Chapitre 7. Regards croisés sur le défi de l’assurance santé en temps de Covid au Pérou et aux États-Unis
p. 160-175
Texte intégral
Introduction
1La crise de la Covid a imposé des défis sanitaires inédits à travers le monde. Les Amériques ont été particulièrement touchées : les hôpitaux ont rapidement été surmenés, tout comme les institutions en charge de la santé. La Covid a été un terrain fertile à la réflexion politique autour de la question des modèles de prise en charge, et un thème a tiré son épingle du jeu : celui de l’universalisation de la couverture santé.
2La progression très rapide de la maladie et la multiplication de clusters ont poussé la réflexion vers l’universel. Tout le monde était touché ou confiné, mais tout le monde n’avait pas le même accès aux soins ou aux stratégies préventives. Ici, nous proposons de mettre en lumière la situation de deux pays qui, malgré leurs différences, illustrent le renouveau de ce débat, le Pérou et les États-Unis. Le Pérou a choisi une stratégie de confinement strict dès le 15 mars. 2020 devait marquer un pas de plus vers l’universalisation d’une assurance santé minimum, au cœur des discussions depuis le début des années 2000 mais qui s’est toujours trouvée limitée par le conservatisme budgétaire des décideurs. Les États-Unis, pourtant mieux armés que le Pérou, ont opté pour une stratégie plus hésitante. Donald Trump a longtemps nié l’importance du virus. Le résultat est là : un bilan très lourd pour le pays, plus de 550 000 morts, et près de trente et un millions de cas. Le système étatsunien, jugé archaïque, a été l’objet de nombreux débats lors de la présidentielle.
3Bien que les situations ne soient pas complètement comparables sur le plan matériel – le Pérou souffre d’un retard structurel et en équipements bien plus important que les États-Unis –, la pandémie a ouvert une large brèche dans la légitimation politique et sociale de l’universalisation de la couverture santé dans les deux pays. Nous souhaitons penser ici ces systèmes sanitaires à l’aune de la crise : que révèle-t-elle de leurs manques, de leurs incohérences ? Dans un cas comme dans l’autre, la pandémie agit également comme un révélateur des inégalités d’accès aux soins et pousse vers une solution jusqu’alors très décriée : celle de l’universalisation de l’accès aux soins. Il s’agit de saisir les perspectives réelles de ce système au lendemain de la crise.
4Le Pérou et les États-Unis se sont caractérisés par des réponses politiques et sanitaires différentes au moment d’affronter l’arrivée de l’épidémie de Covid-19. Or, dans ces deux pays, la crise a très largement dépassé le cadre de ces mesures politiques et sanitaires, pour rendre compte de systèmes de santé duaux et complexes, révélant et contribuant à reproduire de fortes inégalités.
Des systèmes de santé complexes et duaux
Dualités du système public, inégalités vis-à-vis du système privé au Pérou
5Au Pérou, la santé s’organise autour de quatre systèmes : la sécurité sociale (EsSalud), le système de soin des militaires et policiers, l’Assurance intégrale de santé (SIS) et le système privé. Le SIS et EsSalud sont les deux principaux systèmes publics, mais ils recouvrent des réalités différentes. EsSalud, créé à la fin des années 1990, est rattaché au ministère du Travail et fonctionne sur la base des cotisations de travail. À l’inverse, le SIS est un mécanisme d’assurance minimum des populations les plus pauvres, géré par le ministère de la Santé. Dans un pays où entre 70 et 80 % de la population travaille dans le secteur informel, le mécanisme du SIS fut créé au début des années 2000 pour offrir une couverture minimum à des populations pauvres.
6Le SIS et EsSalud sont structurés autour d’infrastructures distinctes, peu liées entre elles. Cette dualité est à l’origine d’inégalités notables : le budget du SIS par assuré est inférieur à celui de EsSalud, et la majorité des hôpitaux de haute complexité sont liés à EsSalud, tandis que le SIS garantit essentiellement un accès à des centres locaux, compétents pour le soin de petites affections [Cetrángolo et al., 2013]. Ainsi, tandis que les assurés du SIS sont limités dans l’accès à des soins de haute complexité, notamment à cause des listes d’attente et de la concentration des soins à Lima, près de 60 % des assurés à EsSalud n’ont pas accès au premier niveau d’accueil et financent à leur charge le traitement des maladies courantes, à hauteur d’environ 750 soles (180 euros) par an [APS, 2015].
7Ces déficiences ont contribué au développement d’alternatives privées, également traversées d’inégalités. Les assurances privées ne sont en effet accessibles qu’à une frange minime de la population (1 % en 2014, contre 25 % pour EsSalud et 39 % pour le SIS), tout comme la possibilité de payer pour des consultations privées. Preuve de ces inégalités : le développement de cliniques municipales, dont le Système métropolitain de solidarité (SISOL) créé par la municipalité de Lima en 2004, aujourd’hui présent dans dix-neuf districts de Lima et six villes de province. Le fonctionnement du SISOL repose principalement sur des opérateurs privés, la municipalité s’occupant surtout de la mise à disposition de locaux (parfois en matériels préfabriqués). Si le système permet d’offrir des services de soins ambulatoires à moindre coût, ce sont principalement les classes moyennes et populaires qui y ont recours, les cliniques et consultations privées, de meilleure qualité, n’étant accessibles qu’aux foyers les plus aisés.
8Avant 2020, le système de santé péruvien se caractérisait par une forte complexité. Si lors de la pandémie des dispositions ont été prises pour permettre aux affiliés du SIS de se faire soigner au sein d’installations de EsSalud et vice-versa, l’ampleur prise par l’épidémie a mis en lumière un autre problème fondamental : le manque d’investissement dans le secteur public de santé et l’incroyable inégalité existant avec les affiliés du secteur privé.
Les États-Unis, un pays en retard ? Un système précaire et inégalitaire
9Nous retrouvons aux États-Unis le même constat d’inégalités, de complexité et d’incohérence. Comme au Pérou, il n’y a pas un système unique d’assurance santé. Traditionnellement, les individus s’assurent grâce à leur emploi (Employer-sponsored insurance ESI), ce qui représente 150 millions de personnes [Banthin et al., 2020]. Une voie d’assistance publique est réservée aux plus précaires et aux « plus fragiles », comme les personnes âgées ou en situation de handicap, divisée en deux programmes distribués par l’État fédéral : Medicare et Medicaid. Medicare est un programme d’assurance qui couvre de nombreux frais médicaux en échange de paiements moins importants que ceux des assurances privées, tandis que Medicaid est un programme d’assistance qui ne nécessite pas ou très peu de paiement et varie selon les États. Enfin, celles et ceux qui n’entrent dans aucune de ces catégories, tels que les chômeurs ou les indépendants, peuvent souscrire à des assurances privées, souvent très coûteuses. Le système d’assurance publique est donc insuffisant, et plus de trente millions de personnes ne sont toujours pas assurées [McCausland, 2020].
10Dans un pays comme dans l’autre, c’est le travail salarié et reconnu qui assure un véritable accès à une couverture santé. Même si le taux de travail informel n’atteint pas des niveaux semblables à ceux observés au Pérou, excepté du côté des populations sans-papiers ou des immigrants, la perte d’un emploi coûte très cher aux États-Unis, tant le filet de protection sociale dépend du statut de travailleur. L’assurance santé publique est peu avantageuse, pour éviter que trop de personnes ne la réclament. Cela conduit à de fortes inégalités – la dichotomie chômeurs/travailleurs croise des dynamiques raciales et genrées qui défavorisent les minorités – et donne l’impression que les États-Unis sont en retard par rapport aux autres puissances occidentales. La comparaison entre le Pérou et les États-Unis présentée ici vient accentuer cet effet de décalage.
11Des réformes antérieures à la pandémie ont cherché à établir un meilleur équilibre, la plus notable étant l’Affordable Care Act (ACA) ou « Obamacare », dont l’objectif était de renforcer la couverture santé des citoyens. Loi très controversée, elle reste cependant une étape majeure dans la protection de la santé. Il s’agissait de rendre l’assurance santé plus accessible – le premier motif de non-assurance étant le coût [Chelle, 2020] – et obligatoire, via l’individual mandate. Ainsi, l’ACA protège les individus souffrant de problèmes de santé antérieurs à la souscription de l’assurance – ils ne payent pas de frais supplémentaires – et met en place un marché de l’assurance répondant à des critères sanitaires, à savoir une offre de dix types de soins essentiels, et d’exigences de droits de consommateurs. L’ACA a également permis l’extension de Medicaid à plus de onze millions d’individus.
12Cela n’a pas suffi à concurrencer l’offre des assurances privées, plus coûteuses mais plus complètes. Par ailleurs, la loi n’a cessé d’être attaquée dans les États puis par le gouvernement de Donald Trump. Ce dernier assurait vouloir « démanteler » l’ACA mais ces attaques sont restées inachevées [Chelle, 2020]. Au mois de juin 2021, la Cour suprême, désormais forte de deux juges trumpistes, doit de nouveau se prononcer, et si l’ACA est jugée anticonstitutionnelle, il est estimé que près de vingt millions d’individus pourraient ne plus être assurés. À ceux-là, il faudra ajouter tous ceux qui ont perdu leur assurance à la suite de la pandémie.
La (re)production des inégalités d’accès aux soins : le révélateur de la pandémie
13L’existence de systèmes de santé complexes, en fonction des capacités des individus à assurer le financement d’assurances santé privées ou de politiques, locales ou gouvernementales, spécifiques, était déjà source de problématiques multiples qu’il n’est pas possible de détailler ici. L’arrivée de la pandémie du coronavirus, au-delà des réactions spécifiques à ces deux pays, a mis en lumière la profonde inégalité qui structure ces systèmes.
Une gestion chaotique aux États-Unis
14Aux États-Unis comme au Pérou, la pandémie a agi comme un puissant révélateur des limites du système et du cruel manque d’investissement dans les infrastructures et politiques de santé. Au pic de la pandémie en avril 2020, près de vingt-deux millions d’individus se sont retrouvés au chômage, perdant de facto l’assurance santé liée à leur emploi. Aujourd’hui, des études ont évalué le niveau de perte de couverture santé lié à la pandémie. Elles estiment que plus de quatorze millions d’individus, familles des assurés comprises, ont perdu leur couverture santé (ESI) [Banthin et al., 2020]. Cela a logiquement conduit à une hausse du recours au marché de l’ACA et à Medicaid, et a aussi ouvert une brèche dans le débat sur l’assurance santé. De plus en plus décrié, le système étatsunien a montré ses fragilités et son incapacité à protéger ceux, pourtant méritants, qui travaillent [Goforth, 2020]. Notons enfin que les minorités ethniques, en particulier les Afro-Américains, sont à la fois plus touchées par le virus – elles cumulent plus de « comorbidités » – , plus susceptibles d’être au chômage, et globalement moins couvertes.
15Les hôpitaux ont connu une accentuation de leur crise financière à la suite des coûts liés à la Covid. Les hôpitaux publics des comtés les plus touchés par le virus se retrouvent parfois au bord de la faillite. Ils ont continué à soigner et à accueillir des individus sans assurance, sans pour autant atteindre un équilibre budgétaire assuré habituellement par les opérations non urgentes, qui rapportent le plus. Le schéma se reproduit dans les hôpitaux et cliniques privés dont le modèle économique dépend de ces opérations, à destination d’une clientèle plus fortunée et d’une circulation interétatique. C’est très saillant dans les zones plus rurales. En juin 2020, l’American Hospital Association (AHA) estimait une perte sèche de deux cents milliards de dollars pour les hôpitaux, entraînant une crise sans précédent qui risque de précipiter la fermeture de plusieurs établissements [AHA, 2020]. Comme partout ailleurs dans les pays fortement touchés par le virus, les hôpitaux étatsuniens sont submergés, le personnel médical est en burn out et le pays paye son manque d’investissement ; un manque, couplé une fois de plus à la nature même du système, régi en son cœur par une logique de profit. Ce système se révèle extrêmement fragile dans le cadre d’une pandémie.
Un système public débordé au Pérou
16Malgré des décennies de forte croissance, le Pérou était, avant l’arrivée de la pandémie, l’un des pays d’Amérique latine les plus démunis en termes d’infrastructures : 1,6 lit d’hôpital pour 1000 habitants en 20171 contre 1,9 en Amérique latine et 2,9 en moyenne mondiale, et 1,3 médecin pour 1000 habitants contre une moyenne latino-américaine de 2,3. Plus généralement, le Pérou était, en 2016, l’un des pays d’Amérique latine investissant le moins dans son système de santé : 436 dollars par habitant en moyenne, tandis que la moyenne des pays d’Amérique latine et des Caraïbes était de 612 dollars par habitant.
17Cet ensemble de déficits de personnels et d’infrastructures a conduit à l’aggravation de la crise sanitaire, en plus de l’ensemble des problématiques économiques et sociales qui ont obligé des millions de personnes à sortir en pleine pandémie afin de soutenir économiquement leurs familles. C’est le système public de santé qui s’est retrouvé submergé, mettant en pleine lumière la forte inégalité dans l’accès à la santé. Déjà en 2018, une enquête révélait que 40 % des médecins soignaient les personnes aux revenus supérieurs, tandis que seulement 11 % d’entre eux travaillaient auprès de populations en situation de pauvreté extrême [Gestión, 2018].
18Or la crise sanitaire a amplifié ces inégalités. Sur le plan de la prévention et de la détection, c’est un marché lucratif de tests qui s’est développé, certaines cliniques ou laboratoires pouvant les facturer entre 150 et 200 euros. De même, l’oxygène est devenu l’objet de spéculations, le prix de la bonbonne ayant été multiplié par 10 [Chaparro, 2020]. C’est dans ce contexte particulier que se pose la question de l’accès aux cliniques privées. Face au déficit de places dans les hôpitaux publics, de nombreuses personnes ont dû s’endetter pour payer l’hospitalisation de leurs proches. Pour y faire face, le gouvernement a essayé de trouver un accord avec les cliniques et hôpitaux privés pour que ceux-ci prennent en charge, dans la mesure des places disponibles, les patients Covid du SIS ou EsSalud. Face à des négociations difficiles, le président de la République, Martín Vizcarra, en est même venu à brandir la menace de l’expropriation temporaire des cliniques privées. Si cet ultimatum a permis d’accélérer la signature d’un accord, très peu de cliniques privées ont, dans la pratique, accueilli en leur sein les laissés-pour-compte du système public.
Les voies passées et futures de l’universalisation
L’universalisation du sis péruvien et ses limites financières
19Depuis le retour à la démocratie en 2001, dans le cadre de l’Acuerdo Nacional qui engage les partis politiques, organisations civiles, gouvernementales et religieuses, la question de l’universalisation du système public de santé est sur la table. L’un des principaux enjeux fut la définition de ce qu’est un système de santé universel. Tandis que les organisations professionnelles comme le Foro Salud et le Collège des médecins demandaient la mise en place d’un système public unifié couvrant l’ensemble des maladies, ce fut finalement une version différente qui fut adoptée en 2009 et poursuivie les années suivantes [Wilson et al., 2009]. L’universalisation, dans le projet adopté en 2009 tout comme dans ses modifications postérieures, consistait principalement en un élargissement du SIS avec la création du Plan essentiel d’assurance santé listant les interventions pour lesquelles la couverture offerte par le SIS serait effective. Ce n’est donc pas un système universel de santé qui fut mis en place, mais un élargissement de la couverture du SIS à des opérations plus coûteuses ainsi qu’à des populations non plus uniquement pauvres mais en situation de vulnérabilité, comme les travailleurs indépendants par exemple.
20D’autres réformes, notamment en 2013, ont cherché à élargir le nombre d’affiliés au SIS : le nombre de personnes n’ayant aucune assurance santé est passé de 57 % en 2007 à 24 % en 2017. Par ailleurs, si des efforts ont été faits à partir de 2011 pour augmenter le budget de la santé, les problématiques liées au manque de personnels et d’infrastructures se sont maintenues, tout comme les inégalités de traitement entre EsSalud, SIS et secteur privé : en 2018, les ressources disponibles par assuré étaient de 2200 soles (plus de 500 euros) dans le système privé, 1244 (340 euros) pour EsSalud et 889 (250 euros) pour le SIS [Instituto Peruano de Economía, 2019]. En quelque sorte, l’effort vers une universalisation du système de santé s’est heurté à un conservatisme budgétaire et aux logiques de « focalisation » des dépenses sociales vers les foyers les plus pauvres, qui orientent l’ensemble des programmes sociaux mis en place dans le pays à partir des années 1990. En effet, même si la couverture du SIS a été élargie à des populations non pauvres, jusqu’en 2020, les principes d’affiliation sur critères sociaux se sont maintenues. C’est en 2019, nous y reviendrons, que les prémices d’un changement de ces logiques d’affiliation ont été esquissées, bien que les défis mis en évidence par la pandémie aillent au-delà de ce changement de logique.
L’impossible universalisation de la couverture santé aux États-Unis ?
21Aux États-Unis et au Pérou, la crise sanitaire a mis en exergue les fragilités du système, ouvrant une brèche majeure dans le débat sur l’universalisation de la couverture santé. Le sujet n’est pas nouveau : en 1946, le président Truman propose un plan fédéral mais les Républicains, au pouvoir au Congrès, votent contre. L’idée demeure populaire auprès des citoyens mais les médecins s’y opposent fortement [Jones & Kartajian, 2019]. Seuls Medicare et Medicaid (1965), puis l’ACA, réussiront à étendre la couverture santé des individus. Les tentatives avortées de réforme s’inscrivent dans le cadre du discours anti-welfare, animé par les conservateurs et les acteurs des industries de soins. Cette critique de l’aide sociale publique s’appuie sur des justifications économiques (cela coûte trop cher), politiques (cela va à l’encontre de la liberté de choix des individus) et sociales (ce recours à l’aide encourage à la dépendance). Même si certains défendent encore le système étatsunien, ces voix peinent de plus en plus à masquer une réalité peu flatteuse. La pandémie a agi comme accélérateur, mais le débat sur l’universalisation s’inscrit dans des dynamiques plus longues.
22Comme au Pérou, c’est le contexte politique électoral, et en particulier les débats de 2016 et 2020, qui ont relancé la machine de l’universalisation. Les « outsiders » de l’aile gauche du Parti démocrate, incarnée par Bernie Sanders et la jeune garde du parti, ont mis la question de l’universalisation de la couverture santé sur le devant de la scène, obligeant les candidats à se positionner clairement. Or toutes et tous ne parlent pas de la même chose lorsqu’ils évoquent cette question. L’universalisation prend différentes formes aux États-Unis mais l’objectif reste sensiblement le même : celui de la mise en place d’un système unique (single public system) qui doit prendre le pas sur l’assurance privée. Les propositions fleurissent, dont celle d’un « Medicare for more », l’extension de Medicare à celles et ceux âgés de plus de 50 ans qui ne sont pas couverts, ou le « Medicare for all », proposé par Bernie Sanders, soit la possibilité de souscrire à Medicare à n’importe quel âge. Il s’agissait d’une des propositions de base de l’ACA mais qui a dû être abandonnée pour obtenir le soutien des assurances privées. Si aucune de ces options n’a été retenue par le président Biden, qui préfère une « option publique » et une extension de Medicaid, il n’empêche que la question de l’universalisation gagne du terrain, à la fois auprès de la population et des acteurs politiques. Nul doute que la crise de la Covid marque un tournant majeur. La question reste de savoir comment le président Biden va s’emparer de ce momentum exceptionnel.
Quelles perspectives pour le futur ?
23La pandémie a galvanisé le débat sur l’universalisation de la couverture santé aux États-Unis, mais comment évaluer les effets réels de cette dynamique ? L’universalisation de l’assurance santé est-elle un champ des possibles ? La pandémie a permis un changement de perspective politique puisque la responsabilité n’est plus seulement comprise sur le plan individuel mais bien collectif. Les individus semblent de plus en plus prêts à changer d’approche. L’aile gauche du Parti démocrate cherche notamment à s’appuyer sur cette dynamique en provenance de la base, comme ce fut le cas lors de la mise en place de Medicare et Medicaid. Les médecins sont aussi moins hostiles à ce changement. Néanmoins, de nombreux obstacles demeurent, comme en premier lieu l’industrie du soin qui représente 3800 milliards de dollars, dont le lobbying intensif atteint à la fois le Congrès et la population, via des publicités très agressives.
24Dès lors, se pose la question suivante : le président Biden est-il en train de manquer son rendez-vous avec l’histoire ? La pandémie offre un cadre exceptionnel de réformes. Le candidat Biden a toujours exclu la proposition universelle, lui préférant une « option publique » et son gouvernement veut avant tout achever l’extension de Medicaid promise lors de l’ACA, qui offrirait une couverture à quatre millions d’individus. Douze États résistent encore. Mais les promesses de Biden apparaissent bien fades, du moins jusqu’à l’annonce du très ambitieux plan de relance (American Rescue Plan), présenté au début du mois d’avril 2021, dont le volet économique insiste sur une relance des investissements publics [Le Tourneau, 2021]. Biden en a aussi profité pour avancer des éléments sur son plan de santé. Il propose d’ouvrir les assurances garanties par l’ACA. Concrètement, sur les trente millions de non-assurés, sept millions pourraient souscrire à un plan sur le marché à l’assurance de l’ACA, sans payer de supplément et près de 1,3 million peuvent le faire pour moins de 50 dollars par mois. Grâce à une première fenêtre d’ouverture dans trente-six États, entre le 15 février et le 31 mars, plus de 500 000 personnes ont contracté un plan parrainé par le gouvernement [Scott, 2021].
25Mais toutes ces mesures ne permettent pas réellement de renverser la vapeur. On ignore si « l’option publique » annoncée par le gouvernement Biden fera partie du grand plan de relance ou s’il faudra de nouveau se battre au Congrès. Cette option est bien loin des modèles d’universalisation évoqués. Rien n’a été avancé sur l’âge d’éligibilité de Medicare. Les divisions du Parti démocrate servent ces solutions tempérées mais peinent à offrir des solutions pérennes [Abrams, 2021]. La pandémie a bien montré les limites du modèle étatsunien, dont les liens de dépendance entre statut de salarié et assurance santé. Est-il encore tolérable dans un pays, qui se targue du titre de première puissance mondiale, que plus de la moitié des faillites personnelles soient dues à l’absence d’une véritable couverture santé [Konish, 2019] ? Le momentum causé par la pandémie appelle à repenser cette précarisation structurelle. Joe Biden souhaite investir dans les « infrastructures humaines » et soigner son pays, et cela passe par une véritable refonte du système de l’assurance santé.
26À l’image de la réactivation des débats sur l’universalisation aux États-Unis, la pandémie au Pérou a également contribué à donner un relief particulier aux projets, en germe, d’universalisation du système de santé, bien que de nombreux défis persistent.
27C’est dans un contexte politique difficile, mêlant affaires de corruption et démission présidentielle, que le président Martín Vizcarra fit l’annonce de l’universalisation du SIS, le 28 juillet 2019. Engagé dans un bras de fer avec le parlement pour l’approbation de réformes politiques, cette annonce permettait à Vizcarra de se placer au centre de préoccupations importantes pour la population, style politique qui lui avait permis de gagner du poids sur la scène nationale, lui, l’ancien gouverneur régional pratiquement inconnu en mars 2018 au moment de succéder au président démissionnaire Kuczynski. Dans un contexte sanitaire différent de celui de la crise qui s’est abattue quelques mois plus tard sur le pays, cette annonce fut alors l’objet de critiques, de la part notamment des secteurs les plus conservateurs de la politique économique nationale. Sans pouvoir ici entrer dans les détails, plusieurs anciens ministres et influents conseillers économiques ont critiqué l’abandon de la tradition de focalisation des dépenses sociales, qui impliquerait, d’après eux, un impact sur les finances publiques par l’élévation des dépenses sociales et pourrait décourager la formalisation des travailleurs, l’accès au système de santé n’étant plus réservé aux seuls travailleurs formels mais à tous les travailleurs.
28Or c’est précisément cette question de la focalisation qui a révélé ses limites à l’occasion de la crise sanitaire : en ne prenant en charge que les personnes en situation de pauvreté, tout un pan de la population, qualifié de vulnérable, n’est pas intégré et n’a accès à aucun programme social. Dans un pays aux forts niveaux d’informalité, le surgissement d’une crise d’une telle ampleur a fortement compromis les conditions de vie et d’existence de ces populations vulnérables. Dans le domaine de la santé, l’épidémie a mis à jour les manquements dans le domaine de l’investissement mais aussi les fortes inégalités entre systèmes publics et avec le système privé d’assurances santé.
29Dès lors, l’arrivée de la pandémie au Pérou et la crise sanitaire qui s’en est suivie ont contribué à revaloriser la question de la santé. L’universalisation du SIS, l’augmentation nécessaire des budgets de santé et l’unification des systèmes publics de santé sont des thématiques de plus en plus récurrentes du débat public, et elles ne rencontrent plus la même opposition que par le passé. La question de la place du système privé et des conditions d’accès aux soins dans les cliniques et hôpitaux privés est par ailleurs plus que jamais posée, bien que les possibilités d’évolution sont plus limitées, comme en témoigne la faible quantité de patients du SIS, et EsSalud accueillie à ce jour par les cliniques et hôpitaux privés. La crise aura cependant laissé une trace dans l’opinion publique, qui pourrait avoir des impacts à moyen terme : 79 % des Péruviens jugent que les entreprises privées ont cherché à profiter de la pandémie pour réaliser des bénéfices2.
Conclusion
30Plus qu’un accélérateur de réformes, la crise sanitaire, en mettant en lumière certaines déficiences, a contribué à donner un relief nouveau à des engagements de longue date en faveur de politiques d’universalisation des systèmes de santé. En ce sens, notre approche croisée sur le Pérou et les États-Unis permet de souligner non pas une trajectoire linéaire de réformes, mais plutôt l’inscription de certaines visions des politiques de santé dans des cadres politiques, institutionnels et sociaux spécifiques.
31La pandémie revitalise cette dynamique dont l’évolution est soumise à un ensemble plus large de rapports de forces politiques, techniques mais également à certaines caractéristiques sociales et économiques des pays étudiés. La question, par exemple, du financement d’un système public de santé unifié dans les pays latino-américains, caractérisés par une importante informalité, est posée au regard de l’impossibilité de faire tenir un tel système sur les cotisations du travail. Les questions, plus généralement, du sous-financement ou encore des inégalités entre systèmes publics et privés, se posent par ailleurs dans un pays comme le Brésil, qui a mis en place un Système unique de santé (SUS) à la fin des années 1980 [Cardoso de Oliveira & Da Silva, 2019].
32Dès lors, si la pandémie a remis au centre des préoccupations, en lien avec la réforme des systèmes de santé au sein des Amériques, les possibles évolutions de ces systèmes sont soumises à une série d’enjeux et de rapports de force, politiques et bureaucratiques, qui dépassent le cadre de la crise actuelle.
Bibliographie
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Le Tourneau François-Michel, « "Promettre moins et faire plus" : comment Joe Biden utilise la pandémie pour transformer les États-Unis », Blog COVIDAM : la Covid-19 dans les Amériques, Institut des Amériques/iGLOBES, 8 avril 2021. [En ligne] https://covidam.institutdesameriques.fr/promettre-moins-et-faire-plus-comment-joe-biden-utilise-la-pandemie-pour-transformer-les-etats-unis/ [consulté le 25 avril 2021]
McCAUSLAND Phil, « “A big safety net” : Affordable Care Act filled need, fended off dismantling in 2020 », NBC News, 28 novembre 2020. [En ligne] https://www.nbcnews.com/politics/politics-news/big-safety-net-affordable-care-act-filled-need-fended-dismantling-n1249149 [consulté le 14 mai 2021]
Scott Dylan, « Exclusive : Nearly 7 million uninsured Americans qualify for free health insurance », Vox, 1er avril 2021. [En ligne] https://www.vox.com/policy-and-politics/22360870/american-rescue-plan-act-premium-tax-credit-health-insurance
Wilson Luis, Velásquez Aníbal & Ponce Carlos, « La ley marco de aseguramiento universal en salud en el Perú : análisis de beneficios y sistematización del proceso desde su concepción hasta su promulgación », Revista Peruana de Medicina Experimental y Salud Pública [en ligne], Lima, Instituto Nacional de Salud, vol. 26, no 2, 2009, p. 207-217. [En ligne] https://rpmesp.ins.gob.pe/index.php/rpmesp/article/view/1361 [consulté le 14 mai 2021]
Notes de bas de page
1 Voir : https://donnees.banquemondiale.org/
2 Enquête d’opinion réalisée en juin 2020 par l’Institut d’études péruviennes.
Auteurs
Marie Assaf est doctorante en études politiques à l’École des hautes études en sciences sociales (UMR Mondes américains, Centre d’études nord américaines) lauréate du prix Institut des Amériques-Fulbright 2020-2021. Ses recherches portent sur les politiques d’emploi à destination des personnes handicapées aux États-Unis.
Arthur Morenas est doctorant en sciences politiques à l’université de Strasbourg (UMR SAGE). Coordinateur du pôle Lima de l’Institut des Amériques (2017-2020), ses recherches portent sur les politiques publiques au Pérou.
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