La guerre civile au Tadjikistan1
p. 97-107
Texte intégral
1Lors de la désintégration de l’Union Soviétique en décembre 1991, de nombreux observateurs étrangers pensaient que les nouveaux pays d’Asie centrale seraient parmi les Etats-successeurs les plus instables. Or, pendant les deux premières années d’indépendance, ces Etats se sont avérés stables sur le plan politique, malgré un déclin économique plus ou moins important. La seule exception est celle du Tadjikistan. Durant les six derniers mois de 1992, l’ancienne république la plus pauvre d’URSS fut ravagée par une guerre civile, qui s’atténua dans les premiers mois de l’année 1993, mais qui ne s’est jamais vraiment achevée. Les estimations du nombre de victimes ont beaucoup varié, allant de 20 000 à plus de 100 000. Il semble que la guerre du Tadjikistan a fait davantage de morts que les années de conflit autour du Nagorno-Karabakh2.
2La guerre civile au Tadjikistan est en fin de compte attribuable à la disparition des contraintes de l’ère soviétique, lesquelles tendaient à geler les frictions régionales et ethniques. Avec le fléchissement du contrôle de Moscou, à la fin des années 1980 et au début des années 1990, une opposition politique se faisait jour, susceptible à terme de constituer un réel défi à la direction communiste du Tadjikistan. La structure traditionnelle du pouvoir révéla un premier signe indubitable d’affaiblissement lors des manifestations de février 1990.
Contexte politique de la guerre civile : les manifestations de 1990 et la montée de l’opposition
3Le 12 février 1990, des manifestants se réunirent à Douchanbe devant les locaux du Comité central du Parti communiste, pour protester contre une rumeur selon laquelle il était prévu d’accorder la préférence aux réfugiés arméniens lors de l’octroi de logements. Des centaines de Tadjiks étaient toujours sans domicile à la suite d’un tremblement de terre dans la vallée de Hissar à l’Ouest de Douchanbe, et de nombreux jeunes de Hissar se joignirent aux manifestants. Parmi ces derniers se trouvaient également des membres de l’intelligentsia tadjike, protestant contre la réticence de la direction communiste face aux types de libéralisation mis en œuvre dans d’autres régions d’URSS.
4Selon la version que l’on privilégie, les manifestations soit s’accompagnèrent d’émeutes, soit dégénérèrent en celles-ci, causant au moins 22 morts et des dégâts considérables à la ville. La direction tadjike se barricada dans les locaux du Comité central. Au cours d’une réunion houleuse, durant laquelle les principaux dirigeants se rejetèrent mutuellement la responsabilité pour les événements des rues, Kakhar Makhkamov, le chef du Parti communiste, tenta de démissionner3.
5Une poignée de jeunes fonctionnaires, notamment Buri Karimov, le chef du comité de planification étatique, rejoignirent les protestataires, exigeant un changement de direction. Ils établirent selon les dires un comité du peuple, qui fut considéré, par les dirigeants du parti et du gouvernement, comme un gouvernement rival naissant.
6Cette première tentative d’évincement de la direction communiste fut rapidement réprimée, après que Makhkamov eût regagné ses esprits et qu’il eût fait appel à Moscou, dont l’aide arriva sous forme de troupes du ministère soviétique de l’Intérieur. Les jeunes fonctionnaires qui avaient tenté d’imposer la perestroïka en se servant de la « démocratie des rues », selon l’expression dédaigneuse de Makhkamov, perdirent leurs postes. Le harcèlement commença contre l’opposition organisée, à l’époque surtout constituée par le mouvement nationaliste tadjik Rastokhez (renaissance).
7Le mouvement Rastokhez était né sous la forme d’un groupe d’intellectuels tadjiks qui souhaitaient rétablir la culture tadjik traditionnelle et ressusciter la pratique de la langue tadjik classique. De petits groupes informels similaires étaient apparus à Douchanbe à la fin des années 1980, mais en février 1990, Rastokhez était devenu le plus influent. Preuve en fut le rôle joué par ses membres lors des manifestations qui eurent lieu devant le bâtiment du Comité central. Bien que Makhkamov, le chef du Parti communiste, reprochât aux leaders de Rastokhez d’avoir été à l’origine des troubles de février, il n’interdit jamais le mouvement, préférant le harcèlement à une répression directe.
8Le même traitement fut infligé par les autorités communistes au Parti démocrate du Tadjikistan, un groupement d’intellectuels pro-occidentaux, formellement constitué depuis le mois d’août 1990. Son président, Shodmon Yusupov, était chercheur à la section de philosophie de l’académie des sciences de la république. Il prétendit, peu après que le parti eut été créé, que certains députés du Soviet suprême, élus immédiatement après la répression des troubles de février, étaient membres, ou tout au moins sympathisants des démocrates4. Lorsque le concept d’une présidence exécutive fut introduit au Tadjikistan, les démocrates organisèrent une grève de la faim pour n’avoir pas pu présenter leur propre candidat à la présidence.
9Au sein de l’opposition, la situation la pire face aux autorités était celle du Parti islamique de la renaissance5. Lors du congrès fondateur, au niveau soviétique, de ce parti, les participants tadjiks sollicitèrent la permission officielle de créer une branche du parti au Tadjikistan. Non seulement les autorités refusèrent, mais le praesidium du Soviet suprême interdit le parti avant même qu’il eût pu être créé.
10Cela n’empêcha pas l’organisation de se développer clandestinement, et lors de la déclaration d’indépendance du Tadjikistan en 1991, le parti était, estimait-on, le plus important après le Parti communiste. Il était particulièrement influent dans la région du Garm à l’est de Douchanbe, dans la province autonome de Gorno-Badakhshan dans le Pamir, ainsi que dans les régions des plaines du Tadjikistan, où des groupes originaires des deux premières régions avaient été installés dans les années 1930 et 1940 pour la culture du coton. Le parti recueillait le moins d’écoute dans la province de Leninabad dans le nord du Tadjikistan, traditionnelle région d’origine de la plupart des dirigeants communistes de la république.
11Cette opposition active, se développant à Douchanbe et dans certaines autres régions, posait les bases des antagonismes politiques qui allaient mener à la guerre civile. Le Coup des extrémistes communistes à Moscou en août 1991, et la décision par les dirigeants tadjiks de déclarer l’indépendance firent éclater ces antagonismes au grand jour.
L’indépendance
12Le Soviet suprême du Tadjikistan déclara l’indépendance de la république le 9 septembre 1991, prenant ainsi part à la course à l’indépendance précipitée par l’Ukraine et l’Ouzbekistan à la suite du Coup du mois d’août à Moscou. Le nouveau pays naquit dans un état d’agitation politique interne plus grave que celui de beaucoup d’autres républiques nouvellement indépendantes, car non seulement des manifestations oppositionnelles de grande ampleur avaient lieu à Douchanbe, mais le chef de l’Etat avait démissionné quelques jours auparavant.
13Makhkamov, à la fois président de la république depuis 1990 et dirigeant du Parti communiste du Tadjikistan, avait tenté de sauver ce dernier en rompant les liens avec le Parti communiste d’URSS, discrédité après les événements du 20 au 22 août. L’opposition tadjik était néanmoins convaincue qu’il s’était allié aux extrémistes, lesquels tentaient de rétablir la position dominante du parti dans la société. Elle était décidée à obtenir le départ de Makhkamov. Le 23 août, au lendemain de l’échec de la junte de Moscou, le Parti démocrate du Tadjikistan organisa une manifestation pour exiger la démission des dirigeants de la république et la tenue d’élections multipartites. Cette fois, Makhkamov ne gagnerait rien à se tourner vers Moscou, et il choisit de se retirer.
14La démission du président et chef du Parti communiste ne fut que le premier acte d’un drame fait de confrontations, entre d’une part le Soviet suprême à dominante antiréformiste, et d’autre part l’opposition nationaliste-démocrate-islamique. A la fin du mois d’août, le Soviet suprême avait ouvert une séance spéciale afin de gérer la situation d’urgence créée par les événements de Moscou. A chaque reprise des débats, des manifestants de l’opposition se rassemblaient devant les locaux pour exiger la suppression du Parti communiste et la légalisation du Parti islamique de la renaissance.
15En réponse apparemment à des pressions venant de l’opposition, Kadriddin Aslonov, président du Soviet suprême et chef d’Etat en exercice, fit interdire le Parti communiste le 22 septembre. Son décret fut annulé le lendemain par le Soviet suprême. Il fut lui-même remplacé en tant que président en exercice par un ancien dirigeant du parti et prédécesseur de Makhkamov, Rakhmon Nabiev. Ce dernier avait par ailleurs déjà posé sa candidature aux élections présidentielles prévues pour le 27 octobre. A la fin du mois de septembre, le nombre de manifestants à Douchanbe avait atteint au moins 100 000 personnes, le ministère de l’Intérieur refusait de mettre en vigueur l’état d’urgence voté par le Soviet suprême.
16Afin de réduire les tensions, Nabiev accepta la légalisation du Parti islamique de la renaissance, dont les adhérents constituaient un large pourcentage des manifestants à Douchanbe. Il accepta également de réimposer l’interdiction du Parti communiste, et de renoncer au poste de président en exercice pendant la campagne électorale. Aux élections, qui avaient été repoussées à la fin du mois de novembre, il remporta les deux tiers des voix. La prestation relativement faible du réalisateur Davlat Khudonazarov, le candidat de l’opposition unie, parut décourager les opposants au régime communiste. Peu après son élection, Nabiev leva l’interdicton du Parti communiste, lequel réintégra rapidement sa place d’organisation politique dominante du pays. Les tensions politiques du Tadjikistan n’étaient cependant que latentes ; quatre mois après les élections présidentielles elles éclatèrent de plus belle.
Les manifestations au printemps 1992
17Le prélude immédiat à la guerre civile fut une série de manifestations qui commencèrent à la fin du mois de mars 1992 à Douchanbe. Les instigateurs en étaient des adhérents de Lali Badakhshan, un mouvement qui recherchait une plus grande autonomie pour la province autonome de Gorno-Badakhshan dans le Pamir. Ils étaient venus à Douchanbe pour protester contre la menace de destitution du ministre de l’Intérieur, Mamadaez Navzhuvanov, originaire du Badakhshan, qui avait refusé de mettre en place l’état d’urgence ordonné par le Soviet suprême en septembre. Lali Badakhshan fut rapidement rejoint par les adhérents des trois autres groupes d’opposition, à savoir Rastokhez, le Parti démocrate et le Parti islamique de la renaissance. Ils réitérèrent leur demande quant à l’interdiction du Parti communiste et appelèrent à la démission de Nabiev, tenu pour responsable du démantèlement des quelques acquis de l’opposition6.
18Au plus fort des manifestations, le nombre d’opposants occupant la place Shahidon au centre de Douchanbe était estimé par des témoins oculaires à 100 000 personnes au moins.
19A la mi-avril, une manifestation de défenseurs du gouvernement s’organisa non loin, sur la place Ozodi. Selon le quotidien semi-officiel Narodnaya gazeta, la plupart des manifestants progouvernementaux venaient de la province de Kulyab dans le sud du pays7. De nombreux fonctionnaires gouvernementaux étaient également originaires de cette région, et la teneur des protestations n’était peut-être pas tant idéologique que régionale.
20Les appels de Nabiev à la cessation des manifestations, afin de laisser au pays la possibilité de résoudre ses problèmes économiques aigus, ne furent pas entendus. A la fin du mois d’avril, il pria le Soviet suprême de lui accorder les pouvoirs d’urgence, dont il se servit le 2 mai pour la création d’une garde nationale relevant uniquement de son autorité personnelle. Ce groupe consistait en grande partie en de jeunes hommes originaires de Kulyab, et son armement marqua le début, à Douchanbe, de la violence qui mènerait directement à la guerre civile.
21Après que les membres de l’opposition eurent pris le contrôle du centre de la télévision tadjike le 3 mai, Nabiev ordonna à la garde de réprimer la manifestation de la place Shahidon. Le 5 mai, les combats éclatèrent entre les factions pro et antigouvernementales, causant un certain nombre de victimes. Les deux parties semblèrent avoir été choquées par la violence, et Nabiev entama des négociations avec les dirigeants de l’opposition. Celles-ci aboutirent, le 11 mai, à la signature d’un accord prévoyant l’attribution d’un tiers des sièges du nouveau gouvernement de conciliation à des adhérents de l’opposition. Aux dires du président du Parti démocrate, Shodmon Yusupov, un accord informel stipulait qu’aucun dirigeant de l’opposition ne tiendrait un poste au gouvernement, mais Davlat Usman, un fonctionnaire du Parti islamique de la renaissance, fut nommé vice-premier ministre et exerça bientôt la fonction de porte-parole du nouveau gouvernement. L’opposition maintint le contrôle du système étatique de radio et télévision, qui prit rapidement un ton nationaliste. A la déception de la direction du Parti islamique de la renaissance, Nabiev demeura président.
La guerre civile commence
22L’accord entre Nabiev et l’opposition fut immédiatement réfuté par deux régions du Tadjikistan, à savoir les provinces de Leninabad (au nord) et de Kulyab (au sud). Leninabad, plus industrialisé que le reste du pays (à part Douchanbe) et entretenant des liens étroits avec l’Ouzbekistan voisin, menaçait de faire sécession du Tadjikistan. Les dirigeants de la province de Kulyab exigeaient que l’accord de Nabiev, ainsi que les décisions du nouveau gouvernement, fussent examinées à fond par le Comité constitutionnel de tutelle. Le 12 mai, des membres de deux groupes d’opposition engagèrent les hostilités dans la ville de Kulyab. Apparemment, d’anciens membres de l’éphémère garde nationale de Nabiev se joignirent aux combats, déclenchant ainsi la lutte qui menacerait bientôt le Tadjikistan d’éclatement.
23Les combats qui sévirent dans le sud du Tadjikistan, durant les six derniers mois de 1992, avaient pour objet des conflits politiques, mais aussi régionaux, ethniques et familiaux. Les luttes les plus brutales eurent lieu dans les provinces de Kurgan-Tyube et Kulyab, lorsque des villageois de Kurgan-Tyube qui avaient émigré de la région du Garm combattirent les habitants de Kulyab. Des Tadjiks réglèrent leurs comptes avec leurs voisins ouzbeks et des milliers d’Ouzbeks fuirent du Tadjikistan en Ouzbekistan. On prétendit que la ville de Kurgan-Tyube fut presque entièrement détruite sous le coup des attaques par les forces de Kulyab. L’un des groupes armés les plus efficaces, bien qu’indiscipliné, était le Front populaire du Tadjikistan, constitué d’hommes de Kulyab, et commandé par un ancien criminel à la personnalité charismatique, Sangak Safarov.
24Le gouvernement de Douchanbe, ainsi que certaines figures démocrates telles que Khudonazarov, tentèrent d’instaurer des cessez-le-feu ou simplement d’amener les parties opposées à la table de négociations. Ces efforts furent vains, en grande partie en raison de l’intransigeance des tenants de Nabiev et d’une restauration communiste, qui violaient immédiatement tout cessez-le-feu prévu. L’essai de réconciliation le plus prometteur fut un accord conclu en juillet à Khorog, capitale du Gorno-Badakhshan. Il semblait avoir été accepté par toutes les parties. Mais comme d’autres essais similaires et moins ambitieux, il échoua lorsque les forces procommunistes refusèrent le cessez-le-feu.
25Certains Tadjiks passèrent en Afghanistan en vue d’acheter des armes ou de s’en voir donner par des sympathisants afghans. Le Tadjikistan n’avait eu le temps de former ni sa propre armée ni des garde-frontières ; la protection de la frontière fut laissée aux soins des Russes, aux termes d’un accord conclu entre les deux parties au moment où le Tadjikistan avait acquis son indépendance. Les escarmouches étaient presque quotidiennes, les garde-frontières russes tentant de barrer la route au commerce transfrontalier illégal. Le gouvernement de coalition tadjik sollicita l’aide du Kirghizistan sous forme d’une force de maintien de la paix, mais le corps législatif de ce pays refusa net d’envoyer ses citoyens en zone de guerre.
26Outre les garde-frontières russes, la 201e division motorisée de l’armée russe était toujours stationnée au Tadjikistan. D’après les affirmations de son commandant tadjik, elle tenta de rester neutre durant presque toute la durée des combats de l’année 1992. Certains dirigeants de la coalition nationaliste-démocrate-islamique soutinrent cependant que les Russes assistaient secrètement les forces en faveur de Nabiev. Au début du mois de septembre, les présidents de Russie, d’Ouzbekistan, du Kazakhstan et du Kirghizistan lancèrent un avertissement au gouvernement et aux organisations politiques du Tadjikistan, stigmatisant l’agitation dans ce pays en tant que menace pour la Communauté des Etats Indépendants, et annonçant que les quatre Etats interviendraient pour mettre un terme à l’important trafic d’armes et pour empêcher le Tadjikistan de quitter la CEI.
27Le 7 septembre, à l’aéroport de Douchanbe, un groupe obscur de jeunes opposants à Nabiev captura ce dernier, alors qu’il tentait apparemment de fuir vers son domicile dans la province du Leninabad. Après plusieurs heures de discussions, Nabiev accepta de démissionner, faisant plus tard dans la soirée une déclaration télévisée selon laquelle il quittait son poste volontairement. Il allait affirmer par la suite qu’il y avait été contraint sous la menace d’une arme. Son départ n’eut cependant pas d’effet perceptible sur l’intensité des combats.
28Le 24 octobre, des forces opposées au gouvernement de coalition pénétrèrent dans Douchanbe, mais furent repoussées deux jours plus tard. L’attaque sur la capitale découragea à un tel point le chef d’Etat en exercice, le président du Soviet suprême Akbarsho Iskandarov, qu’il persuada le gouvernement de démissionner et convoqua une séance du corps législatif national. Le Soviet suprême avait refusé de se réunir pour approuver la démission de Nabiev, mais il consentit à une réunion pour le mois de novembre, à la condition qu’elle se tînt à Khuzhand, dans la province de Leninabad, hors du contrôle de la coalition anticommuniste. Entre autres mesures, le Soviet suprême nomma un nouveau gouvernement, composé presque uniquement d’anciens fonctionnaires de Kulyab et de Leninabad. Nabiev proposa de réintégrer le poste de président ; non seulement on le lui refusa, mais le poste fut totalement supprimé.
L’après-guerre
29La majeure partie des combats avait pris fin en janvier 1993. A la fin du mois de décembre, un nouveau gouvernement, composé d’anciens fonctionnaires communistes, s’installa à Douchanbe. Mais il eut des difficultés à contrôler ses propres partisans armés, qui abattirent un nombre inconnu d’anticommunistes. Ceux-ci étaient pour la plupart des sympathisants du Parti islamique de la renaissance, originaires du Pamir. L’on rapporta également des tueries vengeresses dans de nombreux endroits du Tadjikistan du sud, ancien terrain de combats. Entre la fin du mois de décembre 1992 et le mois de février 1993, des dizaines de milliers de Tadjiks, surtout des adhérents au Parti islamique de la renaissance, s’enfuirent en Afghanistan. Malgré les dénégations des porte-parole gouvernementaux, de nombreux journalistes russes et étrangers témoignèrent d’atrocités commises par les troupes irrégulières, dont les succès au temps de la guerre civile avaient contribué à la victoire des nouveaux dirigeants.
30Dès son établissement à Douchanbe en décembre 1992, le nouveau gouvernement résolut sinon de détruire physiquement, du moins d’étouffer l’opposition anticommuniste qui avait brièvement pris la direction du pays l’année précédente. En juin, les groupes qui avaient formé la coalition anticommuniste en 1992 - le Parti islamique de la renaissance, le Parti démocrate pro-occidental, le mouvement nationaliste tadjik Rastokhez (renaissance) et le mouvement Lali Badakhshan luttant pour l’indépendance de la province autonome de Gorno-Badakhshan - furent dans un premier temps suspendus, puis formellement interdits par la Cour suprême.
31Leurs dirigeants furent inculpés, souvent par contumace, d’insurrection armée contre l’ordre constitutionnel, et de guerre civile. La plupart s’enfuirent en Afghanistan, en Iran ou en Russie, tentant d’y poursuivre la résistance aux forces procommunistes au pouvoir à Douchanbe. Jusqu’à la création, à la fin du mois d’août, d’un parti du peuple dirigé par le vice-président du Soviet suprême Abdulmadzhid Dostiev, le seul parti légal au Tadjikistan restait le Parti communiste. Des fonctionnaires gouvernementaux affirmaient toutefois ne pas être vraiment communistes et souhaiter une démocratisation à terme.
32La presse d’opposition fut interdite en décembre. Au début du mois de février, le contrôle par l’opposition de la radio et de la télévision prit fin, avec l’arrestation de Mirbobo Mirrakhimov, le nationaliste tadjik auquel on avait confié la direction de la télévision, et de deux de ses collaborateurs. Certains journalistes libéraux furent arrêtés, d’autres s’exilèrent. Les tentatives d’entrées illégales de contre-publications furent peu fructueuses.
33Des sympathisants armés du Parti islamique de la renaissance continuaient la lutte insurrectionnelle au Tadjikistan. Durant les six premiers mois de 1993, les troupes du gouvernement tadjik tentèrent de les liquider. Les combats se poursuivirent durant l’été, entre les troupes gouvernementales et de petits groupes de résistants qui se réfugiaient dans les montagnes, à l’est de Douchanbe. La création était prévue d’une armée tadjik, constituée par les groupes armés combattant le plus efficacement la coalition islamique-nationaliste-démocrate. Mais ce projet échoua lorsque deux des dirigeants du groupe s’entre tuèrent lors d’un règlement de comptes.
34Le gouvernement de Douchanbe eut des difficultés à établir son contrôle sur le Gorno-Badakhshan. La direction de cette province autonome continuait de sympathiser avec l’opposition, mais la situation économique de plus en plus désespérée de la population du Pamir contraignit les fonctionnaires locaux à solliciter l’aide de Douchanbe. En juin, ils renoncèrent formellement à leurs velléités d’indépendance. Durant une grande partie de l’année, les combats bloquèrent l’axe principal reliant Douchanbe à Khorog, et en août, l’on rapporta que la famine guettait la population du Gorno-Badakhshan.
35La menace principale au régime de Douchanbe ne consistait pas tant dans les révoltes internes que dans les attaques sur la frontière afghane, menées par les opposants tadjiks réfugiés en Afghanistan et leurs sympathisants afghans. Les combats sur la frontière étaient presque quotidiens cette année-là, causant de nombreuses victimes des deux côtés. Le nouveau gouvernement tadjik fit appel à la CEI, et obtint une garantie d’aide lors de son sommet de janvier. Des troupes russes furent stationnées sur la frontière, et eurent à soutenir le plus fort des combats en 1993, bien que des troupes d’Ouzbekistan, du Kazakhstan et du Kirghizistan fussent également présentes. L’Ouzbekistan était responsable de la protection de l’espace aérien du Tadjikistan.
36En mai, le gouvernement tadjik se convainquit de l’imminence d’une vaste offensive afghane, mais aucune attaque de l’ampleur envisagée ne se produisit. A la mi-juillet, les forces russes bombardèrent plusieurs villages sur le côté afghan de la frontière, soutenant qu’on y organisait des attaques contre les troupes russes. Le gouvernement afghan protesta et les offensives d’artillerie prirent fin. Les attaques quotidiennes de tirailleurs, quant à elles, subsistèrent. L’un de ces chocs causa la mort de 25 soldats et officiers russes, et fut très probablement la raison du renvoi du ministre russe de la sécurité, Viktor Barannikov. La plupart des offensives impliquaient de petits nombres d’opposants tadjiks et de sympathisants afghans, mais en septembre et en octobre, les garde-frontières russes rapportèrent des incursions par des groupes comptant jusqu’à 400 hommes.
37Les dirigeants du Tadjikistan craignaient, non sans raison, l’influence des intégristes musulmans afghans sur les réfugiés tadjiks qui avaient fui vers l’Afghanistan au début de l’année. Leur retour devint une préoccupation majeure. Imomali Rakhmonov, chef d’Etat du Tadjikistan et président du parlement, sollicita une aide des Nations Unies et tenta d’amadouer le gouvernement de Kaboul afin de récupérer les réfugiés. A la fin de l’année cependant, peu d’entre ces derniers avaient accepté les garanties de sécurité données par le gouvernement. Les quelques personnes qui retournèrent effectivement d’Afghanistan, ainsi que les réfugiés du sud-Tadjikistan qui s’étaient déplacés vers d’autres régions du pays, se trouvèrent souvent à leur retour sans abri ni nourriture.
38A la fin de l’année 1993, le Tadjikistan demeurait la seule ex-république soviétique à posséder pour unique devise le rouble soviétique. Militairement dépendant de la Russie et économiquement quasi détruit par la guerre civile, le Tadjikistan se vit contraint de s’associer à la Russie dans une nouvelle zone du rouble, refusée avec mépris par les autres Etats de la CEI. En échange, la Russie promit de contribuer au salut de l’économie tadjik. Mais le Tadjikistan, de toute évidence, demeurait plus que jamais dépendant de la Russie.
Notes de bas de page
1 Texte traduit de l’anglais par Lene Madsen.
2 Le Monde, 17 juillet 1993.
3 Kommunist Tadzhikistana, 15, 16, 18 et 20 février 1990.
4 Voir “Ten Months aller the Dushanbe Riots”, Report on the USSR 4 janvier 1991.
5 Voir “The Islamic renaissance Party in Central Asia”, Report on the USSR, 10 mai 1991.
6 Pour un récit détaillé des manifestations de 1992, voir “Whither Tadjikistan ?”, KFE/RL, Research Report, 12 juin 1992.
7 Narodnaya gazeta, 29 avril 1992.
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