Gilbert Étienne et ses études indiennes
p. 1-4
Texte intégral
1Par une heureuse inspiration, Gilbert Etienne a consacré une partie de son œuvre à l’Asie des moussons, et plus particulièrement à l’Inde. Nous avons grâce à lui des études pénétrantes sur l’état présent de la société et de l’économie indiennes. Les recherches qu’il a menées dans le subcontinent, les contacts étroits et amicaux qu’il a su établir au cours de longs séjours indiens ont fait mieux connaître que de simples études livresques l’immense intérêt d’une Inde issue de quatre siècles d’évolution. Nous n’oublions pas l’aide précieuse qu’il a reçue de Mme Gilbert Etienne.
2Je dois à mon ami Gilbert Etienne un témoignage de reconnaissance : ce familier de l’Inde et de ses meilleurs esprits m’a livré une documentation qui m’était indispensable pour prendre une juste idée de la situation de l’Inde en Asie.
3En effet, pour un géographe, la place de l’Inde en Asie pose un problème important, sinon capital. Tropicale par son climat, ses sols, ses maladies, l’Inde a été profondément transformée par des influences tempérées. Après avoir été la première conductrice de l’évolution culturelle de l’Asie tropicale et orientale, il semble qu’elle ait vu son rôle se restreindre pour faire place à des influences extra-indiennes.
4Pour mieux saisir une telle évolution, il est nécessaire de prendre une juste idée de ce qu’on a appelé « l’Asie des moussons ». Sous ce vocable se groupent des territoires continentaux qui vont de l’Inde à la Corée en passant par le Bangladesh, la Birmanie, le Siam, le Cambodge, le Viêtnam et la Chine, et des territoires insulaires qui vont de Ceylan au Japon en passant par l’Insulinde et les Philippines. Dans ce vaste ensemble, l’Inde a joué un rôle capital : il est justifié de dire que l’Inde a servi de « déclencheur » à ce vaste ensemble et à cette accumulation de plusieurs milliards d’hommes.
5L’Inde proprement dite est un pays tropical, sans saison froide, pluvieux, présentant tous les caractères tropicaux : à l’état naturel, forêt tropicale, vaste extension du paludisme, transmis par des nuées d’anophèles. L’originalité de cette contrée tropicale est de se trouver en contact proche avec des contrées non tropicales et, par là, d’être capable de profiter des apports culturels que les contrées non tropicales peuvent lui transmettre. Comparée à l’Afrique tropicale pluvieuse, l’Inde a pu recevoir des apports culturels de contrées fort différentes.
6L’Inde proprement dite, qui est fondamentalement un pays tropical mais qui a été remaniée par des influences tempérées, a livré aux territoires de l’Asie des moussons des techniques de production et d’encadrement qui ont accéléré leur évolution ; en direction de l’Insulinde, comme de l’Asie du Sud-Est, les religions, l’art, l’écriture ; en direction de la Chine et du Japon, le bouddhisme, toujours vivant au Japon et en Chine. Peut-être aussi la riziculture inondée.
7Il est indispensable au géographe comme à l’historien de tenter de comprendre la signification des progrès et des reculs de l’influence indienne. Il faut d’abord considérer que l’Inde proprement dite est le seul pays tropical de l’Ancien Monde qui bénéficie d’un contact relativement aisé avec le monde tempéré. La distance qui sépare le delta de l’Indus ou le Gudjerat de l’Asie occidentale est modeste et peut être aisément franchie soit par terre soit par mer, en profitant du golfe Persique et de quelques golfes bien abrités.
8Un fait caractéristique : à la fin du xviiie siècle, un juge anglais fort érudit qui siégeait au tribunal de Calcutta constata que le sanscrit, dans lequel était écrit le code qu’il utilisait, regorgeait de vocables très proches des langues germaniques. Ainsi naquit la notion de langues indo-européennes, qui témoignaient de lointains rapports entre l’Europe et l’Inde. On pense que dans les steppes du centre de l’Asie vécurent en commun des tribus dont les unes partirent vers l’Inde et dont les autres se dirigèrent vers l’Europe, ancêtres des actuelles langues germaniques.
9Fait encore plus probant, les écritures traditionnelles de l’Inde sont originaires de l’Asie du Sud-Ouest. Et de proche en proche on reconnaît que l’agriculture indienne s’inspire de techniques d’Asie sud-occidentale, que les bases de la numération indienne ont la même origine que les bases de la numération du Proche-Orient, et que la civilisation indienne se rapproche donc par bien des traits de la civilisation méditerranéenne.
10L’apport le plus ancien, agricole et pastoral, eut lieu dans la vallée de l’Indus, à Mohenjo Daro et Harappa. Mais l’apport le plus important est venu un peu plus tard. Par des pistes à travers des steppes arides et surtout par navigation à partir du golfe Persique et le long de rivages dotés de bonnes rades, l’Inde reçut les bases essentielles de sa civilisation ; de son agriculture : céréales, charrue attelée, fumure, irrigation. Le bétail laboure et transporte, mais il est aussi fournisseur de lait, qui prend une place importante, quasi sacrée, dans l’alimentation. Tout aussi importants furent les apports culturels : deux écritures, le calcul. A partir de ces apports, l’Inde devient un foyer de haute civilisation, matérielle et intellectuelle. Elle crée des industries raffinées, fabrique des tissus de plus en plus légers, des aciers de plus en plus durs. Dans ce milieu de haute culture naquit le bouddhisme, une religion très épurée, créatrice de littérature. Des théologiens bouddhistes discutèrent, par interprètes, avec des philosophes qui avaient accompagné la chevauchée d’Alexandre. Le bouddhisme gagna la Chine et le Japon et se répandit dans toute l’Asie du Sud-Est où il charria la civilisation et l’art indiens : un art d’une qualité universelle se répand en Chine et au Japon, en Asie méridionale, en Indonésie. Par l’entremise du bouddhisme, l’Inde joua donc un rôle essentiel dans toute l’Asie centrale, méridionale et orientale. On ne peut, d’autre part, manquer de porter grande attention à l’invention de la riziculture inondée, qui est à l’origine d’une énorme révolution démographique et économique.
11L’Inde a donc été, sur bien des points, l’éducatrice de l’Asie des moussons. Il est même permis de se demander si l’Inde ne fut pas à l’origine d’une culture intensive du riz inondé, produisant en douze mois deux lourdes récoltes de grains. Le delta du Gange aurait pu être le lieu d’invention d’une double récolte annuelle de paddy, capable de nourrir une très dense population. Le problème prend tout son intérêt si l’on remarque qu’à l’est de ce Bengale se succède la plus étonnante série mondiale de vastes deltas : Bangladesh, Birmanie, Siam, Cochinchine, delta du fleuve Rouge, delta de Canton, et enfin delta du Yang Tse.
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12L’ancienne prédominance de l’Inde en Asie des moussons s’est effondrée. L’ancienne union de l’Inde et de l’océan Indien, que symbolisait le jeu des dauphins du Gange qui vivaient indifféremment dans le fleuve et dans l’océan, n’a plus valeur de symbole. Etat terrien, l’Inde ne rayonne plus sur une Indonésie devenue musulmane. Par une répétition de l’Histoire, le Proche-Orient, islamisé, a envahi la vieille Inde brahmanique (d’où le bouddhisme s’était retiré). L’emprise musulmane a créé l’Etat musulman du Pakistan, tout en laissant 100 millions de musulmans dans la République indienne.
13L’Asie des moussons existe toujours ; c’est toujours la plus grande accumulation d’êtres humains sur un territoire qui n’est qu’une modeste partie de la surface terrestre humanisée : 6 à 7 millions de km2 sur une étendue humanisable et humanisée de 72 millions de km2 ; mais elle a perdu les éléments d’homogénéité que lui conférait la diffusion de la civilisation indienne. L’Inde est certes en bonne voie de modernisation, mais n’a aucun espoir de retrouver son lustre ancien. Son entourage immédiat ne lui laisse aucune possibilité d’expansion.
14Le Japon a pu nourrir quelque espoir d’être la superpuissance de l’Asie des moussons, mais aujourd’hui c’est à la Chine que l’avenir semble ouvert :
parce que ses progrès techniques, politiques, économiques sont considérables,
parce que son autorité domine un vaste territoire, le Tibet, le bassin du Tarim, la Mongolie.
15Les progrès politiques et économiques sont évidents : santé publique, régime communiste mais assez stable pour permettre des initiatives semi-capitalistes, étonnante amélioration des voies ferrées qui couvrent la Chine d’un réseau en excellent état. Création d’industries nouvelles et prospères. Les dépendances de la Chine, Tibet, bassin du Tarim, Mongolie, sont riches en possibilités ; le charbon, le pétrole, les minerais du bassin du Tarim et de Mongolie sont riches d’avenir. Le Tibet lui-même peut recéler de grandes ressources jusqu’à présent négligées. La maîtrise chinoise de Hong-Kong est un signe prémonitoire. Le Sud-Est de l’Asie devra de plus en plus écouter la voix de la Chine.
16Si la Chine devenait la superpuissance de l’Asie, ne pourrait-on envisager qu’une association des superpuissances états-unienne et chinoise puisse imposer au monde une totale paix atomique ?
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