Introduction
p. 27-31
Texte intégral
§ 1 Nature et but de la théorie générale de l’Etat
11 Quand peut-on dire, à notre époque, qu’il n’est pas question de l’Etat ? Visites officielles, conférences internationales, lutte contre le terrorisme, perception des impôts, réglementation du trafic, partout et toujours se profile devant nous la figure occulte de l’Etat, doublée d’une volonté de puissance manifeste. Qu’en est-il de cette figure insaisissable, tantôt bureaucratique, tantôt martiale et quelquefois solennelle ? Pourquoi l’Etat peut-il restreindre nos libertés, percevoir des impôts, astreindre au service militaire, punir ou encore trancher des litiges avec les voisins, la famille ou le propriétaire de la maison ? D’où l’Etat tient-il son droit d’intervenir en se prévalant de sa souveraineté ?
22 En quoi l’Etat se distingue-t-il d’une entreprise multinationale, par exemple d’un trust pétrolier, d’une organisation internationale comme l’ONU, d’un club de football ou même d’une association de malfaiteurs comme la Mafia ? D’où l’Etat tire-t-il le pouvoir dont il use pour faire prévaloir ses intérêts ? Comment peut-il justifier ses décisions devant le citoyen et le peuple ? Quelles sont à proprement parler les finalités et les tâches de l’Etat ? Qui organise l’Etat ? Comment devrait-il s’organiser ? Quelles formes l’Etat a-t-il pris, prend-il et prendra-t-il ? Quels rapports y a-t-il entre l’Etat, d’une part, et, d’autre part, les différents groupes de personnes, l’économie et l’Eglise ? Comment et à quelles conditions l’Etat peut-il décider du sort des hommes qui lui sont soumis ?
33 Cet abondant catalogue de questions montre bien qu’une seule discipline scientifique n’est guère à même d’y apporter une réponse exhaustive. Celui qui désire savoir comment un Etat démocratique est organisé devra interroger non seulement la politologie, la sociologie et le droit constitutionnel, mais encore les sciences économiques, celles de l’organisation et même la psychologie. Il devra nécessairement connaître la nature de l’homme, son comportement social, les rapports et les mécanismes des différents groupes et collectivités, partis ou communes par exemple. Il lui faudra aussi savoir comment on peut diriger ces groupes, comment et jusqu’où le peuple participe ou pourrait participer à la prise des décisions. Il devra se pencher également sur la nature de l’Etat, ses différentes sortes d’excroissances ainsi que sur l’exercice du pouvoir.
44 Celui qui désire savoir pourquoi l’Etat a le droit de régner sur les hommes devra chercher la réponse dans le droit constitutionnel, la philosophie du droit, voire la théologie, l’histoire et, de façon plus générale, dans l’étude de la philosophie.
55 Au cours de l’histoire, la théorie de l’Etat ne s’est pas bornée à étudier empiriquement la nature de l’Etat et son organisation ; elle s’est surtout demandée comment l’Etat devait être. Elle a cherché à établir les normes d’un Etat « bon » et « juste ». Ce sont en particulier les théologiens du Moyen Age, la philosophie grecque et la philosophie de l’Etat inspirée par les stoïciens qui se sont interrogés sur l’organisation de l’Etat idéal, sur les tâches et la manière de prendre les décisions pour le bien du peuple. Ces problèmes normatifs ont été abordés, entre autres, par Emmanuel Kant (1724-1804), Georg Wilhelm Friedrich Hegel (1770-1831), Jean-Jacques Rousseau (1712-1778). John Locke (1632-1704) et Charles-Louis de Secondat Montesquieu (1689-1755). Aujourd’hui, ils sont amplement discutés par les adeptes des théories de la justice selon John Rawls ainsi que par les néomarxistes et les néo-libéraux (O. Hoeffe).
66 Les écoles positivistes adoptent une toute autre position sur les questions normatives. Certaines se contentent d’étudier le phénomène du pouvoir dans la communauté étatique et s’interrogent sur sa genèse et son usage ainsi que sur le comportement à adopter pour le conserver. On trouve depuis fort longtemps et partout des représentants de ces écoles : Han Fei Tzu (né en 234 av. J.-C.) dans la Chine ancienne, Ibn Khaldun (1332-1406) dans le monde arabe du Moyen Age et Nicolas Machiavel en Europe (1469-1527).
77 D’autres courants se gardent de toute affirmation concernant l’Etat juste et bon. Pour ces auteurs, l’Etat est la somme de toutes les normes juridiques applicables à un territoire donné. Selon Hans Kelsen (1881-1973) par exemple, l’Etat n’est par nature rien d’autre qu’un système de normes ; en tant que tel, il ne peut être qu’ordre et donc ordre juridique uniquement1.
88 Celui qui entreprend d’écrire une théorie de l’Etat doit être conscient que, dans d’autres pays, il n’existe guère de discipline scientifique propre, appelée en France « théorie générale de l’Etat » ou « théorie des institutions politiques ». Ce que les Allemands, les Autrichiens et les Suisses désignent par l’expression „Allgemeine Staatslehre“, devient donc théorie du gouvernement ou de la démocratie en Angleterre ou en Amérique. Quant aux Etats socialistes, notamment ceux du Tiers monde, ils parlent plus volontiers de la théorie du socialisme national par opposition à la théorie des Etats capitalistes. Ces appellations différentes reposent sur la diversité des méthodes et des optiques. Malgré cela, on trouve dans tous les pays des disciplines scientifiques qui analysent le phénomène de l’Etat d’une manière ou d’une autre. Souvent, ces théories se bornent à considérer l’Etat d’un point de vue national et, ce faisant, négligent ce qui est commun à tous les Etats, malgré toutes leurs différences.
99 Les théories générales de l’Etat sont, bien plus que d’autres disciplines scientifiques, filles de leur temps. Elles ne peuvent guère appréhender la nature de l’Etat dans sa totalité. Elles tentent plutôt de répondre aux questions de la génération présente. Ainsi, cet ouvrage traitera en premier lieu des problèmes qui préoccupent les hommes d’aujourd’hui.
1010 Dans ce contexte, la question de la justification de l’Etat est primordiale. Avons-nous vraiment besoin de l’Etat ? Celui-ci n’est-il pas superflu ? Ne pourrait-on pas s’en passer ? Quelles sont les tâches que l’Etat doit absolument accomplir ? Doit-il s’en tenir au modèle de société socialiste ou, au contraire, capitaliste ? Dans quelle mesure l’Etat est-il vraiment source du droit ? Peut-on imaginer un ordre juridique sans Etat ? Or, les hommes de notre temps n’omettent jamais de poser la question de l’Etat idéal : quelles sont ses caractéristiques ; comment est-il organisé ; quelles tâches doit-il accomplir ?
1111 Un Etat constitue toujours une communauté d’hommes. C’est celle-ci que nous commencerons par analyser. Quels sont sa genèse et son développement ? Comment l’expliquer philosophiquement ? Quels sont ses tâches et ses rapports avec les individus, c’est-à-dire avec ses membres ?
1212 Une autre question suit immédiatement : à quoi la nature de l’Etat tient-elle ? Quelles sont les conditions à remplir pour qu’une communauté d’hommes soit reconnue comme Etat et puisse se distinguer d’une bande de brigands ou d’une autre communauté, d’un club sportif par exemple ?
1313 Lorsque nous en saurons un peu plus sur la nature de l’Etat, nous nous tournerons alors vers son organisation. Comment les Etats modernes sont-ils organisés ? Quels sont les genres d’organisation des Etats ? Comment les formes actuelles d’organisation étatique se sont-elles développées ?
1414 L’Etat n’est ni la seule et unique communauté humaine ni le produit d’une distillation à l’alambic. C’est au contraire une réalité vivante et une évolution permanente qui influence d’autres collectivités, tout en subissant aussi leur influence. La relation entre l’Etat et ces groupes sociaux sera étudiée de plus près dans la dernière partie de cet ouvrage. A cette occasion, il importera de répondre à une question brûlante et controversée, à savoir l’Etat doit-il dissoudre ces collectivités, doit-il devenir un Etat totalitaire au sens étymologique du terme.
1515 Les hommes ont formé les Etats ; ceuIlci doivent donc être à leur service. La structure et l’action de la communauté étatique sont façonnées par les hommes, leurs qualités et leurs défauts, leurs comportements positifs et négatifs, leurs besoins et leurs intérêts. Toute étude scientifique des phénomènes de l’Etat doit donc prendre pour point de départ la nature humaine et ses spécificités. Tout comme la connaissance de l’homme fait l’objet de diverses sciences (médecine, psychologie, anthropologie, histoire, etc.), l’interdisciplinarité scientifique est nécessaire pour mieux approcher et cerner le phénomène « Etat ». De même que la médecine et la psychologie s’occupent et de l’homme en santé et du malade, la théorie de l’Etat doit aussi se pencher sur l’Etat « sain » et l’Etat « malade ». Outre de sérieuses recherches empiriques, il est indispensable d’adopter une optique normative.
1616 Les rapports entre le droit et le pouvoir ont marqué depuis toujours le débat autour de l’Etat ; cet ouvrage en traitera assez longuement. L’éthique politique, les conceptions de la justice, la raison et l’intelligence de l’homme seront analysées, tandis qu’il en ira de même pour le pouvoir, ses buts, son abus, son origine, ses limites et sa répartition.
1717 Tous les Etats sont des entités historiques. Leur organisation et leur structure ne sont compréhensibles qu’au travers de leur histoire. Un instantané ne suffit pas pour comprendre l’Etat contemporain. Toute théorie, toute idée, toute institution, toute forme d’organisation a sa propre histoire. Nous tenterons de tenir compte autant que possible de cette dimension historique. Mais, en outre, le caractère de la population, la religion, la situation géographique, l’économie et l’évolution sociale ont marqué chaque Etat. Il y aura donc lieu de présenter ces interactions.
1818 Il est impossible d’épuiser les questions. On ne peut que les remplacer par d’autres. C’est pourquoi cette théorie de l’Etat ne prétend pas apporter des réponses exhaustives, mais voudrait simplement soulever de nouvelles questions.
Bibliographie
19Achterberg, N., Die gegenwärtigen Probleme der Staatslehre, in : DÖV 1978, p. 668 ss.
20Badura, P., Die Methoden der neueren allgemeinen Staatslehre, Erlangen 1959
21Berber, F., Das Staatsideal im Wandel der Weltgeschichte, 2nde éd., München 1978 Dombois, H. A., Strukturelle Staatslehre, Berlin 1952
22Draht, M., Rechts- und Staatslehre als Sozialwissenschaft, Berlin 1977
23Fries, S. D., Staatstheorie und the New American Science of Politics, in : JHI 34 (1973), p. 391 ss.
24Häberle, O., Allgemeine Staatslehre, demokratische Verfassungslehre oder Staatsrechtslehre ?, in : AöR 98 (1973), p. 119 ss.
25Höffe, O., Ethik und Politik, Frankfurt a.M. 1978
26Holerbek, R., Allgemeine Staatslehre als empirische Wissenschaft, Bonn 1961
27Ipsen, H. P., 50 Jahre deutsche Staatsrechtswissenschaft im Spiegel der Verhandlungen der Vereinigung der deutschen Staatsrechtslehrer, in : AöR 97 (1972), p. 375 ss.
28Kelsen, H., Allgemeine Staatslehre, Berlin 1925 (réimpression 1966)
29Kern, H., Staatsutopie und allgemeine Staatslehre, Mainz 1952
30Maier, H., Aeltere deutsche Staatslehre und westliche politische Tradition, Tübingen 1966
31Mols, M., Allgemeine Staatslehre oder politische Theorie ?, Berlin/München 1969
32Müller, F., Staatslehre und Anthropologie bei Karl Marx, in : AöR 95 (1970), p. 513 ss.
33Salomon-Delatour, G., Moderne Staatslehren, Neuwied 1965
34Scheuner, U., Die neuere Entwicklung des deutschen Staatsrechts, Köln 1960
35Ibid., 50 Jahre deutsche Staatsrechtswissenschaft im Spiegel der Verhandlungen der Vereinigung der Deutschen Staatsrechtslehrer, in : AöR 97 ( 1972), p. 349 ss.
36Schindler, D., Schweizerische Eigenheiten in der Staatslehre, Zürich 1975
37Spragens, Th. A., The Dilemma of Contemporary Political Theory, New York 1973
Notes de bas de page
1 H. Kelsen, p. 16.

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