Précédent Suivant

Introduction

p. ix-xx


Texte intégral

« Porté par le chant du moteur et le défilement du paysage, le flux du voyage vous traverse et vous éclaircit la tête… La route travaille pour vous. »
Nicolas Bouvier, « L’usage du monde », Genève, Édition Droz, pp. 49-50.

« J’ai vu dans un bazar du Kurdistan une scène qui t’aurait enchanté : c’était le début du printemps, et tout étincelait de boue dorée. Une bande de gamins crottés des socques jusqu’au turban se tenaient par la main et tournaient en chantant dans une ronde étourdissante. Les spectateurs – de grands pendards patibulaires avec leurs fusils du siècle dernier – étaient placés au milieu du cercle. Au Kurdistan, on est d’avis que pour apprécier la saveur de quelque chose il faut être dedans. C’est aussi le mien ; c’est aussi ta manière de rôdeur-sur-le-qui-vive-au-cœur-des-choses. »
Nicolas Bouvier, « L’échappée belle. Eloge de quelques pérégrins », Lettre à Kenneth White, Genève, Métropolis, p. 146.

1Cet ouvrage de « Mélanges » en l’honneur de Gilbert Etienne rassemble une série d’articles rédigés spécialement pour l’occasion par un groupe de ses collègues et amis, dont plusieurs ont été ses élèves. Il est essentiellement consacré à l’étude du lien étroit existant entre les traditions paysannes et les processus de modernisation agricole dans les sociétés rurales des pays en développement, une des questions au cœur de toute l’œuvre de cet auteur prolifique. En toute logique, l’Asie occupe la majeure part de ce recueil, Gilbert sahab, comme il est connu dans les nombreux villages indiens où il a séjourné et travaillé, ayant d’abord et surtout été un infatigable arpenteur des campagnes asiatiques. Mais, dans un souci de comparaison, un certain nombre de contributions sont aussi dévolues au cas de sociétés rurales d’Afrique et d’Amérique latine, qui sont loin de lui être restées étrangères. Ainsi, la collection de ces « Mélanges », usage traditionnel par lequel une communauté scientifique rend hommage à ses membres les plus éminents, ambitionne-t-elle de refléter l’immense talent d’un esprit curieux de tout, qui a su faire le meilleur usage de l’analyse comparée. Commençons par faire plus ample connaissance avec l’homme peu ordinaire auquel il est dédié.

2Rien ne prédisposait vraiment Gilbert Etienne à devenir le spécialiste internationalement reconnu des problèmes de développement de l’Asie et du tiers monde qu’il est depuis plus de quarante ans. Né en 1928 à Neuchâtel, au sein d’une famille bourgeoise de double ascendance française et allemande, qui avait surtout produit jusque-là des industriels et des médecins, il y entreprit à la fin des années 1940 des études de droit dont il ne manque jamais de rappeler qu’elles furent un peu ternes et laborieuses. De par son caractère anticonformiste et grâce à ses lectures de jeunesse, il aspirait déjà à d’autres horizons et à des chemins moins balisés. Imprégné du récit des grands voyageurs ayant « découvert » sur les traces de Marco Polo les splendeurs de la Chine ou de l’Inde, l’appel de l’Orient le hantait. Mais le chemin de l’Asie passait d’abord par Paris où, comme la plupart des jeunes Suisses romands voulant élargir leur univers, il s’établit en 1951 pour « faire Langues O », le fameux Institut national français des langues et civilisations orientales, et suivre des cours sur l’art asiatique à l’École du Louvre. Il y reçut les enseignements de maîtres d’exception comme René Grousset ou Philippe Stern et se nourrit abondamment en lectures à la bibliothèque du Musée Guimet. Il y fit aussi la connaissance d’esprits remarquables comme Pierre Gourou et Alfred Sauvy, qui resteront à tout jamais ses références. Au bout d’un an, maîtrisant déjà correctement l’hindi et l’urdu, avide de confronter ses lectures à la réalité concrète, il s’embarqua, sac au dos et bicyclette à la main, sur un cargo en partance pour Bombay.

3Il passera ainsi un premier long séjour d’un an et demi à sillonner l’Inde et le Pakistan, approfondissant sa connaissance de l’hindi à Delhi et enseignant l’histoire de l’art hindou à Lahore. Aussi fasciné qu’il soit par les riches traditions indiennes, la maîtrise de l’histoire et de la culture ne sont pas pour lui des buts en soi. D’emblée, il s’intéresse aux problèmes contemporains du développement économique, social et politique de ces vastes pays pauvres et si peuplés. D’ailleurs, la connaissance doit dans son esprit avoir pour ultime finalité de servir à l’action. La compréhension du passé doit par conséquent éclairer l’analyse du présent et faciliter la résolution des problèmes existants pour assurer un avenir meilleur aux hommes et aux femmes. Intellectuel considérant de son devoir de diffuser ses idées au sein du public et heureusement doué d’une belle plume, il commence à envoyer des articles au Journal de Genève, début d’une collaboration fidèle. Attiré par un engagement dans la pratique du développement, il officiera déjà comme délégué de la Suisse lors de la conférence de l’UNESCO au Sri Lanka en 1953. Son apprentissage du monde indien dûment accompli, il rentre alors en Europe dans le courant 1954 et hausse une cadence de travail qui ne baissera plus. Après avoir terminé son diplôme de langues et civilisation indienne à Paris, il rentre à Neuchâtel pour épouser Annette Du Pasquier, qui le suivra désormais dans toutes ses pérégrinations et deviendra sa véritable collaboratrice, tout en lui donnant trois enfants. Il s’inscrit par ailleurs en doctorat à Neuchâtel pour faire une thèse sur l’économie de l’Inde.

4Après leur mariage, Gilbert et Annette retournent à Paris. Ils y resteront jusqu’au milieu de l’année 1955, lui avançant dans la rédaction de sa thèse et réalisant une étude sur l’horlogerie pour la Chambre de commerce suisse, elle travaillant dans un cabinet d’architecte. De retour en douce Helvétie, Gilbert entrera au service de la maison horlogère Favre-Leuba de Genève, alors très intéressée à développer son commerce avec l’Asie. En 1956, après avoir défendu sa thèse de doctorat à Neuchâtel, publiée chez Droz l’année précédente sous le titre de L’Inde : économie et population, c’est pour représenter l’industrie horlogère suisse en Inde que les Etienne partiront, avec leur fils aîné encore tout bébé, s’installer à Bombay. Ils y resteront deux ans pendant lesquels Gilbert continuera à mener ses études personnelles et à publier régulièrement des articles dans la presse suisse et française, à côté de ses activités professionnelles officielles. Ce sera une période de très grand enrichissement intellectuel. A l’époque, Bombay, principal centre industriel et commercial indien, était à leurs dires une ville fascinante. Ils y firent alors des relations qui allaient être déterminantes pour la suite de la carrière de Gilbert et y nouèrent des amitiés précieuses et durables. La famille Etienne reprendra le chemin de la Suisse en 1958 après une première visite en Chine et en Asie du sud-est, où un poste à la Fédération horlogère de Bienne attendait Gilbert. Riche d’une expérience directe de l’Asie, rare pour son époque, et avide de la faire partager à tous ceux qui pressentent l’importance de cette région pour l’avenir du monde, il n’est toutefois pas destiné à rester au service de l’industrie privée.

5Ses articles de presse l’ont déjà fait remarquer auprès des milieux universitaires sensibles au poids croissant dans les relations internationales du tiers monde en général et de l’Asie en particulier. C’est le cas de Jacques Freymond, historien réputé et homme de vision, alors Directeur de l’Institut universitaire de hautes études internationales de Genève. Soucieux d’élargir le champ d’étude des relations internationales traditionnellement centré sur le monde atlantique et les rapports Est-Ouest, aux problèmes des pays en voie de développement, il fait appel dès la rentrée académique 1958-59 à Gilbert Etienne pour animer un séminaire sur cette problématique. En 1959, après avoir démontré ses talents pédagogiques et publié chez Droz un deuxième ouvrage plus large sur les questions de développement intitulé De Caboul à Pékin : rythmes et perspectives d’expansion économique, Gilbert Etienne est titularisé comme chargé de cours à l’IUHEI. Il y sera nommé professeur en 1964 et y fera, jusqu’à sa retraite prise en 1996, une brillante carrière universitaire entrecoupée de nombreux séjours de recherche sur ses terrains asiatiques. Car d’emblée, il élargit le champ de ses investigations sur le développement de l’Inde aux autres pays de la région et notamment à la Chine, seule par sa taille et son importance à pouvoir soutenir la comparaison. En 1962 paraîtra aux PUF son ouvrage intitulé La Voie chinoise qui rencontrera un grand succès et sera traduit en allemand, en italien et en espagnol. Il faut dire à cet égard combien Gilbert Etienne se révèle être un précurseur dans le domaine des études du développement. Il rejoint d’ailleurs cette même année le corps enseignant de l’Institut africain de Genève (devenu par la suite IUED : Institut universitaire d’études du développement) dont il est l’un des fondateurs et principaux inspirateurs – ayant notamment contribué à attirer Pierre Bungener de Paris pour en assurer la direction ou lui recommandant ultérieurement Jean-Pierre Gontard, l’un de ses étudiants, pour y développer le service opérationnel – et où il est toujours professeur honoraire depuis une retraite bien méritée.

6En 1963, l’appel du terrain asiatique se fait à nouveau entendre et il ressent le besoin de repartir en Inde pour faire ce qu’il n’avait pas encore pu réaliser : s’immerger profondément dans la réalité des villages indiens. La famille Etienne, maintenant forte de deux enfants, quitte alors Genève et se rend en Orient, comme elle le fera dorénavant presque tous les sept ans, chaque fois que Gilbert bénéficiera d’un congé sabbatique. Il faut avoir vu le break familial des Etienne, chargé jusqu’au toit, quitter le chemin de Granges-Bonnet à Chêne-Bougeries pour prendre la route de l’Inde – via l’Italie, la Yougoslavie, la Grèce ou la Bulgarie puis la Turquie, l’Iran, et le Pakistan ou l’Afghanistan – pour comprendre comment Alfred Sauvy a un jour eu l’idée géniale de décerner amicalement à Gilbert le titre de « Marco Polo de Genève ». Ces expéditions, qui ont souvent frôlé le danger et auraient pu se terminer fâcheusement, reflètent bien un de ses principaux traits de caractère, soit une « certaine dose d’inconscience alliée à une totale confiance dans la vie », selon les termes de son épouse. En 1963-64, la famille Etienne fera donc un séjour de plus d’un an en Inde et au Pakistan, Gilbert consacrant l’essentiel de son temps à l’étude approfondie du seul village de Khandoï, dans le district de Bulandshahr (Uttar Pradesh), où il séjournera régulièrement par la suite, et à des visites plus rapides dans de nombreuses autres régions, Annette l’assistant dans ses recherches et faisant l’école à leurs deux enfants. Ceux qui ont eu la chance de passer quelque temps avec Gilbert dans un village indien savent que ce n’était ni de tout repos ni d’un très grand confort, mais la richesse de l’expérience ainsi faite les a marqués pour toute la vie.

7De retour à Genève pour la rentrée académique 1964, Gilbert, doué d’une plume toujours plus agile et travailleur infatigable, tire le maximum de ses études de terrain et publie coup sur coup deux ouvrages aux PUF, L’agriculture indienne ou l’art du possible en 1966 et Progrès agricoles et maîtrise de l’eau : le cas du Pakistan en 1967, puis un troisième au Seuil en 1969, Les chances de l’Inde. Il y démontre déjà les qualités propres à tous ses écrits : capacité rare à situer l’étude des phénomènes contemporains dans une perspective historique de longue durée, don remarquable pour relier des observations de terrain à des réflexions plus larges et, en règle générale, le niveau micro à la dimension macro, sens de la nuance et de la synthèse, esprit de critique aiguisé dans une approche emphatique et pragmatique des réalités, style simple et agréable, le tout basé sur une large connaissance des sociétés étudiées et une maîtrise parfaite de la littérature existante. Autre atout enviable, cette faculté d’écrire vite et bien qui lui permet de livrer sans tarder le fruit de ses expériences et de ses analyses au public intéressé. Cela va se traduire en quarante ans de carrière par une œuvre scientifique très impressionnante comptant à ce jour près d’une trentaine d’ouvrages majeurs et plus d’une centaine d’articles de revues, ainsi qu’en atteste la bibliographie cumulative sur laquelle s’achèvent ces « Mélanges » en son honneur. Par ailleurs, Gilbert Etienne fait partie de ces universitaires estimant qu’il est de leur devoir de citoyen de faire œuvre de vulgarisation intelligente auprès d’un public plus large en collaborant activement avec les médias. En un demi-siècle d’activité intense, il a ainsi probablement signé plusieurs centaines d’articles de presse sur les problèmes de développement des pays d’Asie et quelques autres sujets d’actualité, surtout dans des quotidiens d’audience internationale comme Le Monde ou le Journal de Genève.

8Tout en consacrant plusieurs heures par jour à « ses écritures » comme il le dit, souvent aux petites heures de l’aube, Gilbert Etienne a d’abord été au service des étudiants dans les deux instituts universitaires genevois où il a enseigné jusqu’à sa retraite formelle, leur laissant le souvenir impérissable d’un professeur d’exception. Peu enclin à un enseignement de type ex cathedra, esprit ouvert et tolérant aimant débattre et ne craignant pas la controverse, respectant ses étudiants et sachant leur transmettre son savoir et les amener à réfléchir de manière autonome, il a toujours su animer des séminaires appréciés et passionnants dans lesquels on ne voyait pas le temps passer. Au fil des semaines et des mois, il savait aussi, et c’est là un de ses plus grands mérites, dénicher les talents prometteurs et susciter la vocation des chercheurs en herbe. Une fois son opinion faite et sa confiance accordée, il les a encouragés à se lancer à l’eau, les aidant à surnager autant que possible dans les affres de leur recherche et démontrant une disponibilité peu commune à leur égard pour les orienter dans leurs lectures et dans leurs travaux, pour les recevoir à tout moment chez lui quand cela était nécessaire, pour leur prêter des ouvrages introuvables ou leur organiser des entretiens avec des personnes clefs, pour lire et commenter d’un jour à l’autre leurs papiers ou chapitres et pour leur obtenir des bourses d’études voire leur trouver du travail. En contrepartie, très exigeant avec eux comme avec lui-même, il n’a jamais hésité à les houspiller quand il l’estimait utile. Il faut avoir eu le redoutable privilège de faire une thèse de doctorat sous la direction de Gilbert Etienne pour savoir ce que cela implique de téléphones réguliers et matutinaux ayant pour seul but de s’enquérir sur l’état d’avancement de la rédaction. Au terme de leurs études, il a continué à soutenir ses étudiants dans leur vie active, y compris quand ils faisaient carrière dans un monde universitaire où les professeurs qui dévorent leurs enfants spirituels sont plus nombreux que ceux qui sont fiers de leur réussite. C’est aussi là une qualité rare dont beaucoup lui sont redevables.

9Au début des années 1970 Gilbert Etienne fera plusieurs missions plus courtes de recherche dans différents pays asiatiques. Il en sortira à nouveau deux ouvrages aux PUF, L’Afghanistan ou les aléas de la coopération en 1972 et La voie chinoise : la longue marche de l’économie en 1974, entrecoupés d’un troisième au Seuil en 1973, Les chances de l’Inde : l’heure d’Indira Gandhi. Il y confirme avec brio une méthode et un style qui sont devenus son image de marque, fondant notamment ses analyses du développement indien à la fois sur des semaines d’enquêtes auprès de la petite paysannerie aisée et des intouchables les plus misérables d’un village bihari ou tamoul, sur des entretiens approfondis avec les responsables du district ou de la province et sur une interview exclusive avec un haut fonctionnaire ministériel voire le premier ministre en personne. Cet homme a le travail de terrain dans le sang. Pour l’avoir parfois accompagné dans ses pérégrinations, on peut témoigner du fait qu’il est aussi à l’aise, à pied, à cheval ou en voiture. Il a d’ailleurs fait plusieurs fois le tour du sous-continent indien où il a parcouru des centaines de milliers de kilomètres, des déserts du Rajasthan aux jungles de l’Orissa. Levé à l’aube, il part en hâte à la rencontre de gens de toute sorte pour discuter avec eux pendant des heures afin de comprendre leur situation et leurs problèmes. Capable de mener une vie simple et frugale pendant des mois, il adapte sa vie au milieu ambiant respectant en particulier, malgré son tempérament, l’usage de la sieste aux heures de grandes chaleurs ou sacrifiant, avec délectation, au rituel du petit whisky à l’eau du soir. Accélérant le rythme, il publiera quatre études successives au terme de son congé sabbatique de 1978-79, Bangladesh : Development in Perspective chez Macmillan en 1979, La Chine fait ses comptes aux PUF en 1980, India’s Changing Rural Scene à Oxford University Press en 1982 et, à nouveau aux PUF, Développement rural en Asie : les hommes, le grain et l’outil en 1982. Ce dernier ouvrage peut d’ailleurs être considéré comme la synthèse la plus achevée de sa réflexion sur la question.

10Au retour de chacun de ses séjours prolongés en Asie, il réintègre l’IUHEI et l’IUED, et « reprend la routine » comme il dit, faisant bénéficier tous ceux qui le côtoient de son dynamisme contagieux et de son impatience chronique, se distinguant par son activité débordante et son comportement original. Levé tôt, couché tard, il lit tout ce qui paraît dans son domaine d’études, publie régulièrement des articles dans la presse, intervient fréquemment à la radio ou à la télévision et fourmille en permanence d’idées nouvelles. Cette hyperactivité se traduit notamment, outre les nombreuses conférences prononcées et manifestations organisées en Suisse, par la mise sur pied de deux grands colloques scientifiques en 1983 et 1985 à la Fondation Hugot du Collège de France, où il sera également invité à enseigner pendant un mois en 1981 et 1988. Il enseignera aussi comme professeur invité en 1974 à l’Institut de la Banque mondiale à Washington, donnant à cette occasion (ainsi qu’en 1980 et 1988) des cours dans plusieurs grandes universités américaines (Boston, MIT, Harvard, Chicago, Wisconsin), à l’ENA de Paris en 1982 ainsi qu’à plusieurs reprises à l’ITRIC de Yaoundé au Cameroun. Parallèlement, il s’engage dans des activités opérationnelles, faisant de nombreuses missions sur le terrain, notamment dans des régions en guerre comme au Biafra en 1969 pour le CICR, dont il sera membre du Comité de 1973 à 1985, ou en Ethiopie et en Angola quelques années plus tard pour l’AICF et d’autres et, plus fréquemment, pour le compte de la coopération suisse, principalement dans les pays du sous-continent indien. Il sera aussi consultant épisodique pour des grandes entreprises privées suisses comme Electrowatt, Arthur Andersen ou la Société Générale de Surveillance. Enfin, il s’implique très activement à Genève aux côtés de son épouse Annette dans le travail de l’ONG Frères de nos frères, dont il est toujours président. En relation avec son expérience opérationnelle, il publiera d’ailleurs en 1981 chez Paul Haupt à Berne un essai critique sur la question intitulé : Pour relancer la coopération Suisse-tiers monde, qui fera grincer quelques dents en haut lieu.

11Une bonne partie de ce qu’il fait, dit ou écrit est imprégné d’un anticonformisme viscéral qui se manifeste sous diverses formes. Circulant à bicyclette qu’il pleuve ou qu’il vente, il déboule ainsi sans crier gare dans les bureaux, parfois dégoulinant d’eau mais toujours impeccable, cravate rayée et rose du jour à la boutonnière sous sa pèlerine. Sur le plan intellectuel, il n’y a rien qu’il prise autant que de partir en guerre contre la pensée dominante, dénonçant dans des articles incisifs et rageurs les idées à la mode et les dogmatismes de tous poils, quelle que soit leur origine idéologique. Grand admirateur de la chose militaire et du courage dont il faut faire preuve face au feu, cela ne l’empêche pas d’avoir en profonde sympathie les étudiants contestataires soixante-huitards et de discuter avec eux lors de l’occupation du rectorat de l’Université de Genève à l’automne 1969. Au niveau du quotidien, souvent moins patient avec ses collègues de travail qu’avec les paysans indiens illettrés, il se fait remarquer lors des séances administratives qu’il exècre par ses remarques en aparté et ses blagues aigres-douces sur l’ennui qu’elles lui inspirent et le danger qu’elles présentent pour la vertu des mouches. En dehors des fâcheux, tous s’accommodent et s’amusent même de ces écarts inoffensifs. Pourtant, arguant du fait que la bêtise humaine explique une bonne partie des erreurs de l’Histoire et ayant la médiocrité et la mesquinerie en horreur, il peut aussi être beaucoup plus cassant avec quelques personnes, parfois vertement qualifiées d’imbéciles. Mais pour les autres, la vaste majorité, c’est la gentillesse et la droiture qui caractérisent l’homme : fidèle aux institutions, respectueux des décisions prises par ceux qui les dirigent et attentif envers les subalternes, telle est l’image que laisse partout Gilbert. Tout cela apparaît clairement dans les réponses données par Gilbert au questionnaire que lui avait soumis Anne Stierlin… ! de l’IUHEI en 1994, dont le texte suit cette introduction.

12Guère étonnant qu’un tel homme ait été aussi apprécié et se soit fait autant d’amis à travers le monde. Il y a été grandement aidé par son épouse Annette, aller ego étonnamment complémentaire, aussi patiente et calme que Gilbert est bouillant et impétueux, leurs talents se combinant à merveille pour prodiguer une qualité d’amitié rare en cette vallée de larmes. Pour les Etienne, couple modèle se rapprochant imperceptiblement des noces d’or, la fidélité est en effet aussi sacrée envers les amis qu’entre conjoints. Ceux qui ont la chance de bénéficier de cette amitié savent combien elle est solide et durable. Mais leur générosité ne s’arrête pas à ce cercle de privilégiés. Ils ont aussi reçu chez, eux, à Chêne-Bougeries, à Trois Rods ou à Praz-de-Fort, tout ce que Genève comptait ou voyait passer d’hommes et de femmes acquis à la cause d’un développement plus harmonieux sur la planète Terre, des penseurs chevronnés les plus célèbres à de modestes étudiants prometteurs. On se demande même où ils trouvent l’énergie de faire tout ce qu’ils font. Car à côté de cette vie sociale active et au cours d’une vie professionnelle encore plus chargée qui les a fait beaucoup voyager, ils ont trouvé le moyen d’élever trois enfants et pratiquent avec délices l’art d’être grands-parents. Il leur reste même encore du temps disponible pour les loisirs, puisque Gilbert est encore un sportif émérite qui pratique assidûment l’équitation et que des compagnons plus jeunes ont bien du mal à suivre quand il dévale les pistes de ski à Chamonix ou escalade les pentes à varappe de ses chères montagnes valaisannes. Tout cela reflète un équilibre admirable et tient sûrement à l’art de savoir respecter en toute chose l’art du yin et du yang ainsi que d’autres principes cosmiques fondamentaux propres aux philosophies orientales dont il s’est nourri.

13Ne pouvant pas vivre sans écrire pour faire partager ses analyses, Gilbert Etienne continue à publier un nombre impressionnant d’ouvrages. L’année 1985 sera particulièrement fructueuse à cet égard puisque ce n’est pas moins de quatre livres qui paraîtront successivement, le premier chez Sage à Delhi, Rural Development in Asia : Meetings with Peasants, et les trois autres aux PUF : L’économie de l’Inde, petit « Que sais-je ? » bienvenu, Des labours de Cluny à la révolution verte : techniques agricoles et population, actes du colloque du Collège de France de 1983 coédité avec Pierre Gourou et Sociétés asiatiques : mutations et continuité, publié en collaboration avec Jean-François Billeter et Jean-Luc Maurer. En 1985-86, Gilbert et Annette repartiront par la route vers l’Inde pour un congé sabbatique de huit mois, passeront une nouvelle fois quelques mois dans leur village de Khandoï et feront une circonvolution supplémentaire du sous-continent en voiture. Cela se traduira par deux nouveaux ouvrages directement inspirés de ce travail de terrain, le premier, Food and Poverty : India’s Half Won Battle, publié chez Sage en 1988 et le second, Le Pakistan, don de l’Indus : économie et politique, paru aux PUF en 1989, coédité avec l’IUHEI. Dans l’intervalle, il aura également retravaillé les actes du colloque du Collège de France de 1985 qui seront publiés en 1987 dans un ouvrage codirigé avec François Bloch-Lainé paru dans les Cahiers de l’Homme de l’EHESS sous le titre de Servir l’Etat. Puis Gilbert, jusque-là plutôt solitaire dans son œuvre de chercheur, se lance alors en équipe dans deux projets de recherche de nature très différente financés par le Fonds national suisse de la recherche scientifique. Le premier, portant sur l’étude comparée du développement des sidérurgies chinoise et indienne, lui permettra de diriger la publication en 1992 chez Sage d’un ouvrage original intitulé Asian Crucible : The Steel Industry in China and India. Le second, s’inscrivant dans le cadre d’un programme national de recherche sur l’économie extérieure et la politique du développement de la Suisse, débouchera cette même année 1992 sur un ouvrage écrit conjointement avec Jean-Luc Maurer et Christine Renaudin intitulé Suisse-Asie : pour un nouveau partenariat paru chez Olizane à Genève. En 1993, paraîtront encore deux ouvrages collectifs additionnels consacrés à des analyses comparatives du développement économique : Economies d’Asie et d’Amérique latine : changements de caps, coédité avec Jean Revel-Mouroz chez Olizane et Afrique-Asie : performances agricoles comparées, paru dans la Revue française d’économie sous une direction conjointe avec Patrick Guillaumont et Michel Griffon.

14Sans attendre la parution du fruit de ces collaborations scientifiques, Gilbert sera reparti vers l’Asie du Sud en 1992-93, pour le dernier congé sabbatique officiel de sa carrière universitaire. Il passera à nouveau huit mois à sillonner les campagnes et les villages du sous-continent, publiant en 1995 chez Vikas à Delhi la somme de ses études de terrain dans un ouvrage intitulé : Rural Change in South Asia : India, Pakistan, Bangladesh. Il cessera son enseignement à l’IUED en 1993 et à l’IUHEI en 1996, continuant depuis lors à déployer une énergie toujours égale à ses activités de recherche et de publication. Il vient d’ailleurs de publier début 1998 aux Presses de Sciences Po à Paris un nouvel ouvrage comparatif sur les économies indienne et chinoise intitulé Chine-Inde : le match du siècle. Ce ne sera certainement pas le dernier et il se pourrait bien que Gilbert Etienne suive aussi dans ce domaine l’exemple de son vieux maître Pierre Gourou qui, à 98 ans passés continue à écrire, comme le prouve l’article qu’il a rédigé pour ces « Mélanges » en l’honneur de son élève et ami. Bien qu’ayant atteint l’âge légal de la retraite, Gilbert garde un lien étroit avec le milieu universitaire, intervenant fréquemment dans des séminaires et des colloques ou prodiguant avec générosité ses conseils et avis aux jeunes chercheurs. Il a même encore assuré en 1996-97 un enseignement d’un semestre comme professeur invité à l’Université Jawaharlal Nehru de Delhi. En Suisse, il s’active toujours inlassablement pour promouvoir la cause des études asiatiques, ayant ainsi accepté récemment la présidence de la Geneva Asia Society nouvellement fondée. Il continue par ailleurs à publier régulièrement des articles dans la presse suisse et française, livrant dans la Tribune de Genève ou dans Le Monde ses analyses pénétrantes et nuancées de la situation économique, sociale et politique de l’Inde ou de la Chine. Comme à son habitude, il aime aller à contre-courant, critiquant le dogmatisme de droite en cette époque de libéralisme débridé comme il fustigeait le sectarisme de gauche au moment où la Chine de Mao faisait se pâmer nos élites parisianistes. Il ne dédaigne pas non plus de jouer les Cassandre. Sa dernière croisade consiste à vitupérer contre le peu d’attention que reçoit l’agriculture des pays d’Asie depuis dix ans. Et d’annoncer déjà que l’on n’est pas à l’abri de graves problèmes alimentaires en cas de mauvaise mousson généralisée, en dénonçant par avance le vain concert de lamentations que cela déclenchera comme d’accoutumée parmi « le cœur des pleureuses » patentées. Bref, on peut faire confiance à notre ami Gilbert pour être encore longtemps un agitateur d’idées sans pareil et un exemple rafraîchissant pour la jeunesse en ces temps de conformisme et de morosité croissants.

15C’est donc pour rendre hommage à cet homme d’exception, à celui qui a été notre maître et qui nous a donné son amitié, que nous avons réuni ces « Mélanges ». Bien que Gilbert Etienne ait été un des précurseurs des études de développement dans le monde scientifique francophone et se soit à ce titre intéressé à l’intégralité du processus de changement économique, social, politique et culturel affectant les populations inscrites dans cette spirale de la modernisation, il a consacré l’essentiel de son œuvre à l’étude du monde rural, de ses paysanneries et de leurs agricultures. Il était par conséquent plus que logique de concentrer cet ouvrage en son honneur autour de cette problématique. Les contributions qu’il réunit relèvent toutefois d’approches assez différentes du problème, certaines se situant véritablement au niveau microsocial de la sphère villageoise ou de la petite région chère à Gilbert, d’autres adoptant un angle d’attaque plus macro-économique, appliqué non seulement à l’échelle de pays dans leur ensemble mais même de sous-régions continentales entières. La plupart tentent cependant, à des degrés d’approfondissement divers mais dans un esprit commun de fidélité envers la « méthode Etienne », d’établir un lien entre ces deux niveaux d’analyse et de se placer dans une perspective historique du développement agricole et rural des sociétés paysannes concernées. Comme indiqué plus haut, et là aussi pour des raisons évidentes, l’Asie au sens large du terme domine cet ouvrage : dix des seize articles lui sont dévolus, dont quatre sur l’Inde à elle seule, chacun des six autres portant respectivement, en allant vers l’orient, sur la Syrie, l’Afghanistan, l’Indonésie, le Viêtnam, la Chine, la Corée et Taiwan. Même si « comparaison n’est pas raison », il nous a néanmoins semblé indispensable, dans l’esprit d’une démarche comparative aussi très présente dans l’œuvre de Gilbert Etienne, d’inclure un certain nombre d’exemples tirés de l’expérience des deux autres grandes régions géoculturelles du monde en développement. Tant l’Afrique que l’Amérique latine sont donc traitées à travers trois articles chacune.

16Tous les auteurs ont en commun de connaître personnellement Gilbert Etienne. C’est la raison pour laquelle il n’a pas été difficile de les mobiliser dans ce projet en son honneur. Certains ont été ses étudiants. C’est bien sûr le cas des deux initiateurs de ces « Mélanges » et responsables de leur édition, Claude Auroi et Jean-Luc Maurer, qui ont fait leur thèse de doctorat sous sa direction à l’IUHEI avant de devenir ses collègues de travail à l’IUED et ses amis dans la vie. Mais c’est aussi le cas de Philippe Régnier et de Carpophore Ntagungira, deux autres titulaires de doctorats de l’IUHEI largement dirigés par le « maître » Etienne, ou de Christophe Gironde, qui le comptera en 1999 comme membre de son jury de thèse à l’IUED. D’autres auteurs sont des amis personnels de Gilbert qui depuis longtemps partagent sa passion de l’Asie, échangent avec lui des idées sur les problèmes de développement ou ont même été étroitement associés à certains de ses travaux et publications. Il s’agit de personnalités scientifiques aussi éminentes que Claude Aubert, Pierre Centlivres, Pierre Gourou ou John Mellor. Parmi elles, mention particulière doit évidemment être faite de Pierre Gourou, père de la géographie tropicale française et auteur d’ouvrages d’anthologie sur le monde rural asiatique, qui a été l’un des principaux maîtres de celui qu’on honore et qu’une amitié vieille de plus de quarante ans à son égard a encore mobilisé, presque centenaire, dans l’écriture des quelques pages qu’il lui a dédiées. La plupart des autres auteurs ont côtoyé Gilbert Etienne à l’IUED. Ainsi en va-t-il de Pierre Harrisson, Ronald Jaubert, Marina Leybourne, Isabelle Milbert et François Piguet. A noter toutefois que Isabelle Milbert, elle-même spécialiste réputée de l’Inde, connaissait fort bien Gilbert à travers ses écrits avant même de rejoindre l’IUED. Enfin, les quatre derniers auteurs non encore cités, Jacky Buffet, Philippe Cadène, Kamala Marius-Gnanou et Philippe Hugon, font partie d’une catégorie spéciale en ce sens qu’ils sont les seuls à ne pas avoir fréquenté assidûment l’homme qu’ils ont néanmoins tenu à honorer par leur article. Le premier a fait sa connaissance lors d’un colloque et lui en a gardé depuis lors un souvenir reconnaissant, le second et la troisième sont familiers avec tout ce qu’il a écrit en tant que spécialistes de l’Inde et le quatrième l’a juste rencontré occasionnellement mais a tenu à être associé à cet hommage. Ils nous ont ainsi notamment permis de rééquilibrer un peu cet ouvrage du côté de l’Amérique latine et de l’Afrique. Qu’ils en soient ici vivement remerciés, comme tous les auteurs de ces « Mélanges » dont une brève note biographique est fournie en fin de volume. Last but not least, mille mercis à Annette Etienne et Jean-Pierre Gontard, qui ont été des sources précieuses d’informations et de conseils pour rédiger cette introduction, à Florence Guala, secrétaire à la direction de l’IUED, qui a mis en forme avec patience et compétence ce manuscrit livré en morceaux au fil des mois et à Maria Hugo, responsable adjointe de la bibliothèque de l’IUED, qui a compilé la bibliographie du « maître ». Il ne reste plus à ce stade qu’à souhaiter que ces « Mélanges » fassent vraiment honneur à Gilbert Etienne aux yeux du lecteur.

A brûle-pourpoint1
Dans quelle ville ou région aimeriez-vous partir en vacances ?

Je n’irai pas dans les zones de grisaille où rien n’incite à l’art de vivre et à l’harmonie entre le ciel et la terre.
Dans quelle île aimeriez-vous aller travailler seul ?
Je n’irai nulle part travailler seul.
Quelle est votre capitale préférée ?
Rome et Delhi.
Quelle personnalité aimeriez-vous, ou auriez-vous aimé rencontrer ?
Akbar, le grand Moghol.
Quel est pour vous le plus grand homme d’Etat vivant ?
Il n’y a pas de très grand homme d’Etat vivant.
Quelle est votre vision des Etats-Unis aujourd’hui ?
Incertaine.
Quelle est votre vision de l’Asie ?
En plein essor.
Quelles sont vos lectures préférées ?
J’aime lire des ouvrages sur la poésie et sur l’art concernant l’Asie, mais mon livre préféré est « La Chartreuse de Parme ».
Quels sont vos artistes préférés ?
Bach et Mozart.
Quels sont vos loisirs préférés ?
Le ski et l’équitation.
Faut-il prendre des risques aujourd’hui ?
Assurément.
Quel est pour vous le plus grand défaut ?
La bêtise, le conformisme.
Quel est le défaut le plus pardonnable ?
La frivolité de bon goût.
Quelle est la plus grande qualité ?
Le courage.
Quel est votre vœu le plus cher ?
Moins de souffrance dans le monde. Qu’il y ait plus de raison et de caractère.
Quel est votre plus grand regret ?
Le recul et la fantaisie.
Quel cadeau feriez-vous à la femme aimée ?
Des bijoux.
Comment vous définiriez-vous en deux mots ?
Parfois marginal.

Notes de bas de page

1 Interview de Gilbert Etienne, paru dans « HEI-Echo » (Genève) automne-hiver 1994, numéro 2.

Précédent Suivant

Le texte seul est utilisable sous licence Creative Commons - Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International - CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.