Chapitre premier. L’origine de la communauté étatique
p. 35-58
Texte intégral
§ 2 Les hommes et leur besoin de former des communautés
11 Celui qui interroge l’homme de la rue, le simple citoyen, en lui demandant pourquoi il paie des impôts à l’Etat, recevra probablement les réponses suivantes : « Parce que je dois les payer » ; « parce que chacun doit payer ses impôts » ; « parce qu’autrement l’Etat fait rentrer les impôts par la contrainte ». Si nous ne sommes pas satisfaits et continuons à interroger pour savoir d’où l’Etat s’arroge le droit d’exiger du citoyen qu’il paie des impôts, la réponse la plus probable sera la suivante : le gouvernement, le parlement ou le peuple en ont décidé ainsi ; l’Etat a besoin d’argent et il faut bien qu’il le prenne quelque part. Si l’on persévère dans les questions et que l’on demande pourquoi le gouvernement, le parlement ou la majorité, par exemple 51 % des votants, auraient le droit de percevoir des impôts contre la volonté de la minorité – 49 % dans ce cas – et d’imposer leur décision à ceux qui n’étaient pas d’accord avec la majorité, notre interlocuteur se sentira peut-être lassé et il répondra qu’il en a toujours été ainsi, ou bien il dira que la constitution donne au gouvernement, au parlement ou à la majorité des citoyens le droit de contraindre la minorité à payer des impôts.
22 La réponse selon laquelle le gouvernement a ce droit depuis toujours n’est pas exacte, parce qu’il n’y a pas toujours eu un gouvernement. Celui-ci s’est établi à un moment donné, que ce soit après une révolution, une guerre ou une annexion, avec l’aide de puissances étrangères ou par décision du peuple. Pourtant, si l’on remonte la succession des divers gouvernements, on se heurte, tôt ou tard, dans chaque Etat, à la formation d’un gouvernement, d’une constitution ou de l’Etat lui-même qu’on ne peut plus justifier sur le plan formel seulement. Sur quoi donc repose la justification première d’un gouvernement ou la décision relative à la procédure de vote d’une première constitution ? Les réponses à ces questions sont très différentes. En effet, les uns disent que les partisans du gouvernement furent plus forts que ses adversaires ; ils auraient donc eu la puissance d’où le gouvernement peut déduire le droit d’édicter des lois. D’autres soutiennent qu’en vertu du droit d’autodétermination, commun à tous les peuples, le peuple a adopté la constitution et donc le système de gouvernement à une grande majorité et que celle-ci a toujours le droit d’imposer des obligations à la minorité, même contre la volonté de cette dernière. D’autres encore répondent que le gouvernement aurait prouvé, par sa façon bonne et juste de gouverner, qu’il est bien le gouvernement légal. Enfin, les marxistes nous disent que l’Etat et le gouvernement ne sont légitimes que lorsqu’ils agissent au nom du prolétariat, sous la conduite du parti communiste.
33 Autrefois, au temps de la monarhie, on aurait pu obtenir la réponse suivante : le roi a le droit de régner parce que Dieu en a voulu ainsi.
44 Un petit nombre des personnes interrogées dénieront cependant à l’Etat tout droit à l’existence. A leurs yeux, la puissance de l’Etat étant mauvaise en soi, il faut abolir l’Etat et libérer l’homme de toute domination.
55 Nous venons de voir que le pouvoir de l’Etat peut se justifier théologiquement, philosophiquement et anthropologiquement. Mais il importe de savoir aussi comment la domination de l’Etat s’est développée, afin de pouvoir dire, de façon plausible, si le pouvoir de l’Etat est nécessairement la conséquence du comportement individuel et social, si sa domination est contraire à la nature de l’homme, ainsi que le prétendent les marxistes, ou si, d’après Rousseau, ce pouvoir de l’Etat conduit l’homme à une existence plus précieuse qui en fait un citoyen1.
66 Dans certaines doctrines concernant le pouvoir de l’Etat, il n’est pas aisé de séparer la fiction des faits historiques. De nombreux adeptes des théories contractuelles, P. ex. Thomas Hobbes (1588-1679), Locke et Rousseau2 n’ont pas prétendu que les hommes de la société primitive eussent effectivement conclu un contrat entre eux et que, dans ce contrat originel, ils eussent conféré au roi certains pouvoirs. Pour eux, le contrat social est plutôt une fiction de l’esprit, une condition juridique, une « norme fondamentale » (H. Kelsen) de laquelle découlent les autres droits de domination. Ainsi, le libre arrangement contractuel sert en même temps à justifier l’existence des libertés individuelles antérieures au contrat. Pourtant, même chez les représentants des théories contractuelles, il est difficile de séparer les faits d’expérience de la fiction. Ceux-là justifient celle-ci, si l’on admet qu’« il se pourrait que cela se soit passé ainsi » (J. Rawls).
77 D’un autre côté, celui qui voit dans l’Etat une institution immanente à la nature de l’homme cherchera à prouver historiquement que l’Etat en tant qu’institution est depuis toujours une réalité historique.
88 Toute théorie générale de l’Etat cherche donc à expliquer le phénomène « Etat » à l’aide de données fictives ou historiques et à prouver comment et pourquoi l’Etat et son pouvoir sont nés.
99 Presque toutes les cultures tirent de leurs anciennes légendes et autres traditions une représentation plus ou moins nette de la naissance de leur communauté étatique. Ces légendes et traditions sont étonnamment proches. Au lieu de remonter, comme de coutume, à l’Antiquité grecque ou germanique, nous nous en tiendrons aux anciennes théories chinoises de l’Etat pour montrer que les questions fondamentales du développement étatique se sont posées de la même manière en des temps anciens et dans d’autres pays et qu’elles ont reçu des réponses semblables. Deux conceptions foncièrement contraires existent pourtant au sujet du point de départ de ce développement. Les uns sont d’avis que l’Etat premier fut le chaos, c’est-à-dire la lutte de tous contre tous3 ; les autres prétendent qu’à l’origine la paix et l’harmonie ont régné : Rousseau, Locke, Lao Tseu (probablement 6e siècle av. J.-C.), Marsile de Padoue (1275-env. 1343), Karl Marx (1818-1883) et que les hommes doivent les retrouver (Marx et Lao Tseu).
1010 Han Fei, philosophe chinois de l’Etat et qu’on appelle souvent le Machiavel de l’ancienne philosophie chinoise, décrit l’Etat originel comme il suit : « Au commencement des temps, les hommes n’avaient pas à cultiver les champs, car il y avait suffisamment de fruits et de graines à manger. Les femmes n’avaient pas besoin de tisser, car il y avait assez de peaux de bêtes pour se vêtir. Nul ne s’efforçait d’obtenir de la nourriture parce que la population était réduite ; en revanche les biens étaient surabondants. Il n’y avait pas de querelles entre les hommes ; les sanctions et les récompenses n’étaient pas encore connues. Partout, régnaient la tranquillité et la paix4. » Par conséquent, l’Etat originel était une anarchie pacifique. Comment la domination de l’Etat a-t-elle pu se développer ? On peut tirer de nombreuses légendes anciennes des civilisations grecque, babylonienne, mais aussi chinoise, le fait que les hommes se sentaient menacés par leur environnement jusqu’à la venue d’un être « doué » qui leur montra comment ils devaient, par exemple, se protéger des bêtes sauvages. « Mais survint alors un grand et saint homme qui assembla des branches d’arbres pour en faire une sorte de nid dans lequel on échappait aux nombreux dangers. Cependant, le peuple se réjouit à tel point de cela qu’il fit roi l’homme en question5. » Selon Han Fei, le fondement du pouvoir réside donc dans les dons, les capacités et les qualités du dominateur. Du charisme du bon maître, il fait découler le droit de domination propre à l’Etat.
1111 On trouve une conception opposée dans l’ouvrage chinois des légistes, appelé Kuan Tze et dont l’auteur est inconnu. Là, l’état originel est un état de guerre : « Le sage survint ensuite et, avec l’appui du plus grand nombre des hommes, il édicta des commandements propres à éviter des luttes brutales, si bien que les violents durent se dissimuler. Le sage s’employa à œuvrer pour le bien du peuple. Il enseigna les bonnes mœurs au peuple et celui-ci en fit son chef. La vertu et les us et coutumes découlaient de la raison, le peuple s’y conforma librement. Le sage décida du bon droit et de l’injustice ; il imposa des sanctions et donna des récompenses ; il distingua les supérieurs des subordonnés et les peuples s’organisèrent selon ce modèle. L’Etat fut ainsi fondé6. » De l’avis de l’ancienne école chinoise des légistes, l’Etat, c’est-à-dire concrètement la puissance du roi, ne s’est développé que graduellement. Aussi longtemps que chacun pouvait vivre pour soi et se nourrir, on n’avait pas besoin d’une communauté étatique. La protection contre des dangers menaçants, par exemple les guerres incessantes et les animaux sauvages, a pourtant contraint les hommes à vivre ensemble ; puis le peuple remit le pouvoir à celui qui était intelligent, vigoureux et capable et le choisit comme roi. La domination répondit au besoin d’une société menacée dans son existence. Le roi n’était nullement une institution divine, mais il tenait son pouvoir du peuple. Les hommes croyaient toutefois que le roi était supérieur à tous les autres par des forces surnaturelles, raison pour laquelle il était capable de diriger le peuple. Il est vraisemblable que ce n’est que plus tard que la domination prit des formes patriarcales et patrimoniales. « Sous le ciel, il n’y a aucune chose qui n’appartienne pas à notre roi. Toute personne sur terre est proche parent de notre roi7. »
1212 Le besoin d’avoir un roi souverain pour protéger la tribu fut, dans d’autres sociétés également, la raison évidente et décisive de la formation des premières communautés avec un pouvoir politique centralisé. De même, Ibn Khaldun, célèbre homme d’Etat arabe, voit là l’origine de la formation de communautés étatiques. « Quand l’humanité a achevé son organisation sociale et que la civilisation est devenue un fait, la nécessité se fait sentir aux hommes d’avoir un “frein” (wâzi’) qui les contrôle et les sépare, car l’agressivité (’udwân) et l’injustice sont dans la nature animale de l’homme8. » Pour Ibn Khaldun, ce ne sont toutefois pas les dangers extérieurs, mais l’état de guerre intestine qui contraint les hommes à former des communautés étatiques. Tout comme Hobbes plus tard, ce grand homme d’Etat considère que l’homme est un être belliqueux qui cherche le conflit et qui a donc besoin d’une direction ferme, chargée de maintenir l’ordre.
1313 Les institutions de l’Etat se sont développées de façon très différente dans les diverses communautés archaïques9. Malgré cela, on peut dégager, dans les premiers stades du développement de ces institutions, certaines tendances communes :
1414 1. Des formes d’Etat possédant certaines institutions indépendantes des personnes, un pouvoir centralisé, une justice propre et des règles valables pour tous ne se rencontrent que dans des sociétés au développement complexe, dotées d’une structure sociale fondée sur la division du travail. Au stade de la cueillette et de la chasse, où chaque famille est encore largement autonome sur le plan économique et social, de telles institutions ne sont pas nécessaires. Seule l’évolution vers une grande famille, un clan puis une tribu crée le besoin plus prononcé d’une direction plus vaste et plus durable. Au stade précédent, les problèmes de la vie en commun, notamment ceux qui se posent au sein de la famille, sont réglés par le père dans le patriarcat, par la mère dans le matriarcat ou encore par le conseil des anciens. Des structures qui débordent la famille ne sont indispensables que lorsqu’entre les familles et les tribus les contacts sont intenses et qu’on y trouve une économie fondée sur la division du travail10.
1515 2. Des institutions débordant la famille naissent avant tout lorsque la société a atteint un certain degré de division du travail par suite du développement économique, lorsque la société doit protéger l’homme des dangers extérieurs et qu’à l’intérieur un droit coutumier difficilement respecté ne suffit plus à maintenir l’ordre. Une autre condition, que mentionne surtout Ibn Khaldun, est la présence d’un fort sentiment de même appartenance que ressentent les groupes. Aussi longtemps que ce sentiment fait défaut, il est rare que de telles institutions se forment.
1616 3. A leur début, des institutions centralisées revêtent presque toujours les formes démocratiques ou, à tout le moins, oligarchiques de l’autodétermination. Les délégués représentatifs des groupes ou de la tribu élisent ou reconnaissent le souverain auquel ils veulent donner le pouvoir. Très souvent, et surtout dans les tribus africaines, le roi est entouré d’un conseil des anciens dont le rôle est d’empêcher les abus de pouvoir11.
1717 4. Du chef de tribu, du roi et du prince, on attend qu’il dirige dans l’intérêt de la tribu toute entière, de la communauté dans son ensemble. Il doit régner justement et veiller à ce que le sentiment d’appartenance au groupe se forme et se fortifie. Est donc choisi comme chef celui qui se distingue par des aptitudes particulières, par son honnêteté, sa sagesse ou sa force. Si l’élu parvient à mettre sa propre armée sur pied pour faire campagne et conquêtes, il peut, dans certaines circonstances, imposer une soumission absolue à ses partisans. C’est ainsi que sont créées les conditions dont dépend l’établissement d’un pouvoir féodal ou patriarcal. Le suzerain cherche à fonder sa domination sur un droit surnaturel en prétendant, entre autres, détenir sa puissance de Dieu lui-même. Il tente ainsi de devenir intouchable. Il s’efforce, en outre, d’étendre ses privilèges à sa famille – en instaurant la succession héréditaire – ainsi qu’à ses vassaux. Il pourvoit aux dépenses de l’armée en levant des taxes et impôts. Il distribue des terres à ses favoris qu’il charge de contrôler le peuple et de faire rentrer les impôts. Plus mauvaise est son administration, plus vite lui-même, sa suite et le groupe social auquel il appartient seront évincés du pouvoir par d’autres tribus ou d’autres groupes.
1818 5. Tant les nomades que les tribus sédentaires se sentent liés à un territoire défini, plus ou moins grand. Cependant ni les uns ni les autres ne connaissent de frontières fixes. En effet, il n’y a pas encore de frontières tracées (les marches). Celui qui ne peut franchir quotidiennement que 30 à 50 km au plus ne peut pas contrôler un territoire bien grand ni régner sur lui. En revanche, les différences entre nomades et sédentaires sont considérables en matière d’institutions. C’est seulement chez les sédentaires, avant tout chez les cultivateurs des champs et les éleveurs tournés vers la production laitière qu’on trouve des liens de domination durablement institutionnalisés. Tandis que le chef d’une tribu nomade doit sans cesse faire ses preuves par son honnêteté, le chef d’une tribu sédentaire peut utiliser son pouvoir pour asseoir sa domination avec l’aide de ses favoris et infliger des impôts et d’autres charges à son peuple.
1919 6. Un autre élément agit favorablement sur la formation d’autres institutions étatiques : celui qui lit l’histoire des peuples anciens reconnaît la profonde vérité contenue dans la phrase d’Aristote : “Zoon politikon”, l’homme est un animal politique, c’est-à-dire un être ordonné à la communauté. Selon Aristote (384-322 av. J.-C.), l’homme n’existe pas en tant que tel, mais comme enfant, père, mère, esclave etc., intégré dans un contexte social déterminé. L’homme n’est pas capable de survivre en tant qu’individu ; il ne le peut qu’au sein de la communauté dans laquelle il doit accomplir une tâche bien précise. L’homme est ordonné à la communauté12. De même Ibn Khaldun et les anciens philosophes chinois de l’Etat se réfèrent-ils à ce besoin de communauté qui caractérise l’homme. Celui-ci est exposé aux dangers de la nature ; durant son jeune âge, il ne peut pas acquérir son indépendance alimentaire ; il n’est pas non plus capable de développer seul toutes ses aptitudes à la chasse et à la cueillette ainsi qu’à la fabrication d’outils, etc. L’homme dépend d’une communauté où le travail est réparti. Son instinct sexuel le pousse à former des communautés avec des personnes de l’autre sexe qu’il doit chercher hors de son groupe originel, de son clan et même de sa tribu, en raison du tabou que constitue l’inceste. Par le commerce et l’artisanat, il développe aussi des relations dépassant le cadre de ses proches. De même, le besoin de sécurité qui se fait sentir face aux tribus ennemies et aux périls de la nature ainsi que la célébration des fêtes religieuses et des jeux collectifs contribuent à la formation des premières communautés de dimensions plus grandes.
2020 7. Au sein de presque toutes les sociétés archaïques, le culte des ancêtres joue un rôle capital dans la formation des institutions du pouvoir. Avant tout dans la Chine ancienne, dans la Rome de l’Antiquité, mais aussi parmi les tribus africaines, le culte des ancêtres et le rang d’une famille ainsi que sa hiérarchie interne sont étroitement liés. L’autorité nécessaire pour imposer le droit coutumier est précisément ancrée profondément dans le culte des ancêtres ; celui qui ne respecte pas les lois de la tribu sera puni par les ancêtres. La magie et la religion ont également leurs racines dans le culte des ancêtres. Le souverain ou le despote peuvent se servir de toutes les deux pour asseoir son autorité et la renforcer afin de prévenir des troubles intérieurs.
Bibliographie
a) Auteurs classiques
21Aristote, La Politique, trad. J. Tricot, 2nde éd., Paris, Vrin, 1970
22Geng Wu, Die Staatslehre des Han Fei, Wien 1978
23Khaldûn, I., Discours sur l’histoire universelle, trad. V. Monteil, 2nde éd., Paris, Sindbad, 1978
24Marsile de Padoue, Le Défenseur de la Paix, trad. J. Quillet, Paris, Vrin 1968
b) Autres auteurs
25Claessens, D., Instinkt, Psyche, Geltung, Bestimmungsfaktoren menschlichen Verhaltens, Köln 1968
26Eder, K., Die Entstehung staatlich organisierter Gesellschaften. Ein Beitrag zu einer Theorie sozialer Evolution, Frankfurt a. M. 1976
27Eichhorn, W., Kulturgeschichte Chinas, Stuttgart 1964
28Elias, N., Ueber den Prozess der Zivilisation, 2 vol. , 2nde éd., Bern 1969
29Hoebel, E. A., The Law of Primitive Man, Cambridge 1967
30Hoeffe, O., Ethik und Politik, Frankfurt a. M. 1978
31Krader, L., Formation of the State, Englewood Cliffs 1968
32Kwant, R. C, Phenomenology of Social Existence, Pittsburg 1965
33Lersch, Ph., Der Mensch als soziales Wesen, 2nde éd., München 1965
34Schott, R., Das Recht gegen das Gesetz : Traditionelle Vorstellungen und moderne Rechtsprechung bei den Bulsa in Nordghana, in : Recht und Gesellschaft, Mélanges pour H. Schelsky, Berlin 1978
35Service, E. R., Ursprünge des Staates und der Zivilisation, Frankfurt a. M. 1978
36Thomas, W. I., Person und Sozialverhalten, éd. H. Volkart, trad. O. Kimminich, Neuwied 1965
37Wössner, J., Sozialnatur und Sozialstruktur. Studien über die Entfremdung des Menschen, Berlin 1965
38Wurzbacher, G., e.a. (éd.), Der Mensch als soziales und personales Wesen. Beiträge zu Begriff und Theorie der Sozialisation aus der Sicht der Soziologie, Psychologie, Sozialarbeit, Kriminologie, Politologie, 2nde éd., Stuttgart 1968
§ 3 Les stades de l’évolution de la communauté étatique
a) La division du travail, condition dont dépend la formation de la communauté étatique
391 L’homme est, comme nous l’avons vu, un être ordonné à la communauté, un « animal politique ». Le besoin de vivre dans une communauté peut aboutir à diverses formes de communautés : de la formation de familles et de clans à la formation d’un Etat doué de la souveraineté politique, en passant par la formation de relations amicales et d’alliances non structurées entre familles. Ce qui nous intéresse plus particulièrement, ce sont les causes de la formation d’associations politiques dépassant le cadre des familles. Dans ce contexte, il faut certainement mentionner le besoin de disposer de communautés pour vivre en paix et sous protection, tant envers l’extérieur qu’à l’intérieur. Cependant, on n’obtient pas la tranquillité intérieure en se bornant à protéger la propriété de chaque individu et en imposant un ordre strict qui empêche la guerre civile. Avec le temps, il se dégage de la communauté protectrice envers l’extérieur une véritable communauté de solidarité au sein de laquelle chacun dépend de chacun. Ces liens d’appartenance à une même communauté se nouent et se renforcent de façon décisive par une division du travail toujours plus poussée entre les familles. Le degré de cette répartition joue aussi un rôle déterminant pour l’évolution ultérieure de la communauté étatique. En effet, les Etats ont des structures différentes qui correspondent au degré d’évolution de la société et à la division du travail. Dans les pages qui suivent, nous allons mettre en évidence les interactions entre la division du travail et le développement de l’Etat.
402 Lorsque Robinson Crusoé chercha refuge sur son île perdue, il ne pouvait être question d’un Etat. Sur cette île, Robinson se sentit d’abord esseulé et n’avait encore aucun contact avec les indigènes dont il ne découvrit l’existence que beaucoup plus tard. Avec les animaux qu’il domestiqua, il ne pouvait pas constituer un Etat. En effet, la formation d’un Etat implique l’existence d’une communauté de plusieurs êtres doués de raison qui dépendent les uns des autres et ont un sentiment d’appartenance commune.
413 Les animaux ne s’ordonnent point en une communauté par leur propre décision. Ou bien ils cherchent leur nourriture chacun pour soi ou bien ils s’organisent, d’après leur instinct, en une hiérarchie de bandes ou de hordes, ou encore en une grande communauté comme les termites. Les animaux sont en outre incapables de développer à proprement parler une conscience communautaire, de s’identifier à la communauté et de se soumettre aux intérêts de celle-ci. Certes, nous connaissons chez les animaux de véritables systèmes hiérarchiques qui découlent, le plus souvent, de la sélection naturelle, c’est-à-dire la loi du plus fort. Au sein des communautés étatiques, les hiérarchies ne reposent pas uniquement, comme nous le verrons plus loin, sur le droit du plus fort, mais encore, notamment, sur la capacité à discerner les intérêts de la communauté et à veiller à les sauvegarder ; ces hiérarchies reposent également sur les dispositions des membres de cette communauté à se soumettre aux intérêts communautaires. « C’est le caractère propre de l’homme par rapport aux autres animaux, d’être le seul à avoir le sentiment du bien et du mal, du juste et de l’injuste, et des autres notions morales13. »
424 De surcroît, les animaux ne peuvent pas communiquer entre eux dans la même mesure que le font les hommes et ils ne sont pas à même d’établir des règles (normes) pour organiser ou changer la vie communautaire selon la division du travail, car les animaux ne disposent pas d’une langue développée qui leur permet de saisir et de diffuser des relations complexes. Par conséquent, il n’est pas possible de leur donner des ordres compliqués et de portée générale, comme il en existe déjà dans le droit coutumier des sociétés archaïques. En outre, la faculté de penser abstraitement fait défaut aux animaux. Ils sont incapables d’aller du particulier au général et du général au particulier. Pourtant cette faculté est indispensable si l’on veut appliquer des normes générales dans une société. Par exemple, l’interdiction de l’inceste n’est pensable qu’à la condition qu’un être puisse comprendre abstraitement des notions telles que celles de mère, de père, de fille, d’homme, de femme, de sœur, de frère, d’oncle et de tante et puisse les appliquer à des situations concrètes. Le culte des ancêtres, qui a joué un rôle crucial dans l’évolution des structures de la société chinoise, ou les devoirs que le mari, la femme et leurs proches contractent par le mariage, impliquent les facultés suivantes : communiquer par la langue, abstraire par la pensée et décider par un libre examen.
435 Il est certes frappant de constater que l’on utilise souvent l’expression « termitière » pour qualifier certains Etats. Pourtant, on ne songe nullement à désigner par là un Etat possédant des institutions aptes à prendre des décisions. Les termites sont bien programmés dans leur communauté, mais ne peuvent décider librement ni de la forme de leur association ni de leur propre appartenance à celle-ci.
446 L’Etat est donc un ordre établi par les hommes et qui s’adresse à eux. Il implique la raison, la communication au moyen de la langue et le libre arbitre.
457 Robinson ne pouvait donc pas fonder une communauté étatique avec les animaux de son île. Avec les indigènes qui venaient de temps à autre sur l’île et dont, au début, il ignorait l’existence, il n’a pas pu fonder un Etat, car il vivait dans l’isolement total qui empêche le développement de toute communauté étatique.
468 La situation a changé du tout au tout à partir du moment où Vendredi a partagé la vie de Robinson. Ces deux hommes durent envisager et adopter d’un commun accord certaines règles fondamentales pour leur coexistence. Ils pouvaient assumer ensemble leur destinée sur la base de l’égalité propre à deux partenaires ou en se fondant sur des rapports entre chef et subordonné.
479 C’est dans ce contexte que se manifesta un autre trait typique de l’être humain : la sympathie et l’antipathie déterminent la vie en commun. Ces deux hommes dans la détresse tentaient ensemble d’affronter leur destin, car le même sort les liait, à savoir la volonté de survivre sur cette île. Au commencement, ils ne pouvaient, certes, pas encore se comprendre par le langage, mais chacun d’eux essayait d’aller vers l’autre. Leur destinée commune exigeait d’eux solidarité et confiance.
4810 Très vite, ils tombèrent d’accord sur une certaine répartition du travail : l’un va à la chasse, l’autre monte la garde ; l’un laboure le sol, l’autre construit la hutte ; l’un surveille le feu, l’autre prépare le repas. Ainsi, chacun d’eux travaillait en même temps pour lui-même et pour l’autre. Un tel régime communautaire fondé sur la division du travail implique que chacun puisse compter sur l’autre et cela n’est réalisable que sur la base d’une confiance mutuelle. Si Robinson n’avait pas pu se fier à Vendredi, il aurait dû lui-même monter la garde, chasser, préparer les repas et cultiver le sol. La division du travail le soulageait et lui permettait de mieux développer ses aptitudes.
4911 La diversité des capacités et des intérêts, le besoin d’une vie communautaire et la communauté de destin amenèrent donc ces deux hommes à vivre ensemble. C’est probablement de la même manière que naquirent les premières communautés humaines. Nous ne devons, toutefois, pas perdre de vue le fait que Daniel Defoe (1659-1731) a écrit cette histoire dans le contexte de l’esprit libéral du xviie siècle anglais et qu’il y dépeint une société exclusivement masculine. Pourtant, les relations entre les deux sexes et donc les liens familiaux ont dû être beaucoup plus importants pour le développement des premières communautés humaines. Ces liens familiaux étaient le fondement des premières hiérarchies, mais reposaient toutefois moins sur une communauté de destin rationnelle, consciemment voulue et vécue que sur l’instinct de survie et de reproduction, ainsi que sur les liens sexuels et passionnels entre l’homme et la femme, sur les rapports entre parents et enfants. C’est ainsi que naquirent les relations communautaires au sein des familles, des clans, voire des tribus.
5012 Le clan ou grande famille fut presque partout à l’origine de la communauté tribale à partir de laquelle une véritable organisation étatique s’est progressivement développée, généralement sous la contrainte du clan le plus fort. Cela vaut pour le Japon14 et les Etats africains de même que pour l’Europe, la Chine, l’Australie et l’Amérique du Sud15. Le paradigme de la formation des premiers éléments de souveraineté fut certainement la domination de la mère, du père ou des anciens au sein du clan. Tout comme dans la famille, le but visé dans ce contexte était de protéger les membres de la communauté contre les dangers extérieurs et d’assurer leur existence par la division du travail.
5113 Etroitement liés à la domination depuis la nuit des temps, on trouve la religion, le culte des ancêtres et la magie. Le souverain tentait de légitimer sa domination en se référant au droit divin. En sa qualité de représentant de Dieu, il pouvait donc prétendre à exercer un plus grand pouvoir sur les autres hommes. Le fait de fonder la puissance sur des forces surnaturelles conduisit cependant à des abus de pouvoir fréquents.
5214 Les conditions géographiques furent, de surcroît, décisives pour le développement des premières communautés étatiques. Un relief accidenté favorisa, dans les montagnes, la formation de petites communautés qui durent se défendre elles-mêmes contre des ennemis extérieurs. Ces communautés n’avaient donc pas besoin d’une armée centralisée que seule une lourde fiscalité permet d’entretenir. Elles pouvaient par conséquent se consacrer plus intensément à régler équitablement les problèmes en rapport avec le régime communautaire. La formation des communautés dans les grandes plaines s’est déroulée tout autrement. En effet, les communautés durent se protéger sans cesse contre les attaques ennemies, ce qui nécessitait une armée forte, une administration centrale et une direction ferme. Cela aboutit à d’autres formes de domination que celles qui sont apparues dans les régions montagneuses, fermées et protégées par leur relief (p. ex. les cités grecques).
b) Les stades du développement de l’Etat
5315 Dans son célèbre ouvrage des années soixante, intitulé The Stages of Economie Growth, l’économiste Walter W. Rostow a tenté de mettre en évidence les divers stades du développement économique d’une société. On peut discerner des stades semblables dans le développement des Etats. Bien que le développement des parties de la terre s’opère différemment dans le temps et l’espace, on peut toutefois dégager certains traits communs essentiels. A ce sujet, les institutions de la société – la famille notamment – jouent manifestement un rôle important ; mais il s’agit également de l’attitude religieuse et encore des relations économiques, en particulier du degré d’autonomie de la famille ou du clan et de son évolution concernant la division du travail. Enfin, l’environnement – entre autres les conditions géographiques et climatiques – détermine aussi le développement de l’Etat.
1. Premières ébauches de la formation d’une communauté au sein d’une population vivant de la chasse et de la cueillette ; démocratie anarchique
5416 Au stade du développement économique le plus modeste, celui de la chasse et de la cueillette, nous trouvons déjà les premières formes de communautés interfamiliales. En effet, différentes familles se réunissent en groupes et forment une communauté « villageoise » ou un clan de nomades. Ces groupes sont dirigés par un chef qui est reconnu comme tel à cause de ses capacités. Il est fréquent de trouver aussi l’ébauche d’un conseil. Etant donné que les plus âgés dirigent leur famille et sont déchargés des tâches quotidiennes au foyer ou aux champs, ils peuvent donc délibérer avec d’autres chefs de famille du sort de la communauté interfamiliale. Cela conduit aux premiers développements des assemblées démocratiques.
55Les chefs ou le conseil des anciens doivent en premier lieu veiller à la défense contre l’extérieur ; ils doivent encore résoudre les querelles intestines et punir les membres du groupe qui se comportent mal. Les premières règles de droit se forment progressivement à partir des convictions religieuses et morales. Cependant, les groupes en tant que tels sont encore peu structurés. Lorsque le chef n’est plus reconnu par le groupe, un autre membre du groupe prend sa place.
5617 La taille de la communauté villageoise naissante dépend des possibilités de trouver à se nourrir. Lorsque la nourriture est suffisante, il se forme de grandes communautés. Lorsqu’il y a pénurie de nourriture, certains groupes de familles ou même certaines familles se séparent et s’établissent dans un voisinage plus ou moins lointain. C’est ainsi que naît une communauté tribale avec les mêmes coutumes et parentés.
5718 Dans la formation des premiers grands groupes interfamiliaux, l’élément décisif fut donc, en toute vraisemblance, le besoin et la nécessité, pour l’individu comme pour la famille, de vivre au sein d’une communauté fondée sur la division du travail. Il y avait, en outre, le besoin de se protéger contre les dangers de l’extérieur et d’aplanir ensemble les conflits entre familles. Les groupes interfamiliaux n’avaient pas encore d’institutions politiques établies, et ils étaient largement anarchiques.
2. L’apparition de communautés territoriales composées d’agriculteurs ; le développement de l’Etat tribal
5819 Le deuxième stade du développement d’une société est déterminé par la culture régulière du sol par des planteurs sédentaires. Parce que ces agriculteurs y trouvent leur nourriture, veulent la protéger et disposent aussi des moyens propres à y parvenir, les premières délimitations territoriales naissent alors en rapport avec la propriété du sol et les droits de domination correspondants. On en vient aux premières structures politiques stables.
5920 Un élément contribue beaucoup au développement de structures politiques stables : la plus grande complexité des relations sociales, qui sont désormais marquées par la propriété du sol et les premières formes d’une société d’échanges reposant sur la division du travail, fait croître le sentiment de dépendance et le besoin de protection qu’éprouvent les individus et les familles. C’est à juste titre qu’on peut considérer ce deuxième stade de l’évolution d’une société comme point de départ du développement de l’Etat moderne16.
6021 Il est pourtant fort intéressant de constater qu’à ce stade de l’évolution d’une société, des structures politiques tout à fait différentes se développent déjà. Tandis que, d’une part, les conditions du despotisme absolu sont réunies, nous trouvons, d’autre part, dans la cité des débuts de la Grèce antique, les premiers jalons d’une véritable évolution vers la démocratie. Quelles sont donc les causes de l’apparition d’institutions politiques si différentes ?
6122 On peut admettre que divers types et structures de domination se sont déjà développés dans les civilisations démocratiques rudimentaires, constituées par les hommes vivant de la chasse et de la cueillette. Une fois le pouvoir obtenu ou conquis, l’homme cherche généralement à le conserver en toutes circonstances et, si possible, à l’étendre. Le chef d’une communauté tente de le transmettre à ses héritiers et à sa famille et ne se sent bientôt plus obligé de faire preuve de ses qualités et de ses aptitudes, mais exige au contraire l’obéissance absolue. Très souvent, il s’appuie sur des traditions religieuses et magiques pour se présenter comme une personne douée de forces et de capacités surnaturelles, parce qu’en étroit contact avec la divinité.
6223 Dès que le rôle de commandement du chef est assuré, l’éventuelle ébauche d’une démocratie – le conseil des anciens par exemple – disparaît et les fondements d’un pouvoir féodal de plus en plus centralisé sont posés. On trouve de telles évolutions avant tout dans la Chine ancienne, en Egypte, en Inde et au Japon.
6324 Les institutions du pouvoir se bornaient à aplanir les conflits entre les individus et aussi entre les familles et les clans, lorsque la vendetta n’était pas institutionnalisée ; elles disaient également le droit et protégeaient la tribu contre l’extérieur. L’autonomie des clans et des familles n’était pas encore suffisante pour que celles-ci et ceux-là puissent se soustraire largement à l’influence du chef de la tribu. Le chef de famille disposait des siens et pouvait prendre à leur égard des sanctions allant jusqu’à la peine de mort ; cela s’est perpétué fort longtemps dans le droit romain sous la forme du droit de vie et de mort (“ius vitae ac necis”) dont disposait le chef de famille. Les structures familiales d’alors étaient très probablement fortement marquées par le pouvoir tribal. Aristote, par exemple, compare le roi au bon père de famille, « ... car gouverner une femme et des enfants, c’est assurément, dans les deux cas, gouverner des êtres libres, mais l’autorité ne s’exerce pas cependant de la même manière : pour la femme, c’est un pouvoir de type politique et pour les enfants un pouvoir de type royal17. » Chez les germains de l’Antiquité, les noms qui désignaient le chef de tribu étaient les mêmes que ceux des chefs de famille.
6425 Lorsque des petites tribus ne se sentaient pas suffisamment fortes face à leurs ennemis, elles cherchaient le salut dans union. La structure d’une telle union pouvait être très lâche (p. ex. l’Empire allemand au Moyen Age). Dans de nombreux cas, les chefs de petites communautés réussirent pourtant à dominer l’ensemble de la ligue ou de l’union et à déposer les autres chefs (p. ex. en France et en Chine). Les anciens chefs de tribu étaient souvent réduits à l’état de fonctionnaires, mais donnaient toutefois leur appui au souverain pour rester dans ses bonnes grâces et profiter des privilèges que celui-ci leur accordait. De leur côté, les tribus les plus fortes tentaient fréquemment d’annexer de nouveaux territoires et d’étendre leur domination à d’autres tribus. Dans certaines régions, le pouvoir féodal prit ensuite la forme du pouvoir esclavagiste, parce que les ennemis vaincus étaient réduits à l’état d’esclave et intégrés de la sorte dans la société. Au sein de la tribu, le chef cherchait, en général, à favoriser sa famille par rapport aux autres clans. Les membres de la famille soutenaient le chef en retour et obtenaient de lui certains territoires qu’ils administraient et grâce auxquels ils s’enrichissaient en imposant tailles et corvées au peuple.
6526 Les habitants d’une région étaient placés sous la protection du seigneur des lieux et faisaient ainsi partie de sa suite. Le pouvoir originel du chef de famille s’étendait donc à une plus grande alliance. C’est, par exemple, de cette façon qu’est née, chez les germains, la hiérarchie découlant du droit féodal avec le roi comme suzerain et ses vassaux (cf. W. Schlesinger).
6627 La dépendance à l’égard du suzerain était grande chez les vassaux et celui-ci tentait souvent de la renforcer notamment par des charges fiscales plus lourdes, afin de consolider encore sa domination. Il y a peu de temps encore, l’exemple de l’Empereur d’Ethiopie, Hailé Sélassié, était caractéristique à cet égard (J. Markakis). Lorsque les paysans n’étaient pas en mesure de payer des impôts allant jusqu’à 70 ou même 80 % de leur maigre revenu, ils ne tardaient pas à être expropriés et devenaient des ouvriers, voire des serfs du seigneur féodal.
3. L’évolution d’un ordre économique fondé sur la division du travail ; naissance de l’Etat territorial moderne
6728 Le développement ultérieur de l’Etat a été toujours plus fortement marqué par les fondations de villes. Celles-ci sont nées le long des routes du commerce dans des endroits propices aux échanges et au passage, ou bien des princes et des rois les ont fondées pour garder les frontières, les voies de communication militaires ou encore pour en faire le siège de leur justice. Dans ces villes, se sont progressivement développées des relations de domination véritablement liées au territoire. Des ressortissants de diverses tribus, de religions différentes et dont les conceptions juridiques divergeaient vivaient ensemble sous un même pouvoir. Il était fréquent que celui-ci ne s’appuie plus sur la religion d’une tribu et n’y puise plus sa justification. Les différentes religions étaient alors considérées comme équivalentes (Rome et la Grèce).
6829 Le champ de l’autonomie économique et sociale de la famille se rétrécit et celle-ci dépend donc beaucoup plus de la communauté et de ses prestations. De même, le clan perd de son importance. En revanche, la position de l’individu se renforce.
6930 Le droit et le pouvoir sont de moins en moins liés à la tribu, mais de plus en plus au territoire de la ville. Les liens de l’individu avec le clan et les groupes de familles se distendent, tandis que se renforce sa dépendance envers la collectivité supérieure, en raison notamment de la division du travail.
7031 La ville ne doit pas seulement offrir une protection, mais encore fournir certains services à la communauté et construire ou aménager par exemple les voies de communication, les remparts, l’approvisionnement en eau, des bains publics, des hôpitaux (à l’origine, le lazaret des pestiférés aux portes de la ville) ; elle doit aussi battre monnaie. En bref, la ville fournit, en sus de ses tâches de protection, un nombre toujours croissant de prestations de service dans l’intérêt de la communauté.
7132 L’intérêt général, le bien commun ou l’intérêt public revêt ainsi une importance accrue. La dépendance croissante des services de la collectivité s’accompagne le plus souvent d’une plus grande centralisation doublée d’une bureaucratie. Tandis qu’au sein de l’Etat tribal, les membres de la famille de la tribu régnante peuvent administrer certains territoires de façon autonome, la bureaucratisation croissante exige une certaine spécialisation. Les tâches et les charges ne sont plus distribuées en fonction de l’appartenance à une famille, mais d’après les aptitudes particulières. Cela conduit au développement du fonctionnariat, caractéristique essentielle de l’Etat moderne. Etroitement lié à la constitution d’un corps de fonctionnaires, il y a aussi le développement de l’armée permanente, instrument des princes pour conquérir d’autres pays et défendre le territoire. L’armée n’est plus composée d’un ensemble hétérogène de volontaires, comme dans l’Etat tribal, mais de soldats de métier.
7233 Le développement de services publics, d’une bureaucratie d’Etat, d’un corps de fonctionnaires et de soldats ainsi que la naissance d’une conscience communautaire, marquée par la notion nouvelle de l’intérêt public, sont caractéristiques de cette troisième phase du développement de l’Etat. Dans des conditions sociales comparables, on peut trouver ce stade presque partout sous une forme semblable, par exemple dans la Rome antique au temps de Cicéron, en France au xvie siècle, en Angleterre au xve siècle, dans l’Empire Ottoman et dans « l’Empire du Milieu ».
7334 Cette évolution s’accompagne d’un accroissement sensible du pouvoir du souverain tant à l’intérieur qu’à l’extérieur : l’absolutisme en France, l’Empire Ottoman, l’Angleterre sous Elisabeth I et l’Empire du Milieu avec la dynastie des Ming en témoignent. Ce pouvoir croît avec la dépendance des citoyens de la collectivité, car la dépendance engendre la puissance. C’est précisément dans cette phase du développement de l’Etat que s’engage un combat sans pareil pour la conquête du pouvoir.
7435 Tandis que les princes européens cherchaient à consolider leur pouvoir en luttant à l’extérieur contre la puissance de l’Eglise surtout et à l’intérieur contre une noblesse qui avait renforcé sa position, les souverains d’autres Etats étaient parvenus à mettre au service de leur domination l’Eglise et les prêtres (les Aztèques p. ex.) et même la religion (la Chine, Constantin, l’Islam). L’extension du pouvoir permettait au souverain d’intervenir directement dans la sphère de domination du père de famille ou du chef de clan et de soumettre directement les membres de la famille au pouvoir de l’Etat. L’union des familles s’est progressivement transformée en union d’Etat qui ne représentait pas seulement les différentes familles, mais encore le peuple tout entier.
7536 A ce stade de la formation de l’Etat, un autre élément caractéristique consiste en l’ébauche d’une véritable législation. Certes, l’Islam n’admet point qu’une législation se développe parallèlement au Coran car, pour les musulmans, le Coran est la loi unique, pérenne et immuable. Pourtant, les califes de l’Empire ottoman se voient contraints d’édicter des règles de portée générale sur le comportement de leurs sujets. Les lois de l’Empire du Milieu ne s’appliquent, selon l’école des légistes, qu’au peuple, mais non point à la noblesse qui n’est liée que par les rites. Il s’agit là pourtant de signes précurseurs des lois modernes, puisque ces lois sont applicables sans distinction au peuple en général, selon le principe de l’égalité. « La loi contient des ordres et des commandements qui sont prescrits par l’autorité compétente. Elle doit prévoir des sanctions et des récompenses pour le peuple, les premières en cas d’infraction à la loi, les secondes en cas d’observance de celle-ci18. » Mais nous trouvons également des lois ainsi conçues dans les Etats européens du Moyen Age finissant et de la Renaissance. Elles contiennent par exemple des règles morales, notamment dans le régime des corporations des villes médiévales ; elles déterminent les droits et devoirs des soldats et des officiers, règlent la procédure devant les tribunaux ainsi que les obligations des citoyens envers le roi et ses fonctionnaires.
7637 C’est de la sorte qu’on satisfaisait aux exigences d’un ordre social plus complexe. Si le droit est longtemps resté droit coutumier pour une bonne part et s’est progressivement développé en étroite liaison avec les convictions religieuses et morales, sans parler des représentations magiques, à ce stade l’Etat, c’est-à-dire le souverain, ne doit pas seulement trouver le droit, mais peut encore le créer, c’est-à-dire légiférer. Avec les lois, il règle et structure l’ordre social. Du juge suprême, on passe au législateur suprême.
7738 Une autre caractéristique du développement de l’Etat à ce stade tient à la division hiérarchique en plusieurs classes sociales. En Chine, les seules familles dirigeantes étaient celles qui se conformaient aux « rites », mais n’obéissaient pas aux lois et avaient des privilèges sur le peuple. En Europe, la noblesse et le clergé étaient avantagés par rapport au Tiers Etat ; dans l’Empire romain, les patriciens, les chevaliers et les sénateurs avaient la primauté sur la plèbe qui ne jouissait que de peu de droits. Partout, la noblesse est fortement liée au roi et à la royauté, mais a également des privilèges particuliers, notamment religieux. Tandis que les musulmans ne connaissaient pas à l’origine de différences fondées sur le rang social – comme l’écrit Ibn Khaldun19 – leurs chefs suprêmes ont distribué plus tard, au fur et à mesure du développement de leur puissance, des charges et des privilèges aux membres de leurs proches familles, ce qui a également abouti à l’apparition d’une véritable aristocratie des fonctions et charges. Le calife qui représentait la loi de Mahommet était investi de l’autorité royale ; les charges de vizir, de mufti, de gardien des portes royales, de ministre des finances, de scribe et de chef de la police d’une ville n’étaient confiées qu’à des familles proches du calife.
7839 D’une part, les nobles devaient donc appuyer le roi dans ses efforts pour étendre son pouvoir, et exercer leur charge dans l’intérêt du roi. D’autre part, ils étaient naturellement jaloux de leurs prérogatives et du maintien de celles-ci ; ils cherchaient même à les accroître. Lorsque le roi était fort et puissant, la noblesse avait recours à lui pour se protéger des exigences du peuple (en Russie, p. ex.) ; lorsque le souverain était faible, la noblesse restreignait les droits du roi (en Angleterre) ou renforçait sa propre position dans ses propres territoires indépendants du royaume.
4. L’Etat dans la société industrielle complexe ; l’Etat organisé en partie et l’Etat législateur
7940 L’Etat territorial s’est formé à diverses époques, selon le développement économique et social (p. ex. l’Empire romain et les Etats européens). L’Etat moderne, caractérisé par sa rationalité, son organisation en partie et son pouvoir de législation, s’est développé plus tard à cause de l’industrialisation.
8041 L’industrialisation des xviiie et xixe siècles a beaucoup accentué la division du travail dans l’économie et a encore diminué du même coup l’autonomie de la famille, ce qui n’a fait qu’accentuer pour l’individu sa dépendance envers la communauté et les employeurs. Certains chefs d’entreprise ont abusé de cette dépendance économique de classes sociales tout entières et ces abus ont provoqué, à la fin du siècle passé comme au début de ce siècle, une polarisation entre ouvriers et patrons. A cette époque, l’autonomie économique des familles a presque complètement disparu. Les paysans qui dépendaient de leur seigneur protecteur ou de leur grande famille et dont le revenu était bien maigre se sentaient attirés par la ville et sa liberté. En ville, ils vivaient entassés dans des logements misérables et gagnaient durement leur pain en travaillant dans des manufactures industrielles. Puisque le revenu du père ne suffisait pas, la femme et les enfants devaient aussi travailler. Dès que les enfants devenaient adolescents, ils ne tardaient pas à quitter la maison pour gagner eux-mêmes leur vie car les parents ne parvenaient qu’avec peine à entretenir toute leur famille. C’est ainsi qu’est née progressivement la famille parents-enfants qui ne peut subsister que si le père et la mère sont capables de travailler. Lorsque ceux-ci sont âgés ou malades, plus personne ne s’occupe d’eux. La faim et la misère sont la conséquence de ce développement.
8142 Dès lors la communauté dut accomplir de nouvelles tâches que la grande famille pouvait remplir seule autrefois. L’Etat devait non seulement protéger les hommes contre les dangers et garantir la division du travail par le principe juridique de la bonne foi ; mais, comme la famille parents-enfants ne pouvait plus subvenir aux besoins de ses membres malades, âgés ou au chômage, l’Etat a dû protéger l’existence de ces personnes en instituant des assurances sociales. Il est de surcroît intervenu pour lutter contre les abus découlant d’une dépendance croissante entre les hommes et pour éviter que les travailleurs ne soient exploités. Enfin, l’Etat s’est vu progressivement obligé d’intervenir lui-même dans le déroulement des processus économiques, afin d’empêcher ou de combattre un chômage subit, de protéger des branches importantes menacées dans leur existence, de lutter contre la dépréciation de l’argent et d’assurer l’approvisionnement de la collectivité en biens de première nécessité. Cette garantie du bien-être de l’homme constitue donc pour l’Etat une tâche primordiale et nouvelle qui s’ajoute à sa fonction protectrice.
8243 Au sein de l’Etat féodal, la relation de dépendance entre les sujets et leurs protecteurs était prédéterminée par la hiérarchie sociale, tandis qu’à l’époque industrielle les rapports entre travailleurs et employeurs sont réglés par les rapports quelquefois conflictuels entre les partenaires sociaux, représentés par les syndicats et les associations d’employeurs20. Le rôle de l’Etat est celui d’arbitre entre les partenaires sociaux. En outre, d’importantes mesures prises par l’Etat le sont pour tenir compte des intérêts de ces partenaires. L’Etat « souverain » n’est plus parallèle à une hiérarchie sociale ; il doit plutôt faire ses preuves dans le contexte des débats et conflits sociaux. Pour chaque individu, la dépendance existentielle toujours plus forte envers l’Etat et l’employeur provoque aussi un besoin plus impérieux de liberté et de démocratie. L’idée des libertés individuelles et de la démocratie a donc pu s’imposer et s’épanouir à ce stade du développement de l’Etat.
8344 Il est indubitable que l’extension de l’industrialisation fut aussi le germe de l’évolution vers l’Etat total. Au centre de ce débat, il n’y a plus le maintien ou l’accroissement du pouvoir de certaines familles dans l’Etat. L’intérêt public ne se borne plus à protéger l’homme et à lui fournir certaines prestations publiques. Le problème crucial tient maintenant à la juste répartition des biens ainsi qu’à la question de savoir si, et le cas échéant, comment et jusqu’où l’Etat doit répartir lui-même les biens entre les riches et les pauvres.
8445 La centralisation du pouvoir est aussi étroitement liée à l’industrialisation. Les petits Etats à prédominance agricole et les principautés du xviie et du xviiie siècle n’étaient pas de taille à accomplir les nouvelles tâches incombant à l’Etat. Ils cédèrent sous la pression qui a abouti à la fondation des grandes nations industrielles. L’union douanière puis la formation de l’Empire allemand, l’unification de l’Italie, mais également la naissance des Etats-Unis un siècle auparavant furent la conséquence de ce nouveau développement.
8546 Les moyens de communication de masse ont encore accentué l’extension du pouvoir de l’Etat, ce qui a provoqué des réactions de défense visant à faire dépendre le pouvoir du peuple. La séparation des pouvoirs, la démocratisation et la socialisation furent alors la solution. Parce qu’on ne voulait plus confier ce pouvoir au roi seul, la puissance d’Etat dépendit, dans les démocraties bourgeoises, de plus en plus du parlement démocratiquement élu. En revanche, les partis communistes voulurent aller plus loin encore en démocratisant non seulement le pouvoir de l’Etat mais également la puissance économique. C’est pourquoi ils revendiquèrent l’étatisation de l’économie et, simultanément, la soumission de l’Etat à la volonté de la classe des travailleurs. Que cela ait abouti à un nouveau centralisme totalitaire, exercé par les secrétariats du parti dans les Etats communistes d’aujourd’hui, on l’oublie intentionnellement21.
8647 La démocratisation croissante et la nécessité d’adapter sans relâche les mesures prises par l’Etat aux conditions économiques qui se modifient sans cesse ont pour effet d’accroître toujours plus l’importance des tâches de l’Etat dans le domaine de la législation et de la planification, en plus de ses activités juridiques traditionnelles. Les lois doivent guider l’Etat et le peuple. C’est ainsi que se renforce l’influence exercée par les assemblées démocratiques, par exemple les parlements. Etant donné que ces assemblées sont d’un fonctionnement trop dispendieux pour pouvoir prendre quotidiennement les nombreuses décisions particulières indispensables, elles ne peuvent orienter et influencer l’activité de l’Etat que par le biais des lois de portée générale qu’elles édictent22.
8748 Les multiples dépendances qui caractérisent la société moderne, fondée sur la division du travail, obligent les Etats à édicter d’innombrables lois qui resserrent toujours plus les mailles du filet des contraintes objectives, mais doivent, à tout le moins, garantir encore à l’être humain une petite marge de liberté.
8849 Désormais, l’Etat n’a plus à lui tout seul la tâche de protéger le droit et la liberté ; il doit également créer les conditions dont dépend la liberté, pour ainsi dire les zones de liberté pour les hommes. Dans la théorie générale de l’Etat propre aux marxistes, le rôle émancipateur de l’Etat et du droit constitue un sujet primordial. Pourtant, les législateurs des régimes occidentaux se sentent, eux aussi, obligés d’intervenir sans répit pour protéger la liberté de l’individu ou de catégories de citoyens, par exemple les locataires, les consommateurs ou les travailleurs, afin de sauvegarder leurs possibilités d’épanouissement.
8950 L’urbanisation croissante pose un grand problème social qui a de graves répercussions sur l’évolution de l’Etat. New York, Tokyo, Paris, Londres, mais encore Mexico, Le Caire, Nairobi, Pékin, Hong-Kong, Santiago, Rio de Janeiro, Bombay, etc. sont devenus le centre de conflits idéologiques et sociaux. Dans ces agglomérations excessivement développées et engorgées, et plus particulièrement dans leurs quartiers pauvres, règnent la misère, l’abandon, l’indigence et le désespoir. Circulation infernale et chaotique, approvisionnement déficient en eau potable et en électricité, grèves et autres carences paralysent la vie de ces grandes cités. Chacun lutte alors pour soi et contre tous afin de survivre. Ces villes ne sont plus guère gouvernables et l’autonomie économique de leurs habitants est encore plus réduite qu’ailleurs, car la communication entre les hommes y est presque impossible à cause des embarras de circulation, alors même que tous ces gens vivent côte à côte dans un espace très réduit. Ce sont des lieux où l’anarchie et la révolution trouvent un terrain idéal.
9051 Les Etats ne sont en mesure de maîtriser de telles évolutions que s’ils interviennent pour organiser, gouverner, protéger, distribuer et fournir des services. Cela gonfle toutefois l’appareil administratif souvent en vertu de la dynamique propre à la loi de Parkinson. C’est ainsi que naît une bureaucratie anonyme, un Etat dans l’Etat. Il devient alors fréquent que certains fonctionnaires ne soient plus contrôlables, mais développent dans l’exercice de leur charge leurs propres domaines de domination et cherchent, dans bien des cas, à améliorer leurs revenus par la corruption. Les citoyens se sentent livrés une fois de plus à l’armée des fonctionnaires contre laquelle ils sont impuissants23.
9152 Parallèlement au pouvoir bureaucratique de l’administration, la puissance des pouvoirs intermédiaires croît également. Au cours des vingt dernières années, l’influence des moyens de communication de masse s’est considérablement accrue puisque ceux-ci sont en mesure d’informer des millions de personnes en quelques minutes24. La concentration économique a abouti à la formation de grandes entreprises et groupes multinationaux qui tentent d’œuvrer indépendamment de la politique des Etats et peuvent donc influer notablement sur cette politique. Des syndicats et d’autres associations les imitent et s’organisent afin de pouvoir s’imposer aussi sur le plan international25.
5. Les interdépendances internationales et le déclin de l’autonomie des Etats
9253 L’explosion démographique et la raréfaction des matières premières sont incontestablement les deux principaux problèmes qui se posent actuellement à la communauté internationale. La terre compte aujourd’hui quelque 4 milliards d’hommes. En l’an 2020, lorsque les étudiants actuels seront à l’apogée de leur carrière, la population atteindra peut-être le nombre de 7 à 8 milliards d’hommes. Actuellement, 20 % de nos contemporains disposent de plus de 80 % des machines ; il en va de même pour les capacités dans le domaine de la science et de la recherche. Depuis le milieu des années septante, plus d’un tiers de l’humanité vit dans les villes ; à l’avenir plus de la moitié y vivra probablement. Depuis 1955, un homme sur deux sait lire et écrire ; bientôt tout homme, même celui qui vit au fin fond de la forêt vierge, sera atteignable grâce aux appareils radio à transistors. Malgré cela, le nombre des analphabètes ne cesse de croître.
9354 Les hommes de demain auront de bien plus graves problèmes à résoudre que leurs prédécesseurs. « L’homme primitif vivant dans la nature et qui s’y soumet doit apprendre une foule de choses, car il y a beaucoup de plantes, d’arbres et d’animaux dans la nature. L’anthropologue Jack Roberts a découvert que les indiens Navajos devaient connaître plus de 12 000 choses pour pouvoir vivre normalement dans leur civilisation. L’homme qui veut dominer la nature » – comme le fait l’homme de l’époque industrielle « doit en savoir beaucoup plus encore et il ne lui faut pas connaître uniquement ce qu’il y a dans la nature, mais encore ce qu’on peut faire avec la nature et la manière de la modifier. L’homme qui veut copier la nature doit disposer de connaissances plus grandes encore ; il doit tout savoir de ce que connaît celui qui se plie aux lois de la nature, il doit savoir aussi ce que sait celui qui maîtrise la nature et il doit encore connaître les interactions et possibilités entre la nature et l’art26. »
9455 Des développements aussi considérables n’épargnent pas l’Etat et son organisation. Nous ne savons, toutefois, pas encore comment et dans quelle direction l’Etat va évoluer. Une chose est pourtant sûre : alors qu’autrefois l’autonomie de la famille et du clan a régressé à cause d’une division accrue du travail et de l’interdépendance des familles, on peut constater aujourd’hui un affaiblissement de l’autonomie de l’Etat au profit de la puissance des pouvoirs internationaux. Le fait que l’embargo mis par un pays producteur de pétrole puisse paralyser l’économie de plusieurs pays industrialisés montre à l’évidence cette interdépendance des nations. De surcroît, l’approvisionnement en matières premières et les problèmes de l’environnement, notamment la protection des océans et des mers ainsi que celle d’autres eaux internationales, mais encore la protection de la couche d’ozone et celle destinée à éviter les modifications climatiques dues au gaz carbonique, nécessitent absolument la coopération des Etats sur le plan multilatéral.
9556 C’est ainsi que s’est déjà développé un nouveau domaine juridique qui tient compte de l’interdépendance croissante des Etats ; il s’agit du droit transnational (P. J. Jessup). Il n’est pas besoin de souscrire au slogan prônant un Etat mondial pour constater que la politique étrangère à l’échelle du monde se transforme progressivement en politique intérieure mondiale. A l’avenir, de nombreux centres de pouvoir internationaux et surtout régionaux influeront sur la communauté des nations, alors que les Etats perdront petit à petit de leur importance.
9657 L’interdépendance croissante des Etats, la concentration économique, la raréfaction des matières premières et les problèmes de l’environnement nous obligent cependant à contrôler les centres de pouvoir supranationaux qui sont actuellement peu ou mal contrôlés ; il faudra y parvenir, afin que ces centres concourent à l’établissement d’un ordre économique équitable et ne créent plus des dépendances unilatérales.
9758 On perçoit pourtant, aujourd’hui, des contre-courants : l’homme désire retrouver une protection accrue au sein d’un petit cercle communautaire, par exemple dans son quartier, sa commune ou sa région. L’influence de l’Etat, son pouvoir doivent donc se restreindre et les tâches se reporter sur les communautés inférieures. Afin que l’Etat ne devienne pas un Léviathan qui oppresse l’homme, il importe de redonner plus d’autonomie et de moyens à la famille et à la commune. L’homme insécurisé espère pouvoir mieux satisfaire à ses aspirations en s’intégrant dans une petite communauté plus ou moins autarcique.
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Notes de bas de page
1 § 5/25.
2 § 5/23.
3 Hobbes, Shang-Kun-Shu ; cf. Geng Wu, p. 49.
4 Geng Wu, p. 50 – cit. trad.
5 Han Fei, chap. 49 (Wu tu), cit. trad. de W. Eichhorn, p. 11.
6 Kuan Tze, chap. ii, § 37, cit. trad. de : Geng Wu, p. 52.
7 Proverbe de l’époque de la dynastie Chou, cité par Geng Wu, p. 53.
8 Ibn Khaldun, p. 87 s.
9 E. A. Hoebel, p. 289 ss.
10 cf. M. de Padoue, 1ère partie, chap. iii.
11 R. Schott, p. 605 ss.
12 Aristote, livre I, 1253 a et livre III, 1280 b ainsi qu’O. Hoeffe, p. 18.
13 Aristote, livre I, 1253 a.
14 J. Robert, p. 220 ss.
15 P. ex. pour le royaume des Incas, T. Wyrwa, p. 13 ss.
16 Th. Mommsen, p. 1 ss.
17 Aristote, livre I, 1259 a et b.
18 Han Fei, chap. 17, § 43, cit. trad. de Geng Wu, p. 29.
19 p. 241 ss.
20 cf. § 31.
21 cf. § 23.
22 cf. à ce sujet § 28.
23 cf. § 27/20.
24 cf. § 32.
25 cf. § 31.
26 K. Deutsch, p. 27, cit. trad.

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