Chapitre 3. Les théories relatives à l’utilisation des cours d’eau internationaux
p. 19-29
Texte intégral
1Au xixe siècle, deux théories préconisaient le caractère absolu des prérogatives de l’Etat riverain situé en amont ou en aval d’un cours d’eau international. Il s’agit de la théorie de la souveraineté territoriale absolue et de celle de l’intégrité territoriale absolue.
Section 1 : La théorie de la souveraineté territoriale absolue
2Vers la fin du xixe siècle, une controverse opposa le Mexique aux Etats-Unis à propos de la déviation des eaux du Rio Grande par des fermiers et éleveurs de l’Etat du Colorado, laquelle réduisait l’approvisionnement en eau d’une partie du territoire mexicain. Le Mexique prétendait qu’une telle situation devait donner lieu à une indemnisation de la part des Etats-Unis. Le Mexique fondait ses réclamations sur deux traités bilatéraux et sur les principes du droit international général. Appelé à donner un avis sur la question de savoir si une telle prétention était fondée en droit international, l’Attorney-General Judson Harmon, qui s’appuyait sur des principes dégagés par la Cour suprême des Etats-Unis dans l’arrêt The Schooner “Exchange” V. McFaddon and Others (1812), a soutenu le point de vue suivant :
Il est évident qu’on cherche en fait à imposer une servitude qui placerait l’Etat d’aval dans une position dominante et contraindrait l’Etat d’amont à arrêter son développement et à priver ses ressortissants d’une ressource que la nature a placée intégralement sur son territoire [...]. Le principe fondamental du droit international est celui de la souveraineté absolue qu’exerce chaque Etat, à l’exclusion de tous les autres, sur son territoire. Pour ce qui est de la nature et de l’étendue de la souveraineté, le Président Marshall a déclaré à propos de la compétence judiciaire, un des éléments de cette souveraineté (Schooner Exchange v. McFaddon and Others) : “La juridiction de l’Etat sur son propre territoire est nécessairement exclusive et absolue. Ses seules limites sont celles qu’il s’impose lui-même. Toute limitation qui lui serait légitimement imposée de l’extérieur réduirait d’autant la souveraineté et élargirait proportionnellement la souveraineté de la puissance qui pourrait imposer ladite limitation [...]. En conséquence, toutes les restrictions du pouvoir absolu et total qu’exerce un Etat sur son territoire doivent procéder du consentement de l’Etat concerné. Elles ne peuvent avoir d’autre source légitime58”.
3A la suite de négociations engagées entre les deux pays, les Etats-Unis ont accepté d’indemniser les paysans mexicains pour les dommages futurs. Ils s’y sont résolus à titre gracieux, sans que cette solution ne pût être considérée comme un précédent, précisant qu’ils n’entendaient pas renoncer à la doctrine Harmon. Cependant, leur pratique ultérieure prouve l’abandon de celle-ci. En effet, comme le rapporte J. Andrassy :
Par un Traité du 3 février 1944, les Etats-Unis ont reconnu au Mexique l’utilisation d’une large part des eaux des fleuves Colorado, Tijuana et Rio Grande. En plaidant pour l’approbation de ce Traité devant la Commission des Affaires étrangères du Sénat, le Secrétaire d’Etat adjoint à l’époque, M. Stettinius, a déclaré qu’il y a certaines obligations entre Etats en ce qui concerne les fleuves internationaux et les autres fonctionnaires du Département d’Etat ont été plus explicites à cette occasion, mais dans un sens opposé à la doctrine Harmon. Sur ce sujet, un expert jurisconsulte a constaté a) l’existence d’une pratique entre Etats consacrée par des traités, dont quelques-uns conclus par les Etats-Unis, qui prévoient un partage équitable des eaux des fleuves internationaux, b) certaines décisions des cours des Etats-Unis qui ont, dans les rapports entre les Etats de l’Union, rejeté la doctrine Harmon59 [...].
4Il y a eu, plus récemment, des Etats qui ont pris une position proche de la doctrine précitée à l’occasion de différends avec des voisins. C’est le cas du Brésil, dans le différend qui l’a opposé à l’Argentine au sujet de la construction du barrage d’Itaipu, sur le Paranà. Le Brésil soutenait qu’il n’existe pas de règle générale que les pays d’amont doivent respecter lorsqu’ils décident d’entreprendre des travaux d’aménagement hydroélectriques, même si ceux-ci ont des conséquences préjudiciables sur le territoire de l’Etat d’aval. Dans le cas d’espèce, la construction du barrage d’Itaipu par le Brésil et le Paraguay, Etats d’amont, était susceptible de remettre en cause le projet argentin de construire une centrale hydroélectrique à Corpus, à 1 000 km en aval d’Itaipu60. A l’appui de son argumentation, l’Argentine fit valoir que :
La construction d’Itaipu et son mode de fonctionnement [...] étaient susceptibles de modifier en aval le régime des eaux et d’avoir une incidence sur la navigation [...]. Elle [l’Argentine] s’intéressait à la nature des mesures qui avaient été adoptées tant pour éviter la propagation de la schistosomiase, maladie ayant pour véhicule un escargot qui se développe dans les régions subtropicales à l’intérieur des lacs des barrages, qu’en ce qui concerne la préservation de l’environnement et la sismicité induite61.
5Comme dans le cas précédent, après quelques péripéties, le différend a pu être réglé, par la voie diplomatique, grâce à la conclusion de l’accord du 19 octobre 1979 entre le Brésil, l’Argentine et le Paraguay62, qui a permis d’amorcer une coordination entre les deux projets.
Section 2 : La théorie de l’intégrite territoriale absolue
6A l’opposé de la théorie de la souveraineté territoriale absolue, fondée sur l’idée qu’un Etat riverain peut disposer librement des eaux coulant sur son territoire sans se préoccuper des intérêts de l’Etat d’aval, se situe la théorie de l’intégrité territoriale absolue d’après laquelle :
un Etat [d’aval] a le droit d’exiger la permanence de l’écoulement naturel des eaux provenant d’autres pays, mais ne peut pour sa part réduire le flot naturel des eaux coulant à travers son territoire dans d’autres pays63.
7Cette théorie joue donc en faveur de l’Etat d’aval. Bien qu’elle n’ait pas eu autant d’écho que celle de la souveraineté territoriale absolue, elle a été invoquée par certains Etats, à titre d’exemple par l’Espagne contre la France dans le différend qui a opposé ces pays clans les années cinquante. Le premier Etat reprochait au second d’avoir détourné, à des fins de production d’énergie, les eaux de l’Ariège, rivière alimentant le territoire espagnol en aval du lac Lanoux. Le Tribunal arbitral appelé à statuer sur cette affaire devait répondre à la question de savoir si la France était obligée d’obtenir l’accord préalable de l’Espagne (Etat d’aval) avant d’exécuter ses travaux. Le Tribunal a estimé que :
la règle suivant laquelle les Etats ne peuvent utiliser la force hydraulique des cours d’eau internationaux qu’à la condition d’un accord préalable entre les Etats intéressés ne peut être établie ni à titre de coutume, ni encore moins à titre de principe général du droit [...], l’existence d’une règle imposant un accord préalable à l’aménagement hydraulique d’un cours d’eau international ne peut donc résulter que d’un acte conventionnel [...]. De toute façon, l’obligation de donner l’avis préalable ne renferme pas celle, beaucoup plus étendue, d’obtenir l’accord de l’Etat avisé64.
Section 3 : La doctrine de la « suprariveraineté »
8Pour des raisons d’antagonisme idéologique, les relations entre le Congo et le Zaïre, riverains du cours moyen du fleuve Zaïre, ont été tendues entre 1963 et 1970. Cette tension a atteint son paroxysme entre 1968 et 1969, à la suite de plusieurs incidents diplomatiques provoqués notamment par le coup d’Etat manqué à Brazzaville et l’affaire Pierre Mulele. Les faits à l’origine de cette affaire sont les suivants : Pierre Mulele, chef rebelle au Kwilu (Zaïre) dans les années 1962-1965, s’était réfugié à Brazzaville après l’écrasement du mouvement insurrectionnel. Il retourna à Kinshasa en 1969, à la suite de négociations engagées entre les dirigeants congolais et zaïrois, aux fins de participer au processus de « réconciliation nationale » amorcé par le nouveau régime en place au Zaïre depuis 1965. Il revint au Zaïre sous la garantie de ne pas être inquiété. Dès son arrivée à Kinshasa, il fut arrêté et exécuté sommairement. Le Congo et le Zaïre rompirent leurs relations diplomatiques. Pendant la crise qui s’ensuivit, des incidents graves perturbèrent le trafic fluvial sur le cours moyen du fleuve. En avril 1970, les autorités congolaises procédèrent à l’arrestation de douze piroguiers zaïrois qui naviguaient non loin de la rive droite du fleuve (côté congolais), à titre de représailles contre l’arrestation par des soldats zaïrois de huit Congolais qui s’étaient rendus à l’île Bamou située dans le Stanley-Pool ou Pool Malebo.65
9En octobre 1971, les autorités zaïroises débaptisèrent le fleuve Congo en Zaïre. Pendant la crise qui en résulta, elles adoptèrent une attitude tendant à remettre en cause le statut international du fleuve. Les dirigeants zaïrois déclarèrent en effet que « le fleuve était entièrement zaïrois parce qu’il prend sa source au Zaïre, coule presque entièrement sur son territoire, et se jette dans l’océan Atlantique par une embouchure située au Zaïre. » Ils nièrent le caractère international du fleuve, estimant que les autres pays riverains n’étaient drainés par lui que de façon marginale.
10Cette position du Zaïre fut réaffirmée par son représentant, le 2 novembre 1971, à la 26e session de l’Assemblée générale de l’ONU. En effet, d’après le rapport du Comité spécial pour la question de la définition de l’agression :
M. Dédé (Zaïre) dit qu’il a reçu pour instructions de son gouvernement d’informer la Commission des raisons qui ont conduit récemment son pays à changer son nom de République démocratique du Congo en Zaïre. Zaïre est la transposition euphonique du vocable nzadi, qui signifie fleuve. Sur son parcours de plus de 4 000 kilomètres, le Zaïre, qui est l’artère vitale de son pays, ne fait frontière avec un terrain étranger que sur un trajet négligeable de près de 200 kilomètres. C’est donc juridiquement un fleuve intérieur. Les dispositions archaïques de l’Acte de Berlin de 1885, qui faisait de cette voie d’eau un fleuve international, ont cessé d’avoir effet en 1908, lorsque la Belgique a annexé le fictif Etat du Congo, et le fleuve est entré dans le domaine public de l’Etat. La Convention et le Statut sur le régime des voies navigables d’intérêt international, ainsi que le Protocole additionnel, adoptés à la Conférence de Barcelone de 1921, auxquels n’ont adhéré qu’un petit nombre d’Etats, ont simplement substitué à la notion juridique et géographique de fleuve international celle économique de voie d’eau d’intérêt international. Néanmoins, le Zaïre échappe à cette réglementation ; il conserve son statut de fleuve intérieur, c’est-à-dire national. M. Dédé souligne que son pays est donc pleinement justifié d’avoir décidé unilatéralement de changer le nom d’un fleuve relevant du domaine public de l’Etat et qui n’est assujetti qu’à la compétence domestique de ce dernier66.
11Cette doctrine diffère des théories nationalistes analysées précédemment (doctrine Harmon et théorie de l’intégrité territoriale absolue) en ce que ces dernières ne remettent pas en cause le caractère international des cours d’eau dont des parties se trouvent dans plusieurs Etats, mais considèrent que, dans la partie localisée sur leur territoire national, ils possèdent des droits absolus soit à l’utilisation des eaux, soit au maintien de leur écoulement naturel. La doctrine de la « suprariveraineté » tend à reconnaître une position dominante à un Etat riverain, c’est-à-dire celui sur le territoire duquel coule la plus grande partie des eaux d’un cours d’eau international, en attribuant à ce dernier le caractère national de l’Etat en cause.
12Cette conception est l’antithèse même de la définition unanimement admise du cours d’eau international. En effet, d’après la pratique des Etats, la jurisprudence et la doctrine, constituent des fleuves ou lacs internationaux les cours d’eau qui, dans leur cours naturellement navigable, séparent ou traversent les territoires dépendant de plusieurs Etats. La CDI a adopté une approche plus systématique, car, aux termes de l’article 2 du projet d’accord-cadre sur le droit relatif aux utilisations des cours d’eau internationaux à des fins autres que la navigation, « l’expression “cours d’eau international” s’entend d’un cours d’eau dont les parties se trouvent dans les Etats différents. »
13A propos de l’attitude des autorités zaïroises en 1971, il faut noter que celles-ci ont adopté une position qui contredit celle prise antérieurement. En effet, à la suite des incidents survenus en 1969 et 1970 déjà évoqués, le ministre des Affaires étrangères du Zaïre, M. Cyrille Adoula avait déclaré, à la suite du meurtre d’un pêcheur zaïrois non loin de la rive congolaise « sous prétexte de violation d’eaux territoriales, qu’il n’existait pas d’eaux territoriales, car le statut de la navigation sur le Congo en faisait une voie d’eau internationale67. » Par ailleurs, un manifeste de réconciliation68 signé le 16 juin 1970 entre les deux pays, sous les auspices des autres pays de la région (Afrique centrale), recommandait aux deux Etats en conflit d’engager des négociations en vue d’une utilisation mutuellement avantageuse des eaux du fleuve qui les sépare. L’article 2 de ce manifeste prévoyait la réouverture du trafic fluvial entre Brazzaville et Kinshasa et l’article 3 la création d’une commission permanente regroupant les représentants des Etats signataires (Cameroun, Congo, Gabon, République Centrafricaine, Tchad et Zaïre). La commission, qui devait se réunir alternativement à Brazzaville et à Kinshasa, avait pour fonctions :
a) de fixer les modalités d’ouverture du trafic prévu au point 2 ;
b) de favoriser les rencontres et les échanges à tous les niveaux : politique, administratif et technique, en vue de résoudre définitivement le contentieux entre les deux pays.
14Aujourd’hui, les relations de bon voisinage prévalent entre les deux pays, bien qu’ils continuent à appeler le fleuve par des noms différents. Des consultations ont eu lieu entre le Congo et le Zaïre à propos de l’utilisation des eaux du fleuve. Elles ont été étendues aux autres pays riverains. En particulier, depuis 1987, les pays de la région ont engagé des négociations pour l’adoption d’un nouveau régime général du Bassin du Zaïre. Aux termes de l’article premier du projet de convention sur le statut du bassin du fleuve Congo/Zaïre, celui-ci comprend tous les territoires drainés par le fleuve, ses affluents, sous-affluents, lacs et issues, y compris le lac Tanganyka et ses tributaires orientaux à l’exclusion des autres parties des territoires nationaux des Etats concernés. Cela démontre la dévalorisation de la doctrine de la « suprariveraineté ».
15Les développements qui précèdent confirment l’échec des conceptions nationalistes dans le droit des cours d’eau internationaux. La pratique des Etats, la jurisprudence, les travaux des organisations internationales, des associations savantes et de la doctrine admettent l’existence d’obligations générales à charge des Etats riverains d’un même cours d’eau.
Section 4 : La théorie de la souveraineté territoriale limitée
16Envisagée sous son aspect territorial, la souveraineté signifie que l’Etat exerce à l’intérieur de ses frontières l’exclusivité des compétences, à l’exclusion de toute autre entité étatique69. Une interprétation extensive du concept de la souveraineté a amené une partie de la doctrine à considérer celle-ci comme équivalent au pouvoir, pour l’Etat, de faire ce que bon lui semble sur son territoire. En droit fluvial, une telle idée a été émise par le juriste allemand EJ. Berber dans un ouvrage publié en 195970. II y défendait la thèse de l’inexistence d’obligations de droit international général limitant les prérogatives territoriales d’un Etat sur la partie du cours d’eau sous sa juridiction71.
17La pratique des Etats révèle l’existence des droits corrélatifs qui excluent toutes compétences exclusives d’un seul riverain sur tout ou partie d’un cours d’eau international. Comme on le verra aux chapitres 4 et 5, la souveraineté de l’Etat riverain est limitée par l’existence des règles de droit international général applicables aux cours d’eau internationaux. La position contraire, adoptée par certains Etats dans des conflits auxquels ils étaient impliqués72, a été rejetée par la communauté internationale. La consécration comme règles coutumières de la liberté de navigation (pour les riverains), de l’utilisation équitable et raisonnable des cours d’eau internationaux à des fins autres que la navigation ainsi que de l’interdiction pour l’Etat de causer un préjudice sérieux au-delà de son territoire constituent des limites à l’exercice de sa souveraineté par l’Etat du cours d’eau.
18Plusieurs sentences arbitrales et décisions judiciaires confirment cet aspect du droit international. Bien qu’ils ne se rapportent pas directement au droit des cours d’eau internationaux, on peut mentionner l’arrêt du 9 avril 1949 en l’affaire du Détroit de Corfou et la sentence relative à la Fonderie de Trail (11 mars 1941). Dans la première affaire, la Cour internationale de Justice était notamment appelée à dire si l’Albanie avait violé le droit international en ayant omis de signaler l’existence de mines de mouillage dans ses eaux territoriales, lesquelles avaient causé des dommages aux navires de guerre britanniques de passage dans le détroit de Corfou. La Cour a reconnu l’existence de « l’obligation, pour tout Etat, de ne pas laisser utiliser son territoire aux fins d’actes contraires aux droits d’autres Etats73. »
19La sentence arbitrale en l’affaire de la Fonderie de Trail va dans le même sens. Cette affaire concernait un cas de pollution atmosphérique transfrontalière provoquée par l’émanation des fumées de la fonderie de la Consolidate Mining and Smelting Company de Trail (Canada) et qui avaient causé des dégâts aux cultures situées dans l’Etat de Washington (Etats-Unis), entraînant des réclamations de la part des victimes. Le Tribunal arbitral saisi de l’affaire a considéré que :
selon les principes du droit international comme selon le droit des Etats-Unis, aucun Etat n’a le droit d’utiliser ni de permettre que son territoire soit utilisé d’une façon telle que des émissions de fumées puissent causer des dommages sur le territoire ou au territoire d’un autre Etat ou aux biens ou aux personnes qui s’y trouvent, quand il s’agit d’un cas grave et que l’existence des dommages a été établie de façon claire et convaincante74.
20Ces principes du droit international sont bien précisés dans la sentence rendue par Max Huber en l’affaire de l’Ile des Palmas, le 4 avril 1928. D’après Max Huber,
la souveraineté territoriale implique le droit exclusif d’exercer les activités étatiques. Ce droit a pour corollaire un devoir : l’obligation de protéger à l’intérieur du territoire les droits des autres Etats, en particulier leur droit à l’intégrité et à l’inviolabilité en temps de paix et en temps de guerre, ainsi que les droits que chaque Etat peut réclamer pour ses nationaux en territoire étranger. L’Etat ne peut pas remplir ce devoir s’il ne manifeste pas sa souveraineté territoriale d’une manière adéquate aux circonstances. Et la souveraineté territoriale ne peut se limiter à son aspect négatif, c’est-à-dire au fait d’exclure les activités des autres Etats ; car c’est elle qui sert à répartir entre les nations l’espace sur lequel se déploient les activités humaines, afin de leur assurer en tous lieux le minimum de protection que le droit international doit garantir75.
21La doctrine dominante appuie cette conception. Déjà au xixe siècle, les auteurs appartenant à l’école du droit naturel estimaient que l’exercice de la souveraineté impose certaines limitations. Hefter et Philimore évoquent l’idée de servitudes naturelles pour justifier ces dernières. F.-G. de Martens pensait que la coexistence physique entre Etats imposait des restrictions aux droits des uns et des autres76. Mais c’est surtout au xxe siècle que la doctrine a donné un coup de grâce aux théories nationalistes. Ch. Rousseau résume les limites imposées à la souveraineté étatique en ces termes :
Le droit international contemporain considère l’ensemble des riverains de la voie d’eau comme une entité régionale soumise au principe de l’utilisation commune du fleuve et de ses affluents. La conséquence directe de ce principe est l’interdiction de toute utilisation exclusive par l’un des Etats riverains en vertu de sa souveraineté territoriale77.
22Considérées comme « ressources naturelles partagées », les eaux d’un bassin devraient, selon cette idée, être internationalisées à des fins d’intégration économique régionale (cas du développement intégré joint à l’intégration économique régionale dans la zone de l’Amazonie). Cette approche est largement suivie en Afrique postcoloniale et on peut parler, à ce propos, de la constitution des « zones économiques fluviales ». A titre d’exemple, aux termes de l’article 4 du projet de convention relative au statut du bassin du Congo/Zaïre,
le fleuve, y compris ses affluents, sous-affluents, lacs, embranchements, issues, est déclaré zone internationale pour tous les Etats membres contractants à la présente convention.
23L’objectif de cette « régionalisation » des eaux du bassin est d’assurer une exploitation intégrée de ses ressources notamment par le biais d’organisations d’intégration économique sous-régionale dont les activités vont au-delà de la gestion des ressources en eau. Notons que le système du développement intégré des cours d’eau internationaux a reçu la faveur des organisations internationales, en particulier celles œuvrant dans la sphère de la coopération au développement : l’OCDE, la FAO, les Commissions économiques régionales de l’ONU, l’Unesco, l’OMS, la Banque Mondiale, le PNUD et le PNUE78. Si l’on prend, à titre indicatif, l’activité des trois derniers organismes, on remarque qu’ils privilégient les projets d’aménagement intégré dans leurs programmes d’assistance financière et/ou technique. La Banque Mondiale a adopté un règlement qui fait dépendre l’octroi des crédits de financement des projets relatifs à l’utilisation des cours d’eau de l’aménagement optimal de ceux-ci. Ce règlement comporte des directives relatives à l’étude détaillée des projets, à leur communication aux Etats du bassin, à l’adoption d’un cadre d’exploitation viable, aux effets des projets sur l’environnement de l’écosystème et au règlement des différends79.
24En effet, sur le plan de sa politique générale de financement des projets de mise en valeur des bassins fluviaux internationaux, la Banque exige au préalable des Etats riverains la conclusion d’un accord destiné à prévenir et à résoudre d’éventuelles divergences juridiques et politiques. En l’absence d’accord, elle peut requérir des Etats intéressés l’adoption d’un arrangement institutionnel destiné à servir de mécanisme de notification et de consultation. Sur un plan plus spécifique, les directives de la Banque portent sur la formulation des projets par les pays demandeurs de crédit et l’évaluation écologique des projets. Pour ce qui est du premier point, la Banque exige de ces pays que le projet envisagé s’intègre à leur plan de développement économique global ; elle requiert également une contrepartie des Etats en question (personnel, matériel de bureau, charroi automobile, etc.) et surtout, l’acceptation de missions d’étude et d’évaluation des projets. Plus détaillées sont les directives relatives à la protection de l’environnement. Sur ce plan, la Banque examine en particulier l’impact de la mise en œuvre d’un projet d’aménagement sur la qualité des eaux, la pêche, etc. Cet aspect est surtout important dans le domaine de l’utilisation énergétique des cours d’eau. Ainsi que le soulignent les directives de la Banque :
L’objectif de l’évaluation écologique qui doit accompagner l’étude d’une proposition de projet d’aménagement hydroélectrique est de déterminer en termes généraux l’impact que le projet peut avoir sur l’environnement, la santé publique et le bien-être social des populations affectées80.
25Quant au PNUD, il a approuvé, depuis 1975, plus de 100 projets et prolongations de projet concernant des bassins internationaux81. Le PNUE, de son côté, a adopté en 1978 un projet de règles de conduite des Etats dans le domaine de la conservation et de l’exploitation rationnelle des ressources naturelles partagées entre deux ou plusieurs Etats82. Sur le plan opérationnel, il a mis en place un programme en vue de l’utilisation rationnelle des eaux intérieures (EMIMWA). Celui-ci vise à aider les gouvernements à assurer une gestion écologiquement rationnelle des ressources en eaux partagées, dans le cadre des plans hydrographiques intégrés83, comme le plan d’action pour la gestion du bassin du Zambèze (ZACPLAN).
Notes de bas de page
58 ACDI 1986, vol. II/1, p. 108. Pour plus de détails, voir HIGGINS, C, From Harmon to Harmony. Equitable Utilization and U.S. — Mexico River Regime, Genève, IUHEI, 1987, p. 7-11.
59 Ann. IDI, vol. 48, 1959, p. 245.
60 LE BESNERAIS, J.-M., Les fleuves et les lacs internationaux en Amérique latine, Paris, La Documentation Française, n° 4421-4423, 1977, p. 78.
61 BARBERIS, J.A., « L’exploitation hydro-électrique du Paranà et l’Accord tripartite de 1979 », AFDI, vol. 32, 1986, p. 789. Voir aussi, DUPUY, P.-M., « La gestion concertée des ressources naturelles. A propos du différend entre le Brésil et l’Argentine relatif au barrage d’Itaipu », ibid., vol. 24, 1978, p. 868-873, et, pour plus de détails, CAUBET, C.-G., Le barrage d’Itaipu et le droit international fluvial, thèse, Toulouse I, 1983.
62 Texte dans Comisión Mixta Argentino-Paraguaya del Rio Paranà, Documentos institucionales, Buenos Aires, 1984, p. 78.
63 WOLFROM, M., L’utilisation, a des fins autres que la navigatimi, des eaux des fleuves, lacs et canaux internationaux, Paris, Pedone, 1964, p. 30.
64 RSA, vol. 12, p. 283. Certains autres Etats ont également pris une position reflétant la théorie de l’intégrité territoriale absolue : l’Egypte en ce qui concerne le Nil ; le Pakistani pour ce qui est des eaux de l’Indus et la Bolivie à propos des eaux du Rio Mauri et du Rio Lauca. Voir CAFLISCH, op.cit. (note 10), p. 51-52.
65 BUKASA, op.cit. (note 2), p. 357-359.
66 Nations Unies, Assemblée générale, « Documents officiels de la vingt-sixième session », doc. A/C.6/SR. 1273, 2 novembre 1971. Une position similaire a été soutenue par l’Inde dans le conflit qui l’a opposé au Pakistan au sujet de la construction du barrage de Farakka sur le Gange non loin de la frontière avec le Bangladesh. L’Inde défendit la thèse (qu’elle abandonna par la suite) selon laquelle « le Gange n’était pas un fleuve international, mais qu’il était ‘presque totalement’ indien puisque 90 % de son cours principal, 99 % de son bassin hydrographique et 91,5 % de la totalité de son potentiel d’irrigation se trouvaient en Inde », McCAFFREY, S.C., Deuxième Rapport, doc. A/CN.4/399 et Add. 1 et 2, 19 mars, 12 et 21 mai 1986, p. 112. Voir, pour plus de détails, MUBIALA, M., « La théorie du riverain léonin », RADIC, vol. 6, 1994, p. 307-313.
67 ROUSSEAU, Ch., « Controverse sur la nature juridique du fleuve Congo », RGDIP, vol. 75, 1971, p. 501.
68 Texte dans BUKASA, op.cit. (note 2), p. 402.
69 Affaire de l’Ile des Palmas, sentence du 4 avril 1928, RSA, vol. 2, p. 839. Il s’agissait de déterminer l’appartenance de l’Ile des Palmas aux Etats-Unis ou aux Pays-Bas.
70 BERBER, F.J., Rivers in International Law, Londres, Stevens, 1959.
71 FLORIO, F., « Sur l’utilisation des eaux non maritimes en droit international », Festschrijl fur Friedrich Berber, Munich, Beck’sche Verlagsbuchhandlung, 1973, p. 151-164.
72 C’était le cas de l’Inde vis-à-vis du Pakistan, à propos de l’utilisation des eaux de l’Indus, et du Brésil vis-à-vis de l’Argentine au sujet de la construction du barrage d’Itaipu sur le Paranà, etc.
73 Affaire du Détroit de Corfou, arrêt du 9 avril 1949 (fond), CIJ Recueil 1949, p. 22.
74 RSA, vol. 3, p. 1965 (traduction de l’ONU).
75 Op.cit. (note 69), p. 893 (traduction de l’ONU).
76 ANDRASSY, J., « L’utilisation des eaux des bassins fluviaux internationaux », Revue égyptienne de droit international, vol. 16, 1960, p. 23-40.
77 ROUSSEAU, Ch., Droit international public, t. 4, Paris, Sirey, 1980, p. 493.
78 McCAFFREY, S.C., “International Organizations and the Holistic Approach to Water Problems”, Natural Resources Journal, vol. 31, 1991, p. 139-165.
79 World Bank, Operational Manual, Operational Directive, Projects on International Waterways, doc. OD750, septembre 1989.
80 Nations Unies, « Aspects institutionnels de la gestion des bassins fluviaux internationaux : Considérations financières et contractuelles », doc. ST/TCD/4, 1988, p. 70-74 et 75.
81 Ibid., p. 45-47.
82 ILM, vol. 17, 1978, p. 1094.
83 Voir RUMMEL-BULSKA, I., “The UNEP African Inland Water Programme”, Annuaire des Anciens de l’Académie de La Haye, vol. 54, 1984-1986, pp. 75-83.
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