Chapitre iii – Ethnologie des índios misturados1 : territorialisation, ethnogenèses et traditions culturelles
p. 155-181
Texte intégral
1Il y a encore quelques décennies, les peuples indigènes du Nordeste brésilien ne suscitaient guère d’intérêt chez les ethnologues. Il était rare de trouver des études spécialisées dans les bibliothèques ou sur le marché éditorial, et malgré le développement considérable du troisième cycle d’études universitaires au Brésil, peu de monographies existaient sur ce thème au début des années 1990. Il s’agissait d’un objet d’étude marginal, considéré comme une « ethnologie mineure », qui allait à rebours des problématiques mises en avant par les chercheurs américanistes européens et des grands débats anthropologiques.
2Dans les années 1950, le registre des peuples indigènes du Nordeste recensait dix ethnies. Une quarantaine d’années après, en 1994, la liste s’élevait à vingt-trois. De nos jours, le mouvement indigène en compte plus de soixante-dix. Si nous considérons que les peuples indigènes des Amériques sont « peuples uniques » [Bonfil Batalla, 1995, p. 10] ou que les droits indigènes sont des droits « originaires2 », nous nous retrouvons face à une contradiction : le surgissement en deux décennies de peuples considérés et qui se considèrent comme originaires. Quel est le sens de ce paradoxe ? Il existe sans doute un rapport avec les lacunes ethnographiques et les silences historiographiques, mais ils n’expliquent pas à eux seuls cette énigme, d’où la nécessité de discuter les modèles analytiques en vigueur et, ce faisant, de contribuer au développement des théories sur l’ethnicité.
3Je vais, dans ce chapitre, examiner ce paradoxe en trois temps. Je reviendrai d’abord sur le processus de construction des « Indiens du Nordeste3 » comme objet d’étude, en prenant appui à la fois sur les paradigmes scientifiques nationaux et internationaux, et sur les institutions locales, afin de mettre en évidence les rapports qui se sont établis entre les modèles cognitifs et les demandes politiques. Puis, je discuterai différents concepts d’analyse de l’ethnicité et, à partir d’ethnographies plus récentes, j’essaierai d’avancer une nouvelle clé d’interprétation des phénomènes liés à « l’émergence » de nouvelles identités. Enfin, je proposerai une réflexion sur les perspectives d’étude des populations considérées comme étant « à faible distinction culturelle » ou « culturellement misturadas ».
Une ethnologie des pertes et des absences
4Dans son travail de classification des aires culturelles indigènes du pays, Eduardo Galvão [1978, p. 225-226] exprime ses doutes quant à l’unité et la consistance de la dernière d’entre elles, la onzième appelée Nordeste. En mettant l’accent sur les effets de l’acculturation, il avance, à propos des dix ethnies présentes dans cette aire : « La plus grande partie vit intégrée au milieu régional, et l’on fait le constat d’un mélange et d’une perte considérables des éléments traditionnels, y compris de la langue. » Lorsqu’il évoquait les Pataxó, l’auteur ajoutait l’adjectif « métissés ». L’article de Galvão, par son caractère introductif et classificateur, est un des textes les plus consultés par les étudiants en anthropologie, les muséologues, les bibliothécaires, les éducateurs et les travailleurs sociaux en général.
5Pour le public plus spécialisé, le scénario est similaire. Dans le Handbook of South American Indians, ouvrage de référence pour les études ethnologiques, les peuples indigènes du Nordeste sont présentés dans de courts articles ou plutôt des notices rédigées par Robert Lowie [1946] et Alfred Métraux [1946], dont l’une fut écrite en collaboration avec Curt Nimuendaju [Métraux & Nimuendaju, 1946]. Ces auteurs citent des sources historiques, et notamment des récits des chroniqueurs des xvie et xviie siècles ou des voyageurs naturalistes des xviiie et xixe siècles. Ces peuples et ces cultures y sont décrits uniquement à l’aune de ce qu’ils avaient été, ou de ce que l’on croyait qu’ils avaient été par le passé, alors que l’on ne savait presque rien de ce qu’ils étaient au moment présent. Ce fut un maigre apport à l’ethnologie en tant qu’étude comparative des cultures.
6Dans une métaphore devenue célèbre, Claude Lévi-Strauss [1967, p. 422] nous dit que « L’anthropologue est l’astronome des sciences sociales : il est chargé de découvrir le sens de configurations très différentes, par leur ordre de grandeur et leur éloignement, de celles qui avoisinent immédiatement l’observateur. » Loin d’être une association accidentelle ou peu représentative de son œuvre, cette métaphore est le fruit d’un apprentissage imprégné des présupposés fondamentaux de la « méthode ethnologique » selon l’auteur.
7Lévi-Strauss attire d’une part l’attention sur l’échelle temporelle dans laquelle doit se situer l’ethnologue afin de produire ses analyses : c’est la « longue durée », comme chez Braudel, où le rapport au temps renvoie aux paramètres qui ont cours en géologie. D’autre part, l’ethnologie et l’histoire, qui partagent le même objet d’étude et la même méthode, se distinguent par leurs perspectives complémentaires, structurant leurs données relativement aux « conditions inconscientes de la vie sociale », pour ce qui est de la première, et relativement aux « expressions conscientes », pour la seconde [Lévi-Strauss, 1967, p. 34]. La notion de culture est comparée à celle d’« isolat » qu’utilisent les démographes. Même lorsque son étendue varie en fonction du « type de recherche considéré », la culture ne cesse jamais de « correspondre à une réalité objective » [Lévi-Strauss, 1967, p. 335]. Une telle démarche méthodologique donnerait à l’anthropologie sa place parmi les sciences sociales comme étant « actuellement, la seule discipline de la distanciation sociale » [Lévi-Strauss, 1967, p. 423].
8L’influence de Lévi-Strauss dans les études américanistes ne se mesure pas seulement aux nombreuses citations et références explicites parues dans les articles et les monographies, mais aussi au rayonnement de cette image simple et suggestive, partagée par beaucoup d’ethnologues étudiant les populations autochtones sud-américaines, et même chez ceux qui ne se réclament pas de son approche théorique4.
9Toutefois, si la métaphore de l’astronome est inapplicable à l’étude des cultures autochtones du Nordeste, elle peut nous aider à comprendre le manque d’intérêt porté par les ethnologues à leur égard. Si la différence culturelle, qui rend possible distanciation et objectivité, instaure une relation de non-contemporanéité entre le natif et l’ethnologue, comment procéder avec les cultures indigènes du Nordeste, qui ne se présentent pas comme des entités discontinues et discrètes ?
10Mettre en pratique la méthode ethnologique, telle qu’elle est définie par Lévi-Strauss, suppose que le moment privilégié pour l’observation desdites cultures correspond à la période immédiatement postérieure aux premiers contacts des indigènes avec les Portugais, c’est-à-dire aux premières étapes de la colonisation des xvie et xviie siècles. Au-delà, ces cultures seraient surexposées au champ magnétique occidental, limitant ainsi la compréhension par l’ethnologue de l’altérité indigène antérieure. Le travail de terrain doit continuer à être pratiqué et magnifié, mais il doit être inspiré par la reconstitution du passé et par la recherche de ses traces dans le présent5. L’apport de ces cultures à l’ethnographie et à l’ethnologie serait inférieur à celui d’autres cultures qui seraient placées dans un champ d’observation plus favorable.
11Si les deux courants majeurs d’études ethnologiques des populations autochtones d’Amérique du Sud – l’évolutionnisme culturel étatsunien et le structuralisme français – semblent converger en une commune dépréciation des perspectives qu’offre une ethnologie des peuples et des cultures du Nordeste, le même processus est à l’œuvre en ce qui concerne les études dites indigénistes. Dans un texte largement diffusé, Darcy Ribeiro [1970] émet un avis plus incisif encore. Employant des images fortes, il décrit les « résidus de la population indigène du Nordeste », comme des « bandes d’Indiens mal-en-point » aperçus sur les îles et les ravins du fleuve São Francisco [Ribeiro, 1970, p. 56]. L’auteur se souvient avec tristesse que « même les symboles de leur origine indigène avaient été adoptés pendant le processus d’acculturation » [Ribeiro, 1970, p. 53]. Il illustre cette affirmation avec l’exemple des Potiguara, qui utilisaient dans leurs danses des instruments africains, le zambé et le puitã, « croyant qu’ils étaient typiquement tribaux ». Décrivant les Xucuru de façon similaire, il constate qu’ils étaient fortement métissés avec la population sertaneja locale et qu’ils avaient perdu « la langue et toutes leurs pratiques tribales, sauf peut-être le culte du Juazeiro sacré, si jamais cette cérémonie fut originairement la leur » [Ribeiro, 1970, p. 54]. Au ressentiment s’ajoutent la suspicion et le discrédit, qui questionnent leur statut de sujets historiques [Ribeiro, 1970, p. 57] :
« Dans tous les sertões du Nordeste, le long des chemins des troupeaux de bœufs, toute la terre est occupée de manière pacifique par la société nationale, et les survivants tribaux qui résistent encore à la vassalité n’ont de sens qu’en tant que phénomènes locaux, impondérables. »
12Le modus operandi habituel de l’action indigéniste s’inscrivait dans un contexte de frontières en expansion, toujours contre les peuples indigènes qui contrôlaient de vastes espaces (ou qui, au contraire, menaçaient le contrôle de certains espaces convoités par les Blancs) et qui possédaient une culture distincte de celle des non-indigènes. Établir une tutelle sur « les Indiens », c’était exercer une fonction de médiation interculturelle et politique disciplinaire nécessaire à une coexistence basée sur la pacification des indigènes de la région, la régularisation minimale du marché des terres et l’implantation des conditions du développement économique6. Or dans le Nordeste – ancienne région de colonisation, où les formes économiques et le réseau territorial étaient définis depuis deux siècles, et où les indigènes n’incarnaient pas un fort contraste culturel –, l’agence indigéniste agissait de façon sporadique7.
13Dans les universités de la région, l’ethnologie indigène ne bénéficiait pas de la même attractivité que les recherches sur les religions afro-brésiliennes, l’archéologie ou le folklore. Les professeurs d’université abordaient la thématique indigène exclusivement depuis une perspective passéiste8. Cela transparaissait clairement dans les musées, où les cultures indigènes étaient représentées par le biais de pièces archéologiques et de registres historiques des populations ayant vécu dans le Nordeste, ou bien à travers des collections ethnographiques présentant les populations actuelles des zones du fleuve Xingu ou de l’Amazonie. Les indigènes du Nordeste ne formaient pas un objet d’action politique indigéniste significatif, pas plus qu’ils ne permettaient d’établir des perspectives pertinentes en ethnologie.
Construction d’un objet d’étude : les « Indiens du Nordeste »
14Suite à un certain nombre de faits politiques – revendications pour la terre et pour le droit à l’assistance adressées à la Fondation nationale de l’Indien (FUNAI) –, les peuples indigènes actuels du Nordeste ont commencé à attirer l’attention des anthropologues rattachés aux universités de la région9. Organisés et mobilisés à partir de la création de l’Association nationale d’action indigéniste (ANAI) et du Programme de recherche sur les peuples indigènes du Nordeste brésilien (PINEB) [Agostinho, 1995], des anthropologues ont commencé à produire des articles et des rapports qui ont élargi la connaissance empirique des conditions d’existence de la population indigène de l’État de Bahia [Carvalho, 1984 ; Agostinho, 1988], et qui ont renforcé les revendications indigènes10.
15L’expression índios misturados, fréquemment employée dans les rapports des présidents de provinces pendant le xixe siècle ainsi que dans nombre de documents officiels11, requiert une attention particulière, puisqu’elle permet de rendre explicites certaines valeurs et stratégies d’action ainsi que les attentes des multiples protagonistes impliqués dans cette situation interethnique. Il convient d’appréhender la mistura comme un processus imposé et comme une construction idéologique, afin d’élaborer des instruments théoriques permettant d’étudier ce phénomène.
16Dans une étude antérieure [Pacheco de Oliveira, 1994c], j’ai comparé les indigènes de la région du Nordeste avec ceux de l’Amazonie, sur la base des territoires qu’ils occupent ou qu’ils revendiquent. Compte tenu des caractéristiques et de la chronologie de l’expansion des frontières en Amazonie, les peuples indigènes y détiennent une partie significative des terres et des niches écologiques, tandis que dans le Nordeste, les terres ont été intégrées à des flux colonisateurs antérieurs. Les possessions actuelles des indigènes ne diffèrent pas beaucoup de celles établies sur un modèle paysan, elles semblent plutôt dispersées parmi la population régionale12. Si, en Amazonie, l’invasion des territoires indigènes et la dégradation de leurs ressources environnementales sont une menace majeure, dans le cas du Nordeste, l’action indigéniste se confronte au défi du rétablissement des territoires indigènes. Pour cela, elle doit obtenir le retrait des non-indigènes des terres indigènes et elle doit dénaturaliser la mistura comme symbole d’une unique voie possible de survie et de citoyenneté.
17En ce sens, le « processus d’ethnogenèse » est le fait social qui s’est progressivement imposé parmi les indigènes du Nordeste ces vingt dernières années, recouvrant à la fois l’émergence de nouvelles identités et la réinvention d’ethnies déjà reconnues. « L’ethnologie des pertes » n’est plus une dénomination descriptive ou interprétative [Pacheco de Oliveira, 1994c]. D’un point de vue théorique, le débat s’est réorienté vers la problématique des émergences ethniques et de la reconstruction culturelle. À partir de ces préoccupations théoriques, s’est constitué au début des années 1990 un corpus significatif de connaissances au sujet des peuples et des cultures indigènes du Nordeste, prenant appui sur la bibliographie européenne et étatsunienne concernant l’ethnicité, l’anthropologie politique et l’histoire, ainsi que sur les études brésiliennes portant sur le contact interethnique13.
18Cette accumulation de données ethnographiques et des interprétations qui y sont proposées14 permet de développer une réflexion systématique sur la place et l’apport de ces études à l’ethnologie indigène.
Situation coloniale et territorialisation
19La notion de territoire n’est pas nouvelle en anthropologie. Lewis H. Morgan [1973 (1877)] l’employait comme critère de distinction de deux formes de gouvernement : la societas, basée sur les groupes de parenté, et la civitas, basée sur le territoire et la propriété. Elle fut ensuite reprise par Meyer Fortes et Edward Evans-Pritchard [1975 (1940)], qui lui ont accordèrent une fonction similaire dans la classification des systèmes politiques africains.
20Plus tard, Paul Bohannan [1975] réunit un nombre important d’exemples dans lesquels les principes organisateurs d’une société apparaissaient à divers endroits de leur structure – lignage, classes d’âge, organisation militaire, système rituel, formations religieuses –, sans que les actions sociales ne pussent se référer directement à une base territoriale fixe. À l’inverse, d’autres sociétés avaient tendance à se constituer en États et appréhendaient le territoire comme un facteur régulateur des relations entre leurs membres.
21Bien qu’il soit possible d’identifier plusieurs facteurs, internes et externes, qui expliquent le passage d’une société segmentaire à une société centralisée, un se distingue par sa récurrence, sa constance et est responsable d’une telle transformation : l’incorporation à une situation coloniale, et par conséquent, l’assujettissement à un appareil politico-administratif. La présence coloniale est un fait historique qui instaure un rapport de la société à son territoire, produisant des transformations rapides, à des échelles différentes de son existence socioculturelle [Pacheco de Oliveira, 1993].
22La notion de territorialisation surgit pour souligner la radicalité et l’ampleur d’un tel changement, ce qu’Henri Maine [1972 (1861)], employant un langage évolutionniste et omettant le contexte colonial, célébrait comme « la révolution la plus radicale qui ait eu lieu dans le domaine de la politique ». Comme j’ai pu le montrer précédemment [Pacheco de Oliveira, 1993, p. s.n.] :
« [L’]assignation d’une société à une base territoriale fixe constitue un élément clé pour appréhender les changements qu’elle traverse, en ce qu’elle affecte profondément le fonctionnement de ses institutions et la signification de ses manifestations culturelles. »
23En ce sens, la notion de territorialisation est définie comme un « processus de réorganisation sociale » qui implique :
la création d’une nouvelle unité socioculturelle par l’attribution d’une identité ethnique différenciatrice ;
l’établissement de mécanismes politiques spécialisés ;
la redéfinition du contrôle social sur les ressources environnementales ;
la réélaboration de la culture et du rapport au passé.
24Cette formulation prétend ajouter un élément nouveau à l’analyse désormais classique de Fredrik Barth [1969] au sujet des groupes ethniques et de leurs frontières. Se distanciant des postures culturalistes, Barth a défini un groupe ethnique comme un type d’organisation au sein duquel la société fait usage de différences culturelles pour fabriquer son individualité face aux autres groupes avec lesquels elle coexiste, dans un processus d’interaction sociale permanent. D’un point de vue heuristique, il serait erroné de recourir à une prétendue situation d’isolement passée pour expliquer les éléments qui définissent un groupe ethnique, dont les limites (bounderies) sont toujours construites in situ par les membres de la société. Cela a conduit Barth à décentrer son regard, auparavant focalisé sur les cultures comprises comme éléments isolés, pour étudier les processus identitaires dans des contextes précis, perçus de surcroît comme des actes politiques. Barth a repris ainsi, de manière implicite, la définition weberienne des « communautés ethniques » [Weber, 1983 (1922)].
25Si l’élaboration théorique de Barth s’est orienté dans une telle direction, son cheminement a été interrompu par un virage empirique. Lorsqu’il reprendra cette théorisation quelques années plus tard [1984 ; 1988], le prisme qu’il adopte est tout autre. Cette situation, dite intersociale, où les groupes ethniques se constituent, mérite notre attention. Il ne s’agit en aucun cas d’une contextualisation abstraite et générique qui peut s’appliquer à toutes les sociétés et à leurs différentes formes de gouvernement, mais d’un type d’interaction qui a lieu dans un contexte politique précis, dont les paramètres sont fixés par l’État-nation15. Afin d’octroyer une plus grande actualité historique au contexte, il faut également observer les réglementations internationales qui se renforcent chaque jour et qui instituent de nouvelles dynamiques dans le rapport entre groupe ethnique et État-nation.
26La dimension stratégique qui permet de penser l’incorporation des populations ethniquement différenciées au sein de l’État-nation est, à mon sens, la dimension territoriale. Du point de vue des organisations étatiques, dont la première modalité connue fut les royaumes, administrer équivaut à mettre en place une gestion du territoire, à diviser la population en unités géographiques plus réduites et hiérarchiquement subordonnées les unes aux autres [Revel, 1990], ainsi qu’à définir des limites et à ériger des frontières [Bourdieu, 1980].
27La notion de territorialisation remplit la même fonction heuristique que celle de situation coloniale16, dont elle découle et s’inspire théoriquement. L’intervention de la sphère politique assigne, de manière prescriptive et indiscutable, un ensemble d’individus et de groupes dans des limites géographiques déterminées. C’est bien cet acte politique, capable de constituer des groupes ethniques par le biais de mécanismes arbitraires et d’arbitrage17, que je propose d’adopter comme fil conducteur de la recherche anthropologique.
28Ce que je nomme « processus de territorialisation » décrit le mouvement par lequel un objet politico-administratif – une « ethnie » dans les colonies françaises, une « réduction » ou une « réserve » dans l’Amérique espagnole, ou une « communauté indigène » au Brésil – se transforme en une collectivité organisée à partir de la formulation d’une identité propre, de l’institution de mécanismes de prises de décision et de représentation, et de la restructuration de ses formes culturelles, y compris celles qui la lient à l’environnement et à l’univers religieux18. Ainsi, je reviens à Barth, sans vouloir me restreindre à la dimension identitaire, afin de mettre l’accent sur les éléments de force qui opèrent en tant que vecteurs de l’organisation sociale. Les affinités culturelles ou linguistiques, les liens affectifs ou historiques qui peuvent exister entre les membres de cette unité politico-administrative, et qui pourraient paraître arbitraires et circonstanciels de prime abord, sont réappropriés par les sujets dans un contexte historique déterminé et sont opposés aux caractéristiques attribuées aux membres d’autres unités, générant un processus de réorganisation socioculturelle de grande ampleur.
29Qu’est-il arrivé aux peuples et aux cultures indigènes du Nordeste ? Les peuples indigènes qui habitent actuellement cette région sont les descendants des cultures autochtones impliquées dans deux processus de territorialisation aux caractéristiques très différentes : le premier débuta avec les missions religieuses pendant la seconde moitié du xviie siècle et les premières décennies du xviiie siècle ; le second fut mis en place par l’agence indigéniste officielle au xxe siècle19.
30Lors du premier processus, quelques familles autochtones de langues et cultures diverses furent ramenées vers les missions (aldeias). De ce regroupement sont issues les dénominations contemporaines des indigènes du Nordeste : des collectivités qui ont vécu dans les missions sous le contrôle des missionnaires, à l’écart des autres colons et des principales entreprises coloniales, telles que les plantations de canne à sucre, les haciendas de bétail et les villes du littoral. Les registres des missions [Dantas et al., 1992, p. 445-446] peuvent être étudiés à la manière d’un arbre généalogique complexe, composé d’enchaînements successifs et de revendications territoriales.
31Les missions religieuses furent des instruments importants de la politique coloniale, en tant qu’initiatives d’expansion territoriale et d’enrichissement de la Couronne, implantées pour la plupart dans le sertão du fleuve de São Francisco. Leur démarche consistait à intégrer à l’État colonial portugais un groupe d’índios mansos (Indiens dociles), issu d’une première mistura. Ce mode de territorialisation, tel qu’il a pu être vécu par la population autochtone, ne ressemble en rien à celui généré par la politique indigéniste du xxe siècle, qui prétendait interrompre le processus d’assimilation obligatoire, en accordant aux non-indigènes la tâche d’accomplir le progrès matériel de la région. Les missions, unités de base d’occupation territoriale et de production économique, avaient à leur début comme destinée explicite la promotion de l’adaptation entre les différentes cultures, à savoir la mise en œuvre d’un processus d’homogénéisation par le biais de l’évangélisation et de la discipline au travail. La mistura et l’articulation avec le marché furent des facteurs déterminants dans cette situation interethnique.
32Là où les missions, en tant qu’objet des politiques étatiques, conjuguèrent principes d’assimilation et principes de préservation, le Directoire des Indiens s’orienta de façon décisive vers la première tendance, promouvant les mariages interethniques et l’implantation des colons blancs dans les terres des anciennes missions. Cette deuxième phase de mistura n’engendra pas d’effets dévastateurs, en raison du caractère répandu et diffus de la présence humaine dans la région. En l’absence de flux migratoires de grande envergure en direction du sertão, les terres des anciennes missions restèrent sous le contrôle des descendants des indigènes des missions, qui conservaient un régime de propriété collective, en même temps qu’ils s’identifiaient collectivement aux premières missions, aux saints patrons, aux accidents géographiques ou bien à des traditions antérieures.
33Cependant, la politique assimilationniste s’intensifia, prenant appui sur les changements démographiques et économiques. La Loi des Terres de 1850 déclencha dans tout l’Empire du Brésil un mouvement de régularisation des propriétés rurales. Les familles en provenance des grandes propriétés du littoral ou des haciendas de bétail cherchèrent à s’installer dans les terres des anciennes missions, des villages d’Indiens et de leurs environs. Les gouvernements provinciaux déclarèrent progressivement « en extinction » les anciennes missions et attribuèrent leurs terrains aux cantons et aux municipalités en développement. Dans le même temps, les petits agriculteurs ou propriétaires terriens non indigènes consolidèrent leurs glèbes ou contrôlèrent par le fermage des parcelles importantes qui, en l’absence d’autres candidats, restaient en possession des descendants des indigènes des missions. Cette troisième phase de la mistura fut la plus radicale. Elle réduisit de façon considérable les propriétés indigènes et laissa des traces indélébiles dans leurs mémoires et leurs récits. Les Pankararu de Brejo dos Padres (État de Pernambuco) se remémorent, par exemple, la disparition de leur ancienne aldeia du « temps des lignes », faisant allusion aux travaux de délimitation et d’attribution des terrains [Arruti, 1996].
34Au crépuscule du xixe siècle, on ne faisait plus mention des peuples ou des cultures indigènes du Nordeste. Destitués de leurs anciens territoires, ils perdirent leur statut de collectivité pour n’être reconnus qu’individuellement en tant que « survivants » ou « descendants ». Ils devinrent les índios misturados décrits par les autorités, la population régionale, et y compris par eux-mêmes, alors que leurs festivités et leurs croyances étaient recensées sous l’étiquette de « traditions populaires ». Ce fut dans cette perspective que dans les années 1970, une équipe de l’ancien Institut national du folklore visita l’ancienne mission d’Almofala, afin de filmer et d’enregistrer la réalisation du torém, le plus important rituel des Indiens tremembé [Valle, 1993].
35La deuxième modalité de territorialisation débuta dans les années 1920, lorsque le gouvernement de l’État de Pernambuco reconnut les territoires octroyés à l’ancienne mission d’Ipanema (1907), tout en consolidant les occupations postérieures des terres. Il plaça ces territoires sous le contrôle de l’agence indigéniste, afin « que les descendants des Carnijo puissent y résider », jusqu’à ce qu’ils s’émancipent de sa tutelle20 [Peres, 1992]. Les Fulni-ô, qui portaient le nom d’implantation du poste indigène21 homonyme, furent perçus comme le groupe le plus « indien » parmi la population indigène du Nordeste, en raison de leur langue, le yatê, et de leur pratique de l’ouricouri, période d’enfermement rituel. Ce processus de territorialisation fonctionna comme un mécanisme anti-assimilationniste22 et créa des conditions propices à l’affirmation d’une culture distincte, faisant de la population sous tutelle un sujet identifié et par sa culture et par son territoire.
36Durant les décennies qui suivirent, des postes indigènes furent implantés dans diverses zones du Nordeste afin d’atteindre les populations qui y étaient établies : les Pankararu de Brejo dos Padres (État de Pernambuco, 1937) et les Pataxo de l’Hacienda Paraguassu/Caramuru à Ilhéus (État de Bahia, 1937) ; les Kariri-Xocó de l’île de São Pedro (État d’Alagoas, 1944) ; les Truká de l’île d’Assunção (État de Bahia, 1945) ; les Atikum de la chaîne montagneuse d’Umã (État de Pernambuco, 1949) ; les Kiriri de Mirandela (État de Bahia, 1949) ; les Xukuru-kariri de l’hacienda Canto (État d’Alagoas, 1952) ; les Kambiwá (État de Pernambuco, 1954) ; et les Xukuru de Pesqueira (État de Pernambuco, 1957). Dans la plupart des cas, les terres furent délimitées et octroyées aux populations concernées.
37De manière générale, ce processus de territorialisation entraîna avec lui l’imposition d’institutions et de croyances caractéristiques du mode de vie des réserves indigènes. En effet, les indigènes des réserves se virent imposer, de façon plus contraignante, l’exercice paternaliste de la tutelle, et ce indépendamment de leur diversité culturelle. Parmi les principales composantes de cette indianité [Pacheco de Oliveira, 1988c], on peut mentionner la structure politique et les rituels distinctifs.
38L’organisation politique introduisit dans la plupart des zones trois rôles différenciés, le cacique, le pajé et le conseiller (ou membre du « conseil tribal »), considérés dès lors comme « traditionnels » et « authentiquement indigènes ». Les responsables de ces charges étaient nommés par l’agent indigéniste local, le chef du poste indigène, qui siégeait tout en haut de la structure de pouvoir et distribuait les avantages financés par l’État (nourriture, emplois, prêts ou autorisations pour l’usage des instruments agricoles, des moyens de transport, de l’eau, etc.).
39Le patrimoine culturel des peuples indigènes du Nordeste, affectés par un processus de territorialisation de plus de deux siècles et soumis par la suite à une assimilation presque forcée, fut traversé par divers « flux » et « traditions » culturels [Barth, 1988 ; Hannerz, 1997]. Il n’est pas nécessaire que les coutumes ou les croyances proviennent exclusivement de leur société pour qu’elles soient considérées comme des composantes légitimes de leur culture. Au contraire, la plupart de ces éléments culturels sont souvent partagés avec d’autres populations indigènes ou régionales. C’est le cas, par exemple, des indigènes Tremembé et de leurs voisins qui partagent un ensemble de croyances et de récits communs au sujet du passé et du monde surnaturel, très éloignés de ceux de la population rurale de l’intérieur des terres dans l’État du Ceará [Valle, 1993].
40Or, la politique indigéniste officielle exigeait la définition de discontinuités culturelles face aux voisins non indigènes, ce qui différencie ce processus de territorialisation de celui des missions religieuses. Le rituel du toré, par exemple, permet d’exhiber les signaux diacritiques d’une manière d’être indigène propre aux autochtones du Nordeste à tous les acteurs qui prennent part à la situation interethnique (voisins non indigènes, indigénistes et indigènes eux-mêmes). Transmis de groupe en groupe par l’intermédiaire des pajés, « chamanes », et d’autres participants, le toré se diffusa dans toute la région et devint une institution commune et unificatrice. Rituel politique, il était pratiqué à chaque fois qu’il semblait nécessaire de tracer des frontières entre les « Indiens » et les « Blancs ». Les Atikum, par exemple, ne furent reconnus « indiens » par le Service de protection aux Indiens, ancien organisme indigéniste actif jusqu’en 1967, qu’à la suite d’une représentation de toré. L’inspecteur témoigna de la manière dont ils « dansaient le toré avec volonté et conviction », il fut convaincu et initia le processus de reconnaissance du groupe [Grünewald, 1993].
41Le processus de territorialisation ne s’exerce jamais de façon unidirectionnelle. L’actualisation qui en est faite par les indigènes atteste même le contraire, à savoir qu’elle est à l’origine d’une identité ethnique individualisée dans chaque communauté face à l’ensemble générique « Indiens du Nordeste ». Bien que les pajés pankararu transmettent la pratique du praiá, cérémonie de la danse des masques représentants les « enchantés », à des communautés liées par la parenté, chaque village, tout comme chaque groupe ethnique qui y a pris naissance (les Pankararé, les Kantaruré et les Jeripancó), érige sa propre casa dos praiás, instituant une galerie d’« enchantés » singulière et un rapport spécifique aux « enchantés » plus anciens [Arruti, 1995].
42Chaque groupe pense la mistura et s’affirme en tant que collectivité à mesure qu’il se l’approprie en fonction des intérêts et des croyances qu’il rend prioritaires. L’idée même de mistura est présente chez les indigènes et elle est souvent invoquée pour accentuer les divisions entre les factions. C’est ainsi que les Xukuru et les Kukuru-Kariri, parmi d’autres, distinguèrent les « Indiens purs », appartenant à d’anciennes familles reconnues comme indigènes, des braiados, issus d’une union avec des Blancs ou des Métis23 [Fialho, 1992 ; Martins, 1994].
43Dans certains cas, le fonctionnaire de l’agence indigéniste identifia lui-même les membres appartenant à une dénomination indigène à travers la délivrance de documents d’identité attestant que leur porteur était « effectivement indien ». Toutefois, si l’imposition de la norme était générale, son appropriation locale était spécifique et individualisante. Les Kiriri créèrent ainsi un nouvel outil pour faire face au phénomène de l’identité ethnique : une liste, dont ils possédaient la maîtrise et qui pouvait être utilisée en fonction de la situation. Pour être « indien » il ne suffit pas d’avoir une ascendance indigène ou des documents d’identité. Il faut faire preuve d’une conduite morale et politique jugée adéquate pour continuer à faire partie de la liste, liste gardée par le cacique et actualisée lors des réunions du « conseil indigène » [Brasileiro, 1996].
44Avant de conclure cette présentation des nouvelles ethnographies des indigènes du Nordeste, revenons à la discussion formulée en première partie, à propos de la nature ultime des groupes ethniques. S’inscrivant dans la lignée de Max Weber et de son analyse des communautés ethniques [1983 (1922)], Barth dirait sûrement que cette nature est politique. Pourtant les faits présentés dans une situation ethnographique difficile, où les populations qui se revendiquent indigènes sont dépossédées de leurs territoires et des moyens de production, et profondément affectées par des agences et des institutions occidentalisantes, réclament une plus grande complexité. Chaque communauté est considérée comme une unité religieuse, c’est ce qui fonde son unité et permet de poser des bases internes à l’exercice du pouvoir. Une métaphore, employée par différents groupes dans différents contextes, lie les générations du passé à celles du présent : les ancêtres incarneraient « les vieux troncs » et les générations contemporaines, « les pointes des branches » [Baptista, 1992 ; Barreto Filho, 1993 ; Grünewald, 1993 ; Arruti, 1996]. Lorsque les fils généalogiques s’effacèrent de la mémoire et qu’il n’y eut plus de traces palpables des anciens villages indigènes, les nouveaux villages durent invoquer les « enchantés » pour prendre leurs distances avec la condition de mistura dans laquelle ils avaient été placés par le passé. C’était le seul moyen pour eux de reconstruire la relation à leurs ancêtres (leur « vieux tronc ») afin de se redécouvrir « pointes des branches ».
Ethnogenèse et diasporas
45Durant les années 1970 et 1980, alors qu’éclataient au grand jour les revendications et les mobilisations de certains peuples indigènes qui n’étaient pas reconnus par l’organe indigéniste et n’avaient pas été recensés par la littérature ethnologique, un autre mouvement de territorialisation émergea. On peut citer, parmi d’autres, les cas des Tinguí-botó, des Karapotó, des Kantaruré, des Jeripancó, des Tapeba et des Wassu, considérés comme de « nouvelles ethnies » ou des « indigènes émergents ».
46Les métaphores utilisées pour décrire ce processus ou pour définir la spécificité de ces sociétés doivent être traitées avec beaucoup de réserve, étant donné leur tendance à compromettre la recherche de présupposés arbitraires et erronés. L’utilisation d’images naturalisantes, qui associent la dynamique de ces sociétés aux cycles biologiques de l’individu, est très courante. On y invoque par exemple la naissance et la mort, mobilisées à travers des images simples et directes, prétextant parfois une intention littéraire, là où l’on tâche d’élaborer ou de réélaborer des concepts censés expliquer ces sociétés.
47C’est ainsi que le terme d’ethnogenèse est apparu sous la plume de Gerard Sider [1976], dans un contexte d’opposition à l’ethnocide. Son sens est assez transparent, bien qu’on ne puisse pas vraiment parler d’un concept. Sider et d’autres, comme Goldstein [1975], reprennent cette idée dans leurs ethnographies des peuples indigènes, mais n’ont jamais cherché à le définir de manière rigoureuse et précise.
48Théoriquement, l’application de cette notion à un ensemble hétéroclite de peuples et de cultures peut finir par substantiver un processus qui est, au contraire, historique. Il peut donner la fausse impression que l’on ne trouve pas de processus de construction identitaire dans d’autres cas, par exemple chez les peuples où l’on n’emploie pas les termes « d’ethnogenèse » ou « d’émergence ethnique ».
49De la même manière, certaines notions occupent une place spécifique dans des cadres théoriques précis, tandis que leur sens se trouve souvent modifié. C’est le cas des concepts de « paysanisation » ou de « prolétarisation », utilisés par Amorim [1970, 1975], pour décrire un cycle évolutif marqué par une forme de fatalité, expansion du capital et prolétarisation, attribuée à l’histoire.
50Un autre type de classification fréquent est celui qui touche à l’invisibilité. Celle-ci renvoie à une vieille tradition occidentale, qui assimile la connaissance à la vue, cette dernière étant considérée comme un sens privilégié. Ce type de classification n’est pas réservé aux populations autochtones d’Amérique. Il existe des monographies, comme celle d’Elizabeth Colson [1974 (1953)] sur les Makah et celle d’Antony Stocks [1981] sur les Cocoma, dont l’axe de l’exposé est structuré de façon assumée autour de la notion d’invisibilité. Bien qu’elle ait son utilité en tant qu’artifice descriptif sur le plan de l’analyse comparative, elle dépend d’une ethnologie des pertes et des absences culturelles.
51La caractérisation d’« indigènes émergents » est également problématique. Tout d’abord, elle suggère des associations de nature physique et mécanique qui sont propres à l’étude de la dynamique des corps. Quand cette dernière est appliquée à l’étude des phénomènes humains, elle peut conduire à des présupposés et des attentes déformés. En tant qu’image littéraire, l’émergence renvoie au contraire à une apparition imprévue. L’emphase est mise sur la surprise. En raison de son ambiguïté, ce terme peut être utilisé dans divers contextes, sans contribuer pour autant à la compréhension des aspects saillants du phénomène qu’il désigne.
52Il existe un autre ensemble d’images qui adopte la stratégie de la singularisation, afin de distinguer ces sociétés des modèles sociologiques classiques. Le plus répandu est celui qui emploie le terme de « nouvelles ethnicités » [Bennett, 1975]. Ce terme désigne un ensemble très large de phénomènes (migrants, minorités reconnues, afro-américains, indigènes dans les villes, etc.) qui ont, en soi, très peu de choses en commun. Par ailleurs, existe-t-il une « vieille » ethnicité ? Les chercheurs qui parlent de « nouvelles ethnicités » ne seraient-ils pas en train de construire une réalité fantasmagorique ? Au lieu de nous perdre dans le vocabulaire de l’empirisme, nous devrions expliciter les présupposés théoriques, identifier ceux qui sont inopérants pour décrire les nouvelles circonstances et ceux qui sont capables d’ouvrir des chemins alternatifs pour l’analyse. L’extension des concepts de la physique à l’étude du monde social, par exemple ceux de « sociétés fractales » ou de « résilience » appliqués respectivement aux unités sociales caractérisées par des sociabilités irrégulières et discontinues ou aux structures ayant une forte capacité à se reconstruire face aux changements, me semble infructueuse. Ces concepts créent une impression fallacieuse de scientificité et d’exactitude. Ils sont en réalité une solution nominaliste, qui attribue un nom à une question qui n’a pas de réponse [Bachelard, 1970, p. 55-72], et c’est en ce sens qu’ils représentent des obstacles à la connaissance plutôt que de nouvelles hypothèses de recherche.
53James Clifford [1997] essaie de donner un statut analytique à la notion de diaspora, largement utilisée dans les débats actuels sur la globalisation, les migrations et les ethnicités. Même s’il ne nous en donne jamais une définition, elle renvoie aux situations où l’individu élabore son identité personnelle à partir d’un sentiment de scission entre deux loyautés contradictoires : celle qu’il doit à sa terre d’origine (son foyer) et celle qu’il doit à sa location [Bhabha, 1995], autrement dit l’endroit où il habite et construit son insertion sociale. En dépit de la multiplicité des formes que prend la diaspora, Clifford insiste sur le fait que cette notion exclut les indigènes, que l’on renverrait sans cesse à leur origine, contrairement aux autres nations et groupes non indigènes.
54L’exclusion des peuples indigènes du concept fourre-tout de diaspora résulte d’un usage schématique des polarités culturelles en situation interethnique. Cependant, je m’intéresserai à un autre aspect du problème. Clifford fait implicitement de la relation à « l’origine » ancestrale une caractéristique essentielle des identités indigènes. Pourquoi les indigènes ne pourraient-ils pas vivre la condition d’unhomed [Bhabha, 1995, p. 9], pourtant caractéristique des populations sujettes aux processus migratoires ?
55Toutes ces raisons me conduisent à abandonner les concepts évoqués précédemment et à reprendre une image que j’ai utilisée dans un texte antérieur à celui de Clifford : celle du « voyage de retour » [Pacheco de Oliveira, 1994c]24. Dans le contexte de l’époque, ce voyage renvoie à l’énonciation autoréflexive de l’expérience d’un migrant qui part du Nordeste pour aller travailler dans les métropoles du Sudeste, à São Paulo et Rio de Janeiro. En 1968, le poète brésilien Torquato Neto (1944-1972) exprimait, à travers un jeu de métaphores suggestives, la densité et la complexité du sentiment suscité par ce rêve de revenir chez soi, dans sa chanson « Todo dia é Dia D » : « Depuis que je suis parti de chez moi/j’ai emporté avec moi le voyage du retour/gravé sur ma main/enterré dans mon nombril/à l’intérieur et à l’extérieur, toujours avec moi/ma propre direction25. »
La formation de l’ethnicité
56Dans quelles mesures ces images peuvent-elles aider à la compréhension de ces formes d’ethnicité ? Les débats à ce sujet ont tendance à se séparer en deux courants théoriques aux postures analytiques opposées. D’un côté, les instrumentalistes [Barth, 1969 ; Cohen, 1969 ; parmi d’autres] expliquent l’ethnicité à l’aune de processus politiques qui sont toujours analysés dans leurs contextes spécifiques. De l’autre, les primordialistes [Geertz, 1963 ; Keyes, 1976 ; Bentley, 1987] l’identifient à des loyautés primaires. À mon avis, ces théories ne s’excluent pas et désignent des dimensions constitutives sans quoi l’ethnicité ne pourrait être pensée.
57L’ethnicité suppose une trajectoire historique et déterminée par plusieurs facteurs, et une origine qui est une expérience primaire, individuelle, mais qui se traduit aussi par des savoirs et des récits dans lesquels elle s’imbrique. Le propre des identités ethniques est que leur actualisation historique n’annule pas le sentiment de référence à l’origine, mais, qu’au contraire, elle le renforce. La force politique et émotionnelle de l’ethnicité découle de la résolution symbolique et collective de cette contradiction.
58Dans l’image du « voyage de retour », il y a deux aspects qui explicitent la relation entre ethnicité et territoire d’une part, et celle entre ethnicité et caractéristiques physiques des individus d’autre part. Il est nécessaire de mieux rendre compte de ces aspects, d’en élaborer la teneur. Pour les Nordestinos (habitants du Nordeste), l’expression « enterré dans le nombril » a un sens très particulier. Dans les espaces ruraux du Nordeste du Brésil, les mères ont la coutume d’enterrer le cordon ombilical des nouveau-nés afin qu’ils demeurent liés émotionnellement à leur terre d’origine. Dans ces régions, il est fréquent de migrer afin de trouver de meilleures opportunités de travail. Cet acte magique augmenterait les probabilités d’un retour, au moins une fois dans la vie. Cette figure poétique suggère une connexion profonde entre appartenance ethnique et territoire d’origine spécifique, où l’individu et ses composantes magiques s’unissent et s’identifient à la terre elle-même, établissant ainsi un destin commun.
59Le territoire est médiateur de la relation entre individu et groupe ethnique. Cette médiation n’est pas seulement juridique ou politique, et elle ne se cantonne pas exclusivement à la revendication de droits. Le territoire, tel qu’il est envisagé ici, renvoie à la notion de scénario ou de paysage (cf. chap. 4), un univers peuplé de couleurs, d’odeurs, de goûts, de sensations, d’affects et de désirs, qui s’articulent au sein de multiples et diverses expériences sensorielles. Son expression évoque la réminiscence d’une mémoire primaire, où le sentiment du collectif s’identifie aux expériences individuelles et familiales.
60Le deuxième aspect fait référence à la relation entre ethnicité et caractéristiques physiques. Nous sommes très loin des simples marqueurs identitaires, tels que les vêtements, les peintures ou les manières d’agir. Il s’agit de quelque chose de plus fort encore qu’une loyauté, dont les ressorts renvoient aux phénomènes socioculturels, aux contextes et aux opportunités d’actualisation historique Inscrite dans le corps et omniprésente, « à l’intérieur et à l’extérieur, toujours avec moi », la relation à la communauté d’origine se situe dans le domaine de la fatalité, de l’irrévocable. C’est l’aimant qui oriente la boussole et dicte les paramètres d’une trajectoire sociale concrète.
61Si par le passé les anthropologues se sont attelés à démystifier la notion de « race » et à déconstruire celle « d’ethnie », aujourd’hui les membres des groupes ethniques ont tendance à aller dans le sens opposé. Ils réaffirment leur unité et situent la connexion avec leur origine sur un plan qui ne peut être ni traversé ni arbitré par des personnes extérieures à la communauté. Ils se savent éloignés de leurs origines, que ce soit en termes d’organisation politique ou sur un plan culturel et cognitif. Or, ils continuent de se référer aux institutions du passé, puisant en elles des orientations importantes pour leurs stratégies contemporaines. Le « voyage de retour » (« viagem da volta ») ne correspond pas à un retour nostalgique dans un passé qui serait délié du présent. Il n’est donc pas question d’un simple retour26.
62Une autre raison m’a conduit à mobiliser cette image du « voyage de retour ». Depuis Victor Turner [1974], nous autres, anthropologues, savons que les pérégrinations sont des moyens précieux pour la construction d’une unité socioculturelle entre personnes qui ont des intérêts et des manières d’être différents. Un grand nombre d’auteurs considèrent que les voyages sont un facteur important dans la constitution des sociétés [Anderson, 1983 ; Fabian, 1983 ; Pratt, 1992 ; Clifford, 1997].
63Les études les plus récentes sur les populations du Nordeste le confirment. Le rôle joué par certains leaders, comme Acilon chez les Turká [Baptista, 1992], Perna-de-Pau (Jambe-de-bois) chez les Tapeba [Barreto Filho, 1993] ou João-Cabeça-de-Pena (Jean-Tête-de-Plume) chez les Kambiwá [Barbosa, 1991], fut décisif. Les voyages qu’ils entreprirent dans les capitales du Nordeste et à Rio de Janeiro, dans le but d’obtenir la reconnaissance du SPI et la délimitation de leurs terres, donnèrent naissance à de véritables rituels de pèlerinages politiques, au cours desquelles l’invention de mécanismes de représentation, l’établissement d’alliances, l’élaboration et la divulgation de programmes futurs, la cristallisation des intérêts éparpillés et la naissance d’une unité politique auparavant inexistante eurent lieu.
64Si ces voyages purent recouvrir une telle signification, c’est parce que les leaders agirent à d’autres niveaux. Ils furent de véritables pèlerinages, au sens religieux du terme, dont l’intention était de réaffirmer certaines valeurs morales et certaines croyances fondamentales sur lesquelles repose la possibilité d’une existence collective.
65Selon le récit que sa fille a fait à la chercheuse Mércia Baptista cinquante ans après, Acilon Ciriaco da Luz fut le premier « chef de l’aldeia ». Il voyagea à travers le temps et l’espace pour se rendre à l’ancienne aldeia, où ses ancêtres (« des Indiens purs ») lui apprirent des choses très importantes et utiles que ses aïeuls avaient oubliées. Ils lui révélèrent le véritable nom de l’aldeia qui avait été oublié et lui montrèrent les contours qu’elle devait prendre. Enfin, ils lui ordonnèrent de « l’ériger à nouveau » et d’apprendre « aux siens » comment ils devaient y vivre. Ce voyage, fait par un homme paralysé de naissance, est à l’origine du peuple turká [Baptista, 1992].
66De là découle une constatation : l’émergence d’une nouvelle société indigène n’est pas le simple résultat d’une attribution territoriale, d’une « ethnification » [Amselle & M’Bokolo, 1985], un fait purement administratif, l’effet de soumissions, de mandats politiques et d’impositions culturelles. C’est aussi une communion de sens et de valeurs qui a sa source dans un baptême collectif, dans l’allégeance à une autorité à la fois religieuse et politique. Seule l’élaboration d’utopies, morales, politiques et religieuses est capable de dépasser la contradiction entre desseins historiques et sentiment de fidélité aux origines. L’identité ethnique devient alors cette pratique sociale effective, qui représente la concrétisation du processus de territorialisation.
Vers une anthropologie historique
67Si nous revenons à la métaphore de l’ethnologue-astronome, il est possible de dire qu’une étrange malédiction a pesé sur l’ethnologie du Nordeste. Au moment où l’observation des différences eut été la plus propice, c’est-à-dire au début de la colonisation, la discipline anthropologique, avec son arsenal théorique et méthodologique, n’existait pas encore. Lorsque celle-ci était finalement constituée, il n’y avait plus de cultures permettant de saisir des distanciations significatives.
68Ce paradoxe n’est pas spécifique au Nordeste brésilien. À différents degrés, cette situation est comparable à celle des plus anciennes régions colonisées de l’Amérique, comme la côte est de l’Amérique du Nord, le plateau central du Mexique, la frange entre le littoral pacifique et les Andes ou la région du Rio de la Plata. Dans ces régions apparurent des populations hétérogènes aux « cultures hybrides » [Garcia Canclini, 1995], composées d’« Indiens métissés » à qui, de manière générale, l’anthropologie américaniste n’a pas prêté grand intérêt27.
69Depuis les années 1950, l’anthropologie brésilienne a produit des questionnements novateurs et des réflexions assez originales au sujet des problématiques et des méthodologies du travail scientifique à l’ordre du jour dans les centres métropolitains de production et de consécration de la discipline. J’en citerai trois, encore d’actualité, qui méritent d’être considérés et examinés : la critique des concepts d’acculturation et d’assimilation, l’accent mis sur les impacts de la situation coloniale sur la production des données et des interprétations scientifiques, et la dimension éthique de la science.
70Les suggestions contenues dans la métaphore de l’astronome ont été à l’origine d’avancées importantes dans de nombreux domaines en ethnologie, mais elles ont aussi inhibé ou ont eu tendance à rendre invisibles ou secondaires la recherche et la réflexion sur les phénomènes socioculturels qui ne coïncidaient pas avec ses vues. En somme, pour contribuer à la révision des présupposés de l’américanisme, je souhaite indiquer, très schématiquement, quatre points fondamentaux de rupture.
71Le premier concerne la critique de l’abstraction totale des contextes dans lesquels sont produites les données ethnographiques. Ces dernières ne voyagent pas dans l’espace interstellaire grâce à l’objectif d’un télescope, elles ne naissent pas dans les conditions idéales d’un laboratoire. Il faut alors décrire, de manière rigoureuse, les conditions concrètes de fonctionnement des cultures et de comprendre, de manière contextuelle, les données obtenues [Rosaldo, 1980, 1989 ; Fabian, 1983 ; Clifford & Marcus, 1986 ; Clifford, 1988, 1997 ; Pacheco de Oliveira, 1988 c]. Dans une étude critique de certaines monographies classiques des africanistes anglais, Maxwell Owusu [1978] a apporté d’importantes rectifications ethnographiques et interprétatives. À ses yeux, ces erreurs sont le résultat d’une habitude qu’il nomme « anachronisme essentiel », qui est celle de présenter les données comme si elles résultaient du contexte traditionnel, alors qu’elles ont été élaborées en situation coloniale. Les sociétés indigènes sont, en effet, contemporaines de celle de l’ethnographe. Elles interagissent avec elle, par le biais de multiples interactions socioculturelles qu’il faut décrire et analyser, car elles constituent une dimension essentielle de la production des données.
72Deuxièmement, il n’est pas possible de décrire les faits et les événements qui surviennent au sein d’une culture à partir d’une temporalité unique et homogénéisante (la longue durée). Si les productions ethnographiques se réduisent à une seule temporalité, elles auront tendance à défaire, minorer, voire omettre ce qui ne s’ajuste pas à ce rythme. Les analyses seront partielles, schématiques et d’une faible valeur heuristique. C’est ainsi qu’une histoire de la contingence et de l’accidentel voit le jour, qui n’est pas une histoire constitutive intégrant les différentes temporalités et permettant la compréhension des faits et des sociétés observées [Bloch, 1977 ; Appadurai, 1981 ; Thomas, 1989, 1994 ; Le Goff, 1992 ; Trouillot, 1995 ; Bensa, 1996].
73Troisièmement, les récits ethnographiques mettent en évidence le fait que les sociétés indigènes sont complexes et que leurs cultures sont hétérogènes et diversifiées. Il est nécessaire de souligner cette polyphonie réelle [Ramos, 1988 ; Turner, 1991], même quand il s’agit de comprendre les expressions les plus émotionnelles et les plus récurrentes d’unité et d’harmonie. Les actions et les contenus symboliques ne sont pas seulement la projection de modèles atemporels et inconscients, ils sont aussi des solutions à des problèmes qui surgissent au cours des interactions sociales [Bellah, 1983 ; Velho, 1995 ; Fabian, 2001a]. Il serait appauvrissant d’enlever aux interventions verbales des autochtones leur dimension critique et explicative [Rappaport, 1990, 2005 ; Cardoso de Oliveira, 1996], dimension qui peut opérer sur plusieurs plans et poursuivre des objectifs différents.
74Quatrièmement, les cultures ne sont pas rigoureusement identiques aux sociétés nationales ou aux groupes ethniques. Cette identité provient, d’une part, des demandes que formulent les groupes sociaux établissant leurs frontières via des porte-parole et, d’autre part, de cette thématique complexe de l’authenticité qui assure une relative position de pouvoir à certains membres de la collectivité. Ne cherchant que les informateurs les plus savants (en général, les anciens, les chamanes, les spécialistes rituels, etc.), c’est-à-dire ceux capables de transformer les faits en systèmes et doctrines, l’anthropologue finit naïvement par adhérer uniquement à leurs points de vue. Il omet et déconsidère ainsi d’autres acteurs sociaux (métis, jeunes, femmes, étrangers, médiateurs économiques, politiques et religieux) qui vivent au sein de ces sociétés et ont d’autres modes de sentir, de penser et d’agir.
75À l’heure du multiculturalisme, les réflexions de Rajagopalan Radhakrishnan sont utiles [1996, p. 210-211] :
« Pourquoi ne pourrais-je pas être un Indien [d’Inde] sans avoir à être “authentiquement” indien ? L’authenticité, est-ce une maison que nous construisons pour nous-mêmes ou est-ce un ghetto où nous résidons pour satisfaire le monde dominant ? »
76Afin d’échapper à ce piège, certains auteurs [Barth, 1988 ; Hannerz, 1992, 1997 ; Fabian, 2001a] suggèrent d’abandonner les images architectoniques de systèmes fermés. Ils proposent d’analyser plutôt les processus de circulation des significations, en mettant l’accent sur le caractère conflictuel, dynamique et virtuel de la culture. Cette construction théorique me semble davantage bénéfique et universelle. Elle permet d’établir des comparaisons sur des bases élargies, sans nous obliger à accepter les présupposés liés à l’isolement, la distance ou l’objectivité. C’est en ce sens que je considère que les recherches et les interprétations au sujet des índios misturados28 eurent et ont le mérite d’intégrer aux débats entre ethnologues certains défis qui se posent à la discipline anthropologique, sans se limiter à une tradition de connaissance régionalisée, propre aux auteurs américanistes, mais en cherchant à dialoguer avec d’autres manières de faire de l’anthropologie, dans des contextes et des perspectives différentes. Si, par souci de concision, je devais ajouter un adjectif à l’exercice de recherche anthropologique que je mène, je parlerais d’« anthropologie historique ».
Notes de bas de page
1 L’adjectif portugais « misturado » signifie mélangé, mêlé, mixte. Une traduction littérale mais réductrice de l’expression índios misturados serait « Indiens métissés ». Nous privilégions l’expression portugaise afin de mieux transmettre la spécificité de cette catégorie (N.d.T.).
2 Cette problématique étant vaste, on retrouve des conceptualisations qui lui font écho un peu partout dans le monde, telles que les « populations aborigènes » (inscrites dans la législation en Australie, en Océanie, en Argentine et dans d’autres pays d’Amérique latine) ; les populations autochtones (ce référent commun de l’ethnologie française, et en particulier des africanistes) ; les First Nations au Canada et les Native Americans (employés par les associations indigènes aux États-Unis).
3 Pour le mouvement indigène actuel, cette dénomination réunit les peuples qui habitent dans les États de Ceará, du Rio Grande do Norte, du Paraíba, du Pernambuco, d’Alagoas, de Sergipe, de Bahia, du Minas Gerais et d’Espírito Santo, que ce soit sur le littoral ou bien à l’intérieur des terres.
4 L’image de l’astronome scrutant les cieux les plus lointains pour mieux comprendre la formation de notre univers nous rappelle les orientations pour le voyageur-ethnographe faites un siècle et demi auparavant par Joseph-Marie Degérando, pour qui les voyages à travers l’espace pouvaient aussi permettre d’immenses traversées temporelles [Stocking Jr., 1982 ; Fabian, 1983].
5 Une telle reconstitution du passé rappelle le commentaire aigu d’Anne-Christine Taylor [1984, p. 232] sur « l’archaïsme » caractéristique de « l’américanisme tropical ».
6 Pour approfondir ce sujet, voir Pacheco de Oliveira [1998a] et Lima [1995].
7 À l’occasion de ses interventions ponctuelles et peu nombreuses, l’agence indigéniste devait justifier, face à sa propre structure et aux autres pouvoirs étatiques, que l’objet de ses actions visait des « Indiens » et non de simples « survivants ».
8 Nous pouvons citer les travaux de Frederico Edelweiss [1969] (étude historique des langues tupi), Pompeu Sobrinho [1929] (archéologie et ethnographie) et de Luis da Câmara Cascudo [2001].
9 En 1975, suite à la rencontre de l’Association brésilienne d’anthropologie (ABA) à Salvador (État de Bahia), s’établit un contrat entre la FUNAI et l’université fédérale de Bahia (UFBA). L’UFBA devait produire des études pour soutenir les programmes d’assistance et de développement destinés aux peuples indigènes de cet État. Même si cette collaboration fut brève, elle contribua à l’émergence d’un premier « groupe de travail » [Carvalho, 1977 ; Bandeira, s.d. ; parmi d’autres] axé sur quelques peuples indigènes de Bahia, tels que les Pataxó et les Kiriri. Ces peuples ne disposaient pas de terres délimitées et protégées, mais étaient néanmoins reconnus comme « Indiens » par l’agence indigéniste officielle ainsi que par la littérature ethnologique.
10 C’est dans ce contexte que surgit la première tentative de définition des « Indiens du Nordeste » comme unité à part entière, associant des variables de nature écologique et historique au sein d’un archétype à caractère régional et singulier. Les « Indiens du Nordeste » constitueraient donc un ensemble ethnique et historique, composé de différents peuples liés les uns aux autres, adaptés à la caatinga (région semi-désertique, où la végétation est rare) et historiquement associés aux fronts d’expansion des activités d’élevage et au modèle missionnaire du xviie et du xviiie siècles [Dantas et al., 1992, p. 433].
11 « À partir de la seconde moitié du xvie siècle, les Indiens des missions (aldeias) sont de plus en plus souvent considérés comme des índios misturados, et on leur assigne une série d’attributs négatifs qui les disqualifient et les opposent aux Indiens purs du passé, idéalisés et présentés comme des ancêtres mythiques » [Dantas et al., 1992, p. 451].
12 Alors qu’en Amazonie la plupart des aires dépassent 50 000 hectares et que les terres indigènes représentent entre 10 % et 40 % de la superficie des États de cette région, dans le cas du Nordeste, les étendues de terres disputées sont moins importantes. Elles correspondent à des haciendas de petite ou moyenne taille et représentent moins de 0,7 % de ces États. En Amazonie, la proportion terre/homme est supérieure à 1 000 hectares par indigène. Dans le Nordeste, le rapport est de 7,2 hectares par indigène.
13 Voir Cardoso de Oliveira [1964, 1972, 1993, 1996] et Pacheco de Oliveira [1988c, 1993, 1994c, 1999a].
14 Il s’agit, pour la plupart, de travaux de thèse de doctorat et de master, soutenus au sein du Programme d’études supérieures en anthropologie sociale du Musée national (PPGAS/MN/UFRJ), à l’université fédérale du Pernambuco (UFPE), l’université fédérale de Campina Grande (UFGC), l’université fédérale de Ceará (UFC), l’université fédérale de Rio Grande do Norte (UFRN), l’université de Brasília (UnB) et l’université de São Paulo (USP).
15 Brackette Williams [1989] a une réflexion semblable avec, cependant, des objectifs divergents.
16 La notion de situation coloniale a été travaillée par Georges Balandier [1951]. Elle a été réélaborée par Roberto Cardoso de Oliveira [1964], ainsi que par les africanistes français, puis par George W. Stocking Jr. [1991].
17 Arbitraires au sens où ils sont extérieurs à la population en question et dans la mesure où ils résultent d’un rapport de pouvoir imposant la médiation entre les différents groupes qui intègrent l’État.
18 Il convient de distinguer la territorialisation (le processus social enclenché par une instance politique) et la territorialité (un état ou une qualité inhérente à chaque culture). L’usage du second concept risque d’encourager une réflexion autour du rapport entre culture et environnement dans des termes atemporels.
19 Même si cela peut paraître surprenant, la construction d’objets ethniques n’a pas eu lieu pendant la période de la Conquista. En étudiant les Chipaya et leurs voisins dans l’altiplano bolivien, Nathan Wachtel observe par exemple que la cristallisation d’éléments, que l’on pourrait identifier comme constitutifs des identités ethniques actuelles, n’a eu lieu qu’au cours du xviiie siècle [Wachtel, 1992, p. 46-48].
20 Malgré ce décret, le projet des tuteurs et des individus mis sous tutelle ne s’orienta jamais vers l’assimilation totale et la suppression de la tutelle.
21 Unité locale de l’action indigéniste gouvernementale, généralement située à l’intérieur ou à proximité d’un village indigène.
22 Notion employée par Cardoso de Oliveira [1972] pour décrire l’impact de la création des postes indigènes sur les populations sous tutelle.
23 Je n’ai pas trouvé de définition du mot braiado. S’agissant d’une région d’élevage, il se peut qu’il soit en rapport avec le mot bragado, employé pour désigner les bœufs et les chevaux « dont les pattes ont une couleur distincte du reste du corps » [Holanda, 1975, p. 224].
24 Afin d’échapper aux généralisations prématurées et aux synthèses excessives, Fabian invite à faire un usage plus modéré des définitions positives. Ainsi, il propose de reconsidérer l’importance des images et des actes créatifs exprimant la négativité de la pensée [Fabian, 2001a, p. 98-99]. Étant donné que la publication de 1994 s’adressait à un public hétérogène, parmi lequel figuraient des leaders indigènes de différents mouvements sociaux, il a été possible d’élaborer une nouvelle métaphore, loin des usages scientifiques antérieurs.
25 Citation originale : « Desde que saí de casa trouxe a viagem de volta gravada na minha mão enterrada no umbigo dentro e fora assim comigo minha própria condução. » Pour une interprétation de cette chanson par Gilberto Gil, voir [en ligne] https://www.youtube.com/watch?v=0mNG8V52Oic
26 En portugais, il est possible de distinguer deux sens dans les expressions viagem de volta et viagem da volta. Le premier correspond simplement au voyage qui retourne à son point de départ. Le deuxième s’attache davantage au processus en lui-même : l’important, c’est le parcours, le sens du mouvement.
27 Dans un numéro spécial de la revue L’Homme, paru dans le cadre de la commémoration des cinq cents ans de la découverte de l’Amérique, Bernand & Grunziski [1992, p. 21] analysent de façon critique certains aspects significatifs de la recherche ethnologique. Selon eux, les métis seraient les vrais grands oubliés de la recherche américaniste, dont l’écueil principal serait d’entreprendre des recherches en partant du « clivage épistémologique entre Indiens d’un côté et non-autochtones de l’autre » [1992, p. 9].
28 À ce sujet, voir entre autres Bartolomé [2006], Escolar [2007] et Clifford [2013].
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