Chapitre 2. Le régime juridique du bassin de 1885 a 1960
p. 77-87
Texte intégral
1Le bassin du Congo comme voie de communication représentait un tel enjeu pour l’exploitation coloniale que les puissances impliquées dans la course aux colonies (“Scramble for Africa”) devaient se résoudre à adopter un régime d’internationalisation susceptible de satisfaire plus ou moins les intérêts de tous. Ce régime spécial fut établi à l’issue du congrès de Berlin (novembre 1884-février 1885) et modifié par la conférence de Saint-Germain-en-Laye (1919). Les principes essentiels du régime fluvial colonial étaient la liberté de navigation pour tous, la liberté de commerce et le principe de neutralité.
2Ayant accepté l’idée que le fleuve Congo devait servir de voie de pénétration aux puissances européennes, le congrès de Berlin adopta l’acte de navigation du Congo qui, en tenant compte des circonstances locales, étendit à ce fleuve ainsi qu’au Niger, à leurs affluents et aux eaux qui leur étaient assimilées, les principes généraux énoncés par les articles 108 à 116 de l’acte final du congrès de Vienne de 1815, à savoir les libertés de navigation et de commerce et le régime de neutralité.
Section 1 : L’acte général de Berlin de 1885
3Par l’acte de Berlin de 1885, le Congo fut déclaré une zone internationale dont la gestion était confiée à Léopold II, roi des Belges. Cette décision fut prise pour des raisons politiques, en vue de constituer un Etat-tampon en Afrique centrale, lequel devait coïncider avec les limites naturelles du bassin du Congo. Participaient à la conférence de Berlin l’Allemagne, l’Autriche-Hongrie, la Belgique, le Danemark, l’Espagne, les Etats-Unis, la France, la Grande-Bretagne, l’Italie, la Norvège, les Pays-Bas, le Portugal, la Russie et la Suède. Présidée par Bismarck, la conférence portait essentiellement sur les règles à établir en matièrre d’implantations coloniales en Afrique et sur le régime du commerce et de la navigation sur les fleuves Congo et Niger.
4Le « Bassin conventionnel du Congo » fut limité de la manière suivante :
Depuis le cinquième degré de latitude Nord jusqu’à l’embouchure du Zambèze au Sud ; de ce point, la ligne de démarcation suivra le Zambèze jusqu’à cinq milles en amont du confluent Shiré et continuera par la ligne de faîte séparant les eaux qui coulent vers le lac Nyassa des eaux tributaires du Zambèze, pour rejoindre enfin la ligne de partage des eaux du Zambèze et du Congo199.
5C’est l’espace ainsi délimité qui fut soumis au régime de la liberté de commerce et de navigation pour des raisons déjà évoquées. Lors de sa session de Paris de 1878, l’IDI avait adopté les thèses de certains de ses membres qui préconisaient les uns un système de libre navigation sur le Congo, les autres un système de neutralité. Il recommanda notamment, lors de sa session de Munich de 1883, que :
le principe de la liberté de navigation pour toutes les nations soit appliqué au fleuve Congo et à ses affluents, et que toutes les puissances s’entendent sur les mesures propres à prévenir les conflits entre nations civilisées dans l’Afrique équatoriale. L’Institut charge son bureau de transmettre ce voeu aux diverses puissances200
6Cette solution a prévalu au sein de la conférence de Berlin, où les plénipotentiaires des puissances européennes ont notamment décidé l’internationalisation du bassin du Congo. Les principes régissant l’accès au bassin sont contenus dans l’acte final de Berlin déjà cité. Celui-ci comporte six déclarations, dont l’acte de navigation du Congo qui,
[...] en tenant compte des circonstances locales, étend à ce fleuve, à ses affluents et aux eaux qui leur sont assimilées, les principes généraux énoncés dans les articles 108 à 116 de l’acte final du congrès de Vienne et destinés à régler, entre les puissances signataires de cet acte, la libre navigation des cours navigables qui séparent ou traversent plusieurs Etats.
7L’article 13 de l’acte pose le principe de la liberté de navigation, avec ses corollaires, l’égalité de traitement et le principe de la non-discrimination, en ces termes :
La navigation du Congo, sans exception d’aucun des embranchements ni issues de ce fleuve, est et demeurera entièrement libre pour les navires marchands [...] de toutes les nations, tant pour le transport des marchandises que pour celui des voyageurs. Elle devra se conformer aux dispositions du présent Acte de navigation et aux règlements à établir en exécution du même Acte.
Dans l’exercice de cette navigation, les sujets et les pavillons de toutes les nations seront traités, sous tous les rapports, sur le pied d’une parfaite égalité, tant pour la navigation directe que de la pleine mer vers les ports intérieurs du Congo, et vice-versa, que pour le grand et le petit cabotage ainsi que pour la batellerie sur le parcours de ce fleuve.
En conséquence, sur tout le parcours et aux embouchures du Congo, il ne sera fait aucune distinction entre les sujets des Etats riverains et ceux non-riverains, et il ne sera concédé aucun privilège exclusif de navigation, soit à des sociétés ou corporations quelconques, soit à des particuliers. Ces dispositions sont reconnues par les puissances signataires comme faisant désormais partie du droit international.
8Etait interdite la perception des droits de transit, de péages maritimes et fluviaux et de taxes quelconques en dehors des émoluments de caractère rémunératoire, à savoir : des taxes de port pour l’usage effectif de certains établissements locaux (quais, magasins…) ; des droits de pilotage sur les sections fluviales où il paraîtrait nécessaire de créer des stations de pilotes brevetés ; et des droits destinés à couvrir les dépenses techniques et administratives, faites dans l’intérêt général de la navigation, y compris les droits de phare, de fond et de balisage (article 14).
9L’acte de navigation du Congo prévoit en outre l’institution d’une Commission Internationale du Congo201. Celle-ci devait avoir pour objectif d’assurer la mise en œuvre de l’acte. Elle devait comprendre un représentant par Etat-partie à l’acte et être instituée dès le dépôt du cinquième instrument de ratification. En ce qui concernait ses attributions, l’acte disposait qu’elle avait des compétences normatives, consistant en l’élaboration des règlements de navigation, de police fluviale, de pilotage et de quarantaine, applicables après approbation des puissances membres de la commission. Cette dernière devait en outre exercer des attributions de police par la répression des infractions aux règlements en cause. Elle devait également être dotée de compétences administratives, à savoir la désignation des travaux propres à assurer la navigation du Congo, la fixation de tarifs de pilotage et celle du tarif général des droits de navigation, l’administration de ces revenus, la surveillance de l’établissement quarantenaire (chargé du contrôle sanitaire sur les bâtiments à l’entrée comme à la sortie du fleuve) et la nomination des agents du service général de la navigation et d’autres employés (article 20). Aux termes de l’article 21, la commission pouvait recourir, en cas de besoin, aux bâtiments de guerre des puissances signataires de l’acte final pour la mise en œuvre de ses actes et décisions. Il fut également stipulé que le régime de liberté de navigation demeurait applicable en temps de guerre et était valable pour les nations neutres et belligérantes (article 25).
10L’acte général de Berlin a joué un grand rôle dans le développement du droit public européen en général et du droit des cours d’eau internationaux en particulier. Pour de Courcel, une des tendances de la conférence de Berlin fut de donner à ses décisions
une portée doctrinale universelle et elle s’était exprimée notamment dans la déclaration de principe, que la Conférence avait introduite dans les actes de navigation : « Ces dispositions sont reconnues comme faisant désormais partie du droit public international202. »
11L’acte final de Berlin fut partiellement modifié par la déclaration de Bruxelles du 2 juillet 1890203. La révision visait en particulier l’article 4 de l’acte de Berlin relatif au droit d’entrée en franchise. La déclaration autorise une perception des droits de douane jusqu’à concurrence de 10 % de la valeur marchande des produits transportés. Elle prévoit également des mesures devant renforcer la répression du trafic des esclaves (réglementation du « droit de visite » sur les navires se trouvant dans le bassin). Pour des raisons liées à l’évolution des relations internationales et à l’augmentation des charges incombant au Congo belge, les parties signataires se réunirent à nouveau en 1919 et décidèrent de remplacer l’acte général de Berlin par la convention de Saint-Germain-en-Laye. Celle-ci procéda également à l’unification des régimes du Congo et du Niger.
Section 2 : La convention de Saint-Germain-en-Laye de 1919
12Ainsi que le souligne T. Maluwa,
la première Guerre mondiale a démontré l’inefficacité de l’Acte de Berlin dans certains domaines, plus spécialement le maintien de la liberté de navigation en temps de guerre. Ainsi, il était apparu dès ce moment clairement que l’Acte avait institué un régime incompatible avec la volonté des puissances coloniales d’exercer pleinement leur souveraineté territoriale dans leurs possessions situées dans le bassin du Congo. Certaines dispositions de l’Acte de Berlin sont tombées en désuétude (par exemple, celles relatives à la Commission internationale), alors que d’autres sont simplement devenues caduques (par exemple, les articles 34 et 35 relatifs aux règles à observer dans le domaine de l’occupation de nouveaux territoires sur la côte africaine). La révision ou l’abrogation totale de l’Acte général de Berlin était dès lors devenue inévitable204.
13Réunies à Saint-Germain-en-Laye en 1919, les puissances signataires de l’acte de Berlin adoptèrent un nouveau régime reflétant leur volonté d’« assurer par des dispositions appropriées aux exigences modernes l’application des principes généraux de civilisation consacrés par les Actes de Berlin et de Bruxelles. » Le principe de la liberté de navigation était réaffirmé (article premier), mais on lui apporta quelques limites. D’abord, les bénéficiaires de cette disposition étaient uniquement les ressortissants des Etats-parties à la convention et les membres de la SdN qui pouvaient y adhérer. Ensuite, les articles 7 à 9 établissaient un nouvel équilibre entre les exigences de la souveraineté territoriale des puissances riveraines et le principe des libertés de navigation et de commerce205. Ainsi, sur les routes, chemins de fer et autres canaux établis dans le but spécial de suppléer à l’absence de navigabilité ou aux imperfections de la voie fluviale, était autorisée la perception des péages calculés en fonction des dépenses de construction, d’entretien et d’administration, ainsi que du bénéfice équitable dû à l’entreprise. Il fut admis que, dans ce domaine, le principe de l’égalité de traitement en faveur des ressortissants des Puissances signataires devait continuer à prévaloir.
14Par ailleurs, la convention comportait les dispositions suivantes :
Article 8 — Chacune des Parties signataires demeurera libre d’établir les règlements qu’elle jugera utile pour assurer la sécurité et le contrôle de la navigation, étant entendu que ces règlements devront tendre à faciliter autant que possible la circulation des navires de commerce.
Article 9 — Dans les sections des fleuves et de leurs affluents ainsi que sur les lacs, dont l’utilisation n’est pas nécessaire à plusieurs Etats riverains, les Gouvernements exerçant l’autorité resteront libres, pour le maintien de la sécurité et de l’ordre publics et pour les autres nécessités de l’œuvre civilisatrice et coloniale, d’établir tel régime que de besoin ; mais la réglementation ne pourra comporter aucun traitement différentiel entre les navires ou entre les ressortissants des Puissances signataires et des Etats, membres de la Société des Nations, qui adhéreront à la présente Convention.
15C’est en se fondant sur ces dispositions que la Belgique prit les mesures qui allaient donner lieu à l’affaire Oscar Chinn déjà évoquée. Comme on a pu le voir, l’interprétation de la convention de Saint-Germain-en-Laye posait des problèmes. Du reste, celle-ci ne fut ratifiée que par sept Etats, ce qui réduisait déjà son impact comme réglementation de portée générale. A l’accession des pays africains à l’indépendance, certains d’entre eux l’ont abrogée, d’autres l’ont dénoncée et d’autres encore n’ont pas pris de position claire à son sujet. Ce qui pose la question de sa survie ou de son extinction à l’époque postcoloniale.
Section 3 : Le sort du régime fluvial colonial lors de l’accession des états africains à l’indépendance
16La plupart des Etats riverains du bassin du Congo/Zaïre a accédé à l’indépendance dès 1960. Leur pratique relative au sort de la convention de Saint-Germain-en-Laye n’a pas été uniforme. Seuls les Etats riverains du fleuve Niger, qui était lui aussi régi par cette convention, ont pris une position claire à son sujet. En effet, dans leur déclaration du 16 février 1963, les pays riverains du Niger ont estimé que l’ancien statut du fleuve était incompatible avec les intérêts des Etats nouveaux. Ils ont déclaré notamment ce qui suit :
La Conférence de Niamey sur le fleuve Niger, en remettant en question le Traité de Berlin et la Convention de Saint-Germain-en-Laye, ne fait qu’entériner aujourd’hui la caducité d’un document dont la valeur ne pouvait tolérer de près les intérêts de l’Afrique [...]. Il n’est pas logique [...] qu’une Convention signée par des pays extra-africains continue de fixer les modalités d’utilisation d’une propriété africaine située sur des territoires africains indépendants. Le maintien de ce statut, dans l’état actuel de la conjoncture internationale, apparaîtrait comme une survivance malheureuse de la période coloniale déjà dénoncée, jugée et condamnée sur tous les plans. Bien plus, les grands principes qui avaient présidé à l’élaboration du Traité de Berlin et de la Convention de Saint-Germain-en-Laye, à savoir liberté de navigation et égalité de traitement des nations utilisatrices, sont devenus des principes inadéquats et insuffisants au stade actuel de développement des pays riverains du Niger [...]. La refonte du statut ancien devient ainsi obligatoire pour donner à ce fleuve un statut adéquat capable de préserver les intérêts particuliers des pays traversés206.
17Le sort du régime fluvial colonial ayant été réglé en ce qui concerne le Niger, il convient de rechercher ce qu’il en est à propos du bassin du Congo. La pratique des Etats du bassin est divergente et la doctrine internationaliste partagée entre la thèse du maintien et celle de la caducité de ce régime.
1. La pratique des Etats
18Si l’on se réfère à la pratique zaïroise en matière de droit international public, on peut se rendre compte de l’incohérence des différents actes et prises de position adoptés par les organes étatiques concernant la succession par le Zaïre aux traités signés par la Belgique. Cette situation a beaucoup contribué à l’émergence du fameux contentieux belgo-congolais relatif au sort des titres du portefeuille et de la dette publique héritée de la colonisation207, lequel subsiste encore de nos jours. En effet, quelques jours après l’indépendance du Zaïre, le 30 juin 1960, Patrice Lumumba, premier ministre à l’époque, déclara ce qui suit dans un message au Sénat :
En ce qui concerne les traités, conventions et protocoles passés par la Belgique au nom du Congo, le Gouvernement déclare que leur reprise ou leur dénonciation ne pourra se faire qu’après un examen approfondi208.
19Cet exercice n’a pu être mené à son terme à cause de la situation anarchique qui s’instaura dans le pays. Et même lorsque le pays accéda à un calme relatif et adopta un code de la navigation fluviale et lacustre en 1966, rien n’était dit sur le sort du statut antérieur du fleuve209.
20L’article 6 de la constitution zaïroise du 24 juin 1967 dispose que :
Les traités ou accords internationaux conclus avant le 30 juin I960 ne resteront valables que pour autant qu’ils n’auront pas été modifiés par la législation nationale.
21L’interprétation exacte de cette disposition est qu’il doit s’agir d’une modification expresse et non implicite des accords concernés. La pratique zaïroise postérieure à cette constitution est contradictoire en ce qui concerne la survie du régime de Saint-Germain-en-Laye. On a déjà vu que la signature du manifeste de réconciliation le 16 juin 1970 constituait une reconnaissance plus ou moins explicite du statut international du fleuve. Pourtant le délégué zaïrois à la Sixième Conférence de la session de 1971 de l’Assemblée générale de l’ONU, M. Dédé, déclara que, du fait de la reprise par la Belgique de l’Etat Indépendant du Congo en 1908, les dispositions du traité de Berlin de 1885 relatives au fleuve Congo avaient cessé d’être valables210. Même si tel était le cas, dirions-nous, quid alors de la convention de Saint-Germain-en-Laye, à laquelle participera la Belgique ?
22A l’opposé du Zaïre, certains Etats d’Afrique centrale — le Congo et la République Centrafricaine — ont dénoncé la convention de Saint-Germain-en-Laye à l’occasion de l’adoption des statuts de l’Union Douanière Equatoriale211. En l’absence d’une pratique diplomatique déterminante et de l’adoption d’un nouveau régime général, la doctrine s’est emparée de la question de savoir si les Etats riverains du fleuve Congo demeurent toujours liés par la convention de Saint-Germain-en-Laye.
2. Position doctrinale
23Les avis sont partagés sur cette question. Une partie de la doctrine admet et soutient l’idée de la survie du régime fluvial colonial. Elle se fonde essentiellement sur les règles du droit international, aujourd’hui codifiées, qui excluent les accords territoriaux de ceux auxquels peut s’appliquer la doctrine de la table rase212. D’autres auteurs, par contre, auxquels nous nous rallions, pensent qu’il faut considérer ce régime comme étant devenu caduc et ce pour des raisons liées à sa nature coloniale et au changement fondamental de circonstances.
A. La thèse de la survie
24Il est généralement reconnu que les traités relatifs aux voies de communications souscrits par l’Etat prédécesseur s’imposent à l’Etat successeur en raison de leur caractère territorial. Cette doctrine a été consacrée par l’article 12 de la convention de Vienne sur la succession d’Etats aux traités déjà citée qui dispose ceci :
1. Une succession d’Etats n’affecte pas en tant que telle :
a) Les obligations se rapportant à l’usage d’aucun territoire, ou aux restrictions à son usage, établies par un traité au bénéfice de tout territoire d’un Etat étranger et considérées comme attachées aux territoires en question ;
2. Une succession d’Etats n’affecte pas en tant que telle :
a) Les obligations se rapportant à l’usage d’aucun territoire, ou aux restrictions à son usage, établies par un traité au bénéfice d’un groupe d’Etats ou de tous les Etats et considérées comme attachées à ce territoire ;
b) Les droits établis par un traité au bénéfice d’un groupe d’Etats ou de tous les Etats et se rapportant à l’usage d’aucun territoire, ou aux restrictions à son usage, et considérées comme attachés à ce territoire.
25Certains auteurs estiment que cette disposition s’applique aux accords relatifs aux fleuves internationaux, considérés comme traités réels ou localisés213. Ils se sont prononcés de ce fait pour la survie du régime de Saint-Germain-en-Laye. D’après R. Yakemtchouk, une partie de la doctrine pense que le régime de Saint-Germain devrait continuer à s’appliquer parce qu’il serait plus précis que les autres régimes des fleuves africains214. En rapportant les faits de la controverse d’avril 1970 sur la nature juridique du fleuve, Ch. Rousseau se réfère à l’acte général de Berlin de 1885 pour réfuter l’argument du Congo-Brazzaville d’après lequel le fleuve Congo comporterait des eaux territoriales, notion du reste étrangère au droit international fluvial215.
26D’autres auteurs, en revanche, soutiennent que des éléments de fait et de droit militent en faveur de la thèse de l’extinction du régime fluvial colonial.
B. La thèse de l’extinction
27Le maintien de l’ancien régime apparaît incompatible avec la survenance d’un nouvel ordre juridique international contraire au droit de la colonisation. Les traités qui avaient fondé le système colonial sont devenus non seulement illégitimes mais aussi et surtout injustes pour ce qui est de leur application aux Etats nouveaux.
a. Le régime de Saint-Germain-en-Laye et l’ordre juridique international nouveau
28Certes, l’article 12 de la convention de 1978 relative à la succession d’Etats aux traités précité est considéré comme une règle générale. Mais elle ne peut prévaloir sur une règle considérée comme fondamentale par la communauté internationale, à savoir : le principe de l’autodétermination. Ainsi que l’écrit G. Abi-Saab, il s’agit d’un droit que la Charte des Nations Unies a édicté et « qui prévaut, dans les limites de sa définition juridique, sur la souveraineté territoriale. » Elle constitue ainsi une limite importante à la stabilité216.
29Enfin, et à titre subsidiaire, il faut souligner que les Etats européens eux-mêmes, parties audit traité de 1919, n’ont guère exprimé de vélléité de le voir continuer à régir leurs rapports. Ainsi que l’écrit T. Maluwa :
Il est significatif qu’[...] aucune des puissances parties à la Convention de Saint-Germain-en-Laye n’ait continué à la considérer comme étant en vigueur depuis son abrogation par les nouveaux Etats africains en 1963 [riverains du Niger]. Cela semble indiquer que dans la pratique toutes les parties intéressées ont accepté que la Convention soit devenue lettre morte après son abrogation par les Accords de Niamey217.
b. La convention de Saint-Germain-en-Laye et le changement fondamental des circonstances
30La convention de Saint-Germain et l’acte de Berlin qui l’a précédée sont conformes aux principes ayant régi l’occupation coloniale. Ils traduisent sur le plan du droit fluvial deux doctrines : celle de la terra nullius et du laisser-faire. Tel n’est plus le cas à notre époque, où les Etats, quels qu’ils soient, ont le droit et le devoir d’assurer, en vertu de leur souveraineté permanente sur les ressources naturelles, le contrôle et l’utilisation de celles-ci pour le bien-être de leurs peuples respectifs. Dans un tel contexte, des traités comme celui de Saint-Germain-en-Laye doivent être considérés comme anachroniques et comme imposant des obligations indues aux Etats nouveaux, sans rapport avec les obligations correspondantes des puissances ex-coloniales. De tels traités sont devenus caducs en vertu du principe rebus sic stantibus. Car conformément au droit international, « pour des raisons d’équité et de justice, une partie peut [...] invoquer un changement fondamental de circonstances comme motif pour mettre fin au traité218. » J.-L. Brierly exprime mieux l’économie de ce principe lorsqu’il écrit ceci :
C’est un truisme que de dire qu’aucun intérêt international n’est plus vital que le respect de la bonne foi entre les Etats, et le « caractère sacro-saint » des traités en est un corollaire indispensable. D’un autre côté, les circonstances dans lesquelles un traité a été conclu peuvent changer, et les obligations assumées peuvent devenir si onéreuses qu’elles peuvent compromettre le développement auquel un Etat estime avoir droit219.
31Le fait que le principe rebus sic stantibus ne s’applique pas aux accords territoriaux n’est pas relevant ici, comme indiqué au point précédent.
c. L’exercice par les Etats de la souveraineté permanente sur les ressources naturelles, y compris les ressources en eau
32En accédant à la souveraineté internationale, les ex-colonies ont compris que l’indépendance n’avait pas de sens si elle n’avait pas de dimension économique. Elles ont profité de leur majorité à l’Assemblée générale de l’ONU pour développer une action normative qui allait imposer le principe de la souveraineté permanente sur les ressources naturelles. Ce principe est en réalité la réaffirmation de la souveraineté des Etats dans le domaine économique. Il est mentionné dans plusieurs résolutions, notamment dans la résolution 1 803 (XVII) adoptée par l’assemblée en 1962 et intitulée « Souveraineté permanente sur les ressources naturelles » ; la résolution 3 201 (SVI) du 1er mai 1974 portant « déclaration relative à l’instauration d’un nouvel ordre économique international » et la résolution 3 281 (XXIX) du 14 décembre 1974 portant « charte des droits et des devoirs économiques des Etats » et dont l’article 2, alinéa 1er dispose ceci :
Chaque Etat détient et exerce librement une souveraineté entière et permanente sur toutes ses richesses, ressources naturelles et activités économiques, y compris la possession et le droit de les utiliser et d’en disposer.
33Par rapport à la mise en œuvre de ce principe, il serait inconcevable de continuer à admettre la survivance postcoloniale du régime de Saint-Germain-en-Laye. Les Etats riverains du bassin du Congo/Zaïre ont le droit d’exercer leur souveraineté sur leurs ressources en eau, et ils peuvent le faire individuellement ou collectivement. Cette dernière approche prévaut en matière de mise en valeur des bassins fluviaux et lacustres en Afrique postcoloniale.
Notes de bas de page
199 Voir LUKIANA, M., Les grandes puissances et le Congo : 1885-1960. Permancences et changements, thèse, Genève, IUHEI, 1982, p. 71-120.
200 Ann. IDI, vol. 7, 1885, p. 278.
201 La commission n’a jamais fonctionné faute d’accord entre Etats signataires à l’acte final. Ce fut mauvais pour la gestion ultérieure des eaux fluviales.
202 COURCEL, G. (de), L’influence de la Conférence de Berlin de 1885 sur le droit colonial international, Paris, Les Editions Internationales, 1935, p. 111.
203 CTS, vol. 173, 1890, p. 319.
204 MALUWA, op.cit. (note 2), p. 392 (traduction de l’auteur).
205 Voir, pour le Congo belge, la circulaire interprétative du Gouverneur F. Fucilo du 9 novembre 1912. Texte dans Codes 1914. op.cit (note 170). p. 1215.
206 Texte dans La Documentation française. Afrique contemporaine, n° 7. mai-juin 1963, p. 6
207 Voir KIKASSA, F., « Le contentieux belgo-congolais de 1960 à 1966 », Congo-Afrique, vol. 7, 1967, p. 327-351, et MULUMBA, L., Succession d’Etats aux droits patrimoniaux (le cas de l’ex-Congo belge), Kinshasa, PUZ, 1979.
208 YAKEMTCHOUK, R., « Le régime international des voies d’eau africaines », RBDI, vol 5, 1699, p. 493
209 ibid., p. 494.
210 Op.cit. (note 66), loc.cit.
211 BUKASA, op.cit. (non- 2), p. 310.
212 MERIBOUTE, Z., La codification de la succession d’Etats aux traités. Décolonisation, sécession, unification, Paris, PUF, 1984, p. 107-155. Sur la doctrine de la table rase, voir BEDJAOUI, M., « Problèmes récents de succession d’Etats dans les Etats nouveaux », RCADI, vol. 130, 1970-11, p. 455-586.
213 FERNANDEZ ROZAS. J.C., « La succession d’Etats en matiére de conventions fluviales », in ZACKLIN, R. et L. CAFLISCH (éd.), Le régime juridique des fleuves et des lacs internationaux, La Haye, Nijhoff, 1981. p. 127-176, et FISSEHA. Y., “State Succession and the Legal Status of Internatiolal Rivers”, ibid., p. 184-185).
214 YAKEMTCHOUK, op.cit. (note 208). p. 494.
215 ROUSSEAU, op.cit. (note 67).
216 ABI-SAAB, loc.cit. (note 48). Dans son opinion dissidente jointe à la sentence arbitrale sur l’affaire Guinée-Bissau c. Sénégal (1989), M. Bedjaoui écrit que « [...] le principe de l’autodétermination [...] a paru comme conceptuellement contradictoire avec l’uti possidetis [...] », op.cit. (note 55), p. 91. Comme le soutient la doctrine majoritaire, en cas de décolonisation (tel serait le cas ici), le premier principe devrait l’emporter sur le second. Voir PREVOST, J.-F., « Observations sur l’avis consultatif de la Cour internationale de Justice relatif au Sahara occidental (“lena nullius” et autodétermination) », JDI, vol. 103, 1976, p. 861-862.
217 MALUWA, T., “Succession to Treaties and International Fluvial Law in Africa: The Nigerian Regime”, NIIR, vol. 33, 1986, p. 366 (traduction de l’auteur).
218 ACDI 1966, vol. II/l, p. 256-258.
219 BRIERLY, J.L., The Law of Nations, 6e éd., Londres, Clarendon Press, 1963, p. 331 (traduction de l’auteur).
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