Chapitre iv – Récits et images sur l’Amazonie. La frontière comme construction historique
p. 185-213
Texte intégral
1Les analyses sur l’Amazonie brésilienne n’accordent pas suffisamment d’importance à un aspect fondamental : l’Amérique portugaise n’était pas constituée d’une seule colonie. Il en existait deux très différentes. La première fut celle du Brésil, qui eut pendant de longs siècles1 son siège à Salvador. Elle s’étendait de la capitainerie de São Vicente (São Paulo) à l’État de Ceará, incluant le littoral et la Mata Atlântica2, et s’étalait jusqu’aux sertões du fleuve São Francisco. La deuxième comprenait l’État de Maranhão et la zone de Grão-Pará. Son siège était la ville de Belém, à proximité de l’embouchure du fleuve Amazone. Elle était constituée par la vallée de ce fleuve et de ses nombreux affluents.
2Il ne s’agit pas là d’un détail de la vie politico-administrative portugaise, mais de l’instauration de deux modèles de colonisation qui diffèrent autant par les stratégies mises en œuvre pour intégrer les autochtones que par les modes d’exploitation des ressources naturelles mobilisées. Cette différence eut des répercussions dans la constitution de leurs unités sociales respectives. Elle engendra des formes d’organisation et des modalités d’autoreprésentation distinctes.
3Dans ce chapitre historique, j’utilise un instrument analytique fondamental, la notion de frontière, que j’emprunte aux travaux de Darcy Ribeiro [1970], Roberto Cardoso de Oliveira [1978] et Otávio Velho [1970, 1976]. J’ai essayé par ailleurs de systématiser leurs apports et ceux d’autres auteurs, afin d’offrir de nouveaux paramètres pour l’élaboration d’une théorie de la frontière et de ses modes d’expansion (cf. chap. v). Les notions de « situation historique » et de « régime tutélaire », mobilisées tout au long de ce texte, proviennent de mon propre travail ethnographique avec les Ticuna [Pacheco de Oliveira, 1988c]. L’objectif est de proposer un instrument analytique capable de relier, de manière organique, l’observation ethnographique aux contextes historiques spécifiques.
4Cette analyse historique s’appuie également sur une recherche sur les images. Le concept de scénario renvoie moins à la notion sociologique du setting qu’à celle du paysage, tel qu’elle est mobilisée dans l’analyse picturale. En ce sens, il se rapproche davantage de la catégorie de landscape, utilisée par certains anthropologues anglais [Hirsch & O’Hanlon, 1996 (1995)].
5Axé principalement sur les représentations construites au sujet des indigènes amazoniens et sur le processus d’expansion de la frontière, ce chapitre a une dimension comparative implicite. Sur certains points, des parallèles seront établis avec la place des autochtones dans le modèle de colonisation mis en place le long de la côte Atlantique. Pour saisir la singularité de l’histoire de l’Amazonie, il est nécessaire de comprendre les différentes modalités de la frontière qui existèrent au Brésil, car elles eurent des caractéristiques et des temporalités différentes.
L’image de « l’ultime frontière »
6Quand on prononce le nom « Amazonie », quelles images viennent à l’esprit des Brésiliens ? Que savons-nous de l’ensemble des représentations qui conditionnent nos actions et nos pensées à l’égard de l’imaginaire de cette région pourtant bien réelle, et qui nous conduisent à exprimer des idées sur ses habitants, son histoire et sa situation actuelle ?
7Même si ces images nous habitent et nous apparaissent comme familières, elles ne sont jamais produites par nous-mêmes. Extérieures à nous et arbitraires, elles sont des conventions dont les présupposés nous échappent fréquemment [Halbwachs, 1950]. Présentes dans nos esprits, celles-ci résultent d’une confrontation entre différentes conceptions élaborées par les générations précédentes en des lieux proches ou distants de nous. Néanmoins, elles orientent nos questionnements et nos actions, gouvernant fréquemment nos émotions et nos attentes.
8Pour analyser la production de ces images et de ces récits, il n’est pas nécessaire de remonter en 1492 (arrivée des Européens en Amérique), ni en 1500 (arrivée des Portugais au Brésil) ni en 1542 (première navigation espagnole sur l’Amazone). Il faut plutôt se diriger vers le xixe siècle, siècle où ont été produites la plupart des idées qui nous gouvernent aujourd’hui comme si elles étaient atemporelles, naturelles et sans justification. Certains intellectuels de cette époque nous ont légué des productions artistiques et scientifiques au sujet de l’Amazonie qui conduisent à nous représenter cette région à travers un prisme unique, par le biais d’images stéréotypées et des idées préconçues qui composent une totalité présentée comme indiscutable.
9Selon ces descriptions qui alimentent encore de nombreux mythes, l’Amazonie serait le monde des eaux et de la forêt, où la nature fonctionnerait comme un système intégré et harmonieux, et régnerait de manière absolue. Ce serait l’endroit privilégié de la planète où la prééminence de la nature sur l’homme y trouverait son expression la plus parfaite, une sorte de paradis perdu qui nous renvoie au scénario de la terre avant l’apparition de l’humanité. En somme, ce serait l’empire de la nature et de l’étroitesse de la civilisation, la planète des eaux et le désert de l’histoire.
10Au sein de cet ensemble d’images, l’appréciation de la nature oscille, tantôt mesquine et décadente, tantôt magnifique et resplendissante. Certains souscrivirent à la première description et soulignèrent l’adversité de l’environnement et l’inadéquate adaptation des êtres vivants à ce scénario, de l’homme en particulier. Ils développèrent des théories de la dégénérescence de l’Homme américain, inspirées par Georges Louis Leclerc, plus connu comme le comte Buffon, et Cornelius de Pauw3. De nombreux auteurs nationaux et internationaux firent des descriptions hautes en couleur des manières par lesquelles la force de la forêt soumettait les hommes en leur imposant un destin inexorable4.
11Au sein du deuxième groupe figurent les auteurs qui, défendant des positions opposées, proposèrent une vision optimiste. Des explorateurs du fleuve Amazone, comme Henry W. Bates et Jean-Louis Agassiz, soulignèrent les potentialités de la région. Dans un article publié en 1865, ce dernier ironisait avec véhémence contre les descriptions négatives des perspectives de l’Homme en Amazonie. « En effet, selon l’opinion générale, le climat de l’Amazonie serait l’un des plus insalubres du monde. Il n’y a pas un seul explorateur qui ne la décrive de manière effrayante. C’est le pays des fièvres, disent-ils » [Agassiz, 18 mai 1865].
12Soucieux de promouvoir un flux jugé désirable de colons étrangers dans la région, Aureliano Tavares Bastos, homme politique, écrivain et journaliste, affirmait en 1866 : « Manaus a une réputation ancienne de fertilité, de beauté et de douceur de climat. Les marges du fleuve Solimões et du haut Amazone sont totalement habitables » [Bastos, 1937 (1866), p. 371].
13Bien qu’il existât des divergences au sujet du potentiel de la nature amazonienne, il n’y eut pas de désaccord vis-à-vis de son immensité ou de sa faible densité de population. Les naturalistes Johann Baptist von Spix et Carl Friedrich Philipp von Martius [1981 (1823-1831)] établirent un parallèle entre une « nature exubérante » et une nouvelle histoire à peine commencée. Quelques années plus tard, le géographe Élisée Reclus [1862] compara l’importance de l’Amazonie dans l’histoire géologique avec son absence dans l’histoire de l’humanité. Malgré ses observations très aiguës sur les us et coutumes de la région, l’écrivain et journaliste Euclides da Cunha conforta également la vision d’une absence d’histoire en postulant que « l’Amazonie est, sans doute, la dernière page encore non écrite de la Genèse » dans laquelle l’homme est « un intrus impertinent » [Cunha, 2000 (1909), p. 116].
14Ce discours, historiquement daté, ne fut pas seulement appliqué à cette région et à ses habitants. Au xixe siècle, l’expansion coloniale atteignit son comble, mettant en contact les explorateurs européens avec les populations autochtones de diverses parties du monde. En 1800, les puissances européennes contrôlaient 35 % de la superficie du globe ; en 1914, 85 %. Analysant ce processus d’expansion, Edward Saïd [1995] souligne le caractère inédit du nombre de colonies, qui donna lieu à une inégalité sans précédent entre les unités sociales et les politiques des colons et des colonisés, réalité jusque-là inconnue, même au sein de l’Empire romain.
15Le topos de la nature vierge, riche en ressources naturelles, d’une terre libre et dépeuplée, était très récurrent dans les imaginaires de l’époque. Au xixe siècle, les récits de voyage établirent un type de connaissance, qui se répandit en France, en Angleterre et en Allemagne. La fameuse Bibliothèque universelle de voyages (1833) n’est qu’un seul des deux cents titres sur le continent américain [Berthiaume, 1990].
16Ce phénomène n’est pas spécifique à l’Amérique ou à l’Amazonie, il se déploya également en Afrique, en Inde ou en Océanie. Des auteurs comme Joseph Conrad, Rudyard Kipling et Herman Melville parlèrent de ces régions lointaines via les personnages et les intrigues de leurs essais et romans. Ces fictions habiles contribuèrent à diffuser en anglais des images impressionnantes du monde colonial.
17En outre, dans les jeunes nations d’Amérique qui naquirent des indépendances, des processus internes de colonisation furent engagés. Le plus célèbre est celui de la côte ouest des États-Unis. La nature vierge à exploiter pour produire des richesses, c’est-à-dire de la marchandise, finit par être conçue comme une frontière en mouvement. La fameuse thèse de Frederick Jackson Turner [1990 (1889)], où s’articulent l’expansion de la frontière vers l’ouest, la religion des pionniers animés par l’idée d’une « destinée manifeste » et la consolidation des principes égalitaires dans la société nord-américaine, en est un bon exemple5.
18Ce processus se produisit également à l’autre extrême du continent, au sud du fleuve Bío Bio au Chili et dans les pampas de la région de l’Auracanía en Argentine [Bengoa Cabello, 2000 (1985) ; Briones & Carrasco, 2000]. Au Brésil, cette forme d’expansion de la frontière encouragea la production de textes en allemand. Les colons des provinces de Santa Catarina et du Rio Grande do Sul reproduisirent la saga de l’homme blanc dans leurs mémoires et leurs lettres, où ils racontaient leurs propres expériences d’héroïsme, de sacrifice et de dévouement [Brignol, 2002 ; Tombini Wittmann, 2007].
19Les descriptions et analyses se déplaçaient d’un endroit à l’autre sans pour autant altérer cette même rhétorique, qui se traduisait fréquemment par l’idée d’« ultime frontière ». « Terre vierge » signifiait sans propriétaire et pouvait être dès lors librement occupée. Le droit exclusif et antérieur des populations autochtones sur les territoires occupés n’était pas reconnu.
20Dans un texte célèbre de 1882, Ernest Renan [1992 (1882)] défend l’idée selon laquelle les nations construisent leur sentiment d’unité non seulement sur des mémoires reconnues et célébrées, mais aussi sur des oublis partagés (cf. chap. ii). Une fois transformés en conventions, ces oublis deviennent consensuels et il n’est plus nécessaire d’en parler. Les intérêts des populations autochtones ne furent jamais pris en compte pendant l’expansion coloniale (xvie et xviie siècles) ni lors de la formation des États nationaux ni dans les formes du colonialisme du xixe siècle.
21En revanche, au moment des premiers recensements des sources et de la construction systématique d’une histoire du Brésil dans les décennies postérieures à l’indépendance du Brésil en 1822, les indigènes furent confinés aux chapitres initiaux de l’histoire du pays6. Dans les travaux les plus connus de l’Institut historique et géographique du Brésil (IHGB)7, les indigènes résidant dans les frontières du territoire national furent perçus de manière négative et considérés comme la manifestation la plus pure du primitivisme et de la simplicité. Ces perspectives établissaient des comparaisons avec les États précolombiens des Andes et de l’Amérique centrale. Les populations autochtones d’Amazonie furent ainsi rattachées aux formes les plus élémentaires de l’humanité, soulignant leur étrangeté à la civilisation, y compris sous une forme embryonnaire.
Images et récits de la rencontre
22Aujourd’hui, les sources coloniales disponibles pour l’étude des indigènes, pourtant abondamment lues et utilisées au cours du xixe siècle, ne nous conduisent nullement à de semblables interprétations. Diego de Carvajal et Gaspar de Acuña [Hagen, 1945], premiers chroniqueurs à avoir descendu le fleuve Amazone en 1542 et en 1639 décrivirent des peuples nombreux, habitant de grands villages situés sur les rivages du fleuve, qui pratiquaient diverses formes de culture et d’élevage, avaient de nombreux guerriers et déployaient d’efficaces stratégies de combat. Il s’agissait de sociétés complexes et stratifiées, ayant des formes politiques et des expressions religieuses élaborées. L’un de ces peuples, les Omagua ou Cambeva, était décrit par Carvajal comme de véritables « seigneurs du fleuve » Amazonas. L’étude détaillée de la culture matérielle et des dispositions spatiales en fournit la preuve [Heckenberger, 1996 ; Neves et al., 2001].
23La rencontre entre les Européens et les populations autochtones ne se passa pas de la même manière sur les côtes du littoral atlantique et à l’intérieur de la vallée amazonienne. Sur le littoral, les Européens quittant leurs caravelles se réfugiaient dans la brousse et les baies, immédiatement fortifiées, d’où ils déployaient de façon spectaculaire leur force et leur pouvoir. Dans la vallée amazonienne, le récit de Carvajal et Acuña est au contraire très dramatique. Leurs voyages sont présentés comme une séquence de fuites et de combats contre des populations qui leur étaient largement supérieures d’un point de vue numérique, logistique et militaire.
24Comme je l’ai expliqué dans le chapitre ii, les sources historiques concernant l’arrivée des Portugais sur la côte atlantique ont été égarées pendant plus de trois siècles dans les archives de la métropole. Elles ne furent découvertes qu’au cours des premières décennies du xixe siècle. Cette découverte nourrit l’imagination, dans le contexte de la construction nationale, plus précisément pendant le Second Empire, d’artistes comme Victor Meirelles (cf. chap. ii), inspirant son célèbre tableau A Primeira Missa no Brasil (figure 1).
25Les récits de voyage de Carvajal et Acuña n’ont pas engendré de semblables productions. La saga de militaires et religieux assaillis par la faim et la méconnaissance du terrain et le délabrement de leur troupe ne pouvaient qu’agraver la fragile condition physique et psychologique des prétendus découvreurs. Cette fragilité ne s’accordait aucunement avec le mythe triomphaliste de l’avènement d’une nation. En revanche, de nombreuses années plus tard, au milieu du xxe siècle, les récits des premiers explorateurs inspirèrent une réflexion cinématographique sur le délire du pouvoir et de la folie, Aguirre, la colère de Dieu [Werner Herzog, 1972]8.
26La volonté de forger une image, à travers la peinture, qui célébrerait la découverte de l’Amazonie poussa le gouverneur de l’État de Pará à commander un tableau à l’artiste Antônio Parreiras : A conquista do Amazonas (« La conquête de l’Amazonie », 1907) (figure 24).
27Mais à l’inverse de la peinture sur la colonie du Brésil, le tableau de Parreiras ne se centre pas sur la performance politique des colonisateurs. Au contraire, ces derniers apparaissent dans diverses postures face aux autochtones. La lumière projetée sur une femme indigène nue, vers laquelle se dirigent les regards avides des explorateurs, laisse transparaître le caractère inhumain et illicite de leurs intentions. Loin de célébrer la concrétisation d’un pacte à l’origine de la formation d’une nation ou d’une colonie, le peintre semble vouloir suggérer au public les fins égoïstes des explorateurs. Les nobles idéaux de conversion religieuse et le projet politique impérial semblent se dissoudre derrière une image de pillage et d’absence d’objectifs communs9.
28La différence entre les modalités d’intégration des deux colonies du Brésil au processus de construction d’une histoire et d’un imaginaire national plonge ses racines dans l’histoire coloniale antérieure. L’autorité portugaise ne traita pas ces deux régions de manière homogène : elle les institua comme deux colonies ultramarines distinctes, aux rythmes et aux configurations historiques différenciées.
29Dans la colonie du Brésil, les Portugais commençaient à occuper les sites par des forts et des places fortifiées, abritant des enclaves commerciales. Ils s’étendaient vers les sertões à travers l’établissement de plantations et de sucreries. Au-delà de ces zones protégées se trouvaient les haciendas destinées à l’élevage extensif de bétail. Les villes d’Olinda, Recife, Salvador de Bahia et Rio de Janeiro entre autres poursuivirent cette stratégie politique et architectonique, qui reprenait le modèle de villes médiévales. Dans un premier temps, les indigènes mobilisés de manière pacifique contribuèrent à la construction des villes, édifiant des églises, des forts et participant à d’autres travaux publics [Pacheco de Oliveira & Rocha Freire, 2006]. Plus tard, sous l’effet de la demande, les besoins des cultures destinées à l’exportation se transformèrent, entraînant une expansion territoriale et une mobilisation accrue de la force de travail. Le projet colonial fut dès lors bouleversé. Les esclaves indigènes, appelés « noirs de la terre » [Monteiro, 1994], furent progressivement remplacés par des esclaves africains au sein des plantations de canne à sucre et de coton s’insérant dans un commerce triangulaire (Afrique, Portugal, Brésil) dont les profits et les tributs bénéficièrent à la métropole.
30À l’inverse, l’exploration de l’Amazonie se déroula principalement par les voies fluviales, par le biais d’expéditions ponctuelles privilégiant les activités d’extraction à caractère temporaire. La collecte des plantes médicinales du sertão, la pêche du « poisson buey » (peixe-boi) et la capture de tortues en sont représentatives. Cette production était destinée à l’exportation. Elle ne s’accompagna pas forcément d’un établissement de places fortifiées et de noyaux urbains dans l’arrière-pays. L’occupation du territoire se restreignit à l’instauration des missions (aldeias), unités productives qui reposaient sur le travail indigène et qui nécessitaient donc que les Indiens acceptent leur conversion religieuse et l’intervention d’agents religieux extérieurs.
L’indigène comme une ressource fondamentale
31L’occupation de l’Amazonie, dans l’objectif d’établir des activités d’extraction ou des missions, reposa sur un facteur économique essentiel : le travail indigène, qualifié d’« or rouge » par le père Antônio Vieira (1608-1697), sur lequel fut construite toute la richesse de la région [Hemming, 1978]. Colons, religieux et autorités s’affrontèrent intensément, arrivant parfois à des compromis pour la recherche et le contrôle de ce facteur essentiel de production, pour lequel aucune alternative efficace ne fut imaginée jusqu’en 1870.
32À la différence du Noir, l’indigène ne pouvait légalement être réduit en esclavage. Il pouvait néanmoins être victime d’un descimento (déplacement) : déplacé collectivement de son lieu d’origine vers un autre endroit, il était assigné à une mission, où il recevait une éducation religieuse et travaillait dans des activités d’intérêt pour les colons ou les autorités administratives. Ces missions étaient les pourvoyeuses en main-d’œuvre des haciendas du littoral et des expéditions d’extraction qui parcouraient l’arrière-pays de la région amazonienne à la recherche des plantes médicinales du sertão. Les indigènes y étaient recrutés pour de longues périodes afin de réaliser des travaux publics (fortifications, chemins et églises), des activités pénibles ou des actions militaires (guerres ou révoltes).
33Les tropas de resgate, quant à elles, parcouraient les sertões pour libérer les indigènes captifs victimes d’anthropophagie. En réalité, elles créèrent un marché d’esclaves, parallèle à celui des Africains. En outre, il était possible de déclarer une « guerre juste » à un peuple indigène ou à une communauté locale. Les conditions requises à cette déclaration étaient vastes, allant de tout acte nuisible aux colons (morts, vols ou arnaques) jusqu’au simple refus de recevoir une éducation religieuse. Les « guerres justes » et l’action des tropas de resgate alimentèrent un marché parallèle où l’esclavage indigène temporaire, pendant de longues périodes (quinze ans), était légal. Elle se justifiait pour des raisons pédagogiques ou de coûts des expéditions.
34De véritables guerres d’extermination furent menées contre les Tupinambá du Maranhão, les indigènes du rio Negro, les Mura et les Mundurucu. Certaines sources coloniales estiment qu’un capitaine général de l’État de Pará extermina ou rendit captifs plus de 500 000 indigènes en l’espace de cinq ans, de 1621 à 1626 [Pacheco de Oliveira & Rocha Freire, 2006]. Le mouvement dirigé par Ajuricaba de 1723 à 1727 fut l’une des rares rébellions indigènes recensées dans l’histoire. La violente répression qui s’abattit sur les Manaó en marqua la fin. Entre 1743 et 1750, ces pertes s’aggravèrent en raison d’une épidémie de variole dans la région du rio Negro, dont les victimes furent estimées à 40 000 pour la capitainerie de Grão-Pará. Après la promulgation d’une devassa10, et au bout d’une longue et cruelle campagne militaire, les villages indigènes furent détruits ou occupés en 1755. La population restante fut considérée comme « pacifiée » [Coutinho, s.d.].
35Les actions militaires et la propagation de maladies contribuèrent à anéantir un grand nombre de peuples ou à entraver leur possibilité de reproduction socioculturelle réduisant parfois drastiquement leur densité démographique. Les présupposés économiques sur lesquels s’appuya l’occupation de l’Amazonie restèrent inchangés. L’indigène fut considéré comme le principal facteur du peuplement de la région et de toute méthode efficace pour la production d’une rente.
36En termes politico-administratifs, la nouvelle politique tracée par le Marquis de Pombal (1699-1782) introduisit des changements significatifs. Celle-ci donnait la priorité à la délimitation de la frontière et au contrôle étatique direct sur la population indigène. Motivé par des enjeux géopolitiques – assurer la souveraineté portugaise sur tout le territoire occupé et établir un pouvoir absolu sur la population –, Pombal limitait considérablement le pouvoir des ordres religieux. Les anciennes missions furent transformées en villages et capitales de cantons, désormais administrées par les autorités laïques.
37La vie civile devint la meilleure école pour les indigènes, et les autorités publiques, les plus aptes à les instruire et à les transformer en citoyens. La législation adoptée à cette fin était le Directoire des Indiens (1755). Dans une perspective assimilationniste, le portugais fut décrété langue officielle, et l’usage des langues indigènes et de la « langue générale11 » interdit. Le mariage interethnique fut encouragé et on abrogea l’interdiction pour les non-indigènes de résider dans les anciennes missions.
38La création et la structuration institutionnelle de noyaux urbains dans l’arrière-pays donnèrent une nouvelle base d’appui à la domination politique. Contrairement à l’émancipation supposée des indigènes et à leur participation accrue à la vie civile, les formes d’exploitation de la main-d’œuvre indigène s’aggravèrent. Les agents gouvernementaux, nommés comme directeurs d’Indiens, poursuivaient des objectifs strictement privés et exploraient le travail des autochtones sans aucune modération. La conséquence de cette politique fut la constitution de réseaux particuliers de clientèle, activés dans le cadre de la mobilisation de la force de travail et du commerce. Ces réseaux anticipaient les circuits économiques qui ne cessèrent de s’étendre jusqu’au boom du caoutchouc. La petite production agricole fut démantelée, et un grand nombre de villages se sont dépeuplés en raison de la fuite des indigènes des anciennes missions. Malgré cela, toutes les activités dans la région continuèrent de dépendre exclusivement du travail indigène pendant encore un siècle.
39Pendant neuf ans, de 1783 à 1792, Alexandre Rodrigues Ferreira, un philosophe de la nature formé à l’université de Coimbra, voyagea en Amazonie aux côtés de deux dessinateurs. Il fit un compte rendu minutieux des richesses de la région pour le gouvernement portugais. Le résultat très prolifique de sa recherche, publié de façon éparse dans différents contextes historiques [Ferreira, 1971], mit en évidence la prééminence de la présence indigène dans la région et l’expression ostensible de leurs caractéristiques culturelles dans leur vie quotidienne en dépit des guerres, des épidémies et de la politique assimilationniste de Pombal. Quelques dessins le montraient (figures 25 à 28).
La construction de la nation et l’índio bravo
40Nous voici de retour au xixe siècle. José Bonifacio de Andrada e Silva, figure notable du Premier Empire12, affirmait que l’Indien ne pourrait s’intégrer à la société brésilienne naissante qu’à travers des « procédures souples et persuasives ». Le Brésil indépendant ne pouvait plus décréter des « guerres justes » à l’encontre de peuples indigènes spécifiques.
41À l’échelle des politiques d’État, l’abandon de la possibilité d’actes de guerre officiels contre les indigènes traduisait un changement de posture significatif. À l’époque, la population brésilienne s’élevait à 3,6 millions de personnes, parmi lesquelles on comptabilisait les indigènes baptisés qui vivaient régulièrement en contact avec les Blancs, ainsi que les índios bravos (Indiens féroces) qu’on estimait à environ huit cent mille [Velloso de Oliveira, 1866]. À partir de 1815, l’attention de l’élite dirigeante se focalisa sur ces derniers, suscitant un changement d’envergure dans l’orientation des politiques coloniales, antérieurement consacrées à la production de l’Indien christianisé.
42L’indianisme joua un rôle déterminant au sein de cet agencement d’images et de récits, devenu le symbole de l’unité de la jeune nation. L’indigène du passé fut réhabilité, reconnu dans ses valeurs et ses causes, même si les accusations dont il était la cible au quotidien restèrent inchangées (cruauté, trahison, paresse, etc.).
43La gestation du projet de nation indiquait aux populations autochtones la voie de l’intégration à la société brésilienne par le biais des structures tutélaires. Pendant le régime monarchique (1822-1889), ces structures s’appuyaient sur l’action des missionnaires catholiques, ainsi que sur l’institution du Patronat Royal13. Pendant la période de la République à partir de 1889, la tutelle se poursuivait à travers la mise en place d’une agence spécialisée, inspirée des conceptions évolutionnistes, du positivisme d’Auguste Comte et des principes hiérarchiques de l’organisation militaire et du service public.
44Sous l’Empire, et en particulier sous le Second (1840-1889), un processus d’homogénéisation des structures administratives et représentatives de la nation se mit en place. Les images et les récits à propos de l’indigène se cristallisèrent autour d’une figure unique, celle de l’Indien sauvage. Ainsi le tapuio, le caboclo et l’indigène colonial furent complètement oubliés et, peu après, déclarés inexistants. Pendant les décennies succédant à la Loi des Terres (1850), les provinces du Nordeste déclaraient les anciennes réductions d’Indiens « disparues » ou « éradiquées », en raison du caractère inhabité des terres, ou bien du métissage et de la supposée acculturation de ses habitants.
45Les populations indigènes d’Amazonie étaient pensées exclusivement à travers les images produites sur les índios bravos, c’est-à-dire en tant qu’habitants primitifs des frontières internes de la nation, exclus des circuits économiques et sociaux. Leurs collectivités, présentées comme dangereuses, renvoyaient à un stade primaire de civilisation. Ces images décrivaient des personnes avec une capacité réduite d’adaptation au monde contemporain, qui suscitaient un regard indulgent et une prise en charge dépendante d’une médiation tutélaire et protectrice.
46Le maréchal Cândido Mariano da Silva Rondon (1865-1958) considérait les peuples indigènes comme l’expression d’une humanité au stade le plus élémentaire de l’évolution. Les principes généraux de leur religion étaient considérés comme fétichistes, c’est pourquoi il jugeait inadéquate leur conversion forcée et abrupte aux formes religieuses monothéistes par l’évangélisation. Seule une « protection laïque et fraternelle » pouvait leur permettre une évolution lente et spontanée, afin qu’ils pussent faire partie de la société brésilienne. Rondon œuvrait à l’intégration et à la pacification des peuples jugés isolés. Or ces peuples étaient déjà pour la plupart et sous différentes modalités, exposés aux fronts extractivistes liés au caoutchouc et à la noix du Brésil, et c’est en raison de ces violences qu’ils étaient devenus distants et hostiles à l’homme blanc. L’assignation des peuples à l’isolement était rarement effective.
47Le Service de protection aux Indiens (SPI14) innova très peu en termes d’images et de récits sur la figure de l’indigène, il s’inscrivait plutôt dans la continuité de ce processus pendant la période postindépendance à partir de 182215.
48L’indigénisme de Rondon concevait l’indigène comme un être primitif qui méconnaissait l’homme blanc, et dont la survie était menacée du fait de sa difficile adaptation au monde contemporain. L’indigénisme focalisait son attention sur l’Indien sauvage dans son acception coloniale, à savoir celui qui n’est pas baptisé et qui ne participe pas de façon régulière aux circuits d’échange et/ou de travail avec les autres « nationaux ». La proposition consistait à mettre en place une tutelle protectionniste afin d’intégrer l’indigène en tant que brésilien. On pouvait aisément reconnaître les intentions de José Bonifacio ainsi que les conceptions des indianistes, reprises par le jargon positiviste d’un nouveau projet « missionnaire laïcisé ».
49La pacification des tribus combattantes et leur mise sous tutelle fédérale apaisèrent les relations entre Blancs et indigènes. En ce sens, Rondon et ses partisans contribuèrent significativement à l’atténuation des différents types de violences commises envers les indigènes à l’intérieur du pays. Mais ils réussirent rarement à préserver l’habitat de ces peuples ou à garantir leur contrôle sur leurs anciens territoires incorporés progressivement au marché des terres et accaparés par des intérêts privés.
L’économie du caoutchouc et la conquête de l’Amazonie
50Le premier recensement réalisé en 1872 nous offre des clefs d’interprétation sur la présence indigène au Brésil pendant le Second Empire. Contrairement à la croyance répandue par l’indianisme et transposée dans le champ des politiques publiques par les gouvernements provinciaux, le recensement démontra que les indigènes de la côte atlantique n’avaient pas « disparu ». Dans certains États, tels que le Ceará, ils représentaient jusqu’à 10 % de la population totale. En Amazonie, les résultats du recensement signalaient un décalage majeur entre les données statistiques et la vision de l’élite impériale : 64 % de la population de la province était classée sous la catégorie de caboclos, c’est-à-dire d’Indiens et descendants d’Indiens16.
51Jusqu’au début de l’essor du caoutchouc, entre 1870 et 1911, la population indigène était majoritaire dans la province Amazone. Avant cette période d’apogée, en remontant jusqu’à l’aube du xviie siècle, le modèle d’extraction du caoutchouc s’inscrivait dans le prolongement du modèle de colonisation en vigueur, qui était celui des expéditions pour la collecte des plantes médicinales du sertão. Pendant les premiers temps de l’extraction du caoutchouc dans le Bajo Amazone, l’indigène demeurait la main-d’œuvre de base (cf. chap. v).
52Bien que certains auteurs tels que Moreira Neto [1988] imputent à la politique assimilationniste du Directoire des Indiens la responsabilité de la minorisation de la population autochtone, cette hypothèse est incorrecte à tout point de vue. Les scénarios décrits par les voyageurs, dans leurs paysages et leurs écrits, corroborent la thèse de la prédominance de la présence indigène, confirmée par le recensement de 1872.
53De nos jours, la tendance est à décrire l’Amazonie en tant qu’unité, mais les écarts et les différences historiques entre les modalités de colonisation et la densité démographique sont importants. Alors que le recensement de 1872 attribuait aux indigènes presque 65 % de la population de la province de l’Amazonie, ils n’étaient que 16,2 % et 14,1 % dans les provinces de Pará et de Mato Grosso, ce qui reflétait une occupation plus ancienne comprenant des activités agricoles et minières17.
54L’expansion de l’extraction du caoutchouc dans la vallée amazonienne à la fin des années 1870 s’adossa à une demande croissante et aux prix élevés du marché international. Le processus fut piloté par des agents financiers établis à Londres et à New York, qui délocalisèrent leurs représentants à Belém et à Manaus. Les grandes maisons commerciales, aussi appelées « maisons d’exportation » et financées par des banques, avaient à charge la gestion d’une myriade de réseaux de crédits qui pourvoyaient les producteurs de caoutchouc jusqu’aux vallées les plus éloignées des fleuves Madeira et Purus, et dans le haut Amazone.
55Pour répondre à la demande croissante et à l’augmentation des prix, des milliers de Nordestinos furent engagés dans la récolte du caoutchouc suivant des schémas de travail forcé – l’esclavage en contrepartie de la dette et le monopole commercial du propriétaire de l’entrepôt local.
56La main-d’œuvre qui assurait cette production ne fut nullement encouragée par une politique officielle de soutien et/ou de fiscalisation. Les agents à la base de cette expansion, des milliers de Brésiliens pauvres, furent recrutés à l’intérieur du pays dans des régions affectées par les sécheresses [Benchimol, 1965 (1964) ; Furtado, 1969 (1959)]. La quête du caoutchouc, « l’or noir », les poussa à s’engouffrer au plus profond de la forêt et à entrer en conflit avec les populations indigènes qui y menaient leurs propres formes de vie, dans une relative autonomie vis-à-vis des commerçants et des caboclos riverains.
57Dans le cadre de cette nouvelle rationalité économique, l’indigène devint un obstacle et paradoxalement un envahisseur, un intrus dangereux à expulser. Son extermination, mise en place par des expéditions punitives appelées correrias18 (razzias), s’imposa comme la solution la plus fréquente au problème. En raison de l’immense système de crédits contracté par une importante armée d’hommes, les índios bravos d’Amazonie, qui représentaient la majorité des 800 000 índios bravos estimés au début du xixe siècle, subirent l’invasion de leurs terres par les extracteurs de caoutchouc. D’innombrables ethnies disparurent pendant ce processus, elles furent considérées comme « éradiquées » au début du xxe siècle.
58Par la suite, suivant un modèle économique devenu moins rentable qui engageait des coûts de transports plus élevés, les indigènes demeuraient indispensables pour l’extraction du caoutchouc, particulièrement dans les « seringais du modèle caboclo » (cf. chap. v). Le front extractiviste recrutait des travailleurs parmi les peuples Ticuna, Cashinauá et Miranha qui devinrent une main-d’œuvre essentielle pour la récolte du latex ainsi que pour les activités de support à la production du caoutchouc (rameurs, guides, travailleurs agricoles, etc.). Bien qu’ils parvinssent à échapper à une extermination immédiate, ces indigènes souffrirent d’une forme d’esclavage plus arbitraire et plus brutale que celle imposée aux extracteurs de caoutchouc, aux répercussions profondes dans leur culture, leurs formes de sociabilité et leur taux démographique [Pacheco de Oliveira, 1988c ; Aquino & Iglesias, 1994 ; Iglesias, 2010].
Du régime du barracão19 au régime tutélaire
59L’entrée décisive de la production de caoutchouc malaisien dans le marché international au début des années 1910 entraîna une baisse progressive du prix du latex et par conséquent une crise profonde dans l’économie amazonienne. À l’exception de quelques oscillations favorables, le déclin de la production du caoutchouc dans la région s’amorça à partir de 1911. L’articulation avec le marché international devint obsolète, mais les mêmes rapports de production se poursuivirent à travers les maisons d’exportation, le monopole commercial du barracão et l’endettement des travailleurs, avec des produits de moindre valeur (poissons, cuir et bois) destinés aux marchés locaux et régionaux. Mise à part la courte période des « soldats du caoutchouc » (initiative gouvernementale de réactivation de la production, lancée pour des raisons stratégiques entre 1941 et 1945), il n’y eut pas de nouveaux flux de travailleurs vers les seringais20 et les anciennes zones productrices.
60Le front extractiviste du caoutchouc ne disparut pas de façon abrupte, au contraire, il devint stationnaire et s’articula lentement aux circuits économiques locaux. À partir de 1912, l’expansion du caoutchouc dans la vallée amazonienne cessa et la pression exercée sur les populations autochtones s’atténua grâce à la diminution des correrias. Cette interruption, résultant de la crise du caoutchouc, représenta un frein plus décisif encore dans le processus d’occupation des terres indigènes que la création du SPI et l’instauration d’une politique indigéniste du gouvernement brésilien.
61L’impact de l’indigénisme de Rondon fut assez inégal chez les différents peuples indigènes d’Amazonie : évident et décisif pour certains, anecdotique et temporaire pour d’autres – ce fut le cas des États d’Amazonie, d’Acre, de Roraima et d’Amapá, qui représentaient la plus grande partie de la région21. Cependant, dans d’autres États, la présence de Rondon et de ses partisans était plus importante, comme au Mato Grosso et à Rondônia au début du xxe siècle, ainsi que dans la région du haut Xingu avec la Fondation Brésil central [Menezes, 2000]. Malgré le rayonnement national et international du SPI, ses propres idéologues constatèrent dans la première moitié du xxe siècle la disparition de plus de quatre-vingt-sept ethnies, parmi lesquelles trente-sept étaient classifiées comme « peuples isolés » [Ribeiro, 1970, p. 217].
62Après l’essor du caoutchouc, les indigènes d’Amazonie ne connurent aucun autre événement impactant leur existence quotidienne de manière si profonde, générale et structurée. Un rapport réalisé dans les archives du SPI dans les années 1950 estima la population indigène entre 68 000 et 99 000 personnes [Ribeiro, 1967, p. 107], soit environ 0,2 % de la population brésilienne. Furent recensées cent cinquante ethnies sur lesquelles le SPI ne possédait aucune information. Le profil dressé correspondait à une population majoritairement composée de micro-ethnies, dont les peuples comptaient moins d’une centaine de membres. L’image que l’on pouvait alors déduire des indigènes brésiliens était celle d’unités sociales très réduites, menacées et dont la survie dépendait de la tutelle officielle.
63Pendant les années 1970, dans le contexte du « miracle brésilien » [Davis, 1978 (1977)], un ambitieux projet d’aménagement envisageait de relier les villes de la frontière entre elles, ainsi qu’avec la capitale fédérale. Ce projet devait s’accorder avec la création des colonies de l’Institut national de colonisation et de réforme agraire (INCRA), qui visait l’installation de paysans sans terre venus d’autres régions du pays, principalement du Nordeste. Cet aménagement aurait sûrement affecté les conditions d’existence des indigènes, mais il ne vit jamais le jour en raison de la conjoncture économique internationale. Sur le plan interne, et avec l’argument d’anticiper les impacts de ce projet, le SPI réussit à mobiliser quelques ressources pour mettre en place une infrastructure minimale et renforcer sa présence en Amazonie.
Le contexte post-tutélaire
64La Constitution de 1988 modifia le cadre légal relatif aux indigènes. La perspective assimilationniste et la conception qui lui fut corrélée, selon laquelle les indigènes étaient réduits à une condition transitoire, furent abrogées. Pour la première fois, les indigènes obtinrent la reconnaissance du droit à leurs formes organisationnelles propres ainsi que leur pleine capacité juridique. Ils peuvent désormais être représentés par leurs autorités traditionnelles ou par des associations librement constituées [Pacheco de Oliveira, 2008].
65Au cours des années suivantes, plus de deux cents organisations indigènes furent créées en Amazonie légale. Elles s’orientèrent progressivement vers des projets d’ethnodéveloppement et d’assistance différentielle. Les ressources de la coopération internationale, principalement celles destinées à la protection de l’environnement, furent destinées à des actions locales par le biais des organisations indigènes. Les territoires indigènes sont aujourd’hui conçus comme des aires de conservation.
66Dans les années 1980-1990, une conjoncture politique plus favorable offrit de meilleures perspectives pour les indigènes. Basé sur de nombreuses études anthropologiques et historiques, le processus de délimitation territoriale permit aux populations autochtones de fixer dans certains cas les frontières de leurs territoires, suivant les limites existantes avant l’apogée du caoutchouc et l’avancée de son front d’exploitation. À la fin du xxe siècle, ces territoires s’étendaient sur des superficies importantes et abritaient une population nombreuse. Les indigènes ont l’usufruit et la propriété exclusive sur ceux-ci – le transfert des terres par les habitants non indigènes et une indemnisation ont été prévus. Il en va ainsi pour la Terre Yanomami, les territoires Ticuna, le haut et moyen rio Negro, la vallée du fleuve Javari, les territoires Kayapó, etc. [Krasburg & Gramkowicz, 2002].
67Une évaluation de la démographie indigène de l’Amazonie, réalisée dans les années 1990, montre des changements significatifs par rapport aux données fournies par le SPI dans les années 1950 (cf. chap. vi). Les sociétés indigènes de taille moyenne, ayant entre deux cents et deux mille habitants, constituent la majorité d’entre elles (soixante-dix sur centre trente-six) et représentent plus d’un tiers (28 %) du total de la population de l’Amazonie. Les microsociétés, quant à elles, ne représentent qu’une petite partie (3,3 %) et les plus grandes ethnies, avec plus de 2000 habitants, 68,3 %.
68L’action gouvernementale en direction des indigènes cessa d’être centralisée en un unique organisme, la Fondation nationale de l’Indien (FUNAI), subordonné lui-même à un seul ministère (Justice). Elle se répartit désormais entre différents ministères (Éducation, Santé et Environnement).
69Aujourd’hui, les intérêts des indigènes d’Amazonie ne sont plus défendus par l’agence indigéniste (FUNAI), mais par des organisations22 qui les représentent à différents niveaux, allant de l’échelle locale et ethnique à l’échelle régionale et nationale. Celles-ci s’articulent autour d’un large réseau. La coordination générale revient à la Coordination des organisations indigènes d’Amazonie brésilienne (COIAB), dont le siège est à Manaus. Des instances de représentation lui sont dévolues au sein des conseils d’administration de certains organes gouvernementaux [Pacheco de Oliveira, 2010b].
70Les fronts d’expansion23 postérieurs à celui du caoutchouc eurent des impacts sectoriels et épars. Ils firent toutefois peser des menaces sur certains peuples et zones spécifiques. La recherche de pierres et minéraux précieux dans le territoire des Cinta Larga (diamants), des Yanomani et des Makuxi dans l’État de Roirama (or), dans la région de Pari-Cochoeira et du rio Negro (or) ; l’exploitation du bois dans le territoire des Kayapó dans l’État du Pará et des Marubo dans la vallée du fleuve Jivari ; et actuellement, la culture du soja dans les États de Mato Grosso, Rondônia et Roraima en témoignent.
71En Amazonie, des alternatives économiques surgirent pour les non-indigènes, ne relevant plus de l’économie rurale. Elles se concentraient sur les principaux noyaux urbains, particulièrement à Manaus avec l’instauration de la zone franche, où se déploya une intense activité industrielle, tertiaire et touristique. Transformés en États, Roraima, Acre, Amapá et Tocantins déployèrent des structures administratives propres, y compris parfois des universités. Avec l’accélération de l’exode rural, les capitales grandirent de manière significative, accueillant désormais la majorité de la population des États.
72La diversité culturelle et linguistique des peuples indigènes de la région amazonienne représente encore aujourd’hui un patrimoine d’une valeur inestimable. Au-delà des traditions autochtones d’une grande complexité culturelle étudiées par les archéologues, les pratiques socioculturelles contemporaines témoignent d’une extraordinaire vitalité. Elles posent de grands défis aux sciences humaines, peut-être davantage que celles du passé.
73Il est nécessaire d’introduire de nouvelles perspectives pour penser les peuples et les cultures indigènes contemporains. Selon le recensement de 2010, un tiers de la population indigène a un lieu de résidence à temps partiel, de manière provisoire ou définitive dans des villes de l’arrière-pays voire dans les capitales24. Des associations aux caractéristiques variables devront prendre en charge les nouveaux défis et problèmes auxquels ils sont confrontés, et il faudra aussi faire cas des millions de jeunes indigènes diplômés de l’université ou en passe de l’être.
74Contrairement au passé récent, l’identité indigène est aujourd’hui l’objet d’une estime de soi élevée pour les autorités politiques et religieuses, ainsi que pour les plus jeunes, comme expression de phénomènes culturels contemporains liés à la mondialisation. La référence collective aux origines vécue de manière variable selon la culture de référence est au fondement des identités indigènes. En ce sens, elles constituent des ancrages intellectuels et affectifs importants dans le monde contemporain.
75L’actualisation et la réappropriation des valeurs et des dignités ancestrales ne sont pas seulement une possibilité pour les personnes nées au sein d’unités sociales autonomes, éloignées des bureaucraties de la FUNAI et des territoires indigènes ; les générations nées dans les réserves ainsi que les descendants des Indiens coloniaux (tapuios, caboclos, indigènes des missions religieuses) les revendiquent.
76Au Brésil, un phénomène important et caractéristique du contexte indigène actuel est le regain d’affirmations identitaires portées par des collectivités qui, selon une lecture biaisée de la documentation officielle, auraient été assimilées. Loin d’être un phénomène exclusif aux peuples de la côte atlantique, celui-ci se retrouve également dans d’autres régions du pays, y compris dans la région amazonienne, où il s’exprime avec force. Si, dans les années 1980, les Ticuna étaient les seuls à porter des revendications ethniques dans la région du haut Solimões, aujourd’hui un grand nombre de collectivités se définissent comme indigènes, adoptant d’autres appellations, tels les Cocama, les Cambeva et les Caixana. Aux côtés des Ticuna, ils représentent la grande majorité de la population rurale de la région.
77Désormais, être indigène ne signifie plus incarner la représentation du primitif ni remplir les attentes des observateurs externes concernant le maintien d’une quelconque coutume ou symbole spécifique. Il s’agit d’une affirmation politique qui ouvre des droits reconnus par l’État et l’opinion publique, et dont les attributs culturels et les emblèmes ethniques changent en fonction des contextes historiques et des traditions culturelles privilégiées.
78Sont indigènes tous les membres d’une collectivité qui revendiquent une descendance précolombienne. Selon les termes de la Convention 169 de l’Organisation internationale du travail (OIT), ayant force de loi au Brésil après sa ratification par le Sénat et le président de la République il y a quelques années, la voie décisive pour l’affirmation identitaire est l’autodétermination.
Considérations finales
79Dans ce chapitre, j’ai tenté de rompre avec le discours historique généralisant, selon lequel l’expansion de la frontière et le contact interethnique conduisent à un processus inexorable d’extinction des populations autochtones. J’ai ainsi adopté une approche historique et mobilisé les outils d’une théorie de la frontière. En plus de corriger certaines erreurs et simplifications, le chercheur dans le champ de l’histoire des peuples indigènes d’Amazonie doit aussi expliquer comment de telles représentations homogénéisatrices ont surgi et à quels intérêts, contextes et groupes sociaux elles sont associées.
80Par ailleurs, j’ai essayé d’identifier les processus concrets à travers lesquels les populations autochtones se sont mises en relation avec la société coloniale et comment elles se sont insérées dans l’économie mondiale et la nation brésilienne. En Amazonie brésilienne, la perte de contrôle des communautés indigènes sur leurs territoires est un phénomène relativement récent qui date de moins de cent quarante ans. Il est lié à l’expansion du caoutchouc dans la vallée amazonienne et à l’implantation d’une organisation sociale basée sur un réseau de clientèles et sur des obligations économiques et sociales, caractéristiques du régime du barracão. L’affirmation et la reconnaissance des territoires indigènes se sont fondées sur des traces encore vivantes dans les mémoires, les pratiques sociales et les relations avec l’environnement. Dans le contexte post-tutélaire actuel, la tendance à la perte territoriale, au déclin démographique et à la dissimulation de ses identités et de ses traditions sont des phénomènes révolus, qui coexistent néanmoins avec des politiques nationales et internationales chargées de nouvelles menaces et potentialités.
81En identifiant la variabilité des frontières dans le temps et dans l’espace, les structures politiques qui les ont concrètement mis en place, mon intention a été en somme de souligner la diversité des récits et des images, ainsi que la pluralité des temporalités, des situations historiques et des régimes qui ont donné leur singularité à la trajectoire des populations autochtones d’Amazonie.
Notes de bas de page
1 La ville de Salvador fut la capitale du Brésil de 1549 à 1763. En raison de l’importance de l’extraction de l’or dans la région de Minas Gérais, la capitale fut déplacée à Rio de Janeiro entre 1763 et 1960. Construite de toutes pièces pour être le centre administratif et géographique du pays, la capitale est depuis 1960 installée à Brasília.
2 Forêt tropicale qui s’étendait, pendant la période coloniale, de manière majestueuse tout le long du littoral du Brésil. Aujourd’hui, elle représente une petite superficie.
3 Pour une description plus détaillée de ces théories, voir Duchet [1977 (1971)].
4 Voir le roman O inferno verde (L’Enfer vert) d’Alberto Rangel [1907], précédé de la préface d’Euclides da Cunha.
5 Pour une lecture critique, voir Velho [1976].
6 Pour une lecture critique des paradigmes historiographiques adoptés au sujet des populations autochtones, voir Pacheco de Oliveira [2009].
7 Une abondante bibliographie existe autour de cette thématique. Voir notamment les travaux de Guimarães [1988], Domingues [1989], Guimarães [1995] et Kodama [2005].
8 Sur l’importance des facteurs émotionnels et des états altérés de la conscience dans la littérature et les ethnographies des explorateurs en Afrique, voir Johannes Fabian [2000].
9 Cette peinture fut commandée à Antônio Parreiras (1860-1927), célèbre artiste de l’intérieur, qui vécut pendant de longues périodes à l’étranger. De grande dimension, elle est conservée au musée historique du Pará. Même s’il peut paraître paradoxal qu’une œuvre aussi critique de la colonisation ait été financée et réalisée pendant le boom du caoutchouc, il existait un débat, dans les cercles lettrés, et parfois même parmi les autorités, au sujet du modèle de développement pour cette région, opposant extractivisme et agriculture. Nous y reviendrons dans le chapitre suivant (cf. chap. v).
10 Procès de grande envergure, où un compte rendu des faits était réalisé et où des culpabilités et des responsabilités étaient attribuées.
11 Élaborée et promue par les jésuites pendant le xvie siècle, la « langue générale » était un tupi « simplifié », auquel fut ajoutée une série de vocables et de concepts propres aux missionnaires.
12 Le Premier Empire désigne la période qui débuta avec la déclaration d’indépendance en 1822 et qui s’acheva avec l’abdication de Dom Pedro ier en 1831. Suite au décès de son père, il retourna au Portugal pour accéder au trône avec le titre de Dom Pedro iv. Une série de régences provisoires fut mise en place après le Premier Empire, jusqu’à son investiture de son fils et héritier en 1840 sous le titre de Dom Pedro ii.
13 Pratique répandue au Portugal suivant laquelle le monarque finançait substantiellement l’administration des missions, qui agissaient en tant qu’agents du gouvernement.
14 L’agence indigéniste brésilienne – désignée dans un premier temps Service de protection aux Indiens et de localisation des travailleurs nationaux (SPILTN) et par la suite SPI – fut créée en 1910, à partir des expériences de contact amiable et de pacification des tribus rebelles, menées par Cândido Mariano da Silva Rondon (ingénieur militaire de formation positiviste) dans le Mato Grosso et d’autres États, avec pour objectif le tracé et la construction de lignes télégraphiques. Rondon, promu au grade de maréchal, fut le directeur du SPI pendant une longue période et devint l’icône de l’indigénisme brésilien. Il décéda en 1958 à l’âge de 92 ans. En 1967, le SPI est accusé de corruption et de mauvais traitement envers les indigènes. L’agence est alors fermée et remplacée par la Fondation nationale de l’Indien (FUNAI), qui demeure proche des propositions de Rondon.
15 Voir Lima [1995] pour une recherche approfondie sur le SPI.
16 Même si l’usage contemporain du terme caboclo ne revêt plus une acception ethnique prononcée qui renvoie aux indigènes, il n’en allait pas ainsi au xixe siècle. Ainsi, dans la traduction française du recensement de 1872, on distingue le caboclo, traduit par « Indien », du pardo, traduit par « métis ».
17 Dans les cas des provinces de Maranhão et de Goiás, les données démographiques divergent plus encore de celles de l’Amazonie : dans la première, qui connut un ancrage fort de la culture du coton et des plantations, principalement basées sur une main-d’œuvre composée d’esclaves africains, la population indigène correspondait au 3,5 % de la population totale ; alors que dans la seconde, dont l’activité principale était la recherche de minerais précieux dès le début du xviiie siècle, elle se limitait à 2,6 %.
18 Incursions armées et violentes qui détruisaient les habitats indigènes, brûlant leurs biens et leurs cultures. Lors des correrias, les indigènes les plus rebelles étaient abattus, tous les autres étaient réduits en esclavage, en particulier les femmes et les enfants. À la différence des descimentos (déplacements) de l’époque coloniale, les correrias n’étaient encadrées par aucune réglementation officielle ni par des missionnaires.
19 Entrepôt commercial établit dans les zones rurales, où le supposé propriétaire des terres imposait aux habitants un monopole d’achat et de vente de produits agricoles ou d’extraction en échange de marchandises. Ce monopole était fréquemment associé au troc ou à la circulation des monnaies locales, ainsi qu’à des formes de travail forcé. Ces potentats locaux étaient appelés « patrons » par les habitants soumis à un système de vassalité.
20 La seringueira (Hevea Brasiliensis) est le nom donné à l’arbre qui produit la sève avec le latex. Le seringal (seringais au pluriel) désigne la zone peuplée par cette espèce en vue de son exploitation (Voir chap. v).
21 Pour une analyse de l’action du SPI en région amazonienne, voir Mello [2009], Santos [2009] et Iglesias [2010].
22 Comme la Fédération des organisations indigènes du rio Negro (FOIRN), le Conseil indigène de Roraima (CIR), le Conseil indigéniste missionnaire (CIMI), le Conseil général des tribus tikuna (CGTT), le Conseil général des tribus sateré-mawé (CGTSM), l’Union des nations Indigènes de l’Acre et du sud de l’Amazonie (UNI-ACRE), le Conseil indigène de la vallée de Javari (CIVAJA), parmi tant d’autres.
23 Le terme « front d’expansion » renvoie à l’extension de la frontière agricole en raison de l’implantation de structures de production, de circulation et des premières transformations de produits destinés à l’exportation (intérieure ou extérieure) (N.d.T).
24 À ce sujet, voir les études menées dans le cadre du projet de l’université de l’État de l’Amazonie (UEA), Nova Cartografia Social da Amazônia, sous la coordination d’Alfredo Wagner Berno de Almeida. Sur la même thématique, voir Gersem Luciano dos Santos [2006].
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