Chapitre ix – Pacification et tutelle militaire dans la gestion des populations urbaines
p. 337-371
Texte intégral
1L’usage constant et quotidien de certains mots, qui se réfèrent au contexte actuel, naturalise dans une large mesure leur acception. À l’image de pierres à la surface de l’eau, les mots et les catégories peuvent revêtir des sens glissants et dangereux. Alors que notre regard cerne les dépôts qui les recouvrent pour les associer directement au niveau actuel des eaux, il circonscrit de la même manière le sens des mots à l’usage qui en est fait au moment présent. Or les acceptions sont empreintes d’attitudes et de connotations qui nous renvoient à des institutions et des perspectives du passé. Ce procédé est à l’œuvre dans les rapports sociaux au quotidien et dans l’appropriation sensorielle et affective faite par les acteurs sociaux, qui incorporent ce travail de mémoire1.
2L’anthropologue ou l’historien qui étudie la question indigène déplore l’usage qui est fait de nos jours par les médias, les politiques publiques ou dans les discussions courantes de la catégorie « pacification ». Le même constat s’applique en ce qui concerne les mots dérivés, tels que « prépacification », « post-pacification » ou « communauté pacifiée », employés pour décrire les moments critiques de l’histoire d’une partie de la société brésilienne ou bien pour définir sa condition sociologique actuelle2.
3En proposant une réflexion sur les usages présents et passés de cette catégorie3, ce chapitre prétend comparer les modalités de gestion tutélaire de territoires et de populations mises en place par les gouvernements à différents moments de l’histoire du Brésil. En reliant des champs de recherche de l’anthropologie et des sciences humaines qui dialoguent rarement entre eux, comme les études sur les indigènes, celles sur les favelas4 et les zones urbaines périphériques ou marginalisées5, je souhaite établir des comparaisons ethnographiques qui mettent en lumière des aspects peu étudiés du processus de construction nationale (nation building). Ce pont analytique nous permettra d’approfondir la question des différents usages d’une catégorie et de formuler des hypothèses pour la recherche systématique.
4La gouvernementalité ainsi que l’exercice régulier et organisé de la domination supposent la construction de l’« autre », en tant qu’outil indispensable de communication, grâce à l’inculcation de catégories qui seront connues, partagées et employées par les acteurs sociaux [Foucault, 1979, 2005]. Ainsi l’institution d’une unité sociale relativement consensuelle s’établit-elle. Nous examinerons de tels processus de classification sociale, de normativisation et d’imposition de pratiques, en focalisant notre attention sur la comparaison de contextes et de secteurs de la population, en principe divergents et distincts dans le processus de construction de la société brésilienne, pour finalement proposer une réflexion sur les modes de gestion de territoires et de populations.
L’usage actuel de la catégorie de « pacification »
5En novembre 2008, durant le second mandat de Lula à la présidence de la République (2006-2010), Santa Marta, l’une des favelas les plus connues de Rio de Janeiro, est assiégée au petit matin par plus de mille policiers lors d’une opération militaire sans précédent. L’occupation dure plus d’un mois et met en évidence l’élaboration d’un nouveau modèle d’intervention des pouvoirs publics destiné aux populations domiciliées dans les favelas.
6Le 20 décembre, les autorités annoncent en grande pompe le retrait du contingent armé et la création d’une Unité de police pacificatrice (UPP), établie de manière permanente dans la favela et n’occupant pas exclusivement des fonctions répressives, en soutien aux activités communautaires et à l’implantation locale de services publics auparavant inexistants. Les médias ont largement relayé la sécurité nouvellement acquise par les habitants, affichant des photographies de la cohabitation de ces derniers avec les policiers. Ont également été exposés des témoignages émus et reconnaissants de personnes qui habitaient la favela ou le quartier voisin. La « pacification de l’une des favelas les plus violentes de Rio » a été l’événement majeur des célébrations officielles de fin d’année.
7Dans nombre de reportages médiatiques, les favelas ont été présentées comme les « quartiers rouges » de l’univers urbain, à savoir comme un réseau de rues et de quartiers tournés vers l’exercice d’activités illicites. Ce portrait ne correspond en aucun cas à leur situation. D’après le recensement de 2010, 1,4 million de personnes y résident, soit 22 % de la population de la ville. Il s’agit par conséquent d’une nouvelle politique de la question urbaine, qui a un impact direct sur une grande partie de la population municipale.
8Le propos de ce chapitre ne repose pas sur l’analyse de l’intervention en tant que telle ni sur une ethnographie des favelas, mais s’intéresse à la manière dont cette intervention des pouvoirs publics a été conceptualisée, diffusée et célébrée, en reprenant la catégorie de « pacification ». Cette dernière n’avait jamais été employée dans le cadre de la planification urbaine ni dans celui des actions de sécurité ni dans celui des actions dirigées vers certains secteurs de la population nationale. Il s’agit d’une catégorie centrale qui a traversé cinq siècles, depuis l’époque coloniale jusqu’au Brésil républicain. Elle avait été jusqu’alors associée à la population autochtone, qui était régie par des valeurs et des modèles de comportement différents de ceux des Occidentaux. Ces peuples, qui méconnaissaient la religion chrétienne, pratiquaient la polygamie, la sorcellerie et l’anthropophagie, offensant – c’est ainsi que le postule l’histoire officielle – les idéaux moraux des Européens. Les expressions employées par les gouvernements pour désigner les segments marginalisés n’ont jamais exprimé aussi fortement et radicalement l’altérité assignée depuis à des groupes sociaux existants à l’intérieur de la communauté nationale6.
9Pourquoi parler de « pacification » dans le contexte actuel de la question urbaine ? L’objectif de ce chapitre est de comprendre les raisons de l’émergence et de la prolifération de cette catégorie dans la conjoncture contemporaine de la ville de Rio de Janeiro, afin de proposer une clef d’analyse sur le fonctionnement des idéologies d’exclusion et de mise sous tutelle au sein de la société brésilienne.
« Pacifier » entendu comme civiliser et inclure
10La représentation du Brésil comme produit d’un melting pot est très diffusée : un creuset qui mélange, assimile et unifie une énorme diversité ethnique, raciale et régionale, masquant des écarts inquiétants et transformant l’histoire du pays en une succession de conciliations et de compromis, sans rébellion, sans révolution sanglante, sans rupture violente.
11La célèbre lettre de Pero Vaz de Caminha ne décrit pas de conflits entre les autochtones et les Portugais. Ces derniers cherchaient à s’approvisionner en eau et en vivres, et charmaient les indigènes avec leurs rituels civiques et religieux, leurs vêtements et leurs embarcations. À leurs yeux, les indigènes apparaissaient comme des gens en bonne santé et de belle apparence, gentils et accueillants. Ils avaient même l’air d’assister avec fascination à la messe célébrée sur la terre ferme, celle qui constituait l’acte de prise de possession de ces terres au nom du roi du Portugal. Caminha conclut qu’il manquait peu de choses aux indigènes afin qu’ils « deviennent de bons chrétiens et des sujets de Sa Majesté ». La conversion était, d’après l’écrivain, la « grande et honorable œuvre » que l’on pouvait anticiper sans efforts ni coût majeur, pour ce qui deviendrait l’Amérique portugaise.
12Cette lettre au roi, que Capistrano de Abreu [1932, p. 173-199] nomma « l’acte de naissance » du Brésil, eut très peu de répercussions pendant la période coloniale, dans la mesure où elle fut enfouie dans les archives de Lisbonne et disparut pendant des siècles. Redécouverte et largement reprise avant l’indépendance, la lettre devint une source importante d’inspiration des représentations idéalisées du pays. Elle joua alors un rôle essentiel dans l’irruption d’une idéologie nativiste, qui célébrait les valeurs et les vertus du Brésil antérieures à la colonisation portugaise [Pacheco de Oliveira, 2009]. L’indianisme devint un modèle esthétique dominant au xixe siècle, au moment de la consolidation du Brésil comme unité politique et administrative, fondée sur une structure sociale caractérisée par la grande propriété agraire et par l’esclavage des populations noires.
13Les premiers habitants de l’ancienne colonie portugaise, toujours décrits dans leur état d’origine antérieur à la colonisation, étaient célébrés dans la littérature, la poésie, la peinture, la sculpture et la musique comme des personnages aux sentiments nobles, d’une moralité louable. Les gouvernements ne devaient plus pratiquer à leur encontre une confrontation directe ni une « guerre juste », mais devaient promouvoir des procédures « souples et persuasives » [Andrada e Silva, 1992 (1823), p. 352], déléguant leur administration régulière aux religieux qui, dans le cadre de l’Institut du patronat royal, entretenaient des rapports étroits avec le gouvernement7.
14Au xxe siècle, l’indigénisme républicain adopta la « pacification » des tribus isolées, qui étaient censées entrer en contact pour la première fois avec les fronts d’expansion de l’économie nationale et se trouvaient de ce fait menacées d’extinction. Le Service de protection aux Indiens (SPI) détermina une procédure d’intervention étatique et laïque, caractérisée par la mise sous tutelle et la protection des autochtones, sans que puissent leur être imposées les doctrines religieuses ou les pratiques économiques de la société nationale.
15Les processus de « pacification » devinrent le trait distinctif de l’indigénisme brésilien, symbole d’un traitement fraternel envers les populations plus « primitives » encore présentes dans le pays. Pour les colonnes qui avançaient à travers le sertão et qui entraient en contact avec les índios bravos, le maréchal Rondon avait adopté comme devise « mourir s’il le faut, tuer jamais », afin d’éviter que ces expéditions ne reproduisent les expériences funestes du passé.
16Les raisons qui expliquent le choix du mot « pacification » pour décrire les actions conduites dans les favelas ne sont pas claires. L’intention était peut-être de conférer aux actions de la police militaire et des forces armées les qualités civiques et humanitaires attribuées dans les autoreprésentations du Brésil aux actions de Rondon et des sertanistas8, traités comme des héros et des bienfaiteurs.
Génocide, « pacification » et racisme : la dynamique du monde colonial
17Pour comprendre le sens de l’incorporation de cette catégorie linguistique et historique dans le contexte urbain contemporain, il faut voir au-delà des récits et des représentations célébrés dans les arts et repris par l’histoire officielle, et adopter une perspective critique sur l’histoire des indigènes au sein de la formation nationale brésilienne, fondée sur des matrices ethnoraciales, sur l’esclavage des populations noires et sur la grande propriété foncière.
18Le document qui permet une compréhension plus profonde de l’histoire de la construction du pays est l’Ordonnance remise à Lisbonne en 1548 à Tomé de Souza, le premier gouverneur-général du Brésil. La principale finalité de cette Ordonnance était la fortification de la capitale et des centres coloniaux, favorisant la victoire des autorités dans la guerre décrétée contre les Tupinambá et, à l’avenir, contre d’autres peuples d’Indiens rebelles.
19Dans cette première Ordonnance, les principes de la colonisation portugaise en Amérique étaient clairement énoncés. Il s’agissait de promouvoir une guerre de conquête contre les « nations indigènes », en soumettant les populations et les autorités autochtones au commandement exclusif du roi, et en annexant leurs terres au territoire portugais. Il s’agissait également de créer les conditions nécessaires pour empêcher l’implantation des puissances coloniales européennes rivales, la France en particulier. L’objectif militaire, la conquête et la soumission des indigènes étaient les conditions de l’incorporation de la population autochtone, par le baptême et le catéchisme, et du futur développement d’une activité économique permanente, la plantation de canne à sucre, principalement orientée vers le commerce extérieur, qui allait devenir le mode de production dominant de la colonie.
20L’institution juridique qui dirigeait et légitimait l’ensemble du processus était la « guerre juste », fondée sur des procédures établies dès le xiiie siècle dans la péninsule ibérique à l’encontre des califats musulmans. En Amérique, les ennemis « infidèles » n’étaient plus les « Maures », mais les índios bravos, les populations autochtones qui résistaient à l’autorité portugaise et au baptême. L’Ordonnance donnait un nom assigné à ces peuples, supposés féroces et persistants dans le paganisme : les « terribles » Tupinambá de Bahia, dont les missions (aldeias) s’étendaient sur des centaines de kilomètres autour de la capitale récemment fondée, Salvador de Bahia.
21La tutelle était une forme de domination marquée par l’exercice de la médiation. Elle était ancrée dans un paradoxe9 qui voulait qu’en fonction des différents contextes et interlocuteurs, elle fût guidée par des principes contradictoires, oscillant entre la protection et la répression, alternant entre l’une et l’autre ou les exerçant conjointement. Les missionnaires, à la différence des autres colons, ne préconisaient pas la mise en esclavage des indigènes. D’une part, ils obéissaient à la bulle pontificale qui affirmait que les « natifs du Nouveau Monde » possédaient une âme et, de ce fait, ne devaient pas être réduits en esclavage. D’autre part, ils considéraient les autochtones comme une main-d’œuvre fondamentale au développement et à la production des richesses de la colonie. Cela impliquait l’exercice d’un contrôle rigide sur eux via l’apprentissage de nouvelles techniques et savoir-faire, qui leur permettraient de se mettre au service des Portugais et, avec un minimum de malentendus tolérés, de cohabiter avec eux.
22Toutefois, les missionnaires n’ont pas tardé à constater qu’une fois de retour dans leurs missions, échappant au regard des prêtres, les autochtones, qui écoutaient avec curiosité et semblaient accepter l’enseignement chrétien sans plus de résistance, rechutaient dans leurs pratiques païennes, « pécheresses et indignes ». L’accueil des jeunes, tels des orphelins, dans les séminaires et leur éducation religieuse s’avéraient insuffisants dans l’optique de faire d’eux de nouveaux émissaires du christianisme, malgré la fondation d’une école à Salvador de Bahia par les jésuites. Il fallait par conséquent les placer dans des missions sous le contrôle direct des missionnaires, qui pouvaient ainsi administrer leur existence sociale et politique, et superviser leurs pratiques quotidiennes. Il semblait nécessaire d’instaurer un contrôle permanent sur leurs actions, leurs pensées et leurs désirs afin de les écarter de leurs « anciens vices ». Les pratiques de résistance des indigènes n’ont jamais été considérées comme les manifestations de l’échec du modèle civilisationnel, mais comme les indices d’une influence constante et perverse du diable [Nóbrega, 1954 (1556)].
23L’incorporation des indigènes dans les premières missions fut le résultat des nombreuses expéditions militaires engagées à l’encontre des Tupinambá entre 1554 et 1558. La dernière campagne s’acheva avec l’incendie et la destruction d’environ cent quatre-vingts villages indigènes, et avec l’exécution de certains de leurs principaux leaders, juridiquement désignés comme des « rebelles » et des « traîtres ». C’est ainsi qu’ils furent intégrés à l’histoire nationale de façon anonyme.
24Au terme de chaque campagne, le gouverneur annonçait au roi du Portugal la complète et définitive « pacification » des Tupinambá. Les colons prétendaient altérer la condition socioculturelle et économique des autochtones, instaurer un autre ordre normatif et empêcher qu’ils ne retournent à leurs pratiques et croyances antérieures. Mais dans les faits, cela ne se produisait pas. L’adjectif « pacifié » n’indiquait pas un changement profond des coutumes, mais désignait les communautés qui avaient été militairement vaincues et qui acceptaient la domination portugaise. À maintes reprises, au fil des années, les mêmes communautés et familles, sous la pression de nouveaux intérêts des colons ou motivées par le besoin de leur opposer une forme ou une autre de résistance, entraient à nouveau en conflit avec les agents économiques ou avec les pratiques de l’évangélisation. Une nouvelle « pacification » était alors entreprise par les agents de l’État, toujours en réponse aux demandes des colons et justifiée par des arguments religieux. Les ennemis, les índios bravos étaient perçus comme des êtres d’une nature plus faible et ambiguë que celle des Européens, ils étaient donc plus réceptifs aux « arts du diable » et à ses assauts répétés.
25Malgré l’échec religieux des « pacifications », les Portugais poursuivaient leur expansion militaire et économique à travers les terres de la colonie. Le mode d’action adopté se basait sur la conquête de nouveaux territoires, l’expropriation des terres occupées par les populations autochtones et l’implantation de ces dernières dans des noyaux de peuplement sous le commandement des missionnaires. La main-d’œuvre indigène pouvait ainsi être réquisitionnée par les missionnaires, par les particuliers et par le gouvernement à des coûts inférieurs à ceux du travail libre ou servile. Les grands bénéfices obtenus par les commerçants et par la Couronne grâce à la traite d’esclaves africains, ajoutés aux aléas et aux fluctuations dérivés de la présence politique des missionnaires dans ce marché du travail indigène, permirent la consolidation au xviie siècle du marché d’esclaves noirs comme principale source de recrutement de travailleurs pour la culture, la préparation et l’exportation du sucre, le mode de production hégémonique de la colonie. De cette manière, les indigènes intégrèrent progressivement un marché du travail supplémentaire10 qui n’était pas orienté vers le mode de production dominant, mais vers d’autres activités moins valorisées et lucratives, ainsi que vers les services d’intérêt public. Afin de justifier l’exercice permanent de pratiques coercitives et les faibles rémunérations, un ensemble de stéréotypes et de préjugés fut élaboré à leur sujet. Bien que ce modèle de colonisation ne prônât pas le génocide, cela fut dans de nombreux cas l’aboutissement concret de ce mode de gestion des territoires et des populations.
26Le processus d’expansion sur de nouvelles terres et de consolidation de la colonie, et plus tard du Brésil indépendant, se poursuivit les siècles suivants vers d’autres régions, comme les sertões du Nordeste et du centre-ouest, et l’Amazonie. D’autres peuples indigènes, comme les Tapuia, les Carijó, les Manaó, les Mura et les Botocudo, furent à leur tour désignés comme des ennemis, férocement combattus, expropriés de leurs territoires, « pacifiés », répartis en tant qu’esclaves temporaires et/ou assignés à des missions. L’instrument fondamental et constant pour l’existence et la permanence de la colonie fut l’expansion spatiale et temporelle d’une forme d’« accumulation primitive » qui, associée à la création d’un marché du travail supplémentaire et dévalorisé, ne put jamais se passer des guerres, des pillages, du génocide et de l’usage systématique d’un ensemble de discriminations et de préjugés qui opéraient comme n’importe quel racisme.
Contrôler et exclure dans le contexte urbain de Rio de Janeiro
27Avec l’abolition de l’esclavage, les campagnes et les villes assistèrent au développement massif d’une population pauvre, sans terre, sans logement, sans abri. Ce processus s’accentua avec l’arrivée de nombreuses familles expulsées du milieu rural, du Nordeste et de l’est pour la plupart, par la structure agraire du latifundium et sous la pression du phénomène social et climatique des sécheresses. Cette population, principalement noire et métisse, s’installa d’abord dans les cortiços11 (taudis) précaires et surpeuplés du centre-ville, pour occuper ensuite les terrains vides sur les pentes des morros (collines). La plus grande partie de cette population ne s’intégra pas au prolétariat, qui était essentiellement constitué d’immigrants européens ayant une formation technique et dont certains segments étaient assez politisés. Elle se transforma, au contraire, en une armée de réserve de la force de travail destinée aux services urbains les plus divers et les moins valorisés, sans liens contractuels définis, mais régis par des rapports clientélistes semblables à ceux en vigueur dans les régions rurales.
28Les favelas commencèrent à se former dans la ville de Rio de Janeiro dans la dernière décennie du xixe siècle12 [Abreu, 1997 ; Zaluar & Alvito, 1998 ; Valadares, 2005]. Suite à la campagne menée contre les cortiços dans les années 1890 et aux nombreuses démolitions entreprises par les réformes urbaines des années 1900, un grand nombre de familles décida de s’installer sur les morros du centre de la ville, dans des territoires qu’elles connaissaient et qui étaient proches de leurs lieux de commerce ou de travail. À partir des deux premiers morros, Providência et Santo Antônio détruit peu de temps après, l’expansion des favelas se poursuivit dans le centre et dans la zone nord – Salgueiro en 1909, Mangueira en 1910, Sâo Carlos en 1912 et Catumbi en 1915 –, pour ensuite se diriger vers la zone sud – Babilônia en 1907, Cabritos, Botafogo et morro de Pasmado en 1915 –, en continuant vers les quartiers de Lagoa et Leblon [Zaluar & Alvito, 1998 ; Valadares, 2005]. En 1913, un rapport de la Direction de la Santé Publique recense 2 564 casebres13 (taudis) habités par 13 601 personnes. Déjà en 1901, le maire Xavier da Silveira, observant des signalements dans la presse, identifia quatre cents casebres dans le morro de Santo Antônio habités par des familles de militaires [Abreu, 1994, 1997].
29Dans un article intitulé « Où habitent les pauvres ? » publié en 1905, l’ingénieur Everardo Backhauser réalisa une évaluation plus mesurée des favelas signalant, dans le langage pompeux de l’époque, les possibles avantages de cette forme d’habitation [Abreu, 1994, p. 40] :
« Ce ne sont pas uniquement les fauteurs de troubles et les criminels qui y habitent, mais aussi les travailleurs laborieux, que le besoin ou la cherté des logements poussent vers ces hauteurs où l’on peut jouir de prix relativement bas et d’une brise suave qui souffle en continu, et qui adoucit la dureté de l’habitat. »
30Pourtant, les favelas furent l’objet de nombreux préjugés, étant associées à des pratiques réprimées et criminalisées par la police, comme les rondes de capoeira14 ou les terreiros15 (terreaux) du candomblé.
31La proximité spatiale entre les favelas et les quartiers de la classe moyenne devint l’une des caractéristiques de la ville de Rio de Janeiro. Dans les favelas habitaient la plupart des travailleurs du secteur informel, employés dans les résidences, le commerce, le bâtiment et les travaux publics des quartiers voisins. Dans les décennies suivantes, les favelas commencèrent à être perçues comme des lieux de manifestations culturelles qui, tels que la samba, allaient devenir des emblèmes de la ville de Rio [Knauss & Brum, 2012]. Certains décors et personnages firent leur apparition dans la littérature, la peinture et le cinéma. En raison du nombre important d’électeurs potentiels, les favelas furent aussi considérées comme des lieux de possible implantation et de maintien de réseaux clientélistes, et de dépendance à des fins électorales. Cependant, dans certains contextes le vote des habitants des favelas fut décisif pour la victoire des candidats de gauche16.
32Le premier recensement des favelas réalisé en 1947 en dénombra cent dix-neuf à Rio, 70 605 casebres et une population de 283 390 habitants, ce qui équivalait à environ 14 % de la population de la ville. Les autorités, ainsi que certains rapports sociologiques, continuaient à s’inquiéter du fait que ces territoires ne se transformassent en zones affranchies de la souveraineté étatique. Plusieurs tentatives de démolition des plus grandes favelas furent amorcées, en particulier dans la zone la plus riche de la ville17.
33Après le coup d’État militaire de 1964, les grandes favelas de la zone sud, comme Praia do Pinto et Catatumba, furent supprimées et leurs habitants expulsés vers de grands complexes résidentiels, Cidade de Deus et Vila Kennedy, de la zone nord et de la périphérie. Les terrains précédemment occupés furent destinés à la construction d’immeubles de luxe et de clubs récréatifs de l’élite. La conduite arbitraire de ce processus éveilla des critiques dans plusieurs secteurs et fut relayée par la presse. L’ampleur de cette politique fut restituée dans un rapport dirigé par Lícia do Prado Valadares [2005] : à Rio, entre 1962 et 1974, quatre-vingts favelas furent totalement ou partiellement supprimées, plus de vingt-six mille casebres furent détruits et cent quarante mille personnes expulsées.
34Au cours des dernières décennies, des bandes criminelles impliquées dans le trafic de drogues se sont installées dans les favelas et ont pris progressivement le contrôle armé de ces territoires, exerçant une emprise croissante sur les activités quotidiennes et sur la circulation des personnes18 [Zaluar & Alvito, 1998]. Basées sur des statistiques d’augmentation de la criminalité diffusées par les médias, les autorités ont entrepris toujours plus d’actions répressives à l’intérieur et autour des favelas [Machado da Silva, 2008]. Les journaux relayaient la peur des classes moyennes de voir « la favela se charger du bitume », alors qu’ils manifestaient une indifférence totale vis-à-vis des conditions de vie précaires et des droits élémentaires des personnes qui y habitaient [Batista, 2003 ; Soares et al., 2006].
35À partir des années 1990, les favelas ont cessé d’être identifiées comme « le berceau de la samba » ou comme des « réserves électorales », pour être pensées comme des territoires contrôlés par des trafiquants, considérées comme la cause de la violence et de l’insécurité de la ville. L’image d’une « ville divisée » est devenue monnaie courante, fonctionnant comme une justification pour la métaphore d’une guerre urbaine19, qui devait être menée par des unités spécialisées, dotées d’un entraînement et d’équipements militaires. Entre 1995 et 1997, encore inspirée par la doctrine de la sécurité nationale, la police de Rio a commis environ 10 % des homicides qui ont eu lieu dans la ville, « tuant plus de personnes que l’ensemble des forces de police aux États-Unis20 » [Soaeres et al., 2006]. D’autres initiatives virent le jour par la suite, telles que la création du Groupe de patrouilles des zones spéciales (GPAE), qui perdura jusqu’en 2006.
36L’expression la plus visible de cette politique fut la création d’un bataillon spécialisé en opérations militaires au sein des favelas [Soares et al., 2006] : le Bataillon des opérations de police spéciale (BOPE), célèbre pour la cruauté de ses incursions dans les zones d’habitation, faisant usage de techniques militaires d’assaut en territoire ennemi, appuyées par une artillerie lourde et des véhicules blindés (les caveirões21). Ce bataillon est craint et haï par les habitants des favelas. Le nombre de morts, de blessés et de personnes incarcérées a atteint des proportions impressionnantes dans ces communautés [Cano, 2012, p. 11-21], très nettement supérieures à celles d’autres régions du monde, théâtres de guerres ou de processus traumatiques d’occupation du territoire. Si en 1998 le nombre de morts causé par des opérations militaires dans les favelas s’élevait à vingt personnes par mois, en 2007 ce chiffre atteignait près de mille trois cents personnes par mois.
37Les actions du BOPE n’ont pas réussi cependant à produire des résultats significatifs dans le contrôle local des favelas ni dans la lutte contre l’insécurité urbaine. Les membres des organisations criminelles ont été tués ou emprisonnés, mais les territoires sont restés sous l’emprise quotidienne des « milices », organisations paramilitaires dirigées par des ex-combattants et des policiers qui développaient des activités diverses, légales et illégales [Cano, 2008 ; Soares et al., 2010b]. Un spécialiste du sujet souligne le caractère létal de ces organisations [Soares, 2014] :
« La milice est totalisante. Elle ne s’impose pas comme un business spécifique qui rend viable le trafic au détail d’un certain type de marchandises […] La milice s’impose dans le but de dominer l’ensemble des dynamiques économiques, commerciales, financières et immobilières. Elle encourage les migrations internes afin de négocier les terres appartenant à l’État, en expulsant des populations, en obtenant des votes et en imposant des candidatures qui constituent un réseau lié à certains territoires de la ville. »
38Les unités de police pacificatrice (UPP) ont été conçues comme une alternative pour corriger les erreurs des actions répressives, dans un effort de transformation des unités de police qui intervenaient dans les favelas22. Les UPP devaient être composées de jeunes policiers, écartant ainsi l’éventualité d’une mauvaise formation par des expériences antérieures, et leur commandement devait être exercé par un officier supérieur. Dans le projet initial, l’implantation des UPP devait être suivie de la création d’une « UPP sociale », responsable de l’identification des priorités de la communauté et de la résolution de ses problèmes. En ce sens, les équipes de chercheurs, qui incluaient des personnes de la communauté, devaient garantir une « écoute attentive », dresser des cartes participatives des « territoires de paix », établir des priorités et organiser les activités à mettre en place par les différents secrétariats du gouvernement [Rodrigues, 2013, p. 161-171].
39Les perspectives d’accueillir à Rio des « mégaévénements » pour les années suivantes ont encouragé la volonté de modifier les modèles d’intervention dans les favelas [Porto Gonçalves, 2011]. Les UPP ont reçu un large soutien de la part des habitants des favelas, qui n’avaient pas d’autres choix, et des quartiers voisins qui avaient observé la rapide valorisation de leurs biens immobiliers. Elles ont été célébrées par les médias comme une nouvelle épopée civilisatrice [Machado da Silva et al., 2005].
40L’occupation de Santa Marta en 2008 a été suivie par des initiatives semblables dans d’autres morros. En 2010, les quarante-cinq favelas de la zone sud de Rio, accueillant une population d’environ quatre cent mille habitants, étaient considérées comme « pacifiées ». Faisant preuve de bénéfices électoraux substantiels, le processus s’est prolongé. S’exprimant avec des termes de nature propagandiste, le gouvernement de l’État de Rio de Janeiro parlait en 2012 de deux cent trente et une « communautés pacifiées », pour ne pas parler de favelas, et estimait que leur population s’élevait à 1,5 million d’habitants.
Une mission civilisatrice
41Pendant la période coloniale, la « pacification » était envisagée comme une transformation profonde d’un groupe de personnes considérées comme païennes, immorales et anarchiques vers une condition nouvelle et plus élevée, propice à leur participation au sein de la société colonisatrice. Alors qu’on célébrait l’avènement d’un Indien nouveau, chrétien et sujet fidèle du roi du Portugal, les aspects militaires et répressifs sombraient dans l’oubli [Pacheco de Oliveira, 2009]. Dans le contexte colonial, personne ne déplorait la mort des indigènes, ni les œuvres historiques ni les poètes. Ce n’est qu’au xixe siècle, avec l’indépendance du pays (1822) et l’émergence d’une autre manière de concevoir et de parler de la population autochtone, que la mort des indigènes fut déplorée et assumée comme un événement central de la construction nationale23.
42La représentation romantique des autochtones du xixe siècle fut reprise par Rondon et ses disciples. Cependant, en tant que positivistes, ces hommes considéraient les indigènes comme des représentants du stade le plus primitif de l’humanité, caractérisé par des formes sociales élémentaires, l’animisme et une technologie rudimentaire. Vivant de manière autarcique dans l’arrière-pays, les indigènes n’arriveraient pas à survivre à l’avancée de la société moderne ni à échapper à l’extermination. L’État avait donc l’obligation morale de les protéger des fronts d’expansion et de permettre leur progressive adaptation au monde contemporain : ces populations devaient réaliser, en quelques générations, le trajet que l’humanité avait parcouru en plusieurs milliers d’années.
43Au sein de l’indigénisme républicain, la « pacification » désignait un processus piloté par l’État considéré comme humanitaire. Il protégeait une population vulnérable et défavorisée, avec laquelle on entrait désormais en contact sans exercer de violence. Or, les autoreprésentations de l’élite dirigeante occultaient le fait que ces « pacifications » furent fondamentales pour isoler les indigènes sur de petits lopins de terre, libérant simultanément de grands espaces pour l’appropriation d’intérêts privés. La population autochtone continuait d’être vue comme une réserve de travailleurs disponibles pour de multiples services, toujours faiblement rémunérée et dépourvue de toute garantie légale [Pacheco de Oliveira, 1998a]. L’actuation tutélaire et pacificatrice du SPI engendra une augmentation vertigineuse du prix de la terre partout où il passa. Avec l’instauration d’un marché de la terre dans les régions avant dominées par les indigènes, l’expansion de l’économie de marché était assurée. Pourtant, celle-ci ne s’accompagna pas d’un développement technologique et productif, configurant ainsi, à mes yeux, la modalité extensive et prédatrice qu’Otávio Velho [1976] qualifiait de « capitalisme autoritaire ».
44Quelles sont les intentions des « actions pacificatrices » dans le contexte actuel de Rio de Janeiro ? La réponse semble évidente : restaurer le contrôle étatique, c’est-à-dire militaire, sur les favelas occupées par le narcotrafic24. Il y a là une analogie claire avec les « pacifications » coloniales dirigées contre les villages autochtones qui ne se soumettaient pas volontairement aux autorités administratives et religieuses de l’époque. Ces actions pacificatrices, selon une métaphore thérapeutique, consistent à retirer une tumeur maligne qui affecterait l’ensemble du corps social.
45Les responsables de la mise en œuvre de la politique de sécurité et la police en général imaginent fréquemment les morros comme « le territoire de l’ennemi ». À la différence du reste des citoyens, les habitants des favelas sont jugés complices de leurs propres maux. La permissivité ou le déficit moral qui leur est attribué ne les distingue que très peu du crime organisé. Une ambiguïté perverse et dangereuse existe dans le traitement des habitants des favelas, parfois considérés comme les « otages » des trafiquants, mais la plupart du temps comme leurs « complices » [Leite, 2012, p. 379], voire leurs associés. Loin d’être un simple exécutant des lois, le policier engagé dans le processus de « pacification » affiche avec ostentation une supériorité morale et une capacité illimitée de punir. Il s’imagine en véritable « ange justicier ».
46À l’instar des indigènes dans les missions, les tuteurs doivent imposer aux personnes sous tutelle une moralité qui leur ferait défaut, afin qu’elles puissent enfin résister aux tentations du diable. Cette pédagogie coloniale et religieuse qui se sert de moyens répressifs s’applique de manière directe et incongrue dans un monde contemporain, désacralisé et mondialisé, familiarisé à la rhétorique du multiculturalisme, de la participation et des droits du citoyen. Aux yeux des organisateurs des pacifications et dans les représentations véhiculées par les médias, la « communauté pacifiée » n’est pas seulement le lieu d’une action militaire dans l’objectif de reprendre le contrôle au crime organisé, c’est une collectivité où les habitants et leurs conditions de vie auront connu une transformation complète, une action civilisatrice25. L’usage par les pouvoirs publics de la catégorie de « pacification » pour se référer à leur intervention dans les favelas, espaces qui échappaient avant à leur pouvoir, reprend ainsi, dans le cadre contemporain, la rhétorique de la mission civilisatrice de l’élite dirigeante et des fonctionnaires de l’État.
La pacification et la civilisation sont les deux visages d’un même processus qui a eu et a comme finalité la perte d’autonomie de la collectivité indigène, rendue dépendante des biens et des services contrôlés par une autorité externe, et sujette à l’exercice d’un mandat tutélaire [Pacheco de Oliveira, 2010a, p. 31].
47Il s’agit là d’une continuité de l’action coloniale dans le Brésil contemporain dont la raison est évidente : dans le contexte urbain, l’altérité est aujourd’hui dramatisée, elle n’admet pas d’origine commune ou de trait commun possible. Ainsi, « l’autre » contemporain est imaginé comme quelqu’un de différent et étranger à « nos » usages et coutumes, aussi imprévisible et dangereux que fût l’Indien sauvage pour les missionnaires et les autorités coloniales.
L’altérité comme infériorité
48Au cours des dernières décennies, certaines pratiques devenues des routines ont créé des formes d’intervention publique qui ont exacerbé les différences entre les habitants des favelas et le reste des Brésiliens, instituant un clivage dangereux au sein de la population urbaine du pays ainsi que la militarisation des outils pour affronter cette situation [Souza, 2008].
49Le premier aspect qu’il faut soulever est la surveillance permanente et ostentatoire qui doit s’exercer sur eux, peu importent les moyens utilisés. Si les razzias et les perquisitions policières sont des procédés préventifs qui sont utilisés dans toutes les parties du monde, au Brésil, elles correspondent à des rituels d’humiliation et de disqualification qui ignorent et violent délibérément les droits les plus élémentaires des citoyens. Les méthodes de protection du policier et du prisonnier, comme l’usage des menottes, la lecture d’un ordre de détention et des droits du détenu, sont remplacées par un traitement brutal et asymétrique, ouvertement raciste, qui est associé à une présomption de culpabilité systématique et répétée, et à l’usage de la violence et de châtiments corporels.
50Dans ces situations, la police n’a pas à justifier les raisons de la détention de quelqu’un qu’elle considère comme « suspect ». En revanche, celui-ci doit présenter les preuves irréfutables de son innocence. En général, ces preuves se matérialisent par la « carte de travail »26. Les habitants des favelas ne possèdent que rarement ce type de document en raison du niveau élevé de chômage et de leur relation avec l’« économie informelle ». Par ailleurs, leurs factures sont en général au nom d’une autre personne (parents, amis). Face à l’impossibilité de démontrer leur « innocence », le choix de la détention repose exclusivement sur l’évaluation, circonstancielle et subjective, du policier. Quand la police exerce un pouvoir excessif, celui qui est dans la position subalterne n’a qu’une seule posture à adopter, celle d’une apparente obéissance et passivité qui écarte la possibilité de faire valoir ses droits. Le prix du questionnement de l’autorité policière est très élevé. La répétition de l’arbitraire devient le chemin d’une inculcation forcée d’une condition inférieure qui, poussée à l’extrême, est presque criminelle, dans un véritable rituel de naturalisation d’une « sous-citoyenneté ».
51Les perquisitions brutales et injustifiées des maisons des habitants des favelas dans le cadre d’opérations policières constituent une autre modalité des rituels de sujétion et de naturalisation de l’infériorité légale, appliquée cette fois-ci non pas à l’individu, mais à son foyer et à sa famille27, dont l’autonomie et l’intimité sont systématiquement niées et méprisées. Les agressions et abus à l’encontre des femmes sont fréquents et démesurés28. Les logements des favelas sont la plupart du temps qualifiés de « cabanes » par les policiers, c’est-à-dire de lieux provisoires, et non de domiciles fixes, pouvant dès lors être perquisitionnés sans la présentation d’un mandat judiciaire. Ce préjugé s’exprime aussi fortement dans les recensements nationaux où les favelas sont appelées « aglomerados subnormais » (agglomérats [de logements aux caractéristiques] inférieures à la normale)29. Elles sont caractérisées comme des possessions illégales parce qu’elles échappent aux modèles d’urbanisation et ne comptent pas avec les services de base.
52Le deuxième aspect concerne l’instauration d’une peur maladive au sujet de la grande dangerosité des favelas qui ne concerne pas que ses criminels. Quand ils en parlent, les médias se limitent à montrer les trafiquants exhibant des armements lourds, d’usage réservé au sein des forces armées, et des équipements importés et modernes. Les affrontements entre bandes, l’exécution sommaire de rivaux caractérisée par une extrême cruauté et l’exposition publique et exemplaire des victimes sont des éléments qui nourrissent la peur des communautés locales. Mobilisés de manière sensationnaliste, ils instaurent la terreur dans la ville. Or ces actes de violence sont des stratégies caractéristiques des groupes criminels partout dans le monde et ils ne sont pas exclusivement liés à la favela et à ses particularités historiques et culturelles.
53Quand ils parcourent les étroites ruelles et passages des favelas, avec leurs recoins et leurs labyrinthes, les policiers savent que leurs ennemis connaissent mieux le terrain qu’eux, étant capables de se cacher entre les maisons et d’attaquer par surprise. La méconnaissance du terrain expose les policiers à des situations risquées qui les mettent en grande tension. Associée à leur incapacité à faire la différence entre habitants et trafiquants, les policiers considèrent ce milieu social comme une unité simple et homogène qu’ils regardent avec préjugé et aversion. Les troubles psychologiques fréquents chez les policiers, les conduisent à agir avec extrême violence et racisme envers ces milieux sociaux, souvent similaires à ceux dont proviennent leurs propres familles.
54En dehors des favelas, les policiers considèrent comme potentiellement dangereuse toute personne qui aura été identifiée, toujours sur la base de préjugés raciaux et sociaux, comme un de ses habitants. Les médias sensationnalistes alimentent quant à eux la « culture de la terreur » dont parlent Carlos Porto-Gonçalves et Rodrigo Torquato da Silva [2011], favorisant l’abandon des jugements rationnels et de l’attention portée aux droits humains au profit d’attitudes ethnocentriques, contradictoires et illégales. En s’appuyant sur ses études précédentes à propos du phénomène des galeras (bandes de jeunes), Hermano Vianna [2013] souligne les erreurs de la construction médiatique et policière au sujet des arrastões30.
55Le troisième aspect concerne la transformation des favelas en ghettos [Wirth, 1927], dont les limites ne pourraient être franchies sans un risque de désordre et de représailles. La ville est représentée comme étant divisée en de multiples territoires où les habitants jouissent de conditions de citoyenneté radicalement différentes. La circulation des habitants d’une zone marginalisée dans d’autres espaces urbains implique une aggravation des risques et l’expression affichée de stéréotypes et d’injures. Les spectaculaires fouilles corporelles, réalisées principalement sur les jeunes Noirs supposés habiter les favelas, ont pour fonction de freiner la libre circulation de ces personnes dans l’espace urbain et d’instaurer des frontières sociales efficaces.
56La méfiance et l’hostilité des résidents des quartiers de classe moyenne dissuadent aussi les jeunes31 des favelas qui évitent de circuler dans certains espaces urbains et finissent par avoir une expérience très limitée et sectorisée de leur propre ville. Comme le dit l’une des personnes interrogées dans le cadre de l’ethnographie réalisée par Márcia Leite et Luiz Machado Silva [2013, p. 146-158] : « Il y a des lieux qui sont réservés aux Blancs, il ne reste plus qu’à mettre un panneau… [Ils ne le font pas seulement] parce que ça irait contre la loi. »
57Le quatrième point concerne la naturalisation de l’emprisonnement et de la mort. Comme nous l’avons rappelé plus haut, les opérations policières dans les favelas ont fait grimper les taux de mortalité dans ces quartiers. Dans le cas des prisons, il existe une procédure formelle d’accusation et de jugement, qui sollicite l’intervention de juges, de procureurs et d’avocats, et inclut la discussion autour des preuves. Cependant, quand il s’agit de morts, le rapport de la police, avec l’« acte de résistance à l’autorité policière », est la seule et ultime autorité32. Les morts sont automatiquement classés comme des « trafiquants » et des « criminels » alors que les médias sanctionnent à peine cette manière de procéder, en la naturalisant. En 2007, la Police militaire répertoriait 13 330 actes de résistance à l’autorité policière, ce qui correspond à 18 % du nombre total des homicides à Rio de Janeiro [Ribeiro et al., 2008]. Le rapport entre policiers morts et criminels supposés ou simplement suspects est très élevé, d’un pour cinquante-sept. En 2008, les statistiques de la police militaire de Rio de Janeiro indiquent une personne morte pour vingt-trois détentions réalisées, indice tragiquement élevé. Aux États-Unis, la proportion est d’un pour trente-sept mille [Ashcroft, 2014].
58Comme à l’époque coloniale, durant les « pacifications » des índios, il n’y a jamais de victimes. Les erreurs ne font pas l’objet d’une enquête et ne sont pas punies ; les abus sont maquillés et oubliés par la corporation. Les sentiments de mépris et de rancœur des habitants s’accumulent en silence. Les favelas surpeuplées semblent avoir aujourd’hui remplacé les sertões lointains et déserts, qui menaçaient les élites dirigeantes des xixe et xxe siècles dans leurs efforts d’intégration nationale et de civilisation des espaces vides. Ces objectifs ambitieux n’ont jamais été atteints, ils ont seulement nourri, dans la pratique, un développement prédateur et ont reproduit les inégalités sociales.
Une modalité sournoise de racisme
59Qu’est-ce qui justifie ces procédés ? Il ne s’agit pas, en effet, d’une doctrine ou d’une théorie posée comme vraie qui chercherait à se légitimer sur le plan scientifique. Ce sont des attitudes diffuses, réitérées qui se nourrissent d’images et de récits à haute charge émotionnelle et excluent in limine tout débat, réflexion ou critique. En réalité, elles configurent des modèles de réponses à des situations spécifiques, des modes de sentir et d’agir qui s’imposent de manière presque automatique et immédiate comme la meilleure et la plus adéquate réponse à une situation de risque. Pour comprendre les relations ethno-raciales au Brésil, il est fondamental de distinguer deux sphères : celle des doctrines qui s’expriment dans les lois, la culture érudite et les idéologies, et celle des pratiques qui orientent les conduites quotidiennes. Les conduites discriminatoires et intolérantes peuvent se passer de la préexistence de doctrines racistes, y compris dans ses manifestations extrêmes [Pacheco de Oliveira, 2000b].
60Conformément aux critères de couleur et de race de l’Institut brésilien de géographie et statistique, la plupart des habitants des favelas sont « pardos » ou « noirs ». Selon le recensement IBGE de 2010, il y aurait 49,5 % de pardos, 33,1 % de Blancs et 16,3 % de Noirs parmi les habitants des favelas de Rio de Janeiro. Bien que le pourcentage de Noirs soit inférieur à celui des Blancs, la favela est un espace urbain plutôt associé aux Noirs et aux pardos. Alors qu’environ un tiers des Noirs de la municipalité de Rio de Janeiro (31,6 %) résident dans des favelas, parmi les Blancs cette proportion est bien inférieure (14,3 %). Parmi les personnes classifiées comme pardas, le pourcentage de personnes habitant dans des favelas est aussi très élevé (30,1 %), proche de celles classifiées comme Noirs. Il existe donc une forte connexion entre ces deux catégories (pardos et Noirs) et ces espaces urbains.
61Les préjugés et la discrimination dans le contexte urbain actuel ne sont pas fondés sur la perception de phénotypes raciaux. Ils sont d’abord ancrés sur le lieu de résidence. Au quotidien, les favelas sont vues par les habitants des quartiers voisins, les médias et la police comme des ghettos où se regroupent des personnes aux mœurs et aux comportements déviants. La discrimination repose sur des arguments d’ordre socioculturels et économiques et non pas sur des arguments de nature uniquement raciale.
« La représentation des populations pauvres et des habitants des favelas en tant que “bandits potentiels” n’appartient pas exclusivement à la police. C’est une idée courante pour le sens commun qui renvoie à une représentation des quartiers populaires historiquement construite […] qui les perçoit comme des espaces destitués de tout ordre moral. En conséquence, ses habitants sont constamment criminalisés. » [Vieira da Cunha & Mello, 2012, p. 443]
62On observe une alarmante analogie dans les représentations des autorités entre l’índio bravo et le jeune Noir favelado, considérés tous les deux comme des « criminels en puissance » [Coimbra & Nascimento, 2003]. Si, pour les missionnaires, les rechutes des indigènes aldeados dans des pratiques païennes étaient le résultat de l’action du diable sur des hommes qui se caractérisaient par leur nature ambiguë et permissive, devant pour cette raison être constamment surveillés, les attitudes chargées de préjugés déployées par les autorités envers les jeunes habitant les favelas favorisent la reproduction de stéréotypes culturels et légitiment le déploiement d’actions répressives et arbitraires. Il s’agit d’une négation élémentaire des droits humains, entendus comme marqueurs du monde moderne. Lors des actions policières, il est fréquent de percevoir une disqualification des formes culturelles emblématiques valorisées par ces communautés.
63Si dans le passé colonial, les différences religieuses entre catholiques et païens étaient exacerbées, aujourd’hui ce sont surtout les différences culturelles, conçues comme des seuils de civilisation, qui pèsent le plus dans le processus de criminalisation des favelas et de leurs habitants. Celle-ci repose sur des marques d’exclusion sociale (faible taux de scolarité, chômage, sous-emploi et revenus faibles) et sur des styles comportementaux identifiés par les forces de police, les médias et les classes moyennes comme preuves d’une agressivité menaçante et d’une adhésion à des pratiques illégales. Ces preuves s’étendent même aux pratiques socioculturelles de ces communautés, comme les bandes de jeunes (galeras) [Vianna, 1997] ou les danses funk [Facina, 2013].
64Les chercheurs et militants ont également observé que le discours sur les habitants des favelas fonctionne sur la base d’une temporalité de longue durée :
« Les représentations des habitants des favelas ne reposent pas seulement sur des valeurs spontanées ou récentes, mais sur des références symboliques qui dominent depuis très longtemps les relations entre les divers groupes sociaux brésiliens. » [Silva, 2012, p. 417]
65Cette continuité est aujourd’hui assurée par la catégorie « pacification » et la tutelle qui en découle.
La tutelle et la gestion des territoires et des populations
66Au cœur du principe de la tutelle, se trouve l’attribution à un groupe du pouvoir du droit à parler et à agir à la place d’un autre, instituant entre les deux une relation complexe d’attentes et d’échanges asymétriques. Ce pouvoir peut résulter de la guerre et de la conquête (situation coloniale typique), d’un mandat juridico-politique explicite ou d’un regard péjoratif et discriminant d’un groupe sur un autre. Il ne correspond pas à l’usage pur et simple d’un pouvoir économique et social. Il ne se restreint pas non plus au domaine strictement personnel et patrimonial et il ne découle pas des liens de parenté. Bien qu’il se transmette par des procédures institutionnelles, sa fonction et son contenu réel ne sont jamais énoncés par les assignations bureaucratiques.
67Dans l’exercice de la tutelle, les normes ne seront jamais suffisantes pour définir une forme d’action prescrite, puisque la marge de liberté de l’agent sera toujours préservée pour décider en fonction de la spécificité des conjonctures et des interlocuteurs privilégiés à un moment donné. Toute recherche devra donc avoir un caractère situationnel et dynamique [Simmel, 1964]. Loin d’instaurer une relation dyadique, la tutelle renvoie aux intérêts et actions de tiers [Pacheco de Oliveira, 2006b].
68Quand le mode de gestion sur une population est de nature tutélaire, l’absence d’un principe transparent et unique ne doit pas être vue comme un problème pour la matérialisation de la discrimination. Un acte discriminatoire ne résulte pas d’un facteur unique (phénotypes ou expressions culturelles), mais d’une opération commune et combinée des deux. Il ne représente pas une différence de qualité, mais de degré, qui établit un continuum allant du « moins » au « plus » passible de discrimination. Ainsi, il n’est pas question d’instaurer une architecture logico-formelle qui pourrait se cristalliser en doctrine légitimatrice ou en loi, mais de permettre à l’agent tutélaire de faire des choix et de prendre des décisions garantissant l’opérationnalité de sa condition.
69Du point de vue de l’exercice de la tutelle, quels parallèles pouvons-nous établir entre les processus de « pacification » du monde colonial et ceux du contexte urbain contemporain ? Quel est l’acteur social chargé d’accomplir la mission civilisatrice et de rendre opérationnel l’arbitraire par le biais de conduites discriminatoires ? Pendant la période coloniale, la « pacification » a été pensée au départ comme une activité militaire, puis elle est entrée dans une étape pédagogique et protectrice. Au cours de cette phase, les religieux avaient l’exclusivité du contrôle, de l’enseignement et de l’évangélisation. Cette séquence d’actions fut fixée par les dispositions et mandats de la Couronne qui établissaient les attributions des différents agents sociaux. Dans le contexte urbain contemporain, rien de similaire n’existe ni pourrait exister, étant donné que l’État républicain est laïc et qu’il ne pourrait pas attribuer formellement une condition tutélaire à des personnes qui sont des citoyens égaux aux autres, qui font partie du corps de la nation, qui vote et choisit leurs représentants. La police est censée garantir le respect de la loi dans n’importe quel quartier de la ville, que ce soit les favelas ou les quartiers riches.
70Pourtant, comme au xixe siècle dans les cortiços, les pouvoirs publics ont désormais déclaré qu’une partie de la ville était dangereuse : ont ainsi été créées des unités de police destinées spécifiquement aux favelas. En créant des procédures spéciales, ils ont reconnu que ce segment de la population est différent des autres citoyens, le situant aux confins de la criminalité. De cette manière, ils ont institué, de facto et non de jure, une tutelle de nature militaire et répressive sur des territoires sociaux où habite plus d’un cinquième de la population de la ville. Ils ont choisi de transformer la responsabilité publique en tutelle militarisée. Ce choix a exacerbé les divisions socioéconomiques existantes, renforcé les préjugés et les attitudes discriminatoires, et contribué à former la Fobópole33 (« phobopole ») dont parle Marcelo Lopes de Souza [2008]. Les critiques sévères et justifiées qui ont été adressées à cette politique sécuritaire, tant au Brésil qu’à l’étranger, ont encouragé les autorités publiques à aller plus loin. Avec la création des UPP, une nouvelle rhétorique a vu le jour. La tutelle n’était plus une simple guerre, mais une « pacification » qui incluait autant des aspects répressifs que des bénéfices matériels et des actions d’assistance.
71Le régime tutélaire annule en principe toute action ou expression publiques de la personne sous tutelle. Les initiatives (agency) ne provenant pas du tuteur sont occultées. L’Histoire ne consignera pas leurs tactiques et stratégies, car leurs images et récits sont ignorés. Par principe, la permission voire la possibilité de parler leur est niée34.
72Les plans d’action sont établis et exécutés par le tuteur ou par des agents désignés par ce dernier sans qu’il y ait aucune participation active de la personne sous tutelle ni la possibilité d’interférer dans le choix des méthodes et des objectifs. Les programmes gouvernementaux définissent des objectifs à remplir et prévoient des bénéfices pour les personnes placées sous tutelle qui restent souvent sur le papier. En réalité, seules les actions répressives et de contrôle sont fidèlement appliquées.
73L’histoire des pacifications qui ont suivi l’établissement des premiers contacts avec des populations considérées encore comme isolées au xxe siècle en donne un exemple frappant. Une fois réalisée avec succès, l’action gouvernementale devait s’orienter vers la création de mesures de protection pour la santé et le bien-être de la population récemment pacifiée, et l’application de prévisions efficaces d’assistance sociale. Or, les ressources budgétaires étatiques et celles provenant d’entreprises privées, auparavant très abondantes, furent drastiquement réduites. La chute démographique de ces collectivités, pour cause de nouvelles maladies, d’épidémies et de pénuries alimentaires, en fut la conséquence. C’est la tragédie des pacifications indigènes réalisées par l’agence indigéniste officielle, décrite par les principaux sertanistas35. Malgré les intentions humanitaires des agents impliqués (personnes et organismes de protection), le résultat a souvent été le génocide des populations mises sous tutelle.
74Nous pouvons observer des faits similaires dans les « pacifications » actuelles dans les contextes urbains. Les activités de promotion sociale et d’assistance spécifique menées dans le cadre des « UPP sociales », considérées dans les projets comme la part essentielle des actions de pacification des favelas, n’ont jamais été sérieusement mises en œuvre. La participation sporadique de personnes de la communauté dans des enquêtes censées permettre une meilleure orientation des actions gouvernementales ne veut pas dire que des instances politiques de dialogue et de représentation ont été créées. Les bénéfices collectifs et les œuvres d’assainissement avancent très lentement, sans planification, à travers des actions classiques et ponctuelles. L’urbanisation des favelas demeure un objectif très lointain. Le thème de la « pacification » continue d’être une composante fondamentale du discours des autorités et des médias, mais il devient de plus en plus synonyme d’occupation et de contrôle policier et militaire de ces zones urbaines.
Considérations finales
75Avec la « pacification », certains aspects de la marginalisation des favelas ont connu des améliorations. Les conflits armés entre différentes quadrilhas (« bandes ») de trafiquants constituaient une menace pour la sécurité et la libre circulation des habitants de ces communautés. Ils faisaient en outre obstacle au développement de la vie associative, des politiques gouvernementales et des projets d’assistance et de culture. Les rues ont été nommées et les maisons numérotées, permettant aux habitants de faire l’expérience, pour la première fois, « d’avoir une adresse ». Cette mesure a eu d’importantes conséquences pratiques, dans le remplissage de formulaires pour un emploi ou les achats à crédit par exemple. Elle a aussi eu un fort impact sur la revalorisation de l’identité de l’habitant de la favela. L’établissement de services d’utilité publique (électricité, eau potable et ramassage des ordures) par des entreprises mixtes ou sous-traitantes a connu une augmentation importante dans ces secteurs de la ville.
76Par ailleurs, ces dernières années, de nombreuses activités culturelles (musées, centres culturels, groupes de musique, de danse, de théâtre et de sport) sont apparues et ont contribué à revaloriser la vie dans les favelas et les périphéries36. De telles initiatives ont précédé la création des UPP et n’ont pas de lien direct avec elles, même si elles ont pu bénéficier dans certains cas du climat positif qu’elles ont créé.
77Ces bénéfices ont cependant été contrebalancés par de nouveaux coûts et de nouvelles contraintes qui résultent de l’insertion de ces zones urbaines dans l’économie de marché et l’expansion de la spéculation immobilière. Les connexions irrégulières et gratuites au réseau électrique (gatos) ont été interdites, ce service intègre désormais le budget des ménages37. Par ailleurs, les prix des biens immobiliers et des loyers ont augmenté dans les « communautés pacifiées ». Les familles aux faibles revenus commencent à se défaire de leurs anciens logements ou à les vendre à des familles arrivées récemment qui ont un pouvoir d’achat supérieur. C’est ce que Silva, Barbosa et Faustino [2012b] ont appelé l’« élimination blanche », à savoir l’expulsion d’anciens résidents de leurs maisons dans les favelas par des moyens qui ne sont pas directement violents38. Faute d’une politique publique intégrale capable de garantir un logement aux familles les plus pauvres, les habitants seront les otages des forces du marché qui orientent l’urbanisation des favelas.
78L’importante croissance des favelas à Rio de Janeiro met en évidence l’incapacité et le désintérêt des autorités publiques pour résoudre le problème social du logement populaire. Entre 1991 et 2000, la population de Rio de Janeiro a augmenté de 7 %, alors que le nombre d’habitants des favelas a crû de 23,8 %. Au cours de la décennie suivante (2001-2010), l’augmentation de la population totale a été de 7,9 %, tandis que celle des habitants des favelas de 27,6 %39. Entre 1991 et 2010, la population résidant dans des favelas a augmenté près de quatre fois (57,9 %) plus que la population totale de la ville (15,5 %). Sans une transformation urgente des politiques publiques, les conditions ne seront pas réunies pour inverser l’expansion du problème.
79Le mode d’intervention étatique mis en œuvre jusqu’à aujourd’hui montre ses propres limites dans la gestion des territoires et des populations. Selon les données du recensement de 2010 [IBGE, 2010], il y a mille soixante-dix-sept favelas dans la municipalité de Rio de Janeiro40. Les « communautés pacifiées » représentent moins d’un quart d’entre elles41. De nombreux récits rappellent qu’avec la « pacification » des favelas des zones sud et nord, plusieurs groupes criminels ont migré vers d’autres favelas, où l’on constate une recrudescence des conflits entre quadrilhas armées42. Les anciens problèmes semblent avoir été déplacés vers d’autres parties de la ville, loin des zones fréquentées par les touristes, sans pour autant avoir été résolus.
80Une enquête, réalisée auprès des policiers qui ont participé à neuf des premiers UPP implantées, suggère que les objectifs affichés dans le projet officiel n’ont pas été atteints. La grande majorité des policiers ne voyait pas les UPP comme un nouveau modèle de maintien de l’ordre, et craignait que l’initiative soit vite close. 70 % d’entre eux déclaraient préférer travailler dans d’autres unités de la Police militaire. À l’issue de la période initiale d’occupation, que tous décrivent en général comme bien accueillie par la population, 74,4 % des policiers considéraient que les attitudes des habitants à leur égard étaient négatives ou de rejet, et 55 % déclaraient craindre que ces zones soient reprises par les trafiquants [Soares, 2010, p. 37-38].
81Après cinq ans, les habitants des « communautés pacifiées » ont commencé à donner des signes d’insatisfaction face aux choix unilatéraux des pouvoirs publics. La non-installation des « UPP sociales » est l’un des principaux aspects de ce mécontentement. La gestion tutélaire et autoritaire des programmes gouvernementaux, sans consultation préalable des priorités et des besoins quotidiens de la population, privilégiant au contraire les grands chantiers ayant un impact médiatique, a entraîné des protestations et des manifestations des habitants des favelas, dont le blocage temporaire de routes et d’avenues43. Au lieu d’établir un dialogue et d’essayer de résoudre le problème du manque de participation des communautés dans la planification des travaux d’aménagement urbain, les autorités ont considéré ces manifestations uniquement comme une perturbation des routines urbaines, devant être résolues par le biais d’une action policière.
82Par ailleurs, les informations sur les morts et les conflits dans les favelas « pacifiées » se sont multipliés, témoignant d’une détérioration de la qualité des actions entreprises. Une thèse de doctorat [Farias, 2014] présente un rapport rigoureux des morts répertoriées dans les favelas pour cause d’actions policières. Entre 2009 et 2010, il n’y a aucun cas recensé, entre 2011 et 2012, un seul, alors qu’en 2013 le chiffre s’élève à dix [Farias, 2014, p. 221-228]. Entre janvier 2013 et janvier 2014, le nombre d’actes de résistance à l’autorité policière dans les « communautés pacifiées » a augmenté de 77,7 % [Rodrigues, 2014].
83On peut aller plus loin et se demander si les statistiques sur les morts occasionnées par la police militaire dans les favelas choquent ou dérangent les médias et l’opinion publique. Comme dans les pacifications coloniales, orientées vers la seule « sécurité physique et patrimoniale des colonisateurs, [dérangées par] les invasions ou les destructions des sucreries et des haciendas, ainsi que les assassinats et les attaques contre les Portugais » [Pacheco de Oliveira, 2010a, p. 30], les conflits et les morts actuels dans les favelas ne font l’objet d’enregistrement administratif ou médiatique que dans la mesure où ils affectent les mégaévénements, les intérêts des entreprises puissantes et la circulation quotidienne dans les espaces urbains. Pour résoudre ce qu’ils identifient comme un « problème », les autorités mettent en œuvre des pratiques qui promeuvent le génocide systématique des personnes jugées menaçantes ou problématiques, notamment celles appartenant aux groupes défavorisés de l’échelle sociale. Ces pratiques s’appuient sur une forme corrosive et létale de racisme qui, comme nous l’avons observé auparavant, ne s’exprime pas au niveau des doctrines et des discours strictement racialisants44.
84C’est la représentation négative et pleine de préjugés construite par les médias qui permet de comprendre cette effroyable indifférence. À l’instar des índios bravos de l’époque coloniale, les favelas sont envisagées comme une altérité totalisante, en elle-même menaçante, et non comme une entité constituée de personnes et de familles différentes. Dans ces discours, on trouve rarement de signes d’empathie ou de partage, un racisme apeuré prédomine. C’est sous ce dernier aspect que les « pacifications » actuelles se différencient de celles de l’indigénisme proposant au contraire une réactualisation du discours colonial en ce qui concerne la question des droits et de l’altérité.
85Quelques cas récents mettent en évidence la participation de policiers des UPP dans des actions arbitraires contre les habitants des favelas, qui incluent l’usage de la torture, l’assassinat et la dissimulation des corps45. Au-delà de certains changements dans le commandement et les excuses publiques faites dans les médias, l’impact de ces événements dans la planification gouvernementale est presque nul. Un mémoire de master [Rodrigues, 2013, p. 252] signale le retour et la permanence de groupes criminels dans les communautés « pacifiées », permettant de supposer qu’il existe une nouvelle permissivité face au trafic de drogue.
86Dans un autre travail, Rodrigues dresse une cartographie des favelas pacifiées en identifiant les groupes armés qui y sont présents. 72 % d’entre eux appartiendraient au « Commando Rouge » (CV), les autres factions du crime organisé, comme l’organisation « Amis des Amis » (ADA) avec 22 %, le « Troisième Commando » et « les Milices » avec 2,7 % chacun, seraient moins présentes. Jusqu’au mois de mars 2014, le nombre de policiers des UPP morts dans des affrontements s’élevait à seize [Rodrigues, 2014]. Parmi les groupes criminels armés, les milices ont les relations les plus fluides et poreuses avec la police. Une grande partie de leur contingent se compose de personnes ayant reçu un entraînement militaire et comprend d’anciens policiers et soldats.
87Les incohérences et les limites signalées ne représentent pas des faits isolés ou occasionnels, elles tiennent davantage aux caractéristiques intrinsèques à ce mode de gestion des populations et des territoires. La militarisation croissante de la gestion de la question urbaine, associée à l’absence complète de dialogue adéquat de l’État avec toute une partie de la population urbaine, légitime la concentration d’importantes ressources dans les mains des autorités municipales et régionales, administrées exclusivement selon les intérêts circonstanciels des gouvernants et de tierces personnes. Au cours du siècle précédent, les pacifications et la tutelle militaire donnèrent naissance à une agence gouvernementale (SPI), pavée de bonnes intentions et de récits édifiants, qui se révéla inefficace pour endiguer le génocide des peuples indigènes. L’établissement d’un réseau de relations clientélistes et l’extension de la corruption et d’actions arbitraires, dont témoigne la récente découverte du « Rapport Jader Figueiredo46 », daté de 1968 et qui à l’origine de l’extinction du SPI, l’ont affaiblie. Si des changements d’orientation drastiques ne sont pas introduits, les « pacifications » contemporaines auront un destin similaire.
88Les prédictions faites dans ce texte, écrit et publié dans une version originale en 2014, semblent malheureusement s’être presque entièrement réalisées. Avec la destitution de Dilma Rousseff et la consolidation progressive des gouvernements conservateurs au Brésil, l’intention de réformer les agissements de la police dans les favelas a été complètement abandonnée. Le secrétaire à la sécurité de Rio de Janeiro qui avait idéalisé les UPP, mécontent des résultats obtenus, a démissionné de son poste en 2014 et la police a progressivement repris ses pratiques d’incursions violentes dans les favelas.
89Les installations des UPP, de plus en plus appauvries en ressources et en personnel, ont commencé à fonctionner comme de petits bunkers pour une présence policière anodine dans ces zones. Elles n’ont eu aucun d’impact positif sur la vie des communautés ni sur la lutte contre les trafiquants de drogue, qui ont commencé à compter sur la complicité active des unités de police.
90Au final, la création des UPP n’a contribué qu’au renforcement des « milices », des organisations paramilitaires intégrées et commandées par des retraités ou des actifs des forces armées. Avec le soutien d’opérations militaires d’envergure, les milices ont pris le contrôle de la plupart des favelas de Rio de Janeiro, commençant à y exercer un fort pouvoir économique et politique, qui s’est traduit par un monopole sur la vente de certains biens dans la favela et l’élection de nombreux politiciens qui ont représenté leurs intérêts.
91La presse, qui avait tant célébré l’arrivée des UPP, remarquant les signes de corruption et de clientélisme, a cessé de louer les actions de la police comme des initiatives héroïques, mais est restée inconditionnelle de ses versions officielles sur le grand nombre de personnes tuées par la police, justifié uniquement par des soi-disant « actes de résistance », et ne questionne pas les actes de violence contre les habitants des favelas.
92L’indifférence de l’opinion publique face au non-respect des droits civiques des habitants des favelas et de la périphérie, fondée sur le racisme structurel et l’acceptation tacite de l’actuation arbitraire des institutions et de l’exercice illégal et incontrôlé de la force par les puissants, s’est aggravée.
Notes de bas de page
1 Voir Ricœur [1994] et Le Goff [2003].
2 La qualification de « pacification » ne traduit que le point de vue des colonisateurs. Elle ne nous dit rien de sa réception et l’usage qui en est fait par les autochtones. L’application de cette catégorie administrative d’ordre policier et militaire à des situations historiques est une erreur, d’autant plus qu’elle semble décrire des formes de comportements et d’existences sociales qui ne correspondent en rien aux faits, n’exprimant qu’un point de vue partiel et extérieur. Voir à ce propos Pacheco de Oliveira [2008, p. 30].
3 Pour un effort comparatif et analytique de la catégorie de pacification, voir Agier & Lamotte [2016].
4 Ensemble d’habitats précaires où réside la population la plus démunie de la ville. Il s’agit souvent d’une occupation illégale de terrains dépourvus de l’infrastructure des services publics (eau, électricité, égouts, ramassage d’ordures) et des institutions gouvernementales (écoles, hôpitaux, commissariats de police).
5 Au-delà des anthropologues et des sociologues, nombre de géographes et d’historiens ont contribué à ce dialogue comparatif.
6 Nous avons assisté au contraire à la généralisation de l’expression d’« inclusion sociale ». Les politiques publiques ont prudemment évité les préjugés antérieurs et/ou les réponses discriminatoires et répressives. Inspirées du modèle étatsunien, les anciennes politiques adressées aux immigrants envisageaient l’« assimilation » ou l’« acculturation », fréquemment conçues comme étant spontanées, ou comme des mécanismes rituels et administratifs de « naturalisation ». Aujourd’hui encore, face à l’importance et à la complexité de la présence d’immigrants du Tiers-Monde en Europe occidentale, les politiques publiques promeuvent une plus grande « intégration » de ces secteurs à la société nationale.
7 À la différence des siècles antérieurs, l’assistance aux indigènes octroyée par les missionnaires au xixe siècle ne visa jamais un projet d’usage et de contrôle de la main-d’œuvre autochtone. Au contraire, les religieux encourageaient la participation des indigènes dans les entreprises économiques développées par les propriétaires des haciendas et par les grands propriétaires terriens [Almeida, 2010].
8 De nos jours, le mot sertanista (sertanistas, au pluriel) désigne les fonctionnaires de l’agence indigéniste officielle qui travaillent uniquement en contact avec les populations indigènes isolées, en essayant d’établir avec elle des rapports pacifiques. Les valeurs et la rhétorique des sertanistas eurent par le passé, et encore aujourd’hui, une grande importance dans la définition du modus operandi de l’agence indigéniste officielle et de l’indigénisme brésilien lui-même.
9 Pour approfondir la question du paradoxe de la tutelle, voir Pacheco de Oliveira [1988a, 2011c]. Je dois souligner l’importance de la discussion théorique avec Souza Lima [1995] autour de la tutelle et du « pouvoir tutélaire ». Même si j’ai choisi la notion de « régime tutélaire » dans mes recherches, en référence à une sociologie des conflits et des interactions, nos travaux dialoguent constamment.
10 La notion de marché du travail supplémentaire se développe de concert avec la notion « d’accumulation primitive » en tant que dimension permanente de l’expansion du capitalisme [Meillassoux, 1975, p. 158-160 ; p. 179-184].
11 Au xixe siècle, les cortiços désignaient les habitations de fortune du centre-ville de Rio de Janeiro. L’Inspection générale d’hygiène estimait que le nombre d’habitants y avait doublé entre 1888 et 1890, s’élevant à plus de cent mille habitants. Avec la légitimation scientifique de « l’hygiénisme » [Chaloub, 1996 ; Schwarcz, 1993], qui associait l’irruption d’épidémies à l’insalubrité de la ville et aux miasmes des marais et des fleuves, une campagne d’éradication des cortiços et de drainage de certaines parties de la ville fut lancée. En 1904, l’ingénieur Everardo Backheuser recensait dans un rapport au ministère de la Justice plus de six cents logements collectifs expulsés par la Santé publique, où logeaient plus de treize mille personnes [Abreu, 1997, p. 34-46].
12 Des registres antérieurs témoignaient de la construction de logements dans les morros, mais seulement en tant que faits isolés et temporaires. Un changement s’opéra lorsque se posa le problème du logement des soldats qui participèrent à la campagne de Canudos et à la révolte armée de 1894, alors que des permis étaient délivrés pour leur installation sur les pentes des morros Santo Antônio et da Providência. Le mot « favela », qui était à l’origine employé pour désigner le morro da Providência, fut par la suite employé de manière générique pour désigner les nouvelles occupations dans d’autres morros.
13 Petits logements de fortune où réside une population très pauvre, rurale ou urbaine, dans la plupart des cas, sans aucun registre de propriété.
14 La capoeira est une forme de lutte créée au Brésil par les esclaves africains, accompagnée de musiques, d’instruments et de diverses prescriptions rituelles originaires d’Afrique.
15 Désignent les lieux où sont réalisés les rituels afro-brésiliens du candomblé.
16 Ce fut le cas par exemple des élections de 1947, avec un vote surprenant en faveur des candidats du Parti communiste brésilien (PCB) ; et lors des élections de 1962, 1965 et 1982 d’où sont sortis victorieux des politiciens proches du mouvement syndical.
17 Les gouvernements municipaux, dépourvus des ressources économiques et politiques nécessaires à la réalisation des démolitions, ont parfois adopté des initiatives restrictives afin d’empêcher l’expansion des favelas, telles que la construction de murs de soutènement, l’expulsion de logements irréguliers ou situés dans des zones à risque, etc. [Gonçalves, 2012].
18 Pour une analyse de la prépondérance surdimensionnée accordée à cette thématique dans les politiques urbaines, voir l’article de Rogério Haesbaert [2010].
19 Pour une analyse critique de cette métaphore et de l’image d’une « ville divisée », voir Leite [2012, p. 378-381].
20 « La distinction d’un acte de courage et la prime au mérite […] pendant la période de 1995 à 1997 ont participé à la dissimulation des crimes commis par les agents de l’État » [Coimbra, 2001, p. 239].
21 En portugais, caveira désigne une tête de mort, caveirõe étant son superlatif. Ces « chars de guerre » affichent une tête de mort traversée d’un poignard et de deux revolvers (N.d.T).
22 L’idée d’élaborer une politique sécuritaire qui serait plus en accord avec la vie communautaire a été avancée par plusieurs pays, notamment dans les grandes villes étatsuniennes où se constituaient des cartels criminels puissants et qui étaient le théâtre d’émeutes raciales impliquant des populations migrantes. Quelques initiatives pionnières articulées à des actions sociales ont vu le jour à Rio de Janeiro, telles que le Centre de patrouille communautaire (CIPOC) qui intervient dans la Cidade de Deus dans les années 1980. Les Centres communautaires de défense de la citoyenneté (CCDC), qui opéraient entre 1991 et 1994, s’inscrivaient dans cette lignée, mais l’initiative fut abandonnée suite au changement de gouvernement dans l’État de Rio de Janeiro [Rodrigues, 2013, p. 141-145].
23 Un parallélisme peut être établi entre le thème de mort de l’indigène dans l’Empire du Brésil [Pacheco de Oliveira, 2009] et les analyses de Claudio Lomnitz [2007] sur l’importance de l’idée de la mort dans la formation historique du Mexique.
24 « L’idée est simple : l’État récupère des territoires appauvris et contrôlés par des groupes de criminels armés. Ces groupes, ainsi que leurs rivaux avec qui ils se disputent le territoire, ont lancé une course à l’armement ces dernières décennies […]. Nous avons donc décidé de mettre en pratique de nouveaux moyens pour mettre fin aux conflits. » [José Mariano Beltrame, dans l’article « Palavra do Secretário », du 10 septembre 2009, cité dans Leite, 2014, p. 634].
25 Voir les analyses de Machado da Silva et al. [2005].
26 Au Brésil, la Carte de travail et de prévoyance sociale (CTPS) est un document personnel obligatoire qui réunit toutes les informations de la vie professionnelle du travailleur. Elle atteste que la personne possède un emploi stable et cotise chaque mois à la sécurité sociale. Elle garantit l’accès aux droits du travail – congés hebdomadaires, vacances annuelles, treizième mois – et habilite à la demande de services et de bénéfices provisoires. Créée en 1932 sous le gouvernement de Getúlio Vargas, elle devient obligatoire à partir de 1934 pour tous les travailleurs du pays (N.d.T.).
27 Birman [2008] remet en cause le fait de parler dans ce cadre des favelas en tant que communautés.
28 Dans le contexte de la lutte des communautés, les mémoires, les témoignages et les réactions des habitants font émerger certaines figures politiques centrales, « les mères » [Vianna & Farias, 2011].
29 Selon le manuel de délimitation des secteurs du recensement de 2010, l’identification repose sur deux critères : a) occupation illégale de la terre ; b) urbanisation réalisée en dehors des modèles en vigueur ou précarité des services publics fondamentaux (approvisionnement en eau, système d’égouts, ramassage des ordures et ravitaillement en énergie électrique).
30 Pluriel d’arrastão. Groupe étendu de personnes qui se déplacent de manière concertée et solidaire, en parcourant des zones spécifiques de la ville (rues, plages ou lieux fréquentés) dans le but de voler de l’argent, des téléphones portables ou des bijoux. À l’origine, ce terme faisait référence à une modalité de pêche grâce à laquelle deux groupes de personnes traînaient un énorme filet vers la plage afin de capturer une grande quantité de poissons. Actuellement, il désigne dans le contexte urbain une manière d’attaquer plusieurs personnes en même temps.
31 Il y a toute une construction idéologique dans le fait de caractériser certains groupes de jeunes comme « violents » [Castro, 2009] qui s’exprime de manière exacerbée pour les jeunes des favelas, en particulier pour ceux qui revêtent les signes diacritiques des formes culturelles locales.
32 L’impunité pénale de la police a été analysée par Farias [2008, 2014], Leite [2012] et Ferreira [2013].
33 La Fobópole, dans la conception de Souza [2008], serait une ville organisée sur la peur.
34 Sur l’annulation de la voix et de l’agentivité (agency) des colonisés et des subalternes, voir les réflexions développées par Said [1984], Goody [2008], Certeau [2010] et Spivak [2010].
35 En ce sens, voir Rocha Freire [2004].
36 Voir Faustino [2009], Silva et al. [2012a], Mello et al. [2012].
37 Dans certaines communautés, l’arrivée des voitures des UPP s’est réalisée simultanément à celle des camions Light (compagnie d’électricité de la ville de Rio de Janeiro). On aurait dit que les seconds avaient été escortés par les premiers.
38 Voir Silva et al. [2012b, p. 429].
39 En 2000, l’augmentation totale de la population est d’environ 384 000 personnes, 210 000 (soit 54,8 % d’entre elles) vivent dans des favelas. En 2010, cette augmentation s’élève à environ 465 0000 personnes, dont 301 000 résident dans des favelas, ce qui correspond à 64,7 % de cette augmentation.
40 Un recensement est en cours depuis le début du mois d’août 2022. Les résultats de ce recensement ne seront connus qu’en 2023.
41 En fonction de la classification établie, certaines des plus grandes favelas échappent à ce décompte. Il est donc fort probable que ces données soient sous-estimées. C’est le cas de Vila Kennedy et de Cidade de Deus, logements sociaux érigés par les pouvoirs publics il y a quelques décennies pour des personnes aux revenus faibles. Néanmoins, au fil du temps, ces bâtiments se sont détériorés, ils ressemblent aujourd’hui aux cortiços du début du xixe siècle. Ces dernières décennies, une ceinture de baraquements s’est créée tout autour. La population paupérisée qui s’y est installée excède largement le nombre de familles qui y vivait jusqu’alors.
42 Afin d’affronter cette situation, les Compagnies détachées de patrouille (CDP), unités de police de petite taille, dont le contingent équivaut à un quart des UPP, sans aucune mission sociale, ont été créées. Une espèce d’occupation de second ordre s’est ainsi mise en place dans certaines favelas [Rodrigues, 2014].
43 C’est le cas par exemple des manifestations récentes des habitants de la favela Rocinha, qui se sont opposés à de multiples reprises à la construction du téléphérique et ont exigé que le gouvernement investisse dans l’assainissement de base.
44 Ce qui ne veut pas dire cependant que ce racisme ne peut pas être appréhendé empiriquement et analysé, car il s’exprime dans de multiples contextes. À l’intérieur des corporations militaires, il se manifeste par des postures néonazies à l’occasion des entraînements réguliers, chants et images à l’appui qui se retrouvent aussi sur des sites internet très fréquentés. Pour la population en général, des programmes de radio et de télévision, y compris aux heures de grande audience, réalimentent une vision militariste et raciste.
45 À ce sujet, voir le « Cas Amarildo », largement diffusé par la presse nationale et internationale. Parmi beaucoup d’autres, voir l’article d’O Estado de São Paulo, del 27/11/2013, Disponible sur : http://www.estadao.com.br/noticias/ciudades,soldado-preso-no-caso-amarildo-e-denunciado-por-outras-torturas-na-rocinha,1101222,0.Html [consulté le 5 décembre 2013].
46 En 1966, le procureur Jader de Figueiredo fut mandaté par le ministère de l’Intérieur pour mener une enquête sur les allégations de corruption et de violence commises dans l’administration du SPI. Le rapport a relevé des centaines de cas. Il recommanda de sanctionner et de licencier plus d’une centaine d’employés. En raison de ses répercussions publiques, le rapport conduisit à l’extinction du SPI et à la création ultérieure d’une nouvelle agence indigène (FUNAI).
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Meurtre au palais épiscopal
Histoire et mémoire d'un crime d'ecclésiastique dans le Nordeste brésilien (de 1957 au début du XXIe siècle)
Richard Marin
2010
Les collégiens des favelas
Vie de quartier et quotidien scolaire à Rio de Janeiro
Christophe Brochier
2009
Centres de villes durables en Amérique latine : exorciser les précarités ?
Mexico - Mérida (Yucatàn) - São Paulo - Recife - Buenos Aires
Hélène Rivière d’Arc (dir.) Claudie Duport (trad.)
2009
Un géographe français en Amérique latine
Quarante ans de souvenirs et de réflexions
Claude Bataillon
2008
Alena-Mercosur : enjeux et limites de l'intégration américaine
Alain Musset et Victor M. Soria (dir.)
2001
Eaux et réseaux
Les défis de la mondialisation
Graciela Schneier-Madanes et Bernard de Gouvello (dir.)
2003
Les territoires de l’État-nation en Amérique latine
Marie-France Prévôt Schapira et Hélène Rivière d’Arc (dir.)
2001
Brésil : un système agro-alimentaire en transition
Roseli Rocha Dos Santos et Raúl H. Green (dir.)
1993
Innovations technologiques et mutations industrielles en Amérique latine
Argentine, Brésil, Mexique, Venezuela
Hubert Drouvot, Marc Humbert, Julio Cesar Neffa et al. (dir.)
1992