Chapitre 4. La liberté de navigation
p. 31-35
Texte intégral
1Comme on le sait, la navigation était le moteur du développement du droit international fluvial. C’est dans ce secteur que sont apparues les premières expériences de coopération internationale. De nombreux traités proclamant l’internationalisation des cours d’eau consacrent la règle de la liberté de navigation. Parmi les textes les plus anciens, citons l’acte final du congrès de Vienne de 181584 ; l’acte général de Berlin déjà cité, modifié par la convention de Saint-Germain-en-Laye de 1919 ; et le statut de Barcelone de 1921. Tous ces instruments insistent également sur la liberté de commerce et l’égalité de traitement des usagers des cours d’eau internationaux concernés. Mais on s’est toujours demandé si la liberté de navigation pouvait s’imposer comme règle générale, en dehors de toute stipulation conventionnelle. D’autres préoccupations ont concerné le champ d’application de cette liberté. Les questions ainsi posées ne sont pas sans importance, car la liberté de navigation constitue une limitation substantielle au principe de la souveraineté territoriale de l’Etat riverain vis-à-vis duquel elle est invoquée.
2Plusieurs définitions ont été données à la liberté de navigation. A l’article 2 de la résolution adoptée le 14 octobre 1934 lors de la session de Paris85, l’Institut de droit international définit la liberté de navigation comme étant :
Le droit pour tous les navires, bateaux, trains de bois et autres moyens de transport par l’eau, de circuler librement sur toute l’étendue navigable de la voie, à charge de se conformer aux stipulations du présent règlement, et, le cas échéant, aux prescriptions supplémentaires ou d’exécution qui seront établies par les Etats riverains.
3Les Règles d’Helsinki86, adoptées en 1966 par l’Association de droit international, disposent à l’article 14 que la liberté de navigation signifie :
Liberté de mouvement sur toute la partie navigable du fleuve ou du lac ; liberté d’entrer dans les ports et d’utiliser les installations et bassins qui s’y trouvent ; liberté de transporter des marchandises et des passagers, directement ou avec transbordement, entre le territoire d’un Etat riverain et le territoire d’un autre Etat riverain et la pleine mer.
4La grande préoccupation de la doctrine a été de connaître l’étendue du cercle des bénéficiaires de la liberté de navigation sur un cours d’eau international. En nous fondant sur la summa divisio opérée par R. Bystricky et reprise par B. Vitanyi, établissant trois catégories de bénéficiaires (les Etats riverains ; les Etats-parties à un accord d’eau, et tous les Etats87), nous pensons qu’il existe deux conceptions en matière de liberté de navigation. D’une part, une approche extensive, consistant à accorder la liberté de navigation à tous les pavillons et, d’autre part, une approche restrictive comportant trois variantes. La première reconnaît la liberté de navigation pour les pavillons des riverains et reflète le droit coutumier en vigueur ; la seconde accorde la liberté de navigation aux pavillons des Etats-parties à un traité ; et, pour les Amériques seulement — troisième variante — la liberté de navigation est octroyée unilatéralement ou conventionnellement.
Section 1 : La pratique des Etats
5Dans la première catégorie (conception extensive), il faut mentionner les accords suivants : l’acte final du congrès de Vienne déjà évoqué ; le traité de Paris du 30 mars 1856 relatif au Danube88 ; l’acte final du congrès de Berlin relatif au Congo et au Niger déjà cité ; la convention de Paris du 21 juillet 1921 relative au Danube89 ; et la convention de Belgrade de 1948 relative au Danube90, en ce qui concerne la partie navigable du fleuve, d’Ulm à la Mer Noire, à l’exclusion des affluents et des canaux latéraux. Dans sa résolution adoptée à Paris en 1934, l’Institut de droit international préconise la liberté de navigation et l’égalité de traitement pour toutes les nations. Les Règles d’Helsinki préconisent la solution contraire à leur article 13, en réservant la liberté de navigation aux seuls riverains. De nombreux traités adoptent cette approche. En revanche, certains instruments accordent cette liberté aux seules parties contractantes et/ou à d’autres Etats bien spécifiés. C’est le cas de la convention de Saint-Germain-en-Laye de 1919 relative au Congo et au Niger et du statut de Barcelone de 1921 sur le régime des voies navigables d’intérêt international déjà mentionnés.
6Dans le domaine de la navigation, les Etats latino-américains ont développé une pratique qui se démarque des conceptions précédentes. En effet, comme le souligne J.-M. Le Besnerais,
la liberté de navigation est un principe traditionnel en Europe. En Amérique latine, elle est apparue longtemps comme une concession gracieuse plus que comme un véritable droit ainsi que le rappelait Gidel en 1948. Par exemple, au xixe siècle, un conflit a éclaté entre les Etats-Unis et le Brésil à propos de la liberté de navigation pour tous les usagers que les Etats-Unis revendiquaient sur l’Amazone coulant en territoire brésilien. La liberté de navigation, affirmaient les Etats-Unis, résulte non pas d’un traité, mais d’un droit naturel. Au contraire, pour le Brésil, la liberté de navigation était une concession révocable ad nutum ; elle s’appliquait stricto sensu et ne pouvait être élargie aux affluents d’un fleuve international91.
7Dans une étude récente, E. Ciampichetti écrit que de nombreux accords et décrets plus récents confirment cette pratique régionale92.
Section 2 : La jurisprudence internationale
8Certains litiges relatifs à l’étendue de la liberté de navigation ont été soumis à la justice internationale. Mais les solutions adoptées par la jurisprudence sont divergentes. Certains juges et arbitres ont interprété la liberté de navigation de manière extensive, alors que d’autres l’ont fait de façon restrictive. En ce qui concerne l’arbitrage international, mentionnons en particulier l’affaire Faber ayant opposé l’Allemagne au Venezuela93. Cette affaire illustre les deux conceptions de la liberté de navigation. A l’origine de celle-ci se trouve la décision du Venezuela de suspendre la liberté de navigation sur les fleuves Catatumbo et Zulia pour cause d’infiltrations de révolutionnaires venant de Colombie. Cette mesure causa des préjudices importants au transporteur allemand Faber, du fait du recours aux transbordements dans les ports vénézuéliens d’Encontrados et de Maracaibo. L’Allemagne estimait que la liberté de navigation devait être appliquée telle qu’elle était en Europe, c’est-à-dire de manière illimitée. Le Venezuela prétendait le contraire et se fondait sur des motifs de sécurité pour en limiter l’application. Le surarbitre Duffield (Etats-Unis) écarta la thèse allemande.
9Pour ce qui est du règlement judiciaire, mentionnons deux cas qui ont été déférés à une juridiction et qui ont débouché sur des solutions divergentes. Il s’agit de deux litiges dont la Cour permanente de Justice a eu à connaître. Le premier concerne la juridiction de la Commission de l’Oder, qui opposait six Etats (Allemagne, Danemark, France, Grande-Bretagne, Suède et Tchécoslovaquie) à la Pologne. Il portait sur l’interprétation de l’article 331 du traité de Versailles de 1919 qui avait internationalisé l’Oder. La question posée à la Cour était la suivante :
La juridiction de la Commission s’étend-elle, aux termes des stipulations du Traité de Versailles, aux sections des affluents de l’Oder situées en territoire polonais et, dans l’affirmative, sur quels éléments de droit doit-on se baser pour fixer les points en amont jusqu’où s’étend cette juridiction ?
10La Cour répondit que :
La préoccupation d’assurer en amont d’une rivière la possibilité du libre accès à la mer a joué un grand rôle dans la formation du principe de la liberté de navigation sur les fleuves internationaux [...]. Ce n’est pas dans l’idée d’un droit de passage en faveur des Etats d’amont mais dans celle d’une certaine communauté d’intérêts des Etats riverains que l’on a cherché la solution du problème. Cette communauté d’intérêts sur un fleuve navigable devient la base d’une communauté de droit, dont les traits essentiels sont la parfaite égalité de tous les Etats riverains dans l’usage de tout le parcours du fleuve et l’exclusion de tout privilège d’un riverain quelconque par rapport aux autres [...]. Si la communauté de droit repose sur l’existence d’une voie navigable qui sépare ou traverse plusieurs Etats, il est évident que cette communauté s’étend à tout le parcours navigable et ne s’arrête aucunement à la dernière frontière94.
11Dans l’autre litige qui lui avait été soumis, la Cour permanente se montra plus prudente et opta pour une interprétation restrictive de la notion de liberté de navigation. Il s’agissait de l’affaire Oscar Chinn, opposant la Belgique à la Grande-Bretagne95. Les faits à l’origine de ce litige étaient les suivants : la Belgique avait pris des mesures se rapportant au trafic fluvial sur les voies d’eau du Congo belge, notamment en accordant à la société UNATRA le monopole des transports des fonctionnaires et des marchandises du Congo belge et en prescrivant un abaissement des tarifs pratiqués par cette société. Ces décisions visaient a atténuer les difficultés de l’entreprise, consécutives à la récession économique des années 1929-1930. Elles étaient apparues à Oscar Chinn, transporteur britannique desservant le fleuve internationalisé, comme favorisant les compagnies congolaises, en l’occurrence l’UNATRA, en violation des dispositions de la convention de Saint-Germain de 1919 relatives à l’égalité de traitement. La Grande-Bretagne, qui prit fait et cause pour Chinn, et la Belgique soumirent le litige à la Cour.
12Dans son arrêt du 12 décembre 1934, celle-ci précisa d’abord les concepts de liberté de navigation et de liberté de commerce :
La liberté de navigation consacrée par la Convention comporte, d’après la notion communément admise, la liberté de mouvement pour les bateaux, la liberté d’approcher des ports, de profiter des ouvrages et docks, de charger et de décharger les marchandises, ainsi que la liberté de transporter des marchandises et des voyageurs. La liberté de navigation, en tant qu’il s’agit des opérations commerciales des entreprises de transport fluvial ou maritime, implique, à cet égard, la liberté de commerce. On ne saurait cependant en déduire que la liberté de la navigation entraîne et présuppose à tous autres égards la liberté du commerce96.
13Amenée à se prononcer sur la licéité des mesures prises par la Belgique, la Cour a jugé que :
[à cause de] leur caractère temporaire et [de] leur application à des sociétés chargées par l’Etat de services publics, ces mesures ne peuvent être condamnées comme ayant contrevenu à l’engagement pris par le Gouvernement belge dans la Convention de Saint-Germain de respecter la liberté du commerce au Congo97.
14Par ailleurs, plusieurs juridictions arbitrales ont statué dans le même sens que la Cour permanente en l’affaire Oscar Chinn : affaires Orinoco Steamship Company (Etats-Unis c. Venezuela), 190398 ; J. McMahan (Etats-Unis) C. Mexique), 192999 et Waterways in Katanga (Compagnie Spéciale du Katanga c. Colonie du Congo belge), 1931100.
Notes de bas de page
84 CTS, vol. 64, 1815, p. 453.
85 Ann. IDI 1934, p. 713.
86 International Law Association, Report of the 52nd Conference, Helsinki, 1966, Londres, 1967, p. 517.
87 VITANYI, B., The International Regime of River Navigation, Alphen aan den Rijn/Germantown, Sijthoff/Noordhoff, 1979, p. 143.
88 CTS, vol. 114, 1855-1856, p. 409.
89 SdN, Recueil des Traités, vol. 26, p. 173.
90 Nations Unies, Recueil des Traités, vol. 33, p. 197.
91 LE BESNERAIS, op.cit (note 60), p. 73.
92 CIAMPICHETTI, E., La liberté de navigation : Problèmes d’actualité, mémoire de DES, Genève, IUHEI, 1991, p. 32-33.
93 RSA, vol. 10, p. 438.
94 CPJI, série A, n° 23, p. 26-28 (1929).
95 Voir EISELE, HAF, L’affaire Oscar Chinn, thèse, Genève, 1970, p. 93-129.
96 CPJI, série A/B, n° 63, p. 83 (1934).
97 Ibid., p. 86. Dans son opinion individuelle, le juge Anzilotti précisa : « Le but de cet article [l’article 5 de la Convention de Saint-Germain sur la liberté de navigation] serait donc entièrement frustré si l’Etat était libre de mettre l’industrie de la navigation dans l’impossibilité de réaliser des bénéfices, pourvu que tout le monde fût libre de l’exercer. » (p. 112).
98 RSA, vol. 9, p. 180.
99 Ibid., vol. 4. p. 486.
100 BYBIL, vol. 10. 1964. p. 183.
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