Chapitre vi – Pratiques et savoirs gouvernementaux dans la création de frontières ethniques : une anthropologie des recensements nationaux
p. 255-285
Texte intégral
1Mon objet de réflexion dans ce chapitre concerne les données quantitatives existant au sujet des populations autochtones. Quelle utilité pouvons-nous accorder à ces données dans l’étude et la compréhension des populations indigènes ?
2Le caractère central du terrain en anthropologie et l’importance de la production des données à partir de l’observation directe des phénomènes locaux sont des valeurs partagées par différentes écoles et courants de la discipline, formant une véritable doxa. Cependant, une ethnographie repose rarement sur les seules données obtenues par l’observation directe. Elle s’appuie fréquemment sur les descriptions réalisées par des observateurs antérieurs et sur des sources écrites variées et abondantes.
3Je m’intéresserai dans ce chapitre à l’usage des matériaux quantitatifs, en particulier ceux provenant des statistiques démographiques et agraires, souvent rattachés à d’autres temporalités que celle du présent ethnographique. Une analyse critique et exploratoire s’impose pour ne pas tomber dans les pièges d’une épistémologie positiviste. En effet, loin d’être un acte neutre et purement logique, mesurer est une manière d’arbitrer des droits, en particulier quand celui qui le réalise détient un pouvoir ou une autorité sur les acteurs ou les processus observés. Il faut alors s’interroger sur les procédés qui ont conduit à la production de données quantitatives ainsi que sur la manière à travers laquelle elles ont été élaborées, sur les sens et les projections sociales qui s’y cristallisent, et sur les pratiques sociales qu’elles servent et ont servi1.
4Une anthropologie des données numériques, menée à travers une analyse ethnographique et critique, est nécessaire afin de situer ces données en tant que productions contextuelles dotées d’une intentionnalité2. Par ailleurs, ces instruments ont la capacité de rendre visible le point de vue des agents sociaux qui les ont produits, en permettant d’observer des aspects nouveaux des phénomènes décrits, ce qui stimule l’imagination scientifique.
5En ce sens, les données quantitatives existantes3 au sujet des indigènes brésiliens sont toujours associées à des enjeux de contrôle social et au développement des techniques de recensement et de mesure des populations et des territoires. Ces techniques sont liées à un discours sur la gouvernementalité et à la création des conditions de l’exercice d’un pouvoir souverain [Foucault, 1977]. Elles ne peuvent fournir des informations utiles qu’à condition d’être inscrites dans l’horizon discursif permis d’abord par le déploiement d’un empire colonial et ensuite par la constitution d’un État national indépendant.
6Ce chapitre abordera le matériel quantitatif au sujet des populations indigènes en trois parties liées à des temporalités différentes :
dans leur dimension démographique, par le biais des recensements4 nationaux et autres rapports s’étalant sur la longue durée (presque deux siècles) ;
dans leur dimension économique, à travers les statistiques sur la terre, les ressources naturelles et les conflits agraires de ces trois dernières décennies ;
les chiffres, les images et les interprétations divergentes qui, ces dernières années, se disputent les clés de la compréhension de la présence indigène dans le Brésil contemporain.
Compter des sujets, compter des citoyens
7Les premiers récits sur les indigènes du Brésil, comme la lettre de la « découverte » de Pero Vaz de Caminha [1981 (1500)] ou le récit de voyage en Amazonie du Père Cristóbal de Acuña [2009 (1641)], se caractérisent par des descriptions qualitatives. En raison des barrières linguistiques avec les autochtones, ces récits privilégiaient les faits retenus par l’observation directe. Les chroniqueurs cherchèrent à rapprocher les indigènes et leurs institutions de celles qui étaient déjà connues en Europe. Dans le même temps, ils essayaient de rendre compréhensibles leurs observations au monde européen, en établissant des parallèles qui n’étaient pas seulement négatifs pour les autochtones. Ces récits se distinguent du discours racialisant inauguré par l’histoire naturelle au xviiie siècle et de la rhétorique primitiviste caractéristique de l’évolutionnisme dominant pendant le xixe siècle5. Les chroniqueurs décrivirent avec stupeur et dégoût un grand nombre de coutumes, mais aussi avec une grande admiration certaines d’entre elles, et ils soulignèrent, émerveillés, les ressources naturelles. Les données quantitatives dans ces textes se limitent à faire ressortir le potentiel économique de ces terres.
8Les informations quantitatives apparaissent dans des documents postérieurs, élaborés par des intellectuels liés aux activités de la Couronne ou des ordres religieux, chargés de rassembler des informations concernant les populations et les ressources existantes aux confins du domaine d’un souverain. Le territoire et ses habitants étaient considérés comme un objet de connaissance dont la finalité était la consolidation du maillage administratif. En général, celui-ci reprenait les noms des villes et des provinces de la métropole ibérique. La spécificité de l’Amérique résidait dans le fait que les limites territoriales étaient en train d’être tracées, ce qui laissait la porte ouverte aux politiques d’expansion et de conquête. L’important était de décrire et de mesurer les ressources existantes dans les noyaux de colonisation. À l’extérieur de cette frontière se trouvaient l’inconnu, la nature sauvage, non domestiquée, les territoires des peuples hostiles ou les terres occupées par de souverains rivaux.
9Les récits les plus complets et diffusés assumèrent leur caractère d’inventaire exhaustif des ressources et des potentialités des régions en cours de colonisation. Un exemple important de ces travaux est l’ouvrage intitulé Tesouro descoberto no máximo rio Amazonas (« Trésor découvert dans le Haut Amazone »), écrit par le jésuite João Daniel entre 1757 et 1775, dont les parties furent dispersées entre la Bibliothèque royale et les Archives d’Evora au Portugal. Elles furent publiées par chapitre au xixe siècle au Brésil (1820, 1840 et 1878) et ne furent réunies que beaucoup plus tard en deux volumes édités par la Bibliothèque nationale de Rio de Janeiro en 1976.
10Pour ces chroniqueurs, les indigènes étaient des populations qui devaient être incorporées aux royaumes catholiques par le biais d’un processus politico-pédagogique d’évangélisation et de civilisation. L’appartenance à une origine culturelle spécifique n’importait guère. Seules comptaient l’acceptation des principes généraux de la chrétienté et l’obéissance au pouvoir du souverain. Ces deux finalités constituaient, de manière presque indissociable, le rituel politico-religieux de la conversion.
11Dans leur condition de sentinelles d’avant-garde de la colonisation, les missionnaires élaborèrent des rapports où ils dénombraient la population indigène à travers la catégorie d’« âme », signalant explicitement que ces indigènes avaient déjà fait l’objet d’un baptême et d’une incorporation politique sous l’autorité coloniale. Les missionnaires se souciaient peu de distinguer les groupes locaux, les dénominations ethniques ou leur provenance.
12Une autre catégorie qui apparaît dans ces rapports est celle d’arcs, servant à désigner le nombre d’hommes en âge adulte susceptibles d’être mobilisés en cas de guerre contre des troupes ennemies ou des indigènes hostiles. Ainsi, on pouvait évaluer l’importance militaire et géopolitique des missions religieuses dans le processus d’incorporation de la vallée amazonienne à l’Empire portugais.
13Le dénombrement et la localisation des « âmes » et des arcos détenaient une grande importance fiscale et militaire pour l’exercice du contrôle local de l’administration coloniale. Au-delà de cet univers des vassaux du roi, seuls pouvaient exister les índios bravos, qui n’avaient pas encore été atteints ou qui résistaient obstinément à l’évangélisation. Il était impossible et absurde de compter et de situer les índios bravos, car il ne s’agissait pas d’un attribut définitif, mais plutôt d’une condition temporaire. Elle renvoyait à des trajectoires sociales antagoniques, soit en raison du descimento et de la conversion qui en résultait, soit en raison d’une « guerre juste », suivie de l’extermination, de la mise en esclavage ou de la fuite vers d’autres régions. En tant que païen, l’Indien sauvage ne pouvait être pleinement comparé aux humains. Sa relation au territoire était imaginée comme instable et incertaine, similaire à celle des autres êtres vivants. Par conséquent, les droits éventuels sur un territoire donné ne pouvaient être mis en place qu’à la suite d’une conversion.
14Pendant presque trois siècles, il y avait deux colonies portugaises en Amérique : celle du Brésil qui s’étalait du littoral de l’État actuel du Ceará jusqu’à celui du Rio Grande do Sul, et celle des États d’Amazonie et de Grão-Pará qui incluait l’État de Maranhão et la vallée amazonienne. Chacune de ces colonies recevait des directives administratives distinctes. Les rapports officiels fournissent des données par ordres religieux. Les difficultés de communication et de transport limitaient l’exactitude des données à une échelle locale ou régionale. La prospérité et la richesse des missions religieuses étaient très variables, elles évoluaient continuellement et avec une relative rapidité. L’ensemble de ces facteurs ont contribué à justifier le caractère limité des rapports existants.
15Avant les indépendances, quelques données quantitatives furent élaborées. Elles étaient le résultat non pas d’une initiative bureaucratique de l’État, mais de la structure de l’action missionnaire. Elles provenaient d’un rapport concernant les paroisses, réalisé par le conseiller Antonio Rodrigues Velloso de Oliveira entre 1815 et 1816. Il y présentait quelques difficultés au moment de sa transposition aux unités politico-administratives de l’Empire portugais [Souza e Silva, 1951]. La population totale était estimée à 3,6 millions d’« âmes », indigènes convertis compris. Les índios bravos étaient eux estimés à 800 000, soit 22 % de la population. Il s’agissait donc d’une présence significative qui ne pouvait être ignorée ni par l’administration ni par le clergé.
16Néanmoins, le pourcentage de ceux que Karen Spalding nomma plus tard les « Indiens coloniaux6 » par rapport à l’ensemble de la population est impossible à estimer, car les colonisateurs n’ont jamais cherché à les distinguer des autres segments de la population.
17Les événements politiques liés à l’indépendance entraînèrent un changement dans la structure du pouvoir et une nouvelle configuration de la société. La guerre, comme instrument de politique appliqué aux indigènes, fut interdite par les dispositions officielles. José Bonifácio de Andrada e Silva, inspirateur de la première constitution et idéologue du Premier Empire, conseillait à l’État, dans son célèbre texte Apontamentos para a civilização dos índios bravos [1992 (1823)], de développer une politique indigéniste basée sur des « procédures souples et persuasives ». Il censurait de manière implicite la guerre sanglante et prolongée qui avait été livrée contre les Botocudo une décennie plus tôt dans les sertões du fleuve Doce et dans les provinces de Minas Gerais et d’Espírito Santo7. Dans le cadre du nouveau projet, l’action gouvernementale devait au contraire promouvoir la civilisation de l’indigène afin de le rendre utile au développement de la colonie.
18Pour ce faire, l’État définit des instruments spéciaux de contrôle sur les indigènes. La loi du 27 octobre 1831, qui mettait fin aux « guerres justes », indiquait également que les anciens esclaves indigènes devaient rester sous la garde des « juges d’orphelins » [Souza Filho, 2008, p. 56].
19Malgré les variations, un contrôle général, exercé par l’État à travers un organe spécifique, le Directoire des Indiens, lié au ministère de l’Intérieur, se conjugua, pendant le Second Empire, à une administration locale où l’action des missionnaires catholiques restait prioritaire. Les données quantitatives sur la population, alors dénombrée par unités d’assistance, à savoir les missions, étaient très incomplètes et hétérogènes, totalement dépendantes de l’intérêt et du dévouement des fonctionnaires et des clercs.
L’indigène dans les recensements nationaux
20Dans le premier recensement national de 1872, la présence indigène faisait exclusivement référence aux autochtones baptisés qui interagissaient déjà avec les Brésiliens. Les données superposaient la condition civile (hommes libres/esclaves) et la condition raciale (Blancs/Noirs/pardos). Les hommes libres se divisaient entre Blancs, pardos (Noirs libérés, c’est-à-dire les anciens esclaves) et caboclos (indigènes qui n’ont jamais été classifiés légalement en tant qu’esclaves). La population servile se subdivisait, quant à elle, entre Noirs et pardos. Ces derniers qualifiaient les personnes issues de relations sexuelles, dans le cadre d’un mariage ou non, entre Noirs et Blancs ou entre Noirs et indigènes.
21Dans la version française des conclusions du recensement national de 1872, caboclo est traduit par Indien, ce qui ne laisse pas de doute quant aux critères mobilisés dans ce travail. Les personnes qui avaient élaboré le recensement n’avaient pas trouvé une expression plus adéquate en portugais. Les autres possibilités qui s’offraient à eux avaient un caractère régional et archaïque (« xviiie ou première moitié du xixe siècle ») comme tapuia8, ou étaient désuètes, comme la catégorie d’índios mansos.
22La posture protectionniste qui caractérisa la période postindépendance concevait l’indigène comme un futur Brésilien, c’est-à-dire comme quelqu’un qui recevait ou pourrait recevoir une attention et assistance particulières de la part de l’État. Dès lors, il était possible de consigner sa présence en tant que citoyen, et non en tant qu’índio. En portugais, désigner cette catégorie de la population comme indien aurait été inapproprié en raison de la connotation réprobatrice et stigmatisante du terme índio dans l’usage commun, où il était synonyme d’índio bravo.
23Le recensement de 1872 est important pour les chercheurs qui s’intéressent à la dimension ethnique de la construction du Brésil. Celui-ci détonne par rapport aux postures de nombreux gouverneurs et chambres provinciales, qui déclaraient l’absence d’indigènes dans leurs provinces et qui considéraient que les missions avaient « disparu », ainsi qu’avec celle de l’élite lettrée de l’Empire qui parlait de l’indigène comme relevant du passé et qui le récupérait de manière romantique dans les arts et les signes emblématiques de la nation. Ces données permettent de vérifier le poids de la présence indigène dans les zones les plus variées du Brésil impérial et esclavagiste (tableau 4).
24Le principal contingent d’indigènes (52 837) en nombre absolu ne fut pas recensé dans l’État d’Amazonie (36 828) ou du Pará (44 589), zones peu affectées par la colonisation, habitat d’índios bravos, mais dans la province de Ceará, où les indigènes auraient été intégrés par des processus de « pacification ». D’autres provinces de colonisation ancienne, tels Bahia et São Paulo, présentaient des données analogues (respectivement 49 882 et 39 465 caboclos).
25La province d’Amazonie, qui s’étendait à l’époque du Venezuela à la Bolivie, comprenant les États actuels d’Acre et de Roraima, était, en termes relatifs et proportionnellement à la population nationale, majoritairement peuplée d’indigènes et de leurs descendants. Ils représentaient 63,9 % de la population. Dans d’autres provinces voisines, comme celle de Pará et du Mato Grosso, un habitant sur six ou sept était indigène ou descendant d’indigène.
26Le recensement de 1890 radicalisa le contraste entre les données et les représentations de l’époque au sujet de la composition ethnique du pays. De manière générale et dans tous les États du pays, les données signalaient une augmentation significative de la présence indigène dans la population totale. Certains démographes et historiens expliquèrent ce phénomène par de prétendues erreurs et des procédés moins rigoureux dans la conduite du recensement. Je souhaite avancer une autre hypothèse.
Tableau 4. Présence indigène par province en 1872
Provinces | Population totale | Caboclos | % |
Amazonas | 57 610 | 36 828 | 63,9 |
Pará | 275 237 | 44 589 | 16,2 |
Maranhão | 359 040 | 10 943 | 3,0 |
Piauí | 202 222 | 13 453 | 6,6 |
Ceará | 721 686 | 52 837 | 7,3 |
Rio Grande do Norte | 239 979 | 11 039 | 4,7 |
Paraíba | 376 226 | 9 567 | 2,5 |
Pernambuco | 841 539 | 11 805 | 1,4 |
Alagoas | 348 009 | 6 364 | 1,8 |
Sergipe | 176 243 | 3 087 | 1,7 |
Bahia | 1 379 616 | 49 882 | 3,6 |
Espírito Santo | 82 137 | 5 529 | 6,7 |
Municipio Neutro | 274 972 | 923 | 0,3 |
Rio de Janeiro | 782 724 | 7 852 | 1,0 |
São Paulo | 837 654 | 39 465 | 4,7 |
Paraná | 126 722 | 9 087 | 7,1 |
Santa Catarina | 159 802 | 2 892 | 1,8 |
Rio Grande do Sul | 434 813 | 25 717 | 5,9 |
Minas Gerais | 2 039 735 | 32 322 | 1,5 |
Goiás | 160 395 | 4 250 | 2,6 |
Mato Grosso | 60 417 | 8 524 | 14,1 |
Total | 9 930 478 | 386 955 | 3,8 |
Source : réalisation de l’auteur à partir des données de l’Institut brésilien de géographie et statistique [IBGE, 1872].
27Le recensement de 1890, consécutif à des événements significatifs de l’histoire du pays, comme l’abolition de l’esclavage en 1888 et la proclamation de la République en 1889, mobilisa d’autres catégories et s’opéra dans un contexte politique et racial différent. Tous les citoyens recensés étaient légalement libres. Les distinctions ne pouvaient s’établir qu’en fonction de la « couleur ». Or, en raison de la multiplicité des indicateurs physiques qui la caractérise – couleur et type de peau, de cheveux, de nez, de crâne, etc. –, cette catégorie se prêtait à l’ambiguïté et à l’intégration de caractéristiques sociales donnant lieu à un jeu classificatoire complexe (tableau 5).
28La catégorie caboclo existait encore, mais elle n’occupait plus un champ sémantique opposé à celui de l’esclave désormais inexistant : elle se situait dans un dégradé de couleurs, aux côtés des Blancs, des Noirs descendants d’esclaves et des pardos qui indiquait, dans ce cas précis, la condition de métis, fils de Blanc et de Noir. Deux options s’offraient aux non-noirs ou aux Blancs : figurer en tant que pardo qui, en termes de significations sociales diffuses, connotait la proximité avec la condition d’esclave, ou en tant que caboclo soulignant ainsi une proximité avec les indigènes. Il n’est donc pas surprenant de constater une forte croissance relative de la catégorie de caboclo. Son augmentation est considérable par rapport au taux de croissance démographique. Dans la période postérieure à l’abolition de l’esclavage (1888), celle-ci était l’option classificatoire la plus favorable en termes sociaux pour les métis.
Tableau 5. Population nationale par couleur dans les recensements de 1872 et de 1890
Couleurs | 1872 | % | 1890 | % |
Blancs | 3 787 289 | 38,1 | 5 538 839 | 40,8 |
Noirs | 1 954 452 | 19,7 | 2 097 426 | 15,4 |
Pardos | 3 801 782 | 38,3 | 4 638 545 | 34,2 |
Caboclos | 386 955 | 3,9 | 1 295 796 | 9,6 |
Total | 9 930 478 | 100 | 13 560 606 | 100 |
Source : réalisation de l’auteur à partir des données de l’Institut brésilien de géographie et statistique [IBGE, 1872, 1890].
29Dans les recensements nationaux postérieurs, le terme caboclo n’apparut plus comme l’une des principales alternatives classificatoires, mais seulement comme une subdivision de la catégorie pardo désignant toute forme de métissage. Entre 1890 et 1940, les données spécifiques aux indigènes habitant le territoire national disparurent des recensements.
L’indigénisme républicain et le régime tutélaire
30L’avènement de la République en 1889 dessina cependant un nouveau scénario pour la politique indigéniste brésilienne. Alors que la Constitution transférait le contrôle des territoires publics aux États où habitaient la plupart des indigènes au sein d’anciennes missions ou dans l’arrière-pays des sertões, la focale s’est à nouveau déplacée vers les índios bravos, c’est-à-dire vers tous ceux qui, par leurs coutumes, se distinguaient du reste des Brésiliens et échappaient au contrôle de l’autorité nationale.
31Les zones où résidaient ces indigènes, objet d’intérêt pour l’État brésilien à cette époque, n’étaient pas celles de la colonisation la plus ancienne : il s’agissait des territoires situés sur la ligne d’expansion récente des frontières économiques de l’arrière-pays qui s’opposaient à l’action des fronts pionniers et à la construction des routes, des voies ferroviaires et aux entreprises stratégiques. Le problème indigène était vu désormais comme une question d’expansion de la frontière, surtout dans le nord et le centre-ouest, où il affectait certaines entreprises d’un intérêt crucial pour l’Union9. Celle-ci devait donc prendre part directement aux conflits10 qui avaient lieu dans ces territoires.
32Un projet de Constitution élaboré par Raimundo Teixeira Mendes (1855-1927), célèbre intellectuel positiviste, attribuait une grande importance aux formes politiques et culturelles des peuples indigènes. Il reconnaissait les territoires habités par ces derniers en tant qu’États américains autonomes devant être intégrés à l’État fédéral républicain. Même si sa proposition ne fut pas retenue, elle mit en évidence l’influence des positivistes sur la thématique indigéniste, confirmée plus tard par la nomination de l’ingénieur militaire Cândido Mariano da Silva Rondon (1865-1958) dans la prise de contact et la pacification des tribus isolées des États de Goiás et de Mato Grosso et du territoire de Guaporé (État actuel de Rondônia). La forme d’intervention qu’il privilégia servit de base à la création, en 1910, de l’agence indigéniste fédérale, le Service de protection aux Indiens (SPI)11, dont l’équipe se composait des plus proches collaborateurs de Rondon, en général militaires et positivistes.
33Quelles étaient les données dont disposaient Rondon et ses collaborateurs du SPI ? L’action indigéniste était très hétérogène dans les différentes régions. Les données disponibles provenaient principalement des postes indigènes. Même au moment de la commémoration du centenaire des indépendances (1922), les études sur la population brésilienne [Carneiro, 1922 ; Garcia, 1922] estimaient les indigènes au nombre de 1,5 million, estimation qu’ils attribuaient à Rondon. Ce chiffre ne découlait certainement pas des données éparses et fragmentaires du SPI, mais d’une estimation réalisée à partir du recensement de 1890 qui dénombrait 1,3 million de caboclos.
34Dans les années 1940 et 1950, les recensements nationaux utilisaient d’autres types de collecte de données qui permettaient d’estimer plus finement le nombre d’indigènes existants dans le pays à cette période. Dans le contexte de la Seconde Guerre mondiale et en raison de l’inquiétude du gouvernement au sujet de la présence significative d’Allemands et d’Italiens dans le sud du pays12, une question concernant l’usage des langues étrangères au sein des unités familiales fut ajoutée dans les recensements. Il s’agissait de la variable : « personnes qui parlent une autre langue que le portugais dans le foyer ». Parmi le choix de langues étrangères (européennes, asiatiques, etc.), il existait un item pour ceux qui parlaient le « guarani ou une tout autre langue aborigène ». 3,5 % des personnes recensées déclaraient ne pas parler le portugais chez eux, ce qui correspondait à 58 027 d’indigènes. Lors du recensement de 1950, ce nombre s’abaissa à 46 208, puis cette catégorie disparut des recensements postérieurs. Un examen rapide des données des deux recensements témoigne d’une relative cohérence entre ces derniers. De manière générale, il est possible de constater quelques petites oscillations décroissantes dans celui de 1950. La hausse légère enregistrée dans les États d’Acre, de Maranhão et de Santa Catarina est exceptionnelle. Dans les États d’Amazonie, de Pará et de Mato Grosso, où la population indigène est importante, on constate des variations qui semblent injustifiées (tableau 6).
Tableau 6. Personnes qui d’ordinaire ne parlent pas le portugais, mais une langue indigène dans le foyer, selon les États de la Fédération
États | 1940 | 1950 |
Acre | 1 038 | 1 300 |
Amazonie | 1 231 | 19 563 |
Pará | 22 721 | 704 |
Maranhão | 3 518 | 4 409 |
Piauí | - | 1 |
Ceará | 2 | 1 |
Rio Grande do Norte | - | 0 |
Paraíba | - | 0 |
Pernambuco | 562 | 458 |
Alagoas | - | 0 |
Sergipe | 1 | 0 |
Bahia | 117 | 10 |
Minas Gerais | 297 | 141 |
Espírito Santo | 42 | 0 |
Rio de Janeiro | 15 | 0 |
Distrito Federal | 26 | 15 |
São Paulo | 401 | 216 |
Paraná | 2 986 | 2 371 |
Santa Catarina | 373 | 618 |
Rio Grande del Sul | 2 100 | 2 347 |
Goiás | 1 805 | 1 052 |
Mato Grosso | 20 792 | 11 473 |
Guaporé | - | 28 |
Rio Branco | - | 1 024 |
Amapá | - | 477 |
Brasil | 58 027 | 46 208 |
Source : réalisation de l’auteur à partir des recensements de 1940 et 1950 de l’Institut brésilien de géographie et statistique (IBGE).
35Les données utilisées par le SPI ne furent modifiées qu’au cours des années 1950, quand l’anthropologue Darcy Ribeiro coordonna un rapport sur la population indigène basée sur les fiches administratives des différentes unités du SPI, postes indigènes et bureaux d’inspecteurs. Finalisé en 1957, ce travail estimait qu’il existait cent quarante-trois ethnies sur tout le territoire national avec une population oscillant entre 68 100 et 99 700 personnes [Ribeiro, 1970, p. 258]. Cette estimation, du moins son seuil minimal, différait peu de celles présentées par les recensements linguistiques de 1940 et 1950, surtout si l’on considère qu’en raison des difficultés de collecte des données dans les États d’Amazonie, de Pará et de Mato Grosso, la population indigène était sous-estimée.
36Les données du SPI de 1957 évoquaient également l’existence de vingt et un peuples isolés et ne fournissaient des informations que sur cent dix ethnies. Parmi cet ensemble, cinquante-deux peuples indigènes avaient une population inférieure à deux cent cinquante personnes. À l’autre extrême de l’échelle démographique se trouvaient les grandes ethnies, six seulement, avec une moyenne de deux mille habitants.
37Les Brésiliens se représentaient les peuples indigènes, à l’image du discours et des statistiques du SPI, comme des microsociétés isolées à l’intérieur de la forêt amazonienne. Menacés par l’avancée douloureuse et inexorable de la civilisation, l’État devait éviter leur extermination totale et les protéger des fronts d’expansion économique. Même la classification administrative cataloguait ces peuples en fonction du degré de contact, au sein d’une trajectoire évolutive qui allait de la condition « d’isolés » à celle « d’intégrés », suivant un schéma compatible avec l’indigénisme tutélaire et ses formes de connaissance.
Les terres indigènes : un verre à moitié plein ou à moitié vide ?
38Dans le processus visant à rendre publics ses objectifs et à légitimer ses actions, le SPI soutint la figure emblématique de Cândido Mariano da Silva Rondon qui, par sa trajectoire professionnelle, parvenait à conjuguer différents messages destinés à des publics distincts. Pour l’opinion publique, Rondon apparaissait comme un fervent idéaliste, un saint soldat ou un missionnaire laïc13 qui, dans son long travail dans les sertões, avait établi un mode de relation aux indigènes altruiste et novateur. Sa carrière en tant que militaire discipliné et, plus tard, en tant que chargé de l’agence indigéniste officielle (SPI), lui assurait par ailleurs la reconnaissance et la confiance de larges et influents secteurs de la bureaucratie étatique. À la différence de ses collaborateurs et d’autres sertanistas14 qui lui succédèrent15, Rondon était devenu le symbole d’une politique gouvernementale, incarnant autant les images romantiques et nativistes présentes dans l’imaginaire brésilien, que le réalisme et la responsabilité de l’administrateur. L’actuelle agence indigéniste officielle16 n’a jamais détenu un capital symbolique lui permettant d’administrer une politique publique avec un haut niveau de légitimité, sans être fortement remise en question.
39À la fin des années 1970 et pendant la décennie qui suivit, la Fondation nationale de l’Indien (FUNAI) et le gouvernement militaire reçurent de dures critiques de la part de la presse nationale et internationale, faisant l’objet d’accusations et d’enquêtes. Ils durent faire face par la suite à une large mobilisation contre leur politique indigéniste menée par divers secteurs de l’opinion publique, exprimée dans la version préliminaire du décret sur l’émancipation des Indiens et élaborée en 1979 par le ministre de l’Intérieur de l’époque, Maurício Rangel Reis.
40Dans ce contexte de revendication des droits civils et de consolidation des mouvements sociaux, le premier rapport sur les terres habitées par les indigènes fut élaboré. Réalisé par les fonctionnaires de la FUNAI et rendu public dans une publication officielle, cet ouvrage richement illustré et assez instructif [FUNAI, 1981] vit le jour dans une tentative de réhabilitation de l’image de l’agence indigéniste parmi les faiseurs d’opinions.
41Les informations sur les terres indigènes y étaient présentées de façon simple et directe, réunissant un ensemble de données sur la structure administrative de la FUNAI, composée de cent soixante-trois postes indigènes, dix-huit postes d’attraction17, treize délégations régionales, deux parcs indigènes et une sous-unité régionale autonome, et sur les activités d’assistance développées par l’agence (protection tutélaire, santé et éducation). Les deux cent cinquante-six territoires indigènes étaient listés et classés par unités administratives, avec des données brutes qui semblaient issues d’un simple assemblage de rapports partiels donnant des informations sur l’emplacement géographique (État et municipalités) ainsi que des estimations sur la population et la superficie.
42Les données générales sur la population et les terres découlaient d’une simple addition, et ne faisaient l’objet d’aucun commentaire ou tentative d’analyse. Pour ce qui est de la population, estimée à 145 397 individus, on pourrait établir une comparaison avec le rapport réalisé par Darcy Ribeiro dans les années 1950, afin de montrer qu’après trois décennies environ la population indigène avait considérablement augmenté, presque doublé. De par son caractère inédit, la donnée générale sur les terres indigènes (41 millions d’hectares) ne connut aucune application, à l’exception de l’usage générique de revalorisation de l’étendue et de la supposée efficacité de l’action protectionniste de l’indigénisme tutélaire.
43L’année suivante, le Conseil indigéniste missionnaire (CIMI), organisme attaché à l’Église catholique et très critique à l’égard de la FUNAI et de la politique indigéniste officielle, rendait publique une autre liste de terres indigènes. En principe, les données étaient celles du rapport réalisé par la FUNAI en 1981. Les modifications étaient de faible envergure et portaient principalement sur les données concernant certaines populations situées dans les zones d’action du CIMI.
44Cependant, la lecture et l’organisation des données étaient très différentes de celles publiées par la FUNAI. Elles invitaient à une interprétation opposée. Les territoires indigènes étaient dénombrés non pas en fonction des unités administratives de la FUNAI ni en fonction d’unités politiques brésiliennes (États et municipalités), mais par rapport à la classification des aires culturelles élaborée par l’ethnologue Eduardo Galvão [1979] à des fins différentes. Même s’il avait une utilité muséologique et s’il favorisait la classification du matériel ethnographique, le classement proposé était peu exploitable pour la localisation et l’articulation des données. Il eut pourtant un effet idéologique certain, en tentant de délégitimer la FUNAI en tant qu’unique source d’informations sur les Indiens brésiliens, remettant en question de façon explicite l’unité entre le tuteur et l’individu mis sous tutelle.
45Contrairement au rapport de la FUNAI, le texte élaboré par le CIMI prétendait avoir un caractère plus analytique. Le nombre total de la population qui y était présenté, 185 485 individus, indiquait un fort accroissement démographique par rapport aux données de 1957. Concernant les terres indigènes, furent ajoutées seulement celles qui étaient déjà délimitées, pour un total de 12,3 millions d’hectares. La protection officielle des terres habitées par les indigènes ne concernait donc que 46 % de la population indigène estimée. Certaines terres indigènes étaient classées comme « sans information ». La conclusion était assez catégorique, signalant la lenteur des procédures de reconnaissance des terres indigènes dirigées par la FUNAI, ainsi que son inefficacité en tant que tutelle protectrice.
46Dès lors, les statistiques sur les terres indigènes furent placées au centre des débats sur la politique indigéniste brésilienne, devenant un indicateur privilégié et employé comme une arme politique efficace, reprise à leur tour par différents acteurs sociaux qui leur accordaient des significations toujours distinctes. En 1982, les entrepreneurs ruraux de l’État de Mato Grosso s’attaquèrent vigoureusement à la FUNAI qui avait, selon eux, transformé près de 14 % de l’État en terres indigènes. Ils réclamaient des changements urgents face à une politique qui, d’après eux, paralysait le développement régional. Dans les années suivantes, des manifestations analogues se déroulèrent dans d’autres États et d’autres territoires (Pará, Amazonie, Roraima), organisées par des associations d’entrepreneurs et les autorités régionales.
47En 1983, le décret présidentiel no 81118/83 retira à la FUNAI la faculté de créer des terres indigènes sur la base du critère exclusif de « possession ancestrale » et institua une nouvelle méthode légale. Les processus de création de terres devaient dorénavant être soumis à l’approbation d’un groupe technique interministériel composé par la FUNAI, le ministère de l’Intérieur et le secrétariat spécial des Affaires agraires, ce dernier étant rattaché au Conseil de sécurité nationale (CSN) et au secrétariat général de la présidence de la République. Chaque processus devait prendre en considération le critère de situation des territoires revendiqués et évaluer son possible impact sur le développement et la sécurité de la nation.
48Une véritable guerre des chiffres se mit en place. Elle correspondait à la multiplicité des interprétations effectuées par la FUNAI et le CIMI, à partir des mêmes données qu’avait réunies la FUNAI. Dans divers rapports sur la thématique, des documents confidentiels du CSN critiquaient l’étendue jugée excessive des territoires indigènes, sur la base de l’indicateur chiffré « nombre d’hectares/indien », qui dépassait de façon significative les paramètres établis par l’Institut national de colonisation et réforme agraire (INCRA) pour la définition des modules fiscaux18. Pendant l’élaboration de la nouvelle Constitution (1988), le président de la FUNAI de l’époque, Romero Jucá, adressa un message aux parlementaires sollicitant l’abrogation de l’article 198 de l’ancienne Constitution dans le nouveau texte, l’identifiant comme la cause de l’énorme usure administrative de l’agence indigéniste. Dans ce texte, de larges parallèles étaient évoqués entre la taille des territoires indigènes et la superficie de quelques pays européens, ce qui devait démontrer l’échec auquel conduirait le maintien des critères existants.
49Une recherche engagée en 1985, par une équipe d’anthropologues du Musée national de Rio de Janeiro et du Centre œcuménique de documentation et d’information (CEDI)19, entreprit l’élaboration d’une banque de données autonome sur les terres indigènes, organisée hors du contrôle de la FUNAI, informatisée et guidée par les principes de transparence et de démocratisation des données. Dans la présentation de la publication Terras indígenas no Brasil [Pacheco de Oliveira & Ricardo, 1987], qui contenait une liste actualisée et révisée, les procédés adoptés sont les suivants :
« La documentation officielle [sur les terres indigènes] n’a jamais été organisée de manière systématique ni rendue accessible aux intéressés, à l’exception de courtes périodes dans l’administration de l’agence indigéniste. Le tableau […] ici présenté est entièrement élaboré à partir de publications officielles (journal officiel, bulletin administratif, actes législatifs et documents divers retrouvés dans le Congrès national et dans les ministères concernés). Sa réalisation fonctionne comme un véritable test des rapports annuels réalisés par la FUNAI à l’intention d’autres organes gouvernementaux et des organismes de promotion. Les données issues de différentes sources, de divers types et aux desseins spécifiques, ont été réunies et comparées suivant un examen minutieux, complété par des informations provenant du réseau de collaborateurs. De cette manière, les innombrables erreurs (des fautes de registre par rapport au territoire, à la population ou à la localisation des groupes, jusqu’aux erreurs des graphies et des formes multiples de référence aux peuples et aux groupes locaux) ont pu être écartées en explicitant les doutes et les ambiguïtés qui, jusqu’à présent, n’ont pas encore été élucidés. La description de la méthodologie de travail adoptée dans cette recherche est présentée dans la “Note de méthodologie” qui accompagne ladite liste » [Pacheco de Oliveira, 1987, p. 7].
50La liste des terres indigènes présentée en 1987 par le PETI/Musée national20 et par le CEDI, réalisée à partir d’une banque de données propre, dessinait un cadre très différent de celui qui se dégageait du rapport de la FUNAI de 1981. En effet, la quantité de terres indigènes avait doublé, passant de 256 à 518. Cet accroissement était le résultat d’un contrôle plus rigoureux des procédures administratives en cours à la FUNAI (quatre-vingt-quinze cas), mais aussi de l’inclusion des demandes localisées qui jusqu’alors n’avaient pas été prises en compte par l’organisme (167 cas).
51Deux conséquences de ce processus méritent d’être soulignées. En premier lieu, l’élargissement de l’univers des terres répertoriées (quatre-vingt-quinze cas) entraîna une augmentation significative de l’étendue totale des territoires indigènes, passant de 41 millions d’hectares à 74,4 millions d’hectares, soit une augmentation de 81 %. Dans l’édition révisée et actualisée de 1990, le nombre de terres augmenta peu : on dénombra 526 terres indigènes sur une étendue totale de 79,3 millions d’hectares.
52En second lieu, en inscrivant dans l’inventaire les terres revendiquées par les indigènes même si celles-ci n’étaient pas identifiées par la FUNAI, la liste devint un instrument de reconnaissance de droits et d’identités locales, de caractère ouvert, qui agissait de façon indépendante vis-à-vis du gouvernement. Même si son efficacité était virtuelle étant donné que la fonction de délimitation des terres indigènes revenait en dernière instance à la FUNAI, la liste extrayait des limbes de l’administration les revendications politiques de reconnaissance de droits par l’État. Elle rendait visibles ces demandes auprès de l’opinion publique et des acteurs intéressés. En outre, la liste créait un agenda de travail pour l’agence indigéniste, exerçant sur elle une pression pour entreprendre et/ou mener à bien des processus administratifs qui pouvaient être archivés ou paralysés.
53En peu de temps, la méthodologie de travail employée par le Musée national et par le CEDI, soutenue par les indigènes et par l’opinion publique, et légitimée par le monde académique, se diffusa et se généralisa. Elle fut même adoptée par la FUNAI. Le procédé de la banque de données fut repris par d’autres entités non gouvernementales, telles que l’Opération Amazonie native (OPAN), l’Association nationale de l’action indigéniste et le CIMI.
54À mesure que les terres indigènes devenaient le centre de toutes les disputes sur la politique indigéniste, les données démographiques acquéraient un intérêt secondaire. Dans les deux listes produites par le Musée national et par le CEDI figuraient des estimations sur la population, qui indiquaient un total de 213 000 indigènes en 1987, alors qu’en 1990 on en avait recensé 235 00021. L’attention limitée portée sur les données démographiques de ces publications découlait de l’hétérogénéité des sources utilisées, qui de surcroît correspondaient à des estimations, à la différence des données foncières enregistrées avec précision sur des documents ayant une valeur juridique et administrative.
55Pendant la décennie suivante, toute l’attention des acteurs sociaux et politiques qui agissaient dans le champ indigéniste se focalisa sur le débat autour des terres, moins sur la question de leurs dimensions que sur celle des critères qui devaient orienter sa création. Une nouvelle méthode administrative, le décret no 1775/96, régulait tout le processus d’établissement des terres indigènes, répondant à des intérêts multiples. D’un côté, elle considérait les réclamations des propriétaires, des autorités locales et de leurs représentants juridiques en introduisant au sein de la procédure une phase, nommée « droit d’opposition22 », dédiée à la présentation de preuves défavorables, fournies par ceux qui se sentaient lésés par cet acte administratif. De l’autre, elle mettait en œuvre des innovations dans les procédés techniques qui accordaient une place centrale au travail de l’anthropologue dans l’identification des terres. Elle incorporait également un spécialiste environnemental à l’équipe. Pour la première fois, la terre indigène était considérée à l’aune de sa carrying capacity (capacité de charge) et de la conservation de ses ressources naturelles.
56Grâce aux ressources du Projeto Piloto para as Florestas Tropicais (Projet Pilote pour les Forêts Tropicales) financé par le G7, l’Union européenne, la Banque mondiale, l’agence de coopération allemande Deutsche Gesellschaft für Technische Zusammenarbeit (GTZ)23 et par l’agence anglaise Department for International Development (DFID), un secteur spécialisé fut créé à l’intérieur de la FUNAI pour s’occuper de la délimitation et de la fiscalisation des terres indigènes en Amazonie. Entre 1997 et 2001, à travers dix projets réalisés dans les États d’Amazonie, d’Acre et de Pará, 22,7 millions d’hectares furent délimités au sein d’une politique plus globale, où les terres indigènes étaient considérées comme une modalité des unités de conservation [Pacheco de Oliveira, 1998c, 2006d]. Toutes les unités de conservation existantes en Amazonie jusqu’en 2001, y compris les unités fédérales et celles de chaque État, ainsi que celles d’usage direct ou indirect24, correspondaient au total à 64,5 millions d’hectares, soit 12,9 % de la superficie de l’Amazonie légale, alors que les terres indigènes en elles-mêmes s’élevaient à 100,2 millions d’hectares, c’est-à-dire 20 % du territoire de la région25.
57Les données actuelles de la FUNAI, consultables sur leur site internet26, qui procèdent de catégories et d’une méthodologie très proche de celle des listes du Musée national et du CEDI (1987 et 1990), font mention de 562 terres indigènes dans les différentes phases du processus de délimitation, dont l’étendue totale s’élève à 116 997 082 hectares. Autour de 98,8 % de ces terres sont localisées dans la région amazonienne, dans l’Amazonie légale.
Statistiques et images de la population indigène en conflit
58Ces dernières années, un écart abyssal se creusa entre les différentes images du Brésil fournies par les multiples statistiques produites et la taille démographique de la population indigène. Les outils cognitifs, élaborés par divers organismes du gouvernement brésilien durant des décennies, pour compter la population (IBGE) ou pour mesurer les terres (FUNAI, INCRA, IBAMA)27, semblent nous conduire vers des conclusions opposées. Quelles sont l’origine et la pertinence sociologique de ce conflit ?
59Depuis le recensement national de 1890, les statistiques officielles abandonnèrent l’idée de faire un comptage séparé de la population indigène. Fait paradoxal, cela advint juste après un recensement qui indiquait une présence indigène significative dans la population brésilienne, y compris en termes quantitatifs (9,6 %). Toutefois, la République prévalut des symboles occidentaux et des images cosmopolites pour afficher son opposition aux symboles nativistes repris dans les emblèmes de l’Empire du Brésil. Une analyse du recensement de 1900 ne laisse planer aucun doute sur l’intention de ceux qui l’entreprirent : contribuer à donner au pays un « visage républicain », où les citoyens seraient tous égaux, indépendamment de leur race ou de leur « couleur ». De cette manière, le recensement de 1900 et le registre de 1920, proche des célébrations du centenaire de l’indépendance en 1922, ignorèrent la variable race et n’utilisèrent aucune distinction ethnoraciale.
60Cette distinction ne réapparut qu’à partir de 1940, d’abord de manière résiduelle, presque timide28, pour signaler les situations de métissage. Le mot pardo (brun) fut repris pour désigner un groupe recensé. Il est le seul à s’agrandir proportionnellement de façon continue : il s’élève à 38,9 % de la population en 1980 et reflète une perspective assimilationniste, comparable à la théorie du melting pot abordée par Glazer et Moynihan [1963]. Les séries statistiques produites par les recensements suggéraient que le Brésil était un pays de plus en plus métissé (misturado), où les Blancs restaient majoritaires, les Noirs étaient en forte baisse (5,9 %) et les indigènes, par leur présence rare, dispersée et cantonnée aux contrées les plus reculées du pays, étaient considérés comme quantitativement insignifiants. Ces derniers furent ainsi invisibilisés du recensement.
61Pendant tout cet intervalle de temps, aucune statistique démographique fiable ne fut produite sur les indigènes du Brésil. L’estimation générique réalisée par Rondon, basée sur le recensement de 1890, avait une finalité politique, celle d’exprimer l’importance de l’indigène dans le pays, et légitimait les demandes de financement et de soutien de l’agence indigéniste officielle. Le rapport minutieux réalisé par Darcy Ribeiro29 mit en évidence une autre réalité : la faible portée démographique de la population indigène, ainsi que sa fragmentation dans des collectivités réduites et isolées dans la forêt. Les indigènes du SPI ravivaient les anciennes images coloniales de l’Indien sauvage, sans les connotations péjoratives et incriminantes. Ces caractéristiques invisibilisaient la spécification des indigènes dans le processus de recensement de l’IBGE.
62Dans les années 1980, l’attention de l’opinion publique et des autorités nationales et internationales s’orienta vers les indigènes, mais ces derniers étaient considérés sous le prisme des ressources environnementales qu’ils détenaient ou qu’ils revendiquaient. La préoccupation dominante était d’évaluer leurs possessions et leurs demandes concernant la terre. C’est ce qui fut intensément discuté ces cinquante dernières années, de façon à élargir l’importance économique et politique des indigènes, tout en conservant l’image construite par l’ancien SPI. Le discours écologique continua de s’appuyer sur la représentation de l’índio bravo, épurée de sa méchanceté et de sa bellicosité innées, caractéristiques que lui avait attribuées le discours colonial. Le travail de Rondon et des sertanistas fut de resémantiser l’índio bravo, le transformant en « Indien docile et collaboratif », auquel le discours écologique ajouta une signification nouvelle, celle de « protecteur de l’environnement ».
63En 1991, du fait des analyses approfondies sur les statistiques portant sur la question raciale au Brésil30, et en réponse à la pression exercée par les mouvements sociaux, l’IBGE modifia le critère d’attribution ethnique et opéra dès lors selon le principe de l’autodéfinition. La question à choix multiples qui portait sur la « couleur » laissait à l’enquêté la possibilité de s’identifier en tant que Blanc, Noir, jaune, pardo ou Indien. Les données présentées ne divergeaient pas des estimations fournies par la FUNAI ou par le Musée national et le CEDI. L’IBGE comptait 294 000 indigènes, parmi lesquels environ deux tiers habitaient les espaces ruraux, un chiffre légèrement inférieur à celui estimé par la FUNAI. En ce qui concerne les indigènes qui habitaient les villes, autour de 71 000, il n’existait aucun rapport antérieur qui pouvait prendre la mesure du phénomène et remettre en question les chiffres donnés par l’IBGE.
64La publication des résultats du recensement de l’année 2000 suscita une profonde perplexité. D’après ces données, l’ensemble des Brésiliens qui se déclaraient indigènes représentait le double de ceux qui figuraient dans les tableaux élaborés par la FUNAI et par les ONG, tous travaillant avec une méthodologie analogue, basée sur le suivi des terres indigènes. Alors que le recensement de 2000 réalisé par l’IBGE comptait 734 000 indigènes dans le pays, en 2004 la FUNAI calculait que la population indigène s’élevait à 323 000, en précisant dans un avertissement au lecteur que ces données ne prenaient pas en compte les indigènes urbains31.
65Le recensement de l’année 2000 de l’IBGE apporta deux grandes nouveautés lorsqu’on examine les cartes des terres indigènes et les estimations démographiques qui en découlent. En premier lieu, il révélait un accroissement vertigineux du nombre d’indigènes qui habitaient les villes (383 000). En termes absolus, ce chiffre représentait un contingent cinq fois plus important que celui de 1991. Il indiquait également que les indigènes urbains étaient devenus plus nombreux (52,2 %) que ceux qui résidaient en milieux ruraux, ce qui inquiétait les dirigeants de la FUNAI, explicitant ainsi les limites de leur action.
66L’information fournie par les États où la population d’indigènes urbains s’avérait plus nombreuse surprit les spécialistes. On ne retrouvait parmi les sept premiers États – par ordre décroissant, São Pablo, Bahia, Minas Gerais, Rio de Janeiro, Pernambuco, Rio Grande do Sul et Paraná – aucun de ceux où se localisaient les terres indigènes de plus grande envergure ni ceux qui faisaient l’objet d’une attention particulière de la part de la politique indigéniste. Les États d’Amazonie, de Goiás, de Pará et de Mato Grosso do Sul ne figuraient que dans le second intervalle, entre 10 000 et 20 000 déclarants indigènes.
67En second lieu, les estimations de la FUNAI, basées sur les terres indigènes, étaient inférieures, y compris par rapport aux indigènes qui habitaient les terres indigènes, dont le contingent (350 000) dépassait de plus de 10 % l’estimation avec laquelle opérait l’organisme. Cette différence ne concernait pas un seul État ou une unique région, mais s’appliquait à tout le Brésil, mettant en évidence l’existence d’un nombre significatif de personnes qui, bien qu’habitant en dehors des terres indigènes, se reconnaissaient en tant qu’indigènes.
68Jusqu’en 2005, lorsqu’ils enquêtèrent sur la différence entre leurs données et celles de l’IBGE, les dirigeants de la FUNAI qualifiaient d’erronées les données de l’IBGE, soulignant le manque de formation de leurs équipes à la thématique indigène. Une meilleure instruction des enquêteurs pourrait sans doute contribuer à ce que les futures données du recensement national soient plus rigoureuses, mais cela ne constitue pas une raison suffisante pour invalider les résultats déjà obtenus. Au contraire, les recensements nationaux et leur méthodologie révèlent des données importantes et entièrement nouvelles, qui pointent une dimension totalement ignorée par l’indigénisme officiel.
Considérations finales
69Les statistiques et les données quantitatives s’élaborent comme des instruments cognitifs différents les uns des autres, selon des méthodologies distinctes. Elles répondent à des intérêts et à des idéologies différentes, articulées à des réseaux sociaux qui peuvent avoir des finalités divergentes. Les données qui s’expriment à travers ces images et leurs interprétations contradictoires ne doivent pas être abordées depuis une perspective excluante, comme si les unes étaient « exactes » et les autres « erronées ». À mon sens, à travers elles s’expriment différentes façons de concevoir les indigènes au Brésil ; des façons qui correspondent à des projets politiques distincts et qui opèrent selon des temporalités tout aussi distinctes.
70Ce que les données produites par l’IBGE permettent de visualiser, ce sont des faits qui dépassent la structure tutélaire de la FUNAI ou des réseaux d’articulation établis par les ONG dans une perspective d’assistance, de développement ou de sauvegarde. Leur importance ne se limite pas à la mise en évidence d’un mouvement chronique de migration des personnes et des familles indigènes du milieu rural vers les villes. Ce déplacement géographique doit s’insérer dans un processus plus large et de longue durée : celui de l’incorporation des indigènes aux multiples niches de la société brésilienne, que ce soit dans les espaces ruraux, à l’intérieur, à proximité ou à distance des terres indigènes, dans les villes dans les capitales et dans les petites villes de l’arrière-pays.
71La répartition de la population indigène recensée par l’IBGE dans chaque municipalité témoigne de l’étendue de sa présence dans des régions assez diverses du pays. Il ne s’agit pas d’un phénomène qui pourrait se réduire à une simple cartographie des terres indigènes et de leurs environs, comme le souhaiterait la FUNAI, mais d’un phénomène beaucoup plus disséminé et complexe, qui exige d’être soigneusement étudié (figure 29).
72Le nombre élevé de municipalités (3 489) où est enregistrée cette présence attire l’attention. Il concerne deux tiers (soit 63,3 %) des municipalités du pays. En parcourant cette longue liste, allant d’un État à un autre, on peut facilement identifier ceux où sont localisées les terres indigènes. Il s’agit d’une partie assez restreinte de cet univers. Les indigènes représentent plus de 20 % de la population dans trente et une municipalités. Dans trente-six autres, ils représentent 20 % ou 10 %, et dans cinquante-sept municipalités, entre 5 et 10 % de la population.
73Lorsque nous observons les chiffres absolus, nous nous retrouvons face à un tableau différent. Dans 2 610 municipalités, la présence de moins de cent indigènes est recensée. Dans 587 autres, cette présence est comprise entre cent et cinq cents, alors que dans 272 municipalités, elle se situe entre cinq cents et cinq mille Indiens32.
74Lorsqu’on examine ce dernier intervalle, on obtient une liste assez longue de villes petites et moyennes de l’arrière-pays. Une partie de celles-ci se trouve à proximité des terres indigènes, mais en dehors de celles-là, ce qui pourrait signaler la fonction de « satellisation » des noyaux urbains envers les espaces ruraux environnants. Une autre partie de ces villes se situe dans la même microrégion ou bien dans des microrégions voisines, sans que cela implique des rapports sociaux et spatiaux directs avec les terres indigènes. Il se dessine au contraire une constellation assez vaste de signaux identitaires fragmentaires et hétérogènes en lien non seulement avec une présence indigène ancestrale, mais aussi avec une présence actuelle, visant ainsi avec précision un futur potentiel pour des demandes de droits et de politiques sociales spécifiques.
75La condition urbaine est plus significative dans l’intervalle suivant, celui des seize municipalités ayant plus de cinq mille indigènes. Malgré le fait que peu de ces municipalités recensent des terres indigènes33, il s’agit majoritairement des capitales34 vers lesquelles certains indigènes se sont déplacés à la recherche de meilleures conditions socio-économiques. Dans l’intervalle suivant, les quatre municipalités qui concentrent une population indigène importante, seul São Gabriel da Cachoeira (État d’Amazonie) a son siège municipal à proximité de terres indigènes. Les autres (São Pablo, Salvador de Bahia et Rio de Janeiro) constituent un foyer d’attraction pour les migrants ruraux, parmi lesquels se trouvent les indigènes.
76Le travail de l’IBGE en 2000 fut une première approximation de ce qui correspondrait actuellement à l’équivalent social et identitaire du caboclo des recensements de 1872 et de 1890 ou de l’Indien colonial des sources historiographiques. Certains États qui comptaient un contingent significatif d’indigènes lors de ces recensements, tels que Bahia, São Paulo, Minas Gerais, Pernambuco, Paraná et Rio Grande do Sul, enregistrent de nos jours une présence indigène significative, qui se manifeste par un nombre élevé d’indigènes repartis dans de nombreuses municipalités.
77En ce sens, le recensement, en tant qu’instrument cognitif permettant d’appréhender le maintien des composantes identitaires chez une population indigène dispersée et déterritorialisée, révèle un phénomène qui commence à peine d’être étudié par les chercheurs en sciences sociales, les historiens et les démographes35. Il s’agit de la persistance, disséminée et généralisée de la présence indigène dans la construction du Brésil, qui ne doit être en aucune façon circonscrite au xvie siècle, mais qui se poursuit depuis cinq siècles [Pacheco de Oliveira, 2010a]. Il serait également erroné de situer cette importance dans un temps passé, dans la mesure où le Brésil est un pays où les terres indigènes actuellement reconnues représentent près de 15 % du territoire.
78La dynamique économique et politique de la nation brésilienne – une colonie de l’Amérique portugaise qui se structura comme un Empire et qui se transforma en une République lors des dernières années du xixe siècle – ne peut pas être saisie si est omis le facteur qui a permis une telle continuité historique, à savoir la création permanente de frontières internes [Pacheco de Oliveira, 2010a]. Dans l’exercice de cette colonisation interne, la population autochtone, les terres qu’elle habitait et les ressources qu’elle possédait, ont été décrétées comme des espaces économiques à intégrer par le biais d’une gamme variée de procédures considérées comme « légales ». Elles comprenaient la terreur et la guerre, l’esclavage dissimulé, les déplacements forcés, l’anéantissement des langues et des cultures, et l’exercice ambigu et paternaliste de la tutelle contemporaine.
79Une lecture sociologique du recensement de 200036 dévoile cette toile de fond historique, de nos jours peu étudiée, mais qui nourrit l’imaginaire, les institutions et les pratiques brésiliennes. Un aspect fréquemment réprimé dans les analyses les plus importantes du Brésil, et qui n’a été abordé que dans sa dimension isolée et ethnicisée par les ethnologues, voit le jour. Il s’agit de souligner la continuité des liens identitaires enterrés par l’histoire officielle et décrits de manière déformée dans le domaine des arts par une conscience européanisée de l’élite intellectuelle.
80Dans un contexte historique postérieur à la Constitution fédérale de 1988 et dans un monde globalisé où les politiques publiques sont imprégnées par le multiculturalisme, qui revalorise les identités ethniques et locales, les mobilisations indigènes réinvestissent progressivement l’agenda politique et les préoccupations des gouvernants, révélant l’importance de la composante indigène dans la construction de la nation et dans les perspectives de développement.
Notes de bas de page
1 Robert Darnton [1986] a appliqué cette perspective dans le domaine de l’histoire culturelle. Dans son travail, il analyse des sources écrites (chroniques de coutumes et rapports administratifs) et orales (les contes populaires des paysans français). Au sujet des sources bibliographiques et des archives relatives aux peuples indigènes, voir Fernandes [1967] et Pacheco de Oliveira [1987, 1988b].
2 Trop souvent, une fois les données quantitatives produites, elles sont dissociées des conditions dans lesquelles elles ont été élaborées. Elles sont présentées comme des sources absolues d’informations, pouvant être exportées dans d’autres contextes. Leur capacité normative, déjà masquée par des opérations logiques, est régulièrement oubliée et naturalisée.
3 Les données quantitatives, en raison de leur apparente exactitude et objectivité, ont tendance à favoriser la croyance en leur automatisme. Les opérations de comparaison et de normativisation deviennent ainsi davantage invisibles.
4 À noter qu’en espagnol et en portugais, des actes aussi différents qu’appliquer un ordre numérique et raconter une histoire renvoient même verbe, contar. Sur les recensements dans la littérature francophone sur l’Amérique latine, voir en particulier Cunin & Hoffman [2011].
5 Dans une analyse minutieuse des récits hispaniques du xvie siècle concernant les indigènes d’Amérique du Nord et d’Amérique centrale, Tzvetan Todorov [1983] a montré la diversité des interprétations et des doctrines de leurs auteurs. Il souligne l’hétérogénéité des récits et des propositions au sujet du rôle de l’indigène dans la colonisation de la région. Pour une interprétation plus centrée sur le Brésil et l’Amérique du Sud, voir Buarque de Holanda [1969].
6 Catégorie utilisée par l’historienne Karen Spalding [1974] pour désigner, dans le contexte de l’Amérique hispanique, les indigènes ayant accepté le baptême et qui, placés ainsi sous l’autorité coloniale, vivaient dans les villes ou villages de l’arrière-pays. Des études sur l’histoire indigène du Brésil mirent en évidence la conservation d’une identité et d’un comportement différenciés au sein de la société coloniale [Monteiro, 1994 ; Almeida, 2003]. Ils doivent donc être étudiés de manière plus rigoureuse et approfondie au lieu d’être assimilés à l’ensemble de la population.
7 Ce conflit (1808-1812) eut pour conséquence l’extermination quasi totale des indigènes de la région. Leurs terres furent confisquées et les indigènes qui n’avaient pas été tués, surtout les femmes et les enfants, survivants furent distribués entre les commerçants locaux et les militaires, qu’ils devaient servir dans le cadre d’un régime d’esclavage temporaire.
8 Terme générique utilisé par les colons portugais pour désigner les populations qui, parlant différentes langues, habitaient dans l’arrière-pays. À la différence des Tupi qui occupaient le littoral, habitaient des grands villages et pratiquaient l’agriculture, les Tapuia étaient généralement nomades et leurs économies reposaient sur des activités d’extraction.
9 L’Union (en portugais, a União) désigne la personnalité juridique de droit public qui représente le gouvernement fédéral à l’échelle nationale et la République du Brésil à l’international (N.d.T.).
10 Voir les études de Cardoso de Oliveira [1972] et de Pacheco de Oliveira [1999a].
11 Pour une analyse approfondie du SPI et de la figure de Rondon, voir Souza Lima [1995].
12 Selon les données du recensement de 1940, 25 % des habitants de l’État de Santa Catarina et 22,5 % des habitants de l’État de Rio Grande do Sul parlaient une autre langue au sein de leurs foyers. Dans le recensement de 1950, ces chiffres connaissent une diminution importante.
13 Voir en particulier Souza Lima [1995].
14 De nos jours, le mot sertanista (sertanistas, au pluriel) désigne les fonctionnaires de l’agence indigéniste officielle qui travaillent uniquement en contact avec les populations indigènes isolées, en essayant d’établir avec elle des rapports pacifiques. Les valeurs et la rhétorique des sertanistas ont eu par le passé, et encore aujourd’hui, une grande importance dans la définition du modus operandi de l’agence indigéniste officielle et de l’indigénisme brésilien lui-même.
15 À ce sujet, voir la thèse de Carlos Augusto da Rocha Freire [2004].
16 La Fondation nationale de l’Indien (FUNAI) fut créée en 1967, suite au décès de Rondon (1958) et à la grave crise que le SPI connut pendant la décennie suivante, qui culmina avec sa suppression, suite à la Commission parlementaire d’investigation (CPI).
17 Postes créés par la FUNAI destinés à l’attraction, à la sédentarisation et à la protection des peuples indigènes en situation d’isolement volontaire.
18 Un module fiscal est une mesure en hectare définie par l’INCRA qui varie selon les caractéristiques des exploitations agricoles. Sa dimension oscille entre cinq et cent dix hectares en fonction de la municipalité (N.d.T.).
19 Organisation non gouvernementale qui, à partir de la fin des années 1970, s’impliqua dans la diffusion d’informations sur les peuples indigènes, en soutenant leurs processus de mobilisation pour leurs droits. Dans la décennie 1990, il donna naissance à l’actuel Institut socioenvironnemental (ISA).
20 PETI est le sigle du « Projet d’étude sur les terres indigènes : invasions, usages du sol et autres occupations superposées », réalisé au Musée national/UFRJ sous ma coordination et qui travailla de 1986 à 1993 dans le suivi des terres indigènes avec le soutien de la fondation Ford. Structuré à partir de réflexions antérieures [Pacheco de Oliveira, 1983a], ce projet donna naissance à une vaste production collective, dont deux ouvrages [Pacheco de Oliveira, 1998a, 2006c] et de nombreux articles, parmi lesquels il faut citer ceux qui sont le plus directement liés à la thématique de ce chapitre [Pacheco de Oliveira, 1987, 1994b, 1997, 1999a].
21 Voir Ricardo [1994].
22 En portugais, « direito ao contraditório » (N.d.T).
23 Actuellement nommée Deutsche Gesellschaft für Internationale Zusammenarbeit (GIZ).
24 Les unités d’usage direct sont administrées par des agences environnementales, alors que les unités d’usage indirect appartiennent aux communautés indigènes, aux quilombos ou autres populations « traditionnelles » (N.d.T.).
25 Voir Pacheco de Oliveira & Piedrafita Iglesias [2002] pour une analyse plus minutieuse de ce contexte.
26 Disponible sur : http://www.funai.gov.br/ [consulté le 20 janvier 2020].
27 Tandis que la FUNAI et l’IBAMA s’occupent respectivement des terres indigènes et de la protection environnementale, l’INCRA contrôle toutes les propriétés rurales et les terrains qui appartiennent à des particuliers ou à l’État.
28 Dans la présentation du recensement de 1940, les personnes interrogées étaient classées en tant que Blancs, Noirs et jaunes, supprimant les catégories inadéquates.
29 Ce rapport s’inscrivait en réalité dans un projet analytique plus large, celui de la description du processus d’assimilation des minorités dans les Amériques [Wagley & Harris, 1967].
30 Voir Costa [1974], Harris [1970], Skidmore [1974], Degler [1976], Hasenbalg [1979], Silva & Hasenbalg [1993].
31 La « Carte des terres indigènes du Brésil » élaborée par la FUNAI nous permet de visualiser les espaces ethniques, reconnus comme des terres indigènes existantes dans le territoire national. Elle fut actualisée en 2012 et est disponible sur le site officiel de la FUNAI. Voir : http://www.funai.gov.br/index.php/indios-no-brasil/terras-indigenas [consultée le 3 mars 2017]. Depuis 2015, aucune terre n’a été reconnue comme terre indigène.
32 Disponible sur le site officiel de l’IBGE : www.ibge.gov.br [consulté le 3 mars 2017].
33 Parmi les municipalités qui comptent une présence indigène importante dans leurs aires rurales, on retrouve Tabatinga et São Paulo de Olivença, dans la microrégion du Alto Silomões (État d’Amazonie), avec respectivement 7 255 et 6 634 habitants indigènes.
34 Par exemple, Manaus (capitale de l’État d’Amazonie) avec 7 894 indigènes et Boa Vista (capitale de l’État de Roraima) avec 6 150 indigènes.
35 Il convient de citer les études et les analyses entreprises par l’IBGE sous la coordination de Nilza Pereira [IBGE, 2005] et d’autres chercheurs, parmi lesquels Paoliello [2008, 2012]. Le Groupe de Travail « Démographie des Peuples Indigènes » de l’Association brésilienne des études démographiques (ABEP) a enrichi les réflexions sur cette thématique.
36 Ce chapitre est basé sur un article publié en 2012 dans Dados. Revista de Ciências Sociais. À l’époque, les résultats du recensement de 2010 n’étaient pas encore disponibles. Ce dernier apporta d’importantes nouveautés (comme l’identification, à l’intérieur de la catégorie générique d’« Indiens », des filiations à des groupes ethniques spécifiques). Cependant, les avancées ne concernèrent que la population résidant dans les terres indigènes, un travail facilité par une association technique établie avec la FUNAI. Par ailleurs, les résultats concernant la présence indigène dans les villes (sujet étranger à l’agenda et aux intérêts de la FUNAI) furent considérés comme erronés, remis en question par les rapports des organisations indigènes de divers États.
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