La Politique, trad. J. Tricot, 2nde éd., Paris, Vrin 1970
60Cicéron, La République, trad. E. Bréguet, Paris, « Les Belles Lettres », 1980
61Kant, E., La Métaphysique des Moeurs, trad. A. Philonenko, Paris, Vrin, 1971
62Locke, J., Deuxième traité du gouvernement civil, trad. B. Gilson, 2nde éd., Paris, Vrin, 1977
63Marsile de Padoue, Le Défenseur de la Paix, trad. J. Quillet, Paris, Vrin, 1968
64Milton, J., Pour la liberté d’imprimer sans autorisation ni censure, trad. O. Lutaud, Paris, Aubier, 1956
65Montesquieu, Ch.-L., De l’Esprit des Lois, vol. III-VI des « Oeuvres complètes de Montesquieu », Paris, Garnier, 1876
66Nicolas de Cues, Concordance catholique, trad. R. Galibois, révisée par M. de Gandillac, Centre d’Etudes de la Renaissance, Université de Sherbrooke, 1977
67Polybe, Histoires, trad. P. Pedech, J. de Foucault, R. Weil avec la collaboration de Cl. Nicolet, Paris, « Les Belles Lettres », 1961-1982
68Pufendorf, S. de, Die Verfassung des Deutschen Reiches, trad. H. Denzer, Stuttgart 1976
69Sénèque, De la Clémence, trad. F. Préhac, 2nde éd., Paris, « Les Belles Lettres », 1961
70Spinoza, B. de, Traité des Autorités théologiques et politiques, trad. M. Frances et R. Misrahi, in : « Oeuvres complètes », Paris, Gallimard, 1954, Bibliothèque de la Pléiade
71Thomas d’Aquin, Somme théologique, éd. de la Revue des Jeunes, Paris, 1925-1981
72Ibid., Du Royaume, trad. M. M. Cottier, Paris, Egloff, 1947
b) Autres auteurs
73Allan, D. J., Individuum und Staat in der Ethik und der Politik des Aristoteles (1965), in : F. P. Hager (éd.), Ethik und Politik des Aristoteles, Darmstadt 1972
74Bloch, E., Droit naturel et dignité humaine, trad. D. Authier et J. Lacoste, Paris 1976
75Brephol, W., Die sozialen Menschenrechte, ihre Geschichte und ihre Begründung, Wiesbaden 1950
76Duerig, G., Grundrechte und Zivilrechtsprechung, in : Festschrift für H. Nawiasky, München 1956, p. 157 ss.
77Encyclopedia Britannica, Chicago/London, éd. 1962
78Hartung, F., Die Entwicklung der Menschen- und Bürgerrechte von 1776 bis zur Gegenwart, 4e éd., Göttingen 1972
79Heberer, O., Das göttliche Recht des 15. und 16. Jahrhunderts als Vorläufer der Menschenrechte. Eine ideengeschichtliche Untersuchung, thèse Frankfurt a.M. 1961
80Huber, E. R., Bedeutungswandel der Grundrechte, in : AöR 62 (1933), p. 1 ss.
81Huber, H., Die Bedeutung der Grundrechte für die sozialen Beziehungen unter den Rechtsgenossen, in : ZSR 74 (1955), fasc. 1, p. 173 ss.
82Keller, R. de, Freiheitsgarantien für Person und Eigentum im Mittelalter. Eine Studie zur Vorgeschichte moderner Verfassungsgrundrechte, Heidelberg 1933
83Kolakowski, L., Die Hauptströmungen des Marxismus, 3 vol., Zürich 1977-1979
84Leisner, W., Grundrechte und Privatrecht, Münchner öffentlichrechtliche Abhandlungen, fasc. 1, München 1960
85Marcuse, H., One Dimensional Man, Boston 1968
86Maritain, J., Les droits de l’homme et la loi naturelle, New York 1942
87Mommsen, Th., Abriss des römischen Staatsrechts, réimpression de l’éd. de 1907, Darmstadt 1974
88Müller, J. P., Die Grundrechte der Verfassung und der Persönlichkeitsschutz des Privatrechts, thèse Bern 1964
89Nozick, R., Anarchy, State and Utopia, Oxford 1975
90Oestreich, G., Geschichte der Menschenrechte und Grundfreiheiten im Umriss, 2nde éd., Berlin 1978
91Samwer, S.-J., Die französische Erklärung der Menschen- und Bürgerrechte von 1789/91, Hamburg 1970
92Schnatz, H. (éd.), Päpstliche Verlautbarungen zu Staat und Gesellschaft, Darmstadt 1973
93Schnur, R. (éd.), Zur Geschichte der Erklärung der Menschenrechte, Darmstadt 1964
94Schwabe, G., Die sogenannte Drittwirkung der Grundrechte, München 1971
95Utz, A. F., La doctrine sociale de l’Eglise à travers les siècles, Fribourg/Paris 1969
96Voigt, A., Geschichte der Grundrechte, Stuttgart 1948
97Willke, H., Stand und Kritik der neueren Grundrechtstheorie. Schritte zu einer normativen Systemtheorie, Berlin 1975
§ 9 L’évolution institutionnelle des libertés individuelles
981 Parmi les théoriciens de l’Etat, le débat est depuis longtemps très vif pour savoir si c’est en premier lieu l’histoire des idées qui a été le moteur de l’évolution des droits fondamentaux ou, au contraire, si l’histoire des idées a évolué sous l’influence du développement institutionnel et juridique des libertés individuelles. En réalité, l’histoire des idées et l’approfondissement des droits fondamentaux se sont mutuellement influencés ; il y a eu complémentarité et interaction.
a) L’histoire de la constitution anglaise
992 Il est certain qu’il faut chercher dans l’histoire de la constitution anglaise le point de départ du développement institutionnel des droits fondamentaux. A l’origine des garanties institutionnelles, il y a la Magna Charta (Grande Charte) donnée par le Roi Jean en 1215. L’article 39 de cette charte dit : « aucun homme libre ne doit être arrêté, incarcéré, dépouillé de ses biens, banni ou encore condamné d’une quelconque manière et nous ne voulons pas porter plainte contre lui ou le faire poursuivre, sauf sur base d’un jugement rendu en bonne et due forme par ses pairs et conformément à la loi du pays37. » Outre le principe de la légalité, les vassaux reçurent ainsi de leur suzerain, le Roi Jean, d’autres libertés individuelles codifiées dans les 63 articles de la Grande Charte, notamment le droit d’être consulté pour la perception des impôts (art. 12), les droits de propriété (art. 31) et d’autres droits propres à leur classe sociale.
1003 Dans plus d’un autre royaume ou principauté du Moyen Age furent également créés des instruments comparables à la Magna Charta, par exemple la Grande Charte de Pologne en 1374. Pourtant seule la Magna Charta eut des effets importants bien au-delà du Moyen Age.
1014 Le droit codifiant l’interdiction de toute punition sans loi fut par la suite encore renforcé à l’article 3 de la Petition of Rights (1627) qui explicite le droit de chacun à un jugement en toute légalité. Enfin l’Habeas Corpus de 1679 garantissait à toute personne appréhendée de pouvoir comparaître devant un juge dans les trois jours suivant son arrestation.
1025 C’est ainsi qu’est née la tradition garantissant un procès pénal correct et, ultérieurement, une procédure judiciaire correcte dans tous les domaines. Cette tradition a exercé une influence décisive sur le droit anglo-saxon d’abord, puis sur le droit des gens, sur la jurisprudence de la Cour internationale de la Haye et, enfin, sur la Convention européenne des droits de l’homme.
1036 Le droit américain a été dernièrement complété et élargi par les décisions de la Cour Suprême concernant les amendements V, VI et VII de la constitution américaine. Cette évolution a eu pour effet d’influer sur le procès pénal dans lequel les droits fondamentaux et les libertés individuelles jouent un rôle direct dans les pays anglo-saxons. Etroitement liée à l’exigence d’une procédure judiciaire correcte, il y a l’idée selon laquelle la réalisation des droits fondamentaux et des libertés individuelles ne réside pas dans les limites matérielles des activités de l’Etat, mais plutôt dans les procédures formelles. En effet, c’est lorsque la liberté du citoyen ne peut être limitée qu’en vertu d’une procédure correcte et juste que la garantie d’un jugement équitable est la plus grande.
1047 L’histoire de l’institutionnalisation d’une procédure juste et correcte est très riche d’enseignements pour les droits fondamentaux, ceci pour une autre raison. En effet, la Magna Charta, la Petition of Rights, l’Habeas Corpus, mais encore le Bill of Rights (1689) ont tous été adoptés à une époque où les classes sociales, notamment les hommes libres et le parlement, représentaient en réalité un contrepoids face au roi, c’est-à-dire restreignaient en fait le pouvoir de celui-ci. C’est pourquoi les premières lois ou chartes édictant des libertés ne portaient pas sur les droits de tous les habitants, mais seulement sur ceux des hommes libres et des nobles. On le constate très nettement par le fait qu’une véritable institutionnalisation des droits fondamentaux n’est possible que dans un Etat au sein duquel la puissance du gouvernement est contenue par le pouvoir du parlement.
1058 Les droits fondamentaux ne protègent pas seulement le citoyen de la toute-puissance de l’Etat ; ils doivent aussi limiter le pouvoir du gouvernement dans une mesure considérable. Dans ce contexte, les classes sociales et plus tard le parlement ont accompli leur tâche moins par la création de nouveaux droits fondamentaux que par la confirmation de droits existants qui avaient été manifestement violés à maintes reprises.
1069 Dans le Bill of Rights, on trouve un premier catalogue de droits qui est succinct. Y sont mentionnés : le droit des protestants de porter des armes (art. 7), le droit de libre élection des membres du parlement (art. 8), la liberté de parole au parlement (art. 9) ainsi que l’interdiction des peines cruelles (art. 10). Avec le Bill of Rights, le parlement s’assurait également certains droits face au roi, notamment le droit de regard en ce qui concerne les lois et les impôts. De surcroît, il était interdit au souverain d’abroger des lois sans l’assentiment du parlement.
10710 L’histoire de l’Angleterre montre que la concrétisation institutionnelle des droits fondamentaux a résulté de l’antagonisme entre le monarque et le parlement. En effet, celui-ci a voulu lier le souverain au respect de quelques principes, par exemple la garantie de certaines libertés et l’observance des lois édictées par le parlement, alors que celui-ci déterminait dans une large mesure seul le contenu des droits fondamentaux. Compte tenu de la composition du parlement à cette époque, le principe de la libre élection, tel que le garantit le Bill of Rights, n’aboutit nullement à un droit du citoyen de voter librement et au bulletin secret. Par ce droit fondamental, les parlementaires veulent avant tout s’assurer que le roi ne puisse plus influencer leur choix. En revanche, d’autres entraves au libre droit de vote, par exemple celles exercées par des lords ou des parlementaires influents, restent impunies, comme le révèlent les pratiques parlementaires de l’époque.
b) L’évolution de l’Etat constitutionnel
10811 Tandis que les forces politiques dominantes de l’Angleterre se contentaient d’ancrer les limites le pouvoir royal dans différents documents historiques, l’idée d’une véritable constitution plus complète se propageait dans les premiers Etats de l’émigration anglaise ; cette loi fondamentale était alors conçue comme la délimitation du pouvoir de l’Etat une fois pour toutes. C’est dans l’esprit de la doctrine du droit naturel selon Locke qu’est née la Déclaration d’indépendance des Etats-Unis38. L’Etat de Virginie fit oeuvre de pionnier avec sa constitution de 1776 qui trouva son couronnement dans le Bill of Rights des Etats-Unis d’Amérique.
10912 Le fait d’institutionnaliser le pouvoir de l’Etat sous la forme d’une constitution révèle la nette influence de l’idée de contrat. Par le biais de la constitution, le peuple pouvait conférer des attributions aux autorités et limiter du même coup leur pouvoir. Ainsi, l’article premier de la déclaration française des droits de l’homme et du citoyen (1789) a la teneur suivante :
Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits…
110L’article 2 poursuit :
Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’homme ; ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l’oppression.
111Au xixe siècle, les constitutions poussèrent comme des champignons. Cependant, les constitutions américaines et la Déclaration française des droits de l’homme furent les modèles des constitutions adoptées par les nations européennes à régime libéral.
11213 Si l’Etat constitutionnel a connu son apogée au siècle passé, on parle déjà d’une crise de l’Etat constitutionnel au xxe siècle. Certes, dans l’intervalle, chaque Etat s’est doté d’une constitution écrite, à l’exception de la Grande-Bretagne et d’Israël. Pourtant, la réalité montre que de nombreuses constitutions écrites ne suffisent pas encore, à elles seules, à limiter efficacement le pouvoir de l’Etat. Elles contiennent bien les buts visés par celui-ci et proclament solennellement les droits de l’homme, mais elles considèrent ceux-ci comme un bien collectif et non pas comme la garantie de la liberté individuelle face au pouvoir de l’Etat.
c) L’extension de la juridiction constitutionnelle
11314 Les droits fondamentaux furent renforcés sur le plan institutionnel par la création de la Cour Suprême des Etats-Unis. Dans un jugement célèbre « Marbury v. Madison39 », la Cour Suprême d’Amérique, conduite par un président courageux et perspicace, a déclaré qu’elle n’avait pas seulement le droit, mais encore le devoir d’examiner les lois du congrès sous l’angle de leur conformité au droit le plus élevé, c’est-à-dire le droit constitutionnel des Etats-Unis. Selon le président de la Cour Suprême, la constitution est ou bien droit suprême que la loi ne peut pas modifier, ou bien elle n’est que simple loi que le législateur peut abroger ou changer à sa guise. Avec la constitution, le peuple a voulu restreindre le pouvoir des organes de l’Etat, y compris celui du législateur. En revanche, si la constitution n’avait que le rang de loi, le peuple n’aurait vraiment pas pu atteindre son but, à savoir limiter le pouvoir du législateur par la constitution. Il est donc absurde d’assimiler la constitution aux lois. Même le législateur est lié au droit suprême, c’est-à-dire à la constitution. Cependant, la tâche la plus importante et la plus honorable du juge consiste à dire le droit. Ainsi, il appartient naturellement au juge de discerner la constitution comme émanation du droit suprême et de s’y conformer pour l’interprétation des lois.
11415 Le chef-d’œuvre politique et juridique que constitue ce jugement de la Cour Suprême inaugure une évolution qui, aujourd’hui encore, n’est pas achevée : le contrôle des lois et décisions fondées sur des lois par un tribunal suprême. Il a fallu 140 ans pour que l’exemple américain soit imité par la République fédérale d’Allemagne et par l’Inde qui ont prévu dans leur constitution puis établi une cour constitutionnelle40. La plupart des autres pays ont jusqu’à présent reculé face à ce pas décisif. En Suisse, l’argument déterminant a été la crainte d’une évolution vers un Etat qui risquerait de tomber aux mains des juges et la conviction profonde que le peuple, dernière instance en matière de législation, n’a pas besoin d’autres limites constitutionnelles. Certes, le Tribunal fédéral examine peu à peu la constitutionnalité des lois cantonales. En revanche, l’examen approfondi des lois fédérales sous l’angle de leur constitutionnalité serait contraire à l’article 113 cst.. Dans d’autres pays, c’est le parlement qui n’a pas voulu ou pu accepter un lien de dépendance d’une cour suprême.
11516 Dans la plupart des Etats, on est encore fort éloigné d’une conception des droits fondamentaux reposant sur une solide base institutionnelle, protégeant la minorité de la majorité et conduisant à une limitation de la souveraineté. Pour bon nombre d’Etats du continent européen, les déclarations des droits de l’homme constituent plutôt une base idéologique et philosophique au sens de la Déclaration française de ces droits ; cette sorte de déclaration fixe les buts du parlement souverain qui tient d’elle les grandes lignes de sa politique, mais elle ne limite pas les droits du parlement envers les citoyens. Toutefois, les autorités inférieures qui ne participent pas directement à l’exercice de la souveraineté, notamment l’administration, sont liées par les droits fondamentaux. Les tribunaux administratifs doivent s’assurer que les autorités inférieures ne portent pas une atteinte injustifiée aux droits des citoyens41.
d) Les garanties du droit des gens
11617 En plus des garanties internes à l’Etat, le droit des gens cherche à obtenir des garanties entre Etats au sujet des droits fondamentaux. Cette évolution a indubitablement commencé par le droit international de la guerre qui remonte à la première conférence de la Croix-Rouge en 1864, aux instructions du président Lincoln de 1863, au Mannel d’Oxford de 1880 et à la Conférence de Bruxelles de 187442.
11718 Le droit international de la guerre protège les blessés, les malades, les prisonniers et les civils des exactions provenant de soldats ennemis sous la garde desquels ils se trouvent. Il ne s’applique pas uniquement en temps de guerre et se borne avant tout à sauvegarder l’intégrité physique et psychique de toutes les personnes qui ne sont pas directement engagées dans les combats. En vertu des protocoles additionnels I et II aux Conventions de Genève, qui sont entrés en vigueur en 1978, et conformément à l’article 3 desdites conventions de 1949, le droit international de la guerre est aussi applicable en cas de guerre civile, mais de façon restreinte.
11819 Le droit international de la guerre oblige immédiatement les belligérants à respecter les principes élémentaires d’humanité envers les personnes qui ne participent pas directement aux combats. De la sorte, il tente de restreindre l’autonomie des Etats en cas de conflit et de les obliger à traiter avec humanité les ennemis tombés en leurs mains. Par la suite, il n’a fallu franchir qu’un petit pas pour étendre ce principe au droit international de la paix et obliger les Etats à respecter les principes d’humanité envers leurs propres ressortissants. Certes, le droit international de la paix entre ainsi en conflit avec la souveraineté des Etats et leur droit à l’autodétermination ; pourtant, depuis la fin de la seconde guerre mondiale, de nombreuses résolutions et conventions vont dans ce sens.
11920 L’article premier de la Charte des Nations Unies oblige, par exemple, les Etats membres à promouvoir et à renforcer les droits de l’homme et les libertés fondamentales de tous sans distinction de race, de sexe, de langue ou de religion. D’après l’article 55 de la Charte, les Nations Unies s’attachent à promouvoir l’amélioration du niveau de vie, le plein emploi et les conditions dont dépendent le progrès économique et social. C’est dans ce but qu’est institué un Conseil économique et social qui élabore des recommandations à l’échelle internationale en matière d’économie, d’institutions sociales, de culture, d’éducation et de santé et peut aussi préparer des accords et convoquer des conférences43.
12021 Trois ans déjà après la fondation des Nations Unies, son Assemblée générale adoptait le 10 décembre 1948 la Déclaration universelle des droits de l’homme. Celle-ci débute par ces mots : « Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité » (article premier). Les 29 articles qui suivent contiennent un catalogue détaillé des droits fondamentaux et libertés individuelles, par exemple l’interdiction de la torture (art. 5), la protection de la vie privée (art. 12), la liberté d’établissement et d’émigration (art. 13), la garantie de la propriété (art. 17), le droit à la sécurité sociale (art. 22) et le droit au travail, au salaire égal pour un travail égal et à la liberté d’association et d’affiliation syndicale (art. 23). De surcroît, l’article 29 précise les devoirs fondamentaux du citoyen, notamment ceux de l’individu envers la communauté et l’interdiction d’exercer ces droits et libertés de façon contraire aux buts et aux principes des Nations Unies.
12122 L’article 30 a, enfin, la teneur suivante : « Aucune disposition de la présente Déclaration ne peut être interprétée comme impliquant pour un Etat, un groupement ou un individu un droit quelconque de se livrer à une activité ou d’accomplir un acte visant à la destruction des droits et libertés qui y sont énoncés. »
12223 Aussi généreuse et complète que puisse paraître cette déclaration des droits de l’homme, elle a été par la suite de plus en plus souvent violée par divers Etats. Cela a conduit certains pays à tenter, aussi bien dans le cadre des Nations Unies que par la création d’un droit des gens régional, de lutter contre la « terrorisation » croissante des populations engendrée par des régimes totalitaires.
12324 En 1959, le Conseil économique et social adopta une résolution donnant au Secrétaire général de l’Organisation la possibilité de communiquer à la Commission des droits de l’homme les violations de ces droits. En 1967, 1970 et 1971, il y eut d’autres résolutions visant à mieux protéger les droits de l’homme.
12425 En 1966, les Nations Unies ont adopté le Pacte international des droits civiles et politiques. Les articles 28 à 45 de ce pacte confient à une commission des droits de l’homme la tâche d’établir, dans les cas de violation de ces droits, un rapport sur les violations invoquées par un Etat contractant à l’égard d’un autre Etat. Toutefois, même cette procédure, qui n’est naturellement applicable qu’aux Etats ayant signé et ratifié le pacte, n’a pas donné les résultats escomptés. C’est pourquoi on a élaboré le protocole facultatif du 19 décembre 1966 qui permet aux individus de communiquer à la Commission des droits de l’homme des faits relatifs à des violations de ces droits.
12526 En 1977, cette commission a pu commencer son travail. Le 15 août 1979, elle a pris, pour la première fois, une décision sur recours individuel contre des violations des droits de l’homme en Uruguay. L’auteur du recours était une femme dont le mari avait été incarcéré dans des conditions inhumaines et dangereuses pour sa santé ; malgré un ordre de libération émanant d’une autorité judiciaire, il avait été maintenu en prison et on lui avait refusé le droit d’avoir un quelconque contact avec sa famille. En outre, le beau-père de l’auteur du recours avait été torturé44.
12627 Cette décision revêt une grande importance pour l’évolution de la protection des droits de l’homme par le droit international public sur le plan des Nations Unies. En effet, elle permet d’espérer que l’on parviendra petit à petit à faire des progrès sur le plan international également grâce aux voies de recours et malgré les nombreux échecs liés à l’institutionnalisation des droits de l’homme.
12728 En plus des Nations Unies, certains Etats ont cherché à renforcer la protection des droits de l’homme par des accords régionaux. C’est ainsi que fut signé, en 1950, la Convention européenne de protection des droits de l’homme et des libertés fondamentales. En 1967, l’Organisation des Etats américains a établi une convention de protection des droits de l’homme. De même, l’Acte final de la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe (CSCE) comprend des dispositions sur la protection des droits de l’homme. Par là, les Etats d’Europe occidentale et orientale ainsi que les Etats-Unis s’engagent à reconnaître la liberté de pensée, de conscience, de religion ou de conviction ainsi qu’à promouvoir les contacts humains entre les Etats signataires.
12829 Ces efforts sont louables et impressionnants. Il ne convient toutefois pas de se bercer d’illusions et la lucidité commande donc de savoir qu’il faudra encore beaucoup de temps jusqu’à ce qu’on puisse réaliser une protection vaste et efficace des droits de l’homme sur le plan du droit international public. Souvent, les résolutions et les pactes ne sont pas ratifiés précisément par les Etats coupables de violer les droits de l’homme. De surcroît, très nombreux sont les Etats qui refusent d’octroyer une véritable garantie institutionnelle des droits de l’homme, sous forme de tribunaux internationaux indépendants examinant les recours individuels qui concernent des violations de ces droits et pouvant demander des explications aux Etats concernés.
12930 Dans la mesure où de telles institutions existent, il est alors loisible aux Etats d’y adhérer et de reconnaître la protection internationale des droits de l’homme. Tous les accords relatifs aux droits de l’homme doivent franchir l’obstacle de la souveraineté nationale. Puisque la souveraineté des Etats membres et le principe du droit à l’autodétermination ne peuvent être violés même par les tribunaux des droits de l’homme, on a récemment revendiqué pour les droits de l’homme non seulement une application multilatérale, mais encore bilatérale par le biais des mesures à prendre par les Etats en cause45.
13031 Les nombreux efforts que les hommes ont faits depuis des siècles et qu’ils poursuivent aujourd’hui à l’échelle mondiale, afin de contribuer à ce que l’idée des droits de l’homme s’impose enfin, justifient l’espoir de voir, dans un avenir plus ou moins lointain, la protection des droits de l’homme partout et complètement garantie.
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§ 10 Le contenu des libertés individuelles. (Droits fondamentaux)
a) But et signification des libertés individuelles
1651 Le développement institutionnel des droits fondamentaux montre que le fait d’ancrer ces droits et de les codifier résulte d’une lutte interne à l’Etat et qui oppose ses divers pouvoirs, à savoir les citoyens et leur gouvernement. Dans ce contexte, on trouve toujours au premier plan la limitation de la puissance du monarque, aujourd’hui de l’exécutif. Au cours de l’extension et du développement des formes démocratiques du pouvoir, les minorités ont également cherché à renforcer les droits fondamentaux pour s’en faire une protection contre les empiétements de la puissante majorité.
1662 Aujourd’hui, nous trouvons dans la plupart des constitutions démocratiques des catalogues plus ou moins fournis de libertés et de droits fondamentaux. Les différences sont surtout sensibles dans la formulation et dans l’interprétation de ces droits. Tandis que, pour certains Etats, les droits de l’homme et les libertés fondamentales constituent la base et le moyen de lutter pour établir un système donné, par exemple la dictature du prolétariat, pour d’autres, ces libertés et ces droits visent à limiter le déploiement de la puissance des pouvoirs publics. Les uns inscrivent en lettres capitales les droits de l’homme et les libertés individuelles sur leurs drapeaux et étendards, afin de « libérer » les hommes en leur imposant un régime collectiviste finalement destructeur de la liberté, alors que pour les autres, les droits fondamentaux font partie intégrante d’un ordre étatique qui doit offrir à chaque individu la possibilité de s’épanouir. Les uns sont d’avis que l’octroi concret de libertés conduit à l’anarchie et met en péril les objectifs nationaux parce que l’homme tente à coup sûr d’abuser de ses libertés et d’exploiter les autres ; les autres opinent de leur côté que les systèmes collectivistes sont par définition hostiles aux droits fondamentaux parce qu’ils ne concèdent aucune liberté aux individus.
1673 Certains Etats se contentent de mentionner dans leur constitution les droits fondamentaux en tant que buts à atteindre ; d’autres renoncent même à en dresser une liste plus ou moins exhaustive dans leur constitution, mais établissent en revanche des garanties institutionnelles afin d’assurer une protection effective de ces droits dans et par leur appareil d’Etat. Pour les premiers, les libertés fondamentales sont la promesse d’un monde lointain et parfait ; pour les seconds, elles sont la mesure des réalités présentes.
1684 Il ne fait aucun doute que les droits de l’homme et les libertés fondamentales ont été le point de départ de querelles intestines et de conflits internationaux. Alors qu’au siècle passé, l’organisation de l’Etat et de son pouvoir fut au centre du débat politique et qu’au début de ce siècle le thème de la souveraineté occupait le premier plan, ce sont aujourd’hui vers les droits de l’homme et les libertés fondamentales que convergent les regards et les préoccupations. Il s’agit moins de la classification des Etats en démocraties, monarchies et oligarchies que de leur attitude face à ces droits et libertés.
1695 Dans les pages qui suivent, nous traiterons du contenu et de la signification des différents droits fondamentaux et nous commencerons par les diverses interprétations de ces droits.
b) Libertés individuelles, image de l’homme et conception de l’Etat
1706 Celui qui considère l’homme comme un être doué de raison – la philosophie des lumières par exemple – lui reconnaît alors un droit à la réalisation de son moi. L’homme qui par raison est le seul être qui puisse distinguer le juste de l’injuste et qui peut raisonnablement décider ce qu’il veut faire, qui peut donc être lui-même cause de son propre agir46 doit également avoir la liberté de prévoir et de réaliser son existence en conséquence. Cette image de l’homme caractéristique de la philosophie des lumières aboutit à une explication très largement philosophique des libertés fondamentales. Au premier plan de la philosophie européenne de la liberté, on trouve en permanence l’épanouissement de la personnalité.
1717 Les philosophies de l’Extrême-Orient nous donnent l’exemple de toutes autres idées au sujet du développement de la personnalité. En effet, la société y constitue un ordre hiérarchisé au sein duquel chacun doit s’insérer, et trouver son bonheur dans la reconnaissance de cette hiérarchie. « King, prince de Tsi, interrogea Confucius sur l’art de gouverner. Confucius répondit : “Que le prince remplisse ses devoirs de prince, le sujet ses devoirs de sujet, le père ses devoirs de père, le fils ses devoirs de fils.” “Très bien, dit le prince. En effet, si le prince ne remplit pas ses devoirs de prince, le sujet ses devoirs de sujet, le père ses devoirs de père, le fils ses devoirs de fils, quand même les grains ne manqueraient pas, pourrais-je en avoir pour vivre47 ?” »
1728 De telles idées sont vraiment étrangères à une société démocratique et compétitive, ayant l’égalité des chances pour idéal et au sein de laquelle la liberté implique aussi la possibilité de s’évader de l’ordre social préétabli pour poursuivre une véritable ascension sociale. Selon les idées orientales, ces vues occidentales détruisent le calme et la sérénité de la personne. A cet égard, la philosophie de l’Inde est encore plus radicale. D’après elle, la personne – selon l’origine grecque et latine du mot “persona” – est un masque duquel il faut se détacher. Celui qui veut « s’épanouir » doit trouver le chemin de son véritable moi. Il ne le peut que s’il se détache de ses besoins et de ses intérêts, qu’il mène une vie ascétique et par là devienne indépendant de sa personne, c’est-à-dire de son masque. En effet, le « moi » véritable ne se trouve que par un détachement complet du monde extérieur et par une intériorisation intégrale48.
1739 Ces grands traits donnent un éclairage qui permet de comprendre à quel point la conception de la liberté est influencée par l’attitude philosophique et culturelle. L’Européen qui vit en quelque sorte de la tradition médiévale et chrétienne – « que la terre entière vous soit soumise » – a d’autres vues concernant le développement de la liberté qu’un Indien, un Chinois, un Africain, un Japonais ou un Sud-américain.
17410 Même au sein d’une même culture voire d’une nation, on trouve, toutefois, des différences considérables. En Suisse, la conception de la liberté est traditionnellement liée à l’indépendance de la petite communauté corporative, ce qui explique que la liberté de la commune est considérée comme plus importante que celle de l’individu. En revanche, dans le monde anglo-saxon, c’est plutôt la liberté individuelle qui prime. Cela se présente jusque dans les questions de détail. Au nom de la liberté de la presse par exemple, il est permis dans les pays anglo-saxons de remettre en question le gouvernement ou même l’Etat49 et même aux époques les plus périlleuses (l’Angleterre durant la Seconde guerre mondiale) la presse n’est pas soumise à la censure. En Suisse, mais aussi en Allemagne ou en France, on invoque très vite la raison d’Etat et l’intérêt public pour restreindre les libertés.
17511 L’interprétation et la concrétisation de la liberté et des droits fondamentaux ne concordent pas seulement avec les idées culturelles ou philosophiques concernant l’épanouissement de la personnalité, mais encore avec l’idée qu’un groupe ou une nation se fait de lui-même ou d’elle-même. Une nation ambitieuse dont le sentiment d’identité n’est pas affermi octroiera peu de libertés dans l’intérêt national. En revanche, une nation intérieurement forte tolérera les attaques de certaines personnes dans la presse notamment ou ne se sentira pas menacée par les objecteurs de conscience et elle accordera des libertés plus amples.
17612 Tous les Etats justifient les limitations des droits fondamentaux en invoquant la protection de la collectivité et l’intérêt public. Selon la conscience nationale et la situation politique extérieure et intérieure, l’étendue des droits fondamentaux diffère fortement.
17713 Enfin, la réalisation des droits fondamentaux dépend aussi de la situation économique d’un pays. Une large garantie de la liberté de la presse ne sert pas à grand chose lorsqu’une petite partie seulement de la population sait lire et que personne n’a les moyens financiers indispensables à la publication d’un journal.
17814 Cependant, les réflexions qui précèdent ne signifient nullement qu’il faille complètement relativiser les droits fondamentaux. Il y a, en effet, un noyau d’humanité élémentaire universellement valable, indépendamment de toute situation philosophique, idéologique, culturelle, historique, économique et politique. La sauvegarde de la dignité humaine et le respect de l’égalité foncière de tous les hommes devraient donc se concrétiser toujours et partout, quelles que soient les circonstances du lieu et du moment.
c) Contenu des différentes libertés individuelles
17915 Par leur contenu, les libertés individuelles se subdivisent en diverses catégories : droits fondamentaux assurant l’intégrité psychique et morale ainsi les possibilités d’épanouissement de l’homme, droits fondamentaux sauvegardant l’intégrité physique de l’être humain et droits fondamentaux qui ont pour objet la sécurité et le développement économiques de l’individu. De surcroît, il y a lieu de mentionner les droits fondamentaux qui régissent la participation politique et démocratique du citoyen aux décisions de l’Etat. Ces droits de participation seront traités au chapitre concernant l’organisation démocratique de l’Etat50.
1. Libertés individuelles ayant pour objet l’égalité foncière des hommes
18016 L’histoire des idées relatives aux droits fondamentaux a montré qu’au commencement, il était surtout question de l’égalité des hommes. En effet, c’est avec l’obligation pour l’Etat de traiter les hommes de façon égale que commence le développement des libertés individuelles.
18117 Dans l’histoire des idées, deux écoles nous fournissent le fondement de la notion d’égalité : les stoïciens d’une part et la philosophie scolastique médiévale d’autre part. Les philosophes de la Stoa voient dans l’homme une personne, un être doué de raison, qui se distingue précisément par là de l’animal ; cet être est essentiellement le même et doit être traité de même, c’est-à-dire dans l’égalité. De son côté, la tradition chrétienne du Moyen Age fait, avant tout, reposer sa conception de l’égalité sur l’homme créé à l’image de Dieu.
18218 Il manque toutefois à la scolastique une base lui permettant de traiter la femme à l’égal de l’homme, d’abolir l’esclavage et de considérer les diverses religions comme égales en droits. Selon le principe qui veut que l’on traite de façon identique ce qui est égal et de manière différente ce qui ne l’est pas, il était également possible de traiter dans l’inégalité des disparités qui ne font pas partie de la nature humaine proprement dite, par exemple le sexe ou la naissance. Ce n’est qu’au siècle passé et surtout au siècle présent que le développement institutionnel des droits fondamentaux a permis d’imposer progressivement l’idée de l’égalité intégrale dans le statut juridique.
18319 Le fait que l’on en soit arrivé à ce développement institutionnel est largement le fruit du débat philosophique au sujet du contrat social ; cette discussion philosophique est à la base du combat politique pour les libertés individuelles. Le contrat social présuppose un état de nature dans lequel tous les hommes sont égaux. Locke, Hobbes et Rousseau partagent cette vue d’une égalité des hommes « antérieure à la création de l’Etat ».
18420 En général, l’idée d’égalité a commencé par s’imposer à propos des droits politiques (One man one vote). L’octroi du droit de vote aux citoyens sans propriété ni fortune, aux citoyens ayant d’autres convictions religieuses, aux femmes et, enfin, aux minorités raciales fut le point de départ de la suppression des discriminations que ces catégories de la population subissaient en matière d’emploi et au sein de la société. Toutefois, la prétention juridique des citoyens à l’égalité de traitement ne signifie pas que des différences effectives, par exemple celles entre parents et enfants, entre hommes et femmes ou entre riches et pauvres doivent être ignorées ou négligées. Au contraire, le principe veut que l’on traite de la même façon ce qui est identique ou semblable et de manière différente, ce qui est dissemblable. Pourtant, selon les valeurs généralement admises, une égalité de traitement doit avoir une justification. Refuser le droit de vote aux femmes ne se justifie pas, en revanche leurs privilèges sur certains points durant leurs grossesses sont justifiés. De même, il se justifie d’exclure les enfants du droit de vote, tandis qu’on ne saurait justifier une discrimination reposant sur l’appartenance à une race ou à une religion.
18521 Le droit à l’égalité de traitement implique d’abord l’égalité de tout homme devant la loi. Le droit interdit aux pouvoirs publics de traiter les hommes de façon arbitraire. En revanche, sur le plan politique, les vues ne concordent pas en ce qui concerne le postulat de l’égalité au sein de la loi. Dans quelle mesure est-il par exemple obligé de garantir l’égalité des chances en matière de formation ? Doit-il aussi réaliser des hôpitaux sans classes (privées, semi-privées, communes) ? Jusqu’où faut-il que l’Etat veille à ce que chacun dispose des mêmes possibilités d’ordre économique pour faire usage de sa liberté ? La difficulté consistant à faire dans ce domaine des déclarations de portée générale tient surtout à la question de savoir ce qu’il convient vraiment de traiter de façon égale. Le postulat « égalité au sein de la loi », s’applique-t-il aux principes de l’égalité des aptitudes, des chances, des prestations ou des besoins ? Au-delà de l’importance politique de cette question et pour éviter que le principe de l’égalité ne devienne une formule vide, la réponse ne sera finalement trouvée que dans une conception plus fondamentale et plus ample de la justice sur laquelle nous reviendrons au § 38.
2. L’intégrité physique de l’homme
18622 Avec l’intégrité physique, c’est le droit élémentaire de l’être humain à la vie qui est mis en exergue. Ce droit à l’intégrité corporelle et à la liberté de mouvement s’est développé pour la première fois sous cette forme dans la conscience juridique des anglo-saxons (le célèbre Habeas Corpus). De là en découle un droit à un procès légal, à un jugement correct et l’interdiction de châtiments cruels qu’on retrouve tout au long de l’histoire du droit et de la constitution de Grande-Bretagne.
18723 A l’article 39 de la Magna Charta, se trouve déjà énoncé le principe selon laquel aucun homme libre ne peut être emprisonné sans jugement en bonne et due forme. On le retrouve expressément répété dans la Pétition of Rights de 1627. Dans les actes de l’Habeas Corpus de 1679, il est exigé que toute personne arrêtée soit présentée au tribunal dans les trois, dix ou vingt jours selon l’éloignement, à l’exception de la trahison ou d’un crime contre l’Etat. En 1816, les droits des prisonniers furent encore étendus et il en fut de même en 1906 avec les règles de procédure pénale. Ces principes ont été repris dans le droit pénal des divers Etats qui constituent les USA et ils ont été considérablement développés par de nombreux arrêts de la Cour suprême des Etats-Unis avec l’application des amendements IV, V, VI, VIII et XIV de la constitution américaine.
18824 Au cours de ce siècle, les tribunaux constitutionnels ou suprêmes d’Allemagne et de Suisse ont fortement étendu et renforcé le droit à l’intégrité physique au titre de la liberté personnelle, tandis que dans les pays anglo-saxons, ce droit s’est beaucoup développé en rapport avec le “Due Process Law”. De l’interdiction de faire sans base légale une prise de sang à un automobiliste, à l’annulation de l’obligation de porter la ceinture de sécurité, en raison d’une base légale insuffisante, le Tribunal fédéral suisse a rassemblé toutes les libertés possibles sous le dénominateur commun que constitue ce droit fondamental et il a ainsi créé un véritable réceptacle juridique pour des droits fondamentaux qui ne sont pas explicitement garantis par la constitution. En Suisse, la liberté personnelle est un droit constitutionnel non écrit.
18925 Au centre du débat actuel sur l’intégrité physique de l’homme, il y a la question de savoir si et, le cas échéant, dans quelle mesure l’Etat a l’obligation de protéger la vie d’un enfant à naître et, par conséquent, de limiter la liberté de la future mère. Il est notoire que divers tribunaux constitutionnels ont exprimé des opinions fort divergentes à ce sujet. Dans ce contexte, on discute beaucoup également du problème du constat de décès en rapport avec la transplantation d’organes ainsi que du « droit à sa propre mort » dont disposerait le patient incurable. Là encore, on ne saurait sans autre porter des jugements absolus et catégoriques. Avant de trancher en faveur d’un droit et d’en rejeter un autre, il convient d’examiner avec prudence les valeurs en jeu. Ce faisant, on gardera toujours présent à l’esprit, d’une part, la nécessité de respecter intégralement la dignité de la personne humaine et, d’autre part, les moyens limités dont dispose l’Etat ou le législateur lorsqu’il s’agit de valeurs qui sont vite abandonnées, mais lentes à regagner. C’est pourquoi on ne devrait pas délaisser certaines valeurs ne fut-ce que partiellement ; il faut, au contraire, les analyser à la lumière de valeurs supérieures et bien peser le pour et le contre.
3. “Due Process” et l’idée de l’Etat de droit
19026 Les droits fondamentaux concernant les procédures juridiques sont étroitement liés au droit fondamental de l’intégrité physique. Ils remontent même au patrimoine idéologique et juridique des anglo-saxons et finalement à l’histoire du droit romain. Ces droits de procédure reposent sur une appréciation très réaliste selon laquelle l’homme est toujours tenté, qu’il soit juge, fonctionnaire ou gouverneur, de trancher avec prévention ou parti pris et qu’il n’est guère en mesure, le plus souvent, de procéder objectivement, sans préjugé aucun. Il faut donc s’assurer que pour chaque jugement qui peut aboutir à une entrave à la liberté de l’individu, la procédure se déroule obligatoirement d’une façon bien déterminée. En outre, la procédure doit garantir les points suivants : les personnes concernées seront entendues, l’autorité qui juge n’aura pas d’intérêt personnel à l’issue de la cause, sera indépendante, ne pourra trancher que dans un cadre délimité (dans les limites de la loi p. ex.), préparera et rendra son jugement selon une procédure prescrite, s’informera de façon complète et sera enfin soumise au contrôle d’une autorité supérieure.
19127 Une procédure qui permet de confronter les différents points de vue devant une autorité indépendante, elle-même soumise au contrôle d’une autorité supérieure, une procédure au cours de laquelle chaque partie a une honnête chance de faire prévaloir ses arguments auprès du juge ou du tribunal garantit mieux la justice que les meilleures et les plus détaillées des dispositions légales et constitutionnelles. Cette idée de base se reflète dans toute la pensée juridique anglo-saxonne, mais a encore longtemps influencé le droit de l’Europe continentale. Les meilleures libertés individuelles quant au fond ne servent effectivement pas à grand chose lorsqu’on ne peut pas les faire appliquer par un juge indépendant et par le biais d’une procédure impartiale.
19228 Toutefois, le “Due Process” n’a pas atteint, aujourd’hui encore, dans le droit continental européen l’importance qu’il revêt depuis longtemps dans le droit anglo-saxon. On trouve pourtant dans les constitutions les plus récentes des principes relatifs à une procédure judiciaire impartiale, par exemple le droit à être jugé par un juge indépendant51, le droit au juge naturel52 ou le droit d’être entendu53, alors qu’en Suisse le Tribunal fédéral a développé ce droit à partir du principe de l’égalité devant la loi54.
19329 En lieu et place du “Due Process”, nous trouvons, dans le droit continental de l’Europe, le principe général de l’Etat fondé sur le droit ou « Etat de droit ». Ce principe s’étend à l’ensemble de l’activité des pouvoirs publics et il revêt par conséquent une importance primordiale pour les rapports entre l’Etat et les citoyens. Etat de droit signifie en premier lieu la légitimité du pouvoir de l’Etat55. Toute autorité ou puissance dont l’Etat dispose est liée au droit. L’Etat reconnaît et protège les droits de l’homme. Mais l’Etat de droit implique également que l’exécutif soit lié par les lois et décrets du législateur et que les décisions administratives puissent être réexaminées par une juridiction indépendante56. Tout comme dans la pensée qui préside au “Due Process”, la conception sur laquelle repose l’Etat de droit vise à éviter de conférer un pouvoir illimité et arbitraire à l’exécutif.
19430 Le développement de l’Etat de droit a beaucoup progressé avec l’instauration de la juridiction administrative. En effet, les tribunaux administratifs peuvent contrôler librement les décisions prises par les administrations et ils ont donc l’occasion d’élaborer des principes et des directives concernant la manière de procéder de l’administration. Celles-ci et ceux-là tiennent compte de la protection du citoyen. Dans de nombreux cas, le tribunal administratif ne parvient pourtant pas à protéger le citoyen, car celui-ci recule face à une confrontation avec l’administration ou face aux frais entraînés par un mandat donné à un avocat, sans parler des cas où il n’y a pas de décision susceptible de recours et de ceux où l’exécutif a agi dans les limites de son pouvoir d’appréciation.
19531 A cause de ces lacunes, la protection juridique a été étendue par l’institution d’un „Ombudsmann“ en provenance de Suède, appelé « médiateur » en France et „Beauftragter“ en Allemagne. De la sorte, le citoyen peut être également protégé dans les cas où la voie formelle de la plainte ou de recours n’est pas ouverte. De tels « médiateurs » peuvent donner des conseils à l’administration, la renseigner sur certains faits ou situations et, partant, améliorer les relations entre l’administration et les citoyens. Ils ne sont toutefois pas habilités à donner des ordres ou des consignes à l’administration ou même à annuler certaines décisions prises par elle. Leur pouvoir se borne à faire rapport au parlement sur d’éventuels abus et à appeler ainsi de leurs vœux la surveillance politique de l’exécutif et même, dans certaines circonstances, des sanctions politiques à l’égard du gouvernement.
19632 Plus les relations sociales sont complexes, plus grande est la dépendance mutuelle des citoyens et des institutions publiques, plus vastes sont les tâches de l’Etat, plus grande est donc la bureaucratie administrative, plus important et nécessaire devient le contrôle opéré par et dans l’Etat de droit. Le maire d’une petite commune suisse de 20 à 100 habitants n’a pas besoin d’un „Ombudsmann“ pour améliorer ses relations avec ses administrés. En revanche, la ville de Zurich qui compte quelque 400 000 habitants et qui est dotée d’un appareil administratif complexe a compris que l’institution d’un « médiateur » pourrait contribuer de façon décisive à améliorer les rapports entre l’administration municipale et les citoyens. Il faut, toutefois, veiller à ce que le développement de l’Etat de droit n’aboutisse pas à une bureaucratisation encore plus poussée de l’administration. En effet, un contrôle excessif de la part des tribunaux administratifs a pour effet de diminuer le sens des responsabilités au sein de l’administration. Dès lors, celle-ci risque, pour prévenir un éventuel désaveu, de ne plus statuer « objectivement », mais seulement de façon « légaliste », de ne plus trancher « équitablement », mais uniquement « en conformité juridique », c’est-à-dire comme un ordinateur. Cela conduit à une plus grande déshumanisation de l’administration et de l’Etat. Par conséquent, il importe d’accompagner l’administration d’un Etat de droit d’une décentralisation du pouvoir de cet Etat, afin de rester proche du citoyen et de garder sa confiance.
19733 Alors que jusqu’à présent, on est parvenu çà et là à renforcer les procédures de l’Etat fondé sur le droit, afin de protéger les citoyens contre les atteintes de l’Etat, on manque aujourd’hui encore dans une large mesure des moyens nécessaires à la lutte contre l’arbitraire des administrations publiques dans les domaines où celles-ci agissent par des mesures d’encouragement. Certes, pour promouvoir les activités culturelles, économiques ou scientifiques, l’administration publique doit pouvoir décider selon son libre pouvoir d’appréciation dans un cadre bien délimité, mais elle a pourtant le devoir de juger de tels projets de façon aussi objective que possible et n’a pas le droit de s’adonner au favoritisme. Cela est d’autant plus nécessaire que le développement des administrations dans les domaines des affaires sociales et des subventions fait tomber toujours plus le citoyen dans la dépendance de l’Etat et qu’il y a aujourd’hui des entreprises tout entières qui vivent en grande partie des commandes ou des subventions de l’Etat (p. ex. le secteur de la construction). Cela peut même inciter certaines personnes tombées dans cette dépendance à recourir à des moyens illégaux, par exemple l’usage des pots de vin destinés à obtenir les adjudications et commandes des pouvoirs publics.
4. Droits fondamentaux immatériels
19834 Par droits fondamentaux immatériels, on commença par entendre les libertés religieuses. Ce n’est qu’aux temps modernes que s’est développée une conception large de la liberté de croyance et de conscience. Vers la fin de l’Antiquité, Firmianus Lactantius (260-340 ap. J.-C), surnommé le Cicéron chrétien revendiquait déjà ce qui suit : « Et pourtant convient-il de donner la préférence à la religion dans laquelle la liberté a établi son siège. Elle est quelque chose de librement consenti qui prévaut sur d’autres choses et l’on ne peut pas contraindre l’homme à vénérer ce qu’il ne veut pas57 ». Par contre, Saint Augustin soutenait que l’Eglise a le droit de forcer quelqu’un à y entrer (compelle entrare). Thomas d’Aquin distingue entre, d’une part, ceux qui étaient croyants et qui ont perdu la foi et, d’autre part, les non-croyants. Les premiers peuvent être contraints à la foi par l’Eglise et par le pouvoir temporel58. Quant aux seconds, il laisse ouverte la question de savoir dans quelle mesure on peut les contraindre à prendre part aux services religieux ; toutefois, il qualifie expressément de péché le culte des idoles59.
19935 Puisqu’après la Réforme, on en arriva à une nette séparation territoriale des Réformés et des Catholiques, chaque prince déterminait alors la confession de ses sujets (Confessio Augustana 1555). En France, la liberté de conscience apparut pour la première fois dans le commentaire de l’Edit de janvier 1562 et dans la texte de l’Edit d’Amboise (1563) où elle est mentionnée comme garantie du culte privé de la noblesse. Dans l’Edit de Nantes, cette liberté est territorialement limitée, mais étendue à l’intérieur des territoires correspondants. Une première approche du développement d’une véritable liberté de croyance et de conscience fut ensuite le “ius emigrationis”, le droit d’émigrer. Parallèlement, l’idée de tolérance prit forme en Angleterre puisque le droit d’émigration ne pouvait se concrétiser en Angleterre insulaire aussi facilement que dans les petites principautés européennes. Certes, les catholiques étaient, comparativement aux protestants, fortement limités dans leurs droits60, mais ils n’étaient pas brûlés pour leur foi. En 1829, les catholiques anglais furent intégrés par les « Actes d’Emancipation » de l’Eglise catholique romaine et leurs droits politiques furent reconnus.
20036 Les Baptistes revendiquaient une très large liberté de croyance et de conscience, car ils font découler la Révélation de la conscience et sont donc partisans d’une stricte séparation de l’Eglise et de l’Etat. Les Baptistes ont fait valoir leur influence avant tout dans les Etats américains. Dans l’“Agreement of the People” (1647) qui est un projet de constitution préparé par des membres du parlement, il est dit, par exemple, que le monde temporel n’a pas le droit d’influer sur la conscience et la croyance de l’individu. Par la suite, la liberté de croyance et de conscience trouva place dans les constitutions des Etats américains, tout comme dans le premier Amendement de la constitution des Etats-Unis. C’est bien par réaction contre les liens très étroits de l’Etat et de l’Eglise sous la Couronne britannique que les Etats-Unis ont ancré dans ce premier Amendement au début de 1791 la séparation complète de l’Eglise et de l’Etat et, par conséquent, une intégrale liberté de croyance et de conscience. Cette “freedom of establishment clause” a été créée dans l’intérêt d’une bonne entente et coopération des diverses communautés religieuses qui émigraient alors aux USA et n’avaient aucun caractère hostile à la religion, comme ce fut le cas de la laïcisation de l’Etat à la Révolution française. Il faut donc porter un jugement différent sur la séparation de l’Eglise et de l’Etat selon qu’elle se réclame de la tradition américaine ou française.
20137 Sur le continent européen, ce sont notamment Spinoza, Kant, Hegel, Johann Heinrich Pestalozzi (1746-1827) et Fichte qui luttèrent pour la liberté religieuse. Fichte vouait surtout son intérêt à la garantie de la liberté de culte. Toute religion devrait avoir la possibilité de célébrer le culte correspondant à ses convictions. C’est à partir de la liberté de culte et du droit aux dévotions domestiques que s’est ensuite développée la liberté générale de croyance et de conscience.
20238 Toutefois, cette liberté commença par être limitée aux confessions chrétiennes. Ainsi, l’article 44 de la Constitution fédérale suisse de 1848 prévoyait encore expressément que seule est libre la célébration des services des religions chrétiennes. En 1866, le libre établissement fut accordé aux non-chrétiens, tandis que l’entière liberté de croyance et de conscience date de 1874.
20339 Aujourd’hui, au sein d’un Etat pluraliste, on conçoit la liberté de croyance et de conscience comme un droit fondamental qui garantit le respect des convictions non seulement religieuses, mais encore idéologiques61. Cependant, les objecteurs de conscience sont jugés différemment d’un pays à l’autre ; ils sont, par exemple, condamnés en Suisse et exemptés du service militaire en Allemagne.
20440 Ce que l’on croit, ce dont on est convaincu, ce que l’on pense, on doit pouvoir aussi l’exprimer librement. Ainsi, la liberté d’opinion est-elle une conséquence logique et nécessaire de la liberté de croyance et de conscience. Toutefois, sur le plan historique, elle est moins liée à ce droit fondamental, bien que cette liberté individuelle découle également du droit à l’épanouissement personnel. En fait, elle a un rapport étroit avec les droits politiques, notamment avec la liberté de parole des parlementaires62 et s’est développée avec la liberté de la presse.
20541 Milton est le père incontesté de la liberté de la presse. Dans son célèbre discours de 1644, il s’est battu pour cette liberté : « La vérité et l’entendement ne sont pas de ces marchandises sous monopole et commercialisées au moyen de certificats, de garanties et d’étalons. Il ne faut pas penser faire de toute la connaissance en ce Pays une denrée contrôlée, avec estampilles et autorisations63. » « L’Ecriture compare la Vérité à une source jaillissante ; si le flot de ses eaux n’avance pas sans cesse, celles-ci dégénèrent en une mare boueuse de conformisme et de tradition. Un homme peut être hérétique dans la vérité, et s’il ne croit que sur la seule autorité de son Pasteur ou sur la décision de l’Assemblée sans connaître d’autre raison, sa croyance serait-elle vraie que la vérité même qu’il soutient devient pour lui une hérésie64. » Avec ce discours, Milton a créé une base permettant de concrétiser une large liberté de la presse dans les pays anglo-saxons, alors que cette liberté n’a jamais pu trouver à se réaliser aussi complètement sur le continent européen.
20642 Les droits fondamentaux immatériels sont si intimement liés à la nature de l’être humain que leur perte et leur limitation abusive l’abaissent et lui enlèvent sa dignité. Ces droits sont pour l’homme une garantie de ne pas devenir un objet ni un jouet aux mains de puissances étrangères, mais d’avoir la possibilité, en tant que sujet et être indépendant, de faire face aux besoins et aux exigences d’autres hommes. Grâce à ces libertés, chacun peut se former sa propre opinion et décider ensuite en conséquence. Il peut organiser et diriger librement sa vie selon ses propres convictions.
20743 Sans libre expression des opinions, la raison, mais également la connaissance humaine ne peuvent pas se développer de façon indépendante ; Milton l’avait bien compris. Ce n’est que lorsque les hommes peuvent dire librement ce qu’ils pensent, qu’ils sont alors en mesure d’examiner et de comparer leurs opinions respectives, de les critiquer et de les compléter au besoin. Une société qui ne connaît pas la liberté d’expression se coupe de ses racines intellectuelles, culturelles et historiques. Notre compréhension de la vérité part de l’idée que celle-ci est démontrable dans l’intersubjectivité, c’est-à-dire qu’elle doit être discernée et reconnue comme telle par d’autres. Cependant, cela n’est possible qu’au sein d’une société où l’on peut discuter, examiner et juger les connaissances et découvertes dans une perspective critique.
20844 Le développement historique de la liberté d’expression montre que celle-ci est très étroitement liée à l’extension des droits politiques. Cette liberté est la condition dont dépendent les processus de décision démocratiques. En effet, des décisions objectives prises démocratiquement par la majorité, mais qui, en définitive, servent aussi le bien commun, ne sont possibles que si les solutions de l’alternative en discussion ont pu être critiquées dans un débat ouvert et que chacun a eu la chance de faire valoir ses arguments dans le processus de décision. Cela vaut pour les décisions concernant des objets, des personnes, par exemple pour les élections où il s’agit de trouver des personnalités capables de diriger le pays ou encore lorsque le citoyen donne sa voix à un parti sur la base de son programme.
20945 Il ne faut toutefois pas idéaliser les choses en professant que la garantie de la liberté d’expression suffit à elle seule à assurer une décision objective. En effet, les passions et les prises de position démagogiques, l’hystérie des masses et les préjugés, la corruption et le favoritisme contribuent à faire en sorte que cet idéal est notablement faussé. Cependant, une solide garantie de la liberté d’expression permet de maintenir de telles distorsions dans certaines limites, puisque c’est précisément cette liberté qui assure un contrôle certain. La liberté d’expression empêche des évolutions extrêmes et donne à ceux qui ne parviennent pas à s’imposer dans certaines circonstances l’espoir que leurs intérêts seront pris en compte ultérieurement.
21046 Dans ce sens, la liberté d’expression est aussi garante d’un ordre social stable et capable de s’adapter progressivement et sans révolution aux évolutions économiques et sociales. Grâce à la liberté d’expression, les minorités peuvent être entendues et écoutées. Les informations relatives à des abus ou à des développements nuisibles parviennent en temps utile aux oreilles des autorités compétentes. La libre expression permet le dialogue entre le gouvernement et ses administrés, accroît la faculté d’apprendre des uns et des autres et assure une régulation rapide des décisions lors d’évolutions nouvelles. Des autorités qui ignorent ce que pense le peuple gouvernent tôt ou tard en dehors du peuple, s’isolent et creusent un fossé entre elles et lui.
21147 C’est également dans la liberté d’expression que repose, comme on l’a vu, l’espoir d’une minorité opprimée ou négligée de pouvoir convaincre ultérieurement la majorité de la justesse de ses vues et préoccupations. La majorité n’a pas le droit de mépriser l’opinion de la minorité, car la démocratie risque alors de devenir plus tyrannique que la tyrannie (J. St. Mill et Alexis de Tocqueville, 1805-1859).
21248 Toutefois, sans information suffisante de la population par les soins du gouvernement, de l’administration et de l’économie, la liberté d’expression restera lettre morte. C’est pourquoi il importe énormément de concrétiser la liberté d’information qui est le corollaire et le pendant de la liberté d’expression. La mesure dans laquelle les autorités ou d’autres groupes sociaux puissants sont disposés à informer constitue souvent le baromètre qui indique avec précision le degré de réalisation de la liberté de presse et d’opinion dans l’Etat en cause.
5. Droits économiques
5.1. Garantie de la propriété
21349 Au centre de tous les droits économiques, il y a la garantie de la propriété. Au Moyen Age, elle était plus qu’une liberté économique, car elle servait de réceptacle juridique à toute une série d’autres libertés. La garantie de la propriété avait autrefois la même importance que revêt aujourd’hui le droit au respect de la dignité humaine ; elle englobait beaucoup plus de choses que le droit de propriété à proprement parler, car elle garantissait le travail, l’autorité et le pouvoir, l’autonomie et même l’intégrité corporelle et la vie.
21450 Dans l’histoire des idées, Locke a, sans aucun doute, exercé une très grande influence sur les conceptions de la propriété qui ont eu cours dans les pays occidentaux. En effet, il a fait reposer l’ensemble de sa doctrine du contrat social sur son enseignement relatif à la propriété. Rappelons que Locke considère l’état primitif de l’homme – antérieur à l’apparition du pouvoir – avec optimisme : les hommes sont raisonnables et libres ; l’Etat n’a donc pas le droit de restreindre cette liberté. Comment dès lors Locke justifie-t-il les différences de fortune et de propriété dans l’Angleterre du xviie siècle, lui qui a une conception de l’homme d’après laquelle tous les humains sont finalement égaux ?
215Selon sa vue des choses, les hommes ne connaissaient pas la propriété dans leur état primitif. La terre tout entière appartenait en commun aux hommes vivant de la chasse et de la cueillette. Tout était propriété commune. Mais chacun avait aussi le droit de s’approprier ce qui était nécessaire à sa vie. D’après Locke, cette appropriation s’est opérée non par une occupation (comme le conçoit Grotius p. ex.), c’est-à-dire par une prise de possession par la force, mais au contraire par le travail de l’homme65. Par le travail, concrètement parlant par la culture des champs, l’homme qui devient sédentaire acquiert une propriété foncière, tout comme le nomade pouvait acquérir par son travail à la chasse et à la cueillette la viande et les fruits dont il avait besoin. Toutefois, nul n’avait le droit de s’approprier plus que nécessaire à la couverture de ses propres besoins. Il n’était pas toléré de cueillir beaucoup de fruits frais et de les laisser pourrir.
21651 Cependant, cette restriction a disparu avec l’apparition de l’argent66. En effet, l’argent ne se gâte pas comme les fruits. Avec l’argent, il est possible de stocker les prestations en travail, tout comme certains fruits de longue garde, les noix par exemple. « Avec l’introduction de l’argent, apparaît donc le droit naturel à une appropriation illimitée et à une propriété sans restriction. Dieu a donné le monde en usufruit aux hommes travailleurs et raisonnables. L’invention de l’argent leur a permis d’accroître leur propriété en proportion de leur zèle au travail et d’aller au-delà de ce dont ils avaient besoin pour eux-mêmes67. »
21752 Puisque, selon Locke, tout cela s’est déroulé dans l’état de nature, il s’agit d’une propriété convenant à cet état de nature et donc d’un droit antérieur à l’Etat qui ne peut, par conséquent, y toucher. La garantie de la propriété est plus ancienne que l’Etat et elle ne peut être supprimée ou limitée par le droit qu’édictent les pouvoirs publics. L’Etat a pour seule tâche de protéger cette garantie, mais il n’est pas habilité à intervenir dans les rapports de propriété.
21853 Contrairement à Locke, Hobbes est partisan d’un absolutisme d’Etat en matière de garantie de la propriété. D’après lui, la souveraineté absolue de l’Etat peut également disposer de la propriété des simples citoyens ; en effet, puisque l’Etat a créé cette garantie, il peut aussi bien la supprimer.
21954 Il est incontestable que la conception de Locke a beaucoup influé et influe aujourd’hui encore sur l’idée de propriété dans les Etats d’Europe occidentale. « La propriété, qui a son origine dans le droit de l’être humain d’utiliser toute créature inférieure pour entretenir et agrémenter son existence, sert exclusivement au bien et à l’avantage du propriétaire, à tel point que celui-ci peut même détruire la chose qu’il détient en propriété par l’usage, si cela s’avère nécessaire. Le gouvernement vise cependant à sauvegarder le droit et la propriété de chacun, en ce sens qu’il le protège des violences et dommages d’autrui, étant ainsi au service du bien des gouvernés. Le glaive de l’autorité doit, en effet, inspirer effroi et crainte aux malfaiteurs et ainsi contraindre les hommes à se plier aux lois positives de la société qui sont calquées sur les lois de la nature, afin qu’ils respectent le bien public, c’est-à-dire le bien de chacun des membres de la société, pour autant qu’un tel but puisse être atteint au moyen de prescriptions générales. L’autorité ne détient pas son glaive pour son seul profit68. »
5.2. Propriété et pouvoir de l’Etat
22055 L’évolution des premières idées concernant la propriété est étroitement liée à la sédentarisation progressive des tribus nomades primitives. Dès que ces tribus devinrent sédentaires, il leur fallut fertiliser le sol, déboiser la forêt, cultiver les champs, défendre les habitations et les citadelles en élevant des remparts et en creusant des fossés. La propriété foncière fut d’abord propriété commune au clan qui défendait son territoire. Celui-ci régnait sur son territoire et sur les membres qui y vivaient. Chacune des familles du clan se voyait attribuer une certaine superficie de terres à cultiver. Les familles étaient responsables envers le chef du clan de la bonne utilisation de la terre, mais ne pouvaient pas en disposer. Il y a peu, on trouvait encore de tels rapports de propriété en Ethiopie69.
22156 Avec le temps, les familles qui appartenaient aux couches sociales inférieures et ne pouvaient cultiver qu’un peu de terre restèrent liées à celle-ci et furent asservies. En revanche, les vassaux auxquels le roi attribuait en fief de nombreuses terres durent lui verser des redevances et faire du service militaire. Par l’exploitation des biens-fonds, ils contractaient un lien de dépendance personnelle envers le roi, lien qui s’est concrétisé de façon frappante dans le droit féodal du Moyen Age européen70. La domination royale et la propriété foncière imperium et dominium – ne faisaient qu’un. Dès lors, le sol n’était pas librement disponible et son utilisation était prescrite, par exemple la culture à trois assolements, le service militaire à accomplir par les vassaux, les biens communaux, les services au front, etc.
22257 Les premiers grands conflits entre le roi et ses vassaux au sujet de la propriété foncière portèrent sur les redevances. Les vassaux voulaient participer aux décisions relatives à la fixation des revenus du roi : “No Taxation without Representation.” Hormis le droit de codécision en matière de redevance, les vassaux obtinrent, en Angleterre notamment, mais aussi sur le continent une séparation progressive entre l’imperium et le dominium. Ainsi les droits du propriétaire étaient bien délimités face aux droits royaux de domination, les obligations d’affectation étaient réduites, tandis que s’accroissait la libre disposition de la propriété. Cette évolution a abouti au régime de la propriété que connaît le droit civil où l’individu jouit d’un pouvoir illimité de disposer et d’user de sa propriété comme il l’entend. Ce n’était que dans certains cas précis que l’autorité de l’Etat pouvait désormais porter atteinte à la propriété, à savoir en fixant les impôts et en présence d’un intérêt public prépondérant (expropriation).
22358 La naissance de cette conception de la propriété a été très fortement marquée par l’apparition de l’économie de marché et de l’économie monétaire qui lui est liée. Dès lors, il n’était plus nécessaire de payer le travail fourni en marchandises ou en assistance prêtée par le seigneur féodal ; on pouvait plus aisément le payer en argent. Ainsi, les serfs liés à une terre devinrent des travailleurs agricoles qui recevaient des seigneurs un maigre salaire en rémunération de leur travail. Par conséquent, les derniers liens directs entre le travail et la propriété foncière disparurent. Le travail pouvait se convertir en capital et donc aussi en propriété, ce qui signifiait désormais, au sein d’une économie monétaire, qu’on le considérait comme une marchandise.
22459 La séparation entre propriété et pouvoir étatique a conduit, en Europe continentale, à la séparation entre droit privé et droit public. La propriété était exclusivement l’affaire du droit civil qui reconnaissait au propriétaire un droit illimité de libre disposition et de libre usage. Ainsi la propriété échappait à l’emprise de l’Etat, hormis les obligations fiscales. En se fondant sur la doctrine fiscale, les pouvoirs publics étaient pourtant en mesure de s’approprier un bien par le biais du droit civil et du juge civil, c’est-à-dire d’exproprier, mais à condition de verser une indemnité équitable71.
22560 Une dépersonnalisation croissante, doublée d’une « sociétarisation » de la propriété par des sociétés de capitaux – d’une part dans l’appareil des services publics et des assurances sociales, d’autre part dans les affaires bancaires et de crédit – est caractéristique de l’évolution du droit de propriété au sein de l’Etat social fondé sur la division du travail. La création de la société anonyme en Europe continentale et de la société fiduciaire dans le monde anglo-saxon a permis de doter le capital d’une autonomie juridique et effective, ce qui a pour effet de ne plus faire participer l’actionnaire au capital que par le biais de l’action dont il est détenteur. Les actionnaires ne décident plus directement de l’utilisation du capital, mais la décision incombe au conseil d’administration ou au conseil de surveillance. Les affaires bancaires et le système de crédit permettent d’augmenter le capital par la création d’une nouvelle monnaie scripturale (change). Avec la mise sur pied d’un appareil public très fourni dans le domaine des prestations (école, transports, hôpitaux, etc.) et d’un système d’assurances sociales, ce sont, de surcroît, des parts importantes (30 à 60 %) du revenu du simple citoyen qui sont prélevées par le biais des impôts et des cotisations ; le citoyen devient pour ainsi dire un associé des institutions publiques de prévoyance sociale et de bien-être social.
22661 Outre la « sociétarisation », le lien social afférent à la propriété en général et à la propriété foncière en particulier a gagné en importance. L’aménagement du territoire et la protection de l’environnement ont entraîné de notables restrictions de la propriété immobilière. Toutefois, même les liens très anciens, par exemple la restriction de la libre disponibilité, sont encore valables dans le droit agraire et la police des forêts. Par ailleurs, le nombre croissant de travailleurs salariés qui participent à la propriété par leur seul travail et non pas par le capital a conduit à une extension des institutions démocratiques au sein de l’Etat, au suffrage universel indépendant de la propriété, à une participation accrue des travailleurs avec l’aide des syndicats et, enfin, à la revendication d’une véritable participation des travailleurs dans les entreprises et les exploitations.
22762 Aujourd’hui, le citoyen n’en est plus réduit à implorer la protection de l’Etat et de la société ; il est devenu partenaire social au vrai sens du terme. Dans cette mesure, l’épanouissement personnel de l’individu, sa liberté, sa protection et son existence ne dépendent plus du sol, mais sont liés à ses possibilités de travail, à son revenu, à son logement, à sa formation ainsi qu’à certaines prestations de l’Etat. Cela a forcément abouti à la disparition d’un « libéralisme paternaliste » et au développement de droits sociaux fondamentaux. Alors qu’autrefois l’existence, la liberté, l’indépendance, la vie, le revenu et la sécurité du père et chef de famille étaient assurés par la protection de la propriété, aujourd’hui l’Etat se doit d’obtenir le même effet protecteur envers une masse atomisée de citoyens, à savoir de garantir les libertés individuelles et les droits fondamentaux immatériels, le droit au travail, au logement, au respect de la sphère privée, à l’assurance vieillesse et survivants ; il doit également protéger les citoyens contre les risques d’accident, de maladie, de chômage, etc.
5.3. Liberté du commerce et de l’industrie
22863 A la suite du libéralisme économique (Adam Smith, 1723-1790) et du darwinisme social (Herbert Spencer, 1820-1903), le droit au libre épanouissement économique s’est imposé comme la plus récente des libertés individuelles. Cette liberté fut tout d’abord dirigée contre les privilèges officiels, le protectionnisme de l’Etat et la puissante domination des corporations dans les villes. Smith jeta les bases d’un ordre économique libéral. Il était d’avis que le meilleur moyen de réaliser le bien-être économique général est de permettre à chacun de suivre ses intérêts personnels. Alors tout un chacun cherchera à exercer l’activité économique qui lui est la plus profitable. De surcroît, l’individu travaille mieux et a plus d’initiative propre lorsqu’il peut satisfaire ses intérêts personnels par son activité économique. Si chacun possède cette liberté, le but, à savoir le bien-être général, sera atteint. Même le capitaliste, qui n’est intéressé qu’à son propre bienêtre, sera alors guidé vers ce but par une sorte de main invisible72.
22964 Le darwinisme social a également contribué à ancrer profondément le libéralisme économique et à promouvoir la libre concurrence. Nul n’ignore que, dans sa théorie de l’évolution, Charles Darwin (1809-1882) se fonde sur l’idée que l’évolution dans le règne végétal et le règne animal s’explique par un processus de sélection qui avantage toujours l’être vivant le plus apte à se régénérer, le mieux adapté à son environnement, le plus fort et le plus développé. Cette idée de sélection du plus apte (selection of the fittest) a été transposée à la société humaine, avant tout par William G. Sumner (1840-1910) et par Spencer. Pour Sumner, l’ordre social est la résultante d’une lutte dans laquelle chacun cherche à faire prévaloir ses intérêts sur ceux d’autrui. Les meilleurs, les plus agressifs et les plus ingénieux des combattants peuvent s’affirmer dans cette lutte et le faire correctement et à juste titre parce qu’ils sont le produit d’une sélection naturelle. Dès lors et par voie de conséquence le régime du marché libre conduit automatiquement à une juste répartition des biens.
23065 Suivant l’exemple de Vilfried Pareto (1848-1923), les champions du libéralisme économique ont été d’avis que l’activité publique, économique et scientifique doit être considérée sous l’angle de l’analyse coût/bénéfice. En effet, le but de ces activités consiste à optimaliser les bénéfices. Or, étant donné que l’activité des pouvoirs publics est souvent plus coûteuse que celle de l’économie privée à cause de la lourdeur de l’appareil administratif et qu’elle n’est, de surcroît, pas stimulante pour l’initiative privée, il faut autant que possible trouver des solutions, dans le cadre des activités privées plutôt que publiques (p. ex. téléphone, radio, télévision, etc.).
23166 Aux défenseurs d’un libéralisme économique extrême, il y a lieu d’adresser le même reproche qu’aux champions de l’idéologie marxiste. En fin de compte, ils enferment l’homme dans des théories scientifiques simplistes, axées sur les objectifs politiques de l’activité des pouvoirs publics. De plus, cela implique que chacun participe à la concurrence avec les mêmes chances, que personne ne détienne un monopole et que chacun puisse discerner ses intérêts et agir en conséquence. Cela n’est évidemment réalisable dans aucune société.
23267 Par ailleurs, l’Etat n’est pas seulement une communauté destinée à satisfaire des intérêts personnels. Il a aussi sa valeur propre comme communauté de solidarité et il n’est finalement viable que lorsque la communauté intervient pour protéger les membres qui sont les plus faibles ou les plus menacés. L’homme ne cherche pas seulement à optimaliser les gains et à réduire les coûts ; il est encore attaché à certaines valeurs spirituelles et culturelles, sans se laisser guider par des considérations sur le rapport coût/bénéfice.
23368 La liberté économique est un droit fondamental qui s’est pleinement épanoui en Suisse sous le nom de liberté du commerce et de l’industrie. A ce titre, il importe que la constitution distingue soigneusement les tâches publiques des tâches privées, ce qui fait que la libre économie de marché est bien ancrée à l’échelon constitutionnel.
23469 Dans la loi fondamentale de Bonn, la liberté économique est en revanche abordée à la lumière de l’épanouissement personnel et au titre de la liberté professionnelle73. L’Etat ne doit pas pouvoir déterminer la carrière professionnelle du citoyen. Bien au contraire, c’est à l’individu de pouvoir choisir lui-même sa carrière, compte tenu de ses capacités, de ses goûts et des possibilités offertes.
6. Droits sociaux fondamentaux
23570 A rencontre des libertés économiques, les droits sociaux fondamentaux requièrent de l’Etat une action positive en faveur des minorités socialement nécessiteuses. Il s’agit notamment du droit à la formation par lequel il convient de donner aussi dans ce domaine l’égalité de chances aux enfants socialement défavorisés, ainsi que du droit à un logement décent ou encore du droit au travail, etc.74
23671 Le contenu et la signification des droits sociaux fondamentaux sont, aujourd’hui encore, très contestés. Les uns les rejettent parce que ces droits sociaux s’opposent aux libertés individuelles, compromettent la garantie de la propriété (p. ex. le droit au logement) ou la liberté économique (p. ex. le droit au travail). Ce dernier droit n’est réalisable qu’à la condition que l’Etat intervienne dans l’économie et oblige les entreprises à maintenir des branches ou des productions qui ne sont plus rentables.
23772 On reproche en outre aux droits sociaux fondamentaux le fait que le juge constitutionnel ne puisse pas les concrétiser directement, comme c’est le cas pour les droits fondamentaux classiques qui sont des droits de défense. En effet, ce serait trop demander au juge que d’exiger de lui qu’il garantisse, à un petit groupe de parents d’un village de montagne reculé, le droit à la formation de leurs enfants dans les hautes écoles parce que les moyens financiers et la compétence administrative lui feraient défaut pour pouvoir appliquer ce droit constitutionnel. Dans de nombreux cas, les droits sociaux fondamentaux ne sont pas concrétisables et ne feraient que susciter chez les citoyens des attentes auxquelles l’Etat ne serait pas en mesure de répondre.
23873 C’est pourquoi il convient de donner aux droits sociaux un autre statut juridique que celui conféré aux libertés individuelles. Ces droits sont des mandats donnés au législateur ; à ce titre et dans la perspective des tâches sociales que l’Etat doit accomplir, ledit législateur et le gouvernement doivent réaliser sous leur propre responsabilité leur programme social dans le cadre des possibilités économiques et des finances publiques du moment. Dans cette optique, il n’y a pas de contradiction entre les droits sociaux fondamentaux et les libertés individuelles. Ceux-là obligent le législateur à créer, dans le respect des libertés individuelles, des conditions sociales propres à garantir le plus de liberté possible à chaque citoyen. C’est dans ce sens que les droits sociaux fondamentaux complètent les libertés individuelles classiques.
d) Restrictions des libertés individuelles
23974 Ceux qui jouissent de la liberté de la presse peuvent-ils pour autant se prévaloir du droit de publier par exemple n’importe quelle obscénité dans des organes de presse ? La liberté religieuse autorise-t-elle à entreprendre des exorcismes relevant du sadisme ? L’Etat a-t-il le droit de restreindre la liberté d’expression de ses fonctionnaires ? La liberté de conscience justifie-t-elle l’objection de conscience qui aboutit au refus de servir ? L’Etat a-t-il le droit d’interdire certains partis politiques qui représentent un danger pour l’Etat lui-même ?
24075 Ces questions actuelles et même brûlantes posent le problème des limites des droits fondamentaux. Ceux-ci n’ont pas une valeur absolue. En effet, la liberté de chacun est limitée par la liberté de l’autre. Les droits fondamentaux n’autorisent pas à mettre en péril l’ordre public ou la moralité publique. Mais qui donc détient alors le droit de déterminer là où commence et là où cesse la liberté ?
1. Qui est habilité à limiter les libertés individuelles ?
24176 Très souvent, les limites des droits fondamentaux sont définies dans et par la constitution. Ainsi l’article 22ter de la Constitution fédérale de la Suisse précise :
La propriété est garantie. Dans la mesure de leurs attributions constitutionnelles, la Confédération et les cantons peuvent, par voie législative et pour des motifs d’intérêt public, prévoir l’expropriation et des restrictions de la propriété.
242Le constituant se réserve donc le droit de définir librement les restrictions des libertés individuelles.
24377 Sous une forme générale, l’article 19 de la loi fondamentale de Bonn prévoit certaines restrictions. Il y est dit que les droits fondamentaux ne peuvent être restreints que par des lois, mais en aucun cas dans leur contenu essentiel.
24478 Le constituant a-t-il vraiment le droit de restreindre comme il veut les libertés individuelles ? Cette question est étroitement liée au problème posé par l’antériorité des droits fondamentaux à l’Etat et donc leur prééminence sur celui-ci. Selon la doctrine défendue notamment par Locke et qui postule l’antériorité et la prééminence des droits fondamentaux, la constitution ne saurait en disposer librement. Les libertés individuelles précèdent l’Etat et ne sont donc pas créées par la constitution ; le constituant ne peut, par conséquent, pas les restreindre selon son bon plaisir. L’article 19, al. II GG repose également sur cette conviction lorsqu’il énonce :
245„In keinem Fall darf ein Grundrecht in seinem Wesensgehalt angetastet werden“ (en aucun cas, il n’est permis de porter atteinte à un droit fondamental dans son contenu essentiel).
246L’article 19 GG part donc de l’idée que même la constitution ne peut pas disposer librement des libertés individuelles et qu’il y a là un noyau qui doit rester intact. Toutefois, les opinions sur le contenu et la signification de cette garantie d’inviolabilité divergent fortement.
24779 Si nous partons de l’idée que l’Etat a le devoir de veiller à la sauvegarde de la dignité humaine dans une situation sociale déterminée et à permettre qu’elle se développe, il faut être conséquent et donc imposer certaines limites au constituant qui veut restreindre les droits fondamentaux. Il ne peut en disposer à sa guise, car le respect de la dignité humaine et un minimum d’humanité sont deux impératifs absolus.
24880 Il faut pourtant s’en remettre au constituant pour qu’il fixe des limites aux droits fondamentaux et qu’il détermine également qui est habilité à restreindre ces droits. Ce faisant, le constituant peut procéder ponctuellement et prévoir des limites particulières pour chacun d’eux75. Mais il peut aussi tenter de définir des restrictions d’ordre général, ce qu’il a partiellement fait en Allemagne avec l’article 19 GG.
24981 En Suisse, le Tribunal fédéral a même reconnu comme déterminants des droits fondamentaux qui ne sont pas expressément mentionnés dans la constitution76. Les libertés individuelles non écrites existent, selon le Tribunal fédéral, lorsqu’elles sont étroitement liées à l’image de l’homme (p. ex. la liberté personnelle) et au système démocratique de la constitution (p. ex. la liberté d’expression). Cette jurisprudence se fonde également de façon implicite sur la préexistence et la primauté des droits fondamentaux sur l’Etat ; en effet, l’image de l’homme contenue dans la constitution n’est pas directement intelligible à partir de ladite constitution, mais est contenue dans des idées et des conceptions dont l’existence est bien antérieure à celle de la constitution.
25082 En dehors du constituant, qui donc peut être également compétent pour définir des restrictions aux droits fondamentaux ? Une des conquêtes aujourd’hui encore essentielles de l’Etat libéral a été de ravir au monarque le droit exclusif de porter atteinte à la liberté du citoyen et de faire dépendre ce droit du législateur pour toutes les décisions à prendre. Ainsi, au xixe siècle, les droits fondamentaux ont été très largement modelés par le législateur. Dès lors, l’administration n’a plus pu porter atteinte aux libertés individuelles qu’en se fondant sur une loi. Le principe américain “No Taxation without Représentation” a été transposé à tous les droits et libertés du citoyen77.
25183 Le législateur peut, cependant, porter atteinte aux droits fondamentaux, par exemple lorsqu’il assoit les privilèges de la majorité au détriment de la minorité. Les droits fondamentaux ne protègent pas seulement les citoyens et la société contre l’Etat, mais encore les minorités contre l’emprise de la majorité. Toutefois, le législateur n’est guère à même d’accomplir cette tâche puisqu’il décide selon le principe absolu de la majorité. C’est pourquoi le rôle incombant au tribunal constitutionnel gagne en importance, parallèlement à celui du législateur. Pourtant, un tribunal constitutionnel faisant preuve de faiblesse ne sera guère en mesure de modifier une tendance nationale hostile à une minorité. Même ce tribunal s’intègre au spectre politique d’une nation. Il est cependant possible de poser çà et là des jalons qui peuvent prendre une grande importance à long terme. A cet égard, il y a lieu de marquer d’une pierre blanche, le célèbre arrêt de la Cour suprême des Etats-Unis dans la cause Brown v. Board of Education78. Par ce jugement, la Cour suprême a pour la première fois déclaré contraire à la constitution le principe « égal, mais séparé » en le considérant sous l’angle de l’égalité devant la loi79, puisqu’il aboutissait en fait à une discrimination de la population noire et que celle-ci le ressentait aussi comme étant discriminatoire.
25284 Cet arrêt a pour le moins autant marqué à long terme la politique américaine que bien des lois et autres actes du législateur. Il met en lumière l’importance que revêt une juridiction constitutionnelle dont le pouvoir est étendu, surtout pour un pays qui doit résoudre des problèmes de minorités. Il est dès lors indispensable qu’en démocratie le législateur trace lui-même les limites et concède à la minorité des droits auxquels la majorité ne puisse pas toucher par le biais des lois. Faute d’une telle autolimitation du législateur, la protection des droits des minorités restera toujours boiteuse.
2. Quelles restrictions des libertés individuelles sont-elles admissibles ?
25385 Un pays qui est menacé par ses voisins a-t-il le droit d’interdire, malgré la liberté de la presse, un organe de presse qui soutient ouvertement la politique des Etats voisins ? Ou encore : des manifestants revendiquent pour eux le droit non seulement de défiler dans les rues en portant des banderoles, mais encore de paralyser la circulation durant plusieurs jours en s’asseyant sur la voie publique. Peuvent-ils en pareil cas se prévaloir du droit fondamental à la liberté d’expression ? Un groupe de presse s’arroge une position de monopole et évince tous les journaux d’une région. Ce groupe a-t-il alors le droit d’invoquer la liberté de la presse pour refuser de publier des opinions qui ne sont pas du goût du propriétaire du groupe ? De même, le groupe en question peut-il ne soutenir qu’un seul parti politique ? Les mormons peuvent-ils s’arroger le droit d’épouser plusieurs femmes ? Les adeptes d’une secte ont-ils le droit de refuser le service militaire pour des motifs de croyance et de liberté de conscience ? Les parents juifs sont-ils autorisés à ne pas envoyer leurs enfants à l’école le samedi ? Un canton peut-il se permettre d’invoquer la protection de la jeunesse pour censurer tous les films qui y sont projetés publiquement ? Un parti politique qui fait de la propagande pour l’interdiction de la liberté d’expression et la suppression des libertés civiques perd-il tout droit à la libre expression ? L’Etat peut-il soumettre la prostitution à une imposition fiscale prohibitive ? Au nom de la protection de l’environnement, a-t-on le droit d’interdire à une fabrique de l’industrie chimique de poursuivre sa production de substances dangereuses ou nuisibles ? Dans toutes ces questions et dans de nombreux problèmes semblables, il y a des restrictions aux droits fondamentaux et libertés individuelles.
25486 La jurisprudence, notamment celle du Tribunal fédéral suisse, a fixé au cours des cent dernières années certaines restrictions aux droits fondamentaux : les libertés individuelles trouvent leurs limites dans la sûreté de l’Etat et dans l’ordre constitutionnel80. Par exemple, il n’est pas permis d’utiliser la liberté d’expression pour tenter de renverser par la violence le régime constitutionnel. Il est ainsi défendu d’inciter quelqu’un à commettre une action illicite contre l’Etat (p. ex. pour des actes de terrorisme). Cette restriction découle de la notion de l’ordre constitutionnel. Une constitution ouverte, qui peut être modifiée sans limite par des voies démocratiques, doit également tolérer les opinions de partis politiques qui font démocratiquement de la propagande en faveur d’un changement fondamental, par exemple la réalisation d’une constitution communiste. Lorsque la constitution contient elle-même des restrictions à la révision constitutionnelle, comme c’est le cas de la loi fondamentale de Bonn81, il convient alors de maintenir la liberté d’expression dans ces limites-là. Des partis ou des idéologies n’ont pas le droit de s’engager en faveur d’une suppression totale des libertés individuelles, lorsque la constitution prévoit des limites à une modification des droits fondamentaux.
25587 L’ordre public et la sécurité du citoyen constituent une autre limite82 : personne n’a dès lors le droit d’invoquer la liberté de croyance et de conscience lorsqu’il appartient à une communauté religieuse exigeant de l’être humain un ou des comportements qui peuvent mettre en danger la sécurité d’autres personnes. Des conceptions religieuses impliquant par exemple des exorcismes accompagnés d’atteintes psychiques et physiques ne peuvent invoquer la protection conférée par les droits fondamentaux. Lorsque des manifestants mettent en péril des biens importants, notamment l’intégrité corporelle et la vie d’autrui, leur manifestation peut être interdite. Il est évident qu’en pareil cas l’étendue des libertés individuelles à garantir dépend de la situation concrète dans le pays en question. Dans un climat politique tendu où la moindre étincelle peut provoquer une explosion, la liberté d’expression sera donc soumise à des restrictions plus sévères qu’au sein d’un ordre social tolérant.
25688 Les restrictions imposées au nom de l’intérêt public sont les plus contestées. Les tribunaux constitutionnels sont généralement d’avis que le législateur peut limiter les libertés individuelles lorsque des intérêts publics essentiels à la collectivité sont en jeu. Dans les cas concrets, ils mettent en balance d’une part l’intérêt de la collectivité et d’autre part l’intérêt de l’individu à la garantie de sa liberté personnelle. S’ils arrivent à la conclusion que, sous l’angle de la proportionnalité, la balance penche nettement en faveur de l’intérêt public, ils se prononcent alors pour la protection de cet intérêt contre celui de l’individu83.
25789 Ces considérations valent pour les restrictions aux droits fondamentaux qui sont de nature générale et doivent donc être arrêtées par la voie de la législation. Lorsqu’il s’agit de restreindre les droits fondamentaux dans un cas particulier, il faut alors disposer d’une base légale et, de surcroît, respecter le principe de la proportionnalité, ce qui signifie que la limitation des libertés individuelles ne saurait être opérée par des moyens qui vont au-delà du but visé. On n’a pas le droit, par exemple, d’interdire de façon générale la religion des mormons parce qu’elle admet et propage la polygamie. L’Etat doit se borner à interdire aux mormons d’avoir plusieurs épouses en même temps.
25890 Les bases philosophiques des restrictions de la liberté sont contestées et sont difficiles à transposer dans la pratique. Le point de départ reste la notion de liberté qui est cependant appliquée diversement. Lorsqu’il est question de la liberté du peuple palestinien, on pense d’abord à l’autodétermination de ce peuple. Celui qui parle de liberté du chef d’entreprise pense en revanche au fait que celui-ci échappe aux contraintes des pouvoirs publics. Lorsqu’on utilise l’expression « liberté de vote », on entend la liberté de pouvoir choisir entre deux solutions au moins. Enfin, en s’efforçant de parvenir à une liberté intérieure, l’homme cherche à prendre ses décisions sous l’emprise de la raison et non sous l’empire de ses passions.
25991 La liberté politique et sociale implique toujours l’existence d’une relation avec d’autres hommes. Si quelqu’un est libre, son comportement ne peut être prédéterminé. La cause de son agir n’est pas imposée de l’extérieur ; elle réside au contraire dans sa propre subjectivité84. Dans ce sens, l’homme dispose très largement lui-même de sa propre liberté. Un homme intérieurement faible sera dépendant des événements extérieurs et, par conséquent moins libre qu’un homme qui est prêt à assumer de grands risques en relation avec ses propres décisions, par exemple des persécutions, voire la mort. « L’homme reste libre, même enchaîné. »
26092 Lorsque quelqu’un a la « liberté » d’influer sur le comportement d’autres personnes, on parle de pouvoir si cette possibilité ou « chance » (M. Weber) est jugée neutre et d’autorité si le pouvoir est justifié, c’est-à-dire légitime.
26193 Le contraire de la liberté est la dépendance. Lorsque l’homme devient l’objet de circonstances extérieures, il perd sa subjectivité et tombe dans la dépendance de pouvoirs externes, par exemple les forces sociales ou les pouvoirs publics.
26294 La liberté d’un individu est ainsi toujours sociale en ce sens qu’elle se rapporte à la communauté. Cette constatation ne doit, cependant, pas aboutir à faire dépendre la liberté de la seule communauté. Ce n’est pas uniquement l’homme qui se comporte de façon conforme aux lois (G. W. F. Hegel) ou à la « volonté générale » (J.-J Rousseau) qui est libre. Au sein de la communauté politique, celui qui peut décider sans contraintes formelles (légales ou administratives) ou contraintes sociales de fait est véritablement libre.
26395 La liberté individuelle est donc par nature relative et limitée par la communauté donnée. De surcroît, elle dépend de la liberté de la communauté elle-même. Un peuple qui doit lutter contre la famine est, tout comme un individu, moins libre qu’un Etat ou une personne riche.
26496 Lorsque, dans les pages qui suivent, nous parlerons de la liberté, nous entendrons par là liberté politique. Celle-ci est une liberté publique, formelle, à la fois limitée et garantie par la législation. Cette liberté politique est naturellement étroitement liée à la liberté sociale. Même si l’Etat garantit formellement la liberté de croyance et de conscience, celle-ci est pourtant socialement supprimée lorsque la majorité des habitants d’un petit village exerce une pression sociale décisive sur la minorité qui pense autrement, afin de l’amener à changer de croyance ou de religion. Celui qui ne trouve pas d’emploi ou qui doit s’attendre à voir son bail résilié ou encore dont les enfants sont maltraités à l’école est tout autant restreint dans sa liberté que celui qui doit en vertu d’une loi embrasser une religion ou une confession déterminée.
26597 Une société intolérante peut tyranniser la minorité, même lorsque l’Etat garantit des libertés individuelles fort étendues. Une société tolérante et ouverte, au sens que Karl Popper donne à cette expression, peut réaliser une vie communautaire où règne la liberté, malgré des libertés formelles ténues85.
26698 La liberté politique, juridique ou formellement légale au sens de Locke existe lorsque quelqu’un a le droit de faire ce que la loi l’autorise à entreprendre86. Au sens négatif, la liberté présuppose l’absence de contraintes extérieures, c’est-à-dire le pouvoir arbitraire de l’Etat, tandis qu’au sens positif la liberté implique la possibilité de choisir entre divers comportements. Elle a donc deux faces, l’une positive et l’autre négative. Par conséquent, il ne sert pas à grand’chose que l’Etat laisse l’individu choisir librement sa voie de formation, mais qu’ensuite presque personne n’ait la possibilité de se former comme il l’entend.
26799 Il est donc essentiel que chacun jouisse de la liberté politique ou formelle dans une égale mesure et selon les mêmes modalités. Cette liberté que confère le droit ne saurait être limitée à une petite minorité ou réservée aux représentants d’un des deux sexes, aux membres d’une communauté raciale déterminée, aux adeptes d’une religion, etc. Le principe de l’égalité postule la même liberté pour chacun. Dès lors que l’Etat restreint la liberté, il doit le faire de la même manière et dans la même mesure pour chacun.
268100 Quelles sont les conditions à remplir par l’Etat pour que celui-ci soit légitimé à restreindre la liberté ? « ... toute contrainte, en tant que contrainte, est un mal... De telles questions ne comprennent des considérations de liberté qu’en ce sens qu’il vaut toujours mieux laisser les gens à eux-mêmes, ceteribus paribus, que de les contrôler87 ; ... ». D’après Benn et Peters, ceci n’est qu’un principe formel qui oblige l’Etat à fonder ou à justifier toute restriction de la liberté, parce que précisément toute limitation de la liberté est mauvaise par principe. Selon Mill, des restrictions sont donc toujours possibles lorsqu’elles sont fondées. Mais quelles sont alors les justifications valables ou légitimes permettant de restreindre les libertés individuelles ? Pour Mill, la conservation d’autrui ou de la communauté constitue l’unique motif88. Les restrictions de la liberté sont en conséquence admissibles lorsqu’elles permettent d’éviter ainsi de nuire à une ou à des tierces personnes. En d’autres termes, la liberté de l’individu trouve ses limites dans la liberté du prochain.
269101 Jusque là tout va bien. Pourtant, dans la pratique, les Etats libéraux avancent encore d’autres raisons pour restreindre les libertés individuelles. En effet, non seulement la sûreté de l’Etat, mais encore la prédominance de l’intérêt public justifient les restrictions de la liberté. Ainsi, l’Etat oblige les parents à envoyer leurs enfants à l’école et les citoyens à payer les impôts nécessaires au financement de la formation des élèves. Ces deux choses constituent des limitations de la liberté individuelle. Celles-ci se justifient-elles ?
270102 Lorsqu’au sens de Locke, l’Etat n’a pour tâche que la simple protection de la propriété et de la liberté de l’individu, de telles restrictions ne se justifient sûrement pas. Mais, à mon avis, l’Etat est aussi une communauté fondée sur la solidarité et qui doit veiller à ce que l’individu, dont la dépendance est toujours plus poussée par la division du travail, puisse néanmoins s’épanouir librement. Il faut donc s’occuper suffisamment de la formation par exemple, afin de permettre un heureux développement de la liberté. Par conséquent, des restrictions de la liberté peuvent se révéler admissibles pour promouvoir la liberté de choix des citoyens, dans la mesure où elles ne restreignent pas encore plus les libertés civiques, notamment à la suite du gonflement de la bureaucratie des pouvoirs publics. Lorsque l’Etat utilise par exemple une part de ses recettes fiscales pour aider les handicapés, mais que ceux-ci perdent toute liberté à cause du contrôle des pouvoirs publics, une telle atteinte ne se justifie pas. Une assurance générale et obligatoire, qui limite certes quelque peu la liberté de chacun mais qui, en revanche, respecte globalement la liberté des handicapés et des personnes âgées, est préférable à un système ultralibéral, parce qu’ainsi chacun a droit à la prévoyance sociale pour ses vieux jours.
271103 La liberté ne peut donc être restreinte que dans l’intérêt de la liberté. Celle-ci n’est toutefois pas seulement un bien individuel, mais revêt aussi une dimension communautaire. A quoi sert par exemple que l’Etat garantisse très largement la liberté économique, si l’ensemble de l’économie nationale tombe progressivement dans la dépendance d’autres pays ou de groupes étrangers ? A quoi sert-il d’amplement garantir la liberté de la presse, si une majeure partie de la population ne sait ni lire ni écrire ? Puisque la liberté se rapporte toujours à la communauté, on ne saurait par des agissements asociaux en abuser à des fins contraires à la société. La liberté implique que chacun en fasse usage en pleine conscience de ses responsabilités envers la communauté. Ce bon usage de la liberté n’est pas contrôlable par l’appareil de l’Etat. Celui-ci doit pour ainsi dire confier la liberté aux bons soins des citoyens. Sans cette confiance qui est fondamentale, la liberté ne s’accomplit pas. En revanche, mésuser gravement de la liberté conduit nécessairement à faire édicter des restrictions publiques et politiques aux libertés.
272104 Le système des limitations de la liberté est donc extrêmement complexe89. Le plus souvent ce n’est pas de façon abstraite, mais en pleine connaissance des circonstances concrètes qu’il est possible d’établir si des restrictions sont justifiées ou non. Cependant, le jugement de valeur à poser dans chaque cas dépend de l’image de l’homme. En effet, celui qui fait confiance à l’individu, celui qui part d’une conception libérale de l’Etat, celui-ci imposera alors à l’Etat des limites plus strictes que celui qui considère l’homme comme un être malfaisant et abusant toujours de sa liberté.
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Notes de bas de page
1 C. Mutwa, p. 141.
2 H. Zimmer, p. 104 ss.
3 M. Granet, p. 257.
4 Encyclopedia Britannica, art. Alcimadas, cit. trad.
5 cf. à ce sujet l’analyse critique de D. J. Allan, p. 403 ss.
6 Aristote, Livre I, 1254 b.
7 Aristote, Livre I, 1255 a.
8 Cicéron, Livre III, 22.
9 Polybe, Livre VI, 6.
10 Seneque, Livre I, 18/2.
11 Th. Thommsen, p. 29 ss.
12 cf. p. ex. Th. d’Aquin, Somme théologique, Livre I, question 93, art. 6.
13 Th. d’Aquin, Somme théologique, Livre II, 2e partie, question 183, art. 1.
14 Libertas praestantissimum, in : A. F. Utz, II, 71, p. 215.
15 cf. Th. d’Aquin, Du royaume, livre I, chap. 1, p. 25 s.
16 M. de Padoue, 1ère Partie, chap. ix, § 5.
17 M. de Padoue, 1ère Partie, chap. ix, § 6 et 7.
18 Nicolas de Cues, II, 14.
19 J. Milton, p. 127.
20 J. Locke, chap. vii, 87.
21 Ch.-L Montesquieu, Livre IX, chap. 4 ; cf. aussi § 27.
22 cf. B. de Spinoza, Tractatus theologico-politicus.
23 S. de Pufendorf, chap. 5, § 10 in fine, cit. trad.
24 cf. le principe ultérieur de la légalité.
25 E. Kant, Métaphysique, § 46.
26 E. Kant, Métaphysique, § 46, p. 196 s.
27 E. Kant, Métaphysique, § 47 à 49.
28 L. Kolakowski, vol. 3, p. 409, cit. trad.
29 L. Kolakowski, vol. 3, p. 446, cit. trad.
30 H. Marcuse, p. 200.
31 cf. L. Kolakowski, vol. 3, p. 481.
32 E. Bloch, p. 212.
33 cf. p.ex. J. St. Mill.
34 R. Nozick, p. 333 s.
35 cf. Shelley v. Kramer, 334 US 1, 6851 et. 836, 92 L. Ed. 1161 (1948).
36 cf. BVerfGE 7, 198 ss. et J. P. Mueller.
37 cit. trad.
38 cf. § 22/10.
39 1 Cranch 137, 2 L Ed.60 (1803).
40 § 21/65 et 21/81.
41 cf. à ce sujet § 10/29 ss.
42 cf. D. Schindler, J. Toman, p. 3 et p. 35.
43 art. 62 de la Charte.
44 cf. Uruguay verletzt Menschenrechtspakt, EuGRZ 1979, p. 498 ss.
45 cf. p. ex. B. Simma.
46 Au sens de E. Kant, p. ex.
47 cf. Confucius, Livre VI, chap. xii/11.
48 cf. H. Zimmer, p. 186 ss.
49 cf. le scandale du Watergate.
50 § 19 ss.
51 cf. art. 97 GG.
52 art. 58 Cst.
53 art. 103, 1er al. GG.
54 art. 4 Cst.
55 K. Hesse, p. 79 ss.
56 cf. aussi le § 28.
57 F. Lactance, Epitomé, 54, cit. trad.
58 Th. d’Aquin, Livre II, 2e partie, question 39, art. 4.
59 Th. d’Aquin, Livre II, 2e partie, question 94, art. 2.
60 P. ex. le port d’armes, art. 7 du Bill of Rights.
61 cf. E.W. Boeckenfoerde et R. Baeumlin : VVDStRL 28.
62 cf. art. 9 du Bill of Rights.
63 J. Milton, p. 179.
64 J. Milton, p. 187 s. ; cf. aussi Th. I. Emerson, D. Haber, N. Dorsen, vol. I, p. 1 ss. et Th. I. Emerson.
65 cf. J. Locke, 2e traité, chap. v, 27 s. ; H. Rittsteig, p. 77 s.
66 J. Locke, 2e traité, chap. v, 36 ; H. Rittstieg, p. 78.
67 H. Rittstieg, p. 78, cit. trad.
68 J. Locke, 1er traité, chap. ix, 92, cit. trad.
69 cf. J. Markakis, p. 118 ss.
70 cf. H. Mitteis.
71 cf. S. von Pufendorf.
72 cf. à ce sujet, § 34/8 ss.
73 art. 12 GG.
74 cf. J. P. Mueller, p. 687 ss.
75 cf. Constitution fédérale de la Suisse.
76 ATF 87 I 117, 91 I 480 ss., 100 la 339 cons. 4a ; 101 la 150 cons. 2, 174 cons. 1 ; 104 la 88 ; 89 I 92 ss. ; 95 I 226 cons. 4a, 100 la 193 cons. 3a, 102 Ia 381 cons. 2, 104 Ia 35 ss.
77 cf. à ce sujet § 29.
78 374 US 483 98L. Ed. 873, 74 S.Ct. 686 (1954).
79 Equal Protection, IV Amendment.
80 P. Saladin, p. 335 ss.
81 cf. art. 20 GG.
82 P. Saladin, p. 341 ss.
83 P. Saladin, p. 351 ; cf. aussi P. Haeberle, „Oeffentliches Interesse“.
84 cf. S. I. Benn et R. S. Peters, p. 199.
85 cf. aussi J. St. Mill ; S. I. Benn et R. S. Peters, p. 220.
86 J. Locke, 2e traité, chap. vi, 57.
87 J. St. Mill, chap. v, p. 266.
88 J. St. Mill, chap. v, p. 267 ss.
89 cf. à ce sujet notamment Th. I. Emerson, p. 717 ss.

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