Conclusion – (Re)sortir du pixel
p. 313-317
Texte intégral
1La plongée dans les enjeux politiques de l’information environnementale que ce livre a proposée avait deux principaux objectifs : montrer les apports de la géographie à leur compréhension et tenter d’éclairer sous un angle particulier les questions environnementales contemporaines avec un prisme sud-américain. Que pouvons-nous en retenir ? Si nous nous intéressons aux quelques nouvelles d’Amérique du Sud apportées par cette enquête, une poignée d’idées fortes se dégagent. Sur le plan de la régulation publique des atteintes à l’environnement, les deux dernières décennies marquent des avancées sensibles dans les moyens mis en œuvre pour encadrer et orienter les pratiques agricoles. L’information est désormais établie comme un nouveau pilier de la régulation, qui complète les piliers antérieurs (normes, incitations économiques). Le pessimisme du chapitre iv, où je défends la thèse d’une instrumentalisation des outils informationnels au service d’objectifs économiques sans véritable contrainte environnementale, ne m’interdit pas de voir dans leur déploiement les signes de changements de fond dans la représentation sociale des problèmes environnementaux. Les outils existent, ils donnent à l’État, et parfois à la société, accès à une information inédite sur des espaces agricoles restés longtemps la terra incognita de la régulation environnementale. Il n’est pas interdit de penser que même si ces outils ont d’abord été mis au service de véritables amnisties des infractions aux normes environnementales, ils possèdent un potentiel de contrainte que des situations politiques différentes pourraient activer à l’avenir. Ces deux dernières décennies ont donc marqué un véritable équipement informationnel des pays de la région.
2Le même pessimisme enthousiaste est de mise à propos de la construction de problèmes environnementaux nationaux par l’information. Malgré toutes les limites signalées dans les chapitres précédents, à propos du caractère fragmentaire, segmentaire, des bases de données constituées, les processus sociaux dans lesquels elles ont été mobilisées et débattues ont contribué à réfléchir en des termes nationaux. Dans les deux États fédéraux que sont l’Argentine et le Brésil, la question de la déforestation et de ses différentes modalités selon les territoires a gagné en complexité et en exhaustivité à travers les grands outils mis en place sur la période. Ceux-ci permettent à la fois de s’extraire d’une vision très locale des problèmes et d’aller au-delà des chiffres agrégés sur les processus biophysiques. Avec la diffusion des bases et leur discussion publique, il est devenu possible de discuter publiquement des mérites comparés de certaines provinces dans la lutte contre la déforestation, de différencier les facteurs de recul forestier, etc. Si l’unification nationale des questions environnementales tarde encore, comme le mentionnait Seoane [2013], ces débats favorisés par la diffusion de grandes bases de données tendent à associer de façon croissante les problèmes ruraux et urbains, par exemple autour de la pollution de l’eau de consommation par les effluents agricoles ou des inondations générées par la déforestation.
3Je défends également l’idée que la période récente montre une réelle diversification des modes de prise en charge des problèmes environnementaux dans les espaces ruraux et marque en cela une inflexion nette par rapport aux années de convergence fortes des formes de gouvernance dans la décennie 1990. Les multiples exemples tirés des quatre pays étudiés montrent de véritables singularités dans les outils créés sur la période, des bricolages se différenciant les uns des autres, selon des arrangements sociotechniques multiples. En cela, les années 2000-2010 représentent une véritable conquête environnementale de leurs espaces ruraux par les États de la région, alors qu’ils avaient jusque-là appliqué dans leurs marges la méthode des aires protégées. Cet état de fait reste cependant de portée limitée, car comme cela a été vu, les données utilisées, les logiciels et algorithmes, les méthodes de traitement de l’information, sont pour une grande part importés et appliqués sans beaucoup d’inventivité. Voilà l’intérêt de penser l’information comme un processus complexe qui englobe bien plus que la « donnée » : malgré cette dépendance maintenue aux sources d’information extérieures, les pays de la région ont réussi à les mobiliser au service de projets originaux et innovants.
4Le principal apport de ces pages au débat plus large sur le bilan environnemental du « progressisme » latino-américain du début du xixe siècle tient à l’idée simple que celui-ci ne peut pas être résumé, comme cela est fait trop souvent, à une reconduction pure et simple du néolibéralisme et de l’extractivisme. Les gouvernements postérieurs à 2001 se sont caractérisés par une posture plus complexe qu’il n’y paraît à propos des questions environnementales, qui s’est traduite par une tolérance plus grande à l’égard de positions divergentes sur les priorités en la matière : tolérance envers les mouvements sociaux et envers certaines entités de l’État plus enclines à réguler que le gouvernement central. Sans cela, il serait difficile de comprendre les diverses innovations informationnelles présentées au long de cette enquête. Cela dit, l’approche par l’information de ce bilan environnemental permet aussi de différencier les expériences progressistes et de ne pas les traiter comme un tout homogène. Le Brésil constitue, c’est certain, un cas à part, du fait de la diversité des acteurs qui produisent de l’information, du dynamisme des projets en cours et de leur caractère novateur. Bien que malmenée sous les gouvernements Roussef et Temer, l’institutionnalité environnementale reste forte et ses capacités informationnelles puissantes. L’État a surtout pris à bras-le-corps la question de l’autonomie en la matière, même si c’est avant tout dans un objectif de positionnement sur la scène internationale. Enfin, son engagement massif dans l’open data permet de voir se constituer des formes hybrides de gouvernance, à l’interface de l’État et des mouvements sociaux. De leur côté, Argentine et Bolivie se caractérisent par un clair désintérêt des instances nationales pour les questions environnementales, bien que ce soit pour des raisons différentes. En Argentine, l’existence de compétences scientifiques et techniques est indéniable, mais très peu mobilisée ou organisée par des pouvoirs publics qui accordent une faible attention à l’environnement, d’où l’absence de grandes bases nationales de qualité. En Bolivie, c’est ce même désintérêt des pouvoirs publics qui ne permet pas de dépasser la dépendance réelle vis-à-vis de l’expertise et des données de l’étranger.
5Au-delà du continent sud-américain, qu’a-t-on appris de la contribution de la géographie à la compréhension des enjeux politiques de l’information environnementale ? Tout d’abord, que les méthodes propres à la discipline, qui permettent de formaliser la spatialité des phénomènes étudiés, sont à même de rendre compte de certaines des grandes caractéristiques politiques de cette information. La nature biface de l’information tient à son double potentiel démocratisant et d’accroissement des inégalités : cela est mis en évidence lorsqu’est cartographié le contenu des bases de données. Au fil des chapitres, nous avons compris la progression spatiale de la connaissance de son environnement par l’État, tout en remarquant que celle-ci est inégalement achevée sur le territoire et que cette hétérogénéité ne va pas se résorber avant longtemps. Nous avons observé des captures d’instruments, dans le sens d’une plus grande démocratisation ou au contraire d’un renforcement des asymétries de pouvoir.
6Assumant les critiques à la cartographie critique, ce travail a cherché à donner une représentation la plus réaliste possible de l’information environnementale contemporaine en abordant de front ses différents modes d’existence, numériques et sociaux. J’espère avoir montré qu’il était important de rendre compte de la diversité des formes de mise en bases de données de la nature, tant sur le temps historique des cinquante dernières années que sur la période actuelle. C’est de cette façon, je pense, qu’il est possible de se dégager de la focalisation sur les « cartes qui marchent », en montrant l’univers d’échecs et de tâtonnements dans lesquelles elles s’insèrent, ou de décrire comment une carte qui rencontre un certain succès sur une période donnée peut ne plus produire d’effets à d’autres moments. L’information environnementale contemporaine fonctionne plutôt comme une constellation de projets en interaction plus ou moins forte, dont certains seulement seront encore connus dans quelques décennies, mais parmi lesquels le chercheur doit signaler ceux qui n’ont pas rencontré leur public et comprendre pourquoi. Le liant de ces constellations, ce sont d’abord les petites mains des géomaticiens, statisticiens, cartographes et prolétaires de la fabrique de l’information. Même si trop peu de place a été dédiée à la description des parcours individuels de ces hommes et femmes qui tissent quotidiennement l’information nécessaire aux politiques environnementales sud-américaines, faire hommage à leur débrouillardise et à leur engagement me semble ici très important.
7Sur un plan simple, l’apport de la géographie, c’est enfin de dévoiler un peu plus ce que contiennent les bases de données numériques contemporaines, ce que le chapitre vii évoquait avec l’idée de travailler au plus près de l’information. Si l’expression n’était pas malheureuse et ne renvoyait pas à l’image d’une discipline sans relief, je dirais que la géographie permet de mettre à plat la nébuleuse informationnelle. Ce faisant, mentionnons un de ses éléments essentiels : son indigente complexité. Les bases étudiées ont prouvé, sans exception, ne contenir que des dimensions pauvres et mutilantes de la nature, et cette enquête n’a fait que confirmer les effets de standardisation de nouveaux modes de production de l’information. En cela, rien de nouveau : si l’information environnementale peut parfois contribuer à la sauvegarde d’un environnement riche en biodiversité et sain pour les humains, et à la réduction des injustices environnementales, elle participe de façon irrémédiable d’un appauvrissement de notre rapport à la nature. Je suis persuadé que cet état de fait est irréversible et que toutes les recherches sur les façons de produire une meilleure information, plus représentative des différentes façons de penser le monde non humain, sont vaines. L’échec des Boliviens à mettre en base de données la Pachamama en donne un exemple clair : l’information environnementale telle qu’elle s’est développée répond à une forme trop rigide de représentation de la nature pour qu’elle puisse prendre en charge des représentations alternatives. Les solutions pour que la gestion collective des problèmes environnementaux puisse effectivement incorporer ces représentations alternatives ne passeront donc pas par une (impossible) réforme de la fabrique de l’information, mais par celle des cadres politiques de prise de décision, dans lesquels l’information ne doit être qu’un élément parmi d’autres considérations.
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La Pachamama en bases de données
Ce livre est cité par
- Gautreau, Pierre. Noucher, Matthieu. (2022) The Politics of Mapping. DOI: 10.1002/9781119986751.ch3
- NOUCHER, Matthieu. (2022) The Politics of Place Naming. DOI: 10.1002/9781394188307.ch10
- Bühler, Ève Anne. Gautreau, Pierre. Lúcio de Oliveira, Valter. (2022) La revanche de l’agrobusiness brésilien. Études rurales. DOI: 10.4000/etudesrurales.29568
- Grislain, Quentin. Bourgoin, Jérémy. Magrin, Géraud. Burnod, Perrine. Anseeuw, Ward. (2023) Les observatoires fonciers en Afrique : un outil de gouvernance des territoires face aux réalités du terrain. Bulletin de l'Association de géographes français, Volume 100. DOI: 10.4000/bagf.10751
La Pachamama en bases de données
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