Chapitre viii – Pour une interprétation plus réaliste du partage : l’open data environnemental pour quoi faire ?
p. 233-248
Texte intégral
1Il est essentiel, pour comprendre de façon plus réaliste le déploiement de l’open data, de dépasser les slogans incantatoires qui donnent pour acquis sa contribution au progrès au sens large : les motivations au partage répondent souvent, nous le verrons, à des objectifs moins humanistes. Ce partage de l’information a aujourd’hui acquis une valeur politique et morale centrale, et l’Amérique du Sud ne fait pas exception à cette règle. Je tenterai ici de répondre à la simple question des raisons qui poussent aujourd’hui l’État, en Amérique du Sud, à accepter de partager son information environnementale. La question me semble d’autant plus intéressante que, dans la région, les obligations réglementaires de partage sont encore très ténues, à la différence par exemple de l’Union européenne, où la Directive Inspire contraint ses membres à agir activement en la matière [Noucher, 2013]. Dans une large mesure, les États étudiés dans cet essai partagent volontairement leur information et c’est ce caractère volontaire qui pose question. En effet, quel intérêt peuvent avoir des États qui ont depuis leurs origines bâti leur pouvoir sur une capitalisation asymétrique de l’information, sur sa rétention, à permettre brutalement à tous d’y avoir accès ? Quel est l’intérêt pour l’État d’investir dans des initiatives qui tendent à réduire les asymétries entre acteurs du champ environnemental en diminuant ses monopoles informationnels, donc son propre pouvoir ? Sur un sujet où les termes sont piégés et qui est investi par des acteurs aux objectifs divergents, il est important de descendre aux niveaux les plus fins, ceux des individus, pour y voir plus clair dans le fonctionnement réel de l’open data.
Le partage de l’information, « confluence perverse » ou meilleur compromis entre agendas militants et néolibéralisme ?
2Qui veut comprendre le phénomène du partage de l’information se doit de prendre les mêmes précautions que ceux qui veulent comprendre l’essor de la participation dans nos démocraties modernes : éviter les erreurs d’interprétation en confondant des processus apparemment convergents mais qui peuvent répondre à des projets politiques opposés. Ce risque de contresens tient à la « confluence perverse » autour d’un même langage de projets politiques antagonistes, évoqué en introduction en référence à Dagnino [2004]. Celle-ci mentionne l’existence depuis les années 1990 de vocables communs mobilisés par des acteurs aux prises : d’une part, la coalition hétérogène des acteurs du projet « démocratico-participatif » [Dagnino et al., 2008], qui vise à faire progresser les frontières des droits sociaux à partir de la fin des dictatures ; de l’autre, les projets néolibéraux qui couvrent la région à partir de la fin des années 1980. Cet avertissement vaut en particulier pour l’information, et comme mon analyse de l’accord d’Escazú l’a montré, ces deux mouvements cohabitent et négocient en permanence, malgré des agendas divergents.
3Que ce soit dans une perspective instrumentale ou dans une perspective d’approfondissement démocratique, le droit à l’information environnementale est toujours pensé comme une étape nécessaire dans un processus plus long, plutôt que comme un droit en soi, un droit autosuffisant. Dans le cadre d’approches technocratiques ou néolibérales de la participation, le droit à l’information doit garantir la fourniture de « ressources » pour que cette participation soit efficace. Dans le cadre d’approches qui relèvent de l’approfondissement des droits, l’accès à l’information est indissociable des deux autres horizons de progrès que sont la participation aux décisions affectant l’environnement et l’accès à la justice environnementale, dans une perspective de réduction des asymétries de pouvoir au sein d’un champ perçu comme fondamentalement inégalitaire. Sans mécanismes effectifs d’accès à l’information, en effet, définir sa position, attaquer ou se défendre pendant un procès est rendu bien plus difficile face à des acteurs entrepreneuriaux ou publics très puissants. Les difficultés pour étudier la genèse et le sens de ce droit à l’information tiennent donc à la fois à son intime association avec des objectifs qui l’englobent, mais aussi à la confusion permanente entre les conceptions de l’information dont il est porteur, tantôt comme information-ressource, tantôt comme information-droit, souvent comme les deux à la fois.
4Des problèmes interprétatifs similaires à ceux du droit à l’information se posent pour comprendre les logiques du partage. Un premier obstacle tient à l’habillage sémantique lénifiant qui enrobe toutes les initiatives d’open data, qui correspondraient à une volonté démocratisante de l’État : celui-ci assumerait le fait que la société est entrée dans le second âge de la démocratie et lui fournirait les ressources informationnelles nécessaires pour se déployer. Les facteurs contradictoires d’avènement du nouveau régime informationnel environnemental présentés au chapitre v permettent de ne pas croire que l’open data est poussé par ce seul objectif de démocratisation. Souvent, l’administration publique interprète, labellise ces initiatives open data a posteriori, comme une réponse à la nouvelle législation sur le droit à l’information, sans avoir la certitude que d’autres objectifs politiques n’entrent en compte, par exemple pour se positionner médiatiquement dans l’espace public.
5Le second obstacle pour comprendre l’open data tient aux limites méthodologiques actuelles pour mesurer avec précision ce qui est mis en partage, tant en volume que qualitativement. Il est encore difficile d’établir des ratios entre ce que l’État continue à monopoliser et ce qu’il met en partage, souvent parce que l’État lui-même ne le sait pas, puisqu’il n’a pas d’inventaire de son patrimoine informationnel. Ainsi, accepter le fait qu’il est ardu de cerner les contours de ce qui est effectivement mis en partage, revient à assumer avec humilité qu’il sera encore plus difficile d’étayer solidement nos hypothèses sur les motivations de fond des acteurs de l’open data.
6La thèse que je défendrai dans ce chapitre est que l’open data environnemental correspond avant tout à des tentatives diversifiées de repositionnement politique de la part des acteurs étatiques, bien avant d’être une reconnaissance d’un droit fondamental des populations à l’information. Ces tentatives de repositionnement sont liées aux contraintes qu’Internet impose à l’État, souvent dépassé ou concurrencé par d’autres acteurs dans la production/diffusion d’information environnementale. Dans ce contexte, le pouvoir de l’État ne tient plus essentiellement à sa capacité à contrôler la circulation de l’information, mais à s’ériger en acteur légitime d’un système d’échange, d’où son intérêt pour investir l’open data. Internet sera considéré à la fois comme une technologie qui modifie les formes conventionnelles de construction des savoirs environnementaux et comme un système de potentiels et de contraintes qui déplace le rôle que l’État a historiquement assumé dans cette construction des savoirs.
La face cachée des motivations au partage
7La nature très hétérogène des formes de partage de l’information environnementale, esquissée au chapitre iii, interdit de penser que l’open data est actuellement porteur d’une vision globale de l’État sur la façon de gérer la chose publique, dont l’environnement. Ainsi, cet open data correspondrait avant tout à un ensemble de techniques, propres aux différents acteurs publics, qui les exercent rarement de façon convergente ou cohérente. Il est donc important de relever les différentes logiques qui poussent des acteurs à partager leur information environnementale, notamment pour commencer à décrypter cette apparente complexité, et d’interroger la hiérarchie des motivations au partage qui peuvent coexister au sein d’un même dispositif, voire évoluer dans le temps.
Simultanéité entre open data et droit à l’information : coïncidence ou nouvel air du temps ?
8Il est tentant d’assimiler la création des dispositifs d’open data environnemental présentés au chapitre iii à une réponse de l’administration au nouveau droit qui émerge dans les années 1990 et se consolide durant les années 2000. Comme l’indique la figure 4 au chapitre iii, ces dispositifs se créent en 2007 et 2009 en Argentine, en 2012 en Bolivie, en 2008 et 2011 au Brésil. Ils répondent au moins formellement à l’exigence de « transparence active », en fournissant un accès potentiellement universel à l’information de l’administration, qui devient alors disponible indépendamment des demandes formulées par les citoyens. En ce sens, ils complètent les mécanismes de transparence dite « passive » que les nouvelles lois imposent, c’est-à-dire les dispositions qui prévoient les modalités de réponse de l’administration à une demande d’information ponctuelle par un citoyen. Au Brésil par exemple, ces dispositifs répondent directement à l’exigence de la loi de 2011 de former des systèmes informatiques connectés à Internet pour garantir l’accès à l’information.
9Malgré cette simultanéité temporelle entre lois d’accès à l’information et dispositifs d’open data environnemental, les premières ne sont presque pas mentionnées dans les textes officiels qui instituent les seconds. Ces textes ne se réfèrent ni aux textes légaux les plus importants, qu’ils soient nationaux ou internationaux (Principe 10 de la Déclaration de Rio), ni à l’accès citoyen à l’information en général. En Bolivie, en 2015, l’IDG nationale est présentée comme un « acteur stratégique dans la gestion des différentes institutions de l’État plurinational », d’une « importance vitale pour son organisation, sa planification, et une prise de décision pertinente et opportune », sans mention aucune au droit d’accès citoyen à l’information1. Au Brésil, le décret de création de l’INDE (Infraestrutura Nacional de Dados Espaciais) n’évoque guère ce droit en 2008, se bornant à évoquer trois justifications générales pour la mise en place de cette IDG : le « développement du pays », la diffusion des normes cartographiques de l’État et la réduction des dépenses publiques par la mutualisation des couches de données géographiques numériques2. Quant aux objectifs du Système national de données sur la biodiversité (SNDB) argentin, ils visent à consolider un outil scientifique destiné au monde académique et au développement technologique, avec peu de mentions au droit d’accès pour le public en général3.
10Le cas de l’IDG argentine (Idera) est un peu différent, car aucun texte officiel ayant force de décret ou de loi ne l’a fondée. Les principaux textes sur les objectifs du dispositif sont donc issus d’un groupe de travail interne, qui ne représente pas les autorités politiques. Il s’agit pour l’essentiel de brouillons d’un projet de loi visant à créer officiellement l’Idera par un vote du Parlement, l’équipe cherchant des alliances avec des députés susceptibles de porter ce projet devant l’assemblée. L’évolution de l’argumentaire au fil du temps est symptomatique de la place croissante que prend l’argument de l’accès citoyen à l’information. Une première version du projet de loi présentait l’Idera comme un outil pour faciliter la « prise de décision » de la part de l’État4. Ce n’est que dans un texte de moindre importance juridique, l’acte de fondation de l’Idera, que des arguments relatifs à l’amélioration de l’accessibilité à l’information étaient évoqués, principalement pour favoriser de meilleures prises de décision par l’État5. Dans une seconde version de 2015, la « démocratisation de l’accès à l’information » et le « droit d’accès à l’information » sont évoqués6. Une dernière version, celle-ci datée de 2018, insiste encore plus sur cette dimension.
Les autres motivations dans l’open data environnemental
11Il ne s’agit pas de faire une analyse complotiste de l’open data, qui verrait dans ce mouvement uniquement une réinvention des mécanismes de surveillance, mais de critiquer nombre d’assertions sur le caractère positif de l’open data, qui sont en fait rarement démontrées. Certaines recherches sur les infrastructures de données numériques, par exemple, ne questionnent pas assez cette dimension paradoxale de l’information, confondant parfois hypothèses et résultats de recherche. C’est ce que pointent Nedovic-Budic, Crompvoets et Georgiadou, [2011, p. 230] :
« La plupart des publications sur les IDG affirment qu’elles améliorent la prise de décision, aident à une bonne gouvernance, favorisent l’équité sociale et le développement, la prévention et la gestion des catastrophes, la gestion de l’environnement et des risques environnementaux, et améliorent les capacités de planification et donc la durabilité des communautés locales ainsi que des grandes villes. Il est nécessaire de nuancer ces espoirs sur ce que les IDG pourront faire et il sera nécessaire de développer plus de recherche nous permettant d’évaluer leurs performances et leurs impacts.7 »
12De la même façon, les « promesses du partage » [Gautreau & Noucher, 2016] abondent dans la littérature technique sur la contribution de l’information au développement, où les IDG sont pensées comme d’évidentes contributrices à la réduction de la pauvreté et à la bonne gouvernance [Uneca, 2003].
13Des multiples entretiens menés avec des membres des équipes responsables des plateformes d’open data environnemental, il ressort que leur création répond à un faisceau d’objectifs dont seul un nombre restreint relève de la démocratie environnementale. Cela ne veut pas dire que dans les faits, l’accès citoyen à l’information ne soit pas facilité par ces dispositifs, mais qu’il en est en quelque sorte plus un corollaire qu’une fin première. Quatre grandes motivations au partage de l’information environnementale peuvent être identifiées : administratives, étatistes, géopolitiques et marchandes. Un point important à signaler est que ces motivations sont partagées selon les lieux et les périodes par différents acteurs, qui peuvent par ailleurs se trouver en conflit.
14Les dessous de la négociation de l’accord régional déjà évoqué plus haut montrent bien comment un même projet peut être adopté et même défendu par des acteurs aux objectifs partiellement ou radicalement divergents : chacun espère par cette alliance de circonstance, faire avancer son propre agenda. Carlos de Miguel, un des principaux artisans au sein de la Cepal dans l’accompagnement de la négociation, rappelle ainsi que pour nombre de pays, cet accord a été signé principalement dans une perspective économique libérale de respect des principes de « bonne gouvernance et bon commerce ». Il s’agit de réduire les asymétries d’information, les failles de marché, les monopoles informationnels au sein de l’espace de l’Amérique du Sud et des Caraïbes, afin d’éviter les mesures protectionnistes indirectes fondées sur des critères environnementaux. Cette position est symétriquement opposée à celle des mouvements sociaux, pour lesquels c’est le néolibéralisme, à travers ses expressions commerciales, qui est le principal facteur de crise environnementale et sociale en Amérique latine. Or, ce même accord est par ailleurs présenté et défendu dans les termes évoqués à la section précédente, c’est-à-dire comme un moyen de lutter contre les injustices et pour promouvoir avant toute chose les « droits humains »8.
Motivations administratives (1) : le contrôle interne par l’ouverture
15Bien que cela soit contre-intuitif, les premiers développements de l’open data répondent moins à une volonté d’ouvrir les archives publiques aux citoyens qu’à la nécessité historique de l’État de faciliter l’échange d’information entre administrations pour améliorer la coordination de ses politiques. Pourquoi avoir parié pour cela sur des projets open data et non sur des systèmes fermés de type Intranet ? La raison la plus plausible est que le choix d’une plateforme ouverte est un levier bien plus efficace que la coercition interne pour forcer les différentes administrations à partager leurs données. Il est tout d’abord plus facile de mobiliser les membres de l’administration autour d’un projet de partage que sur une obligation réglementaire interne. Ensuite, il existerait un gain symbolique pour une administration ou un fonctionnaire à partager ses données et à s’y montrer enclin, et une sanction symbolique à s’y soustraire, ce que les membres de l’équipe Idera (Argentine) nomment « el efecto vergüenza » (l’effet honte).
16Ce processus est fréquemment décrit dans le champ des données de biodiversité, qui ont été depuis l’origine construites par des experts, très jaloux du contrôle de leurs collections scientifiques et dont la carrière s’est fondée sur une hyperspécialisation dans la reconnaissance animale ou végétale. Dans ce champ, le contrôle de l’information collectée est central dans les stratégies individuelles ou collectives de publication. Cependant, une fois amorcé un dispositif d’open data par l’administration, les désavantages potentiels qu’il y a à partager ses données – risque que d’autres publient avec les données collectées – peuvent être compensés par les bénéfices en termes de publicité de son travail et de reconnaissance – renforcement de sa réputation d’expert, réseautage, etc. Dans ce cas, l’open data correspondrait à une sorte de contrôle « doux », par l’ouverture, de collectifs de fonctionnaires experts scientifiques. Il servirait en somme à une réforme interne de l’administration, bien avant que de servir des intérêts citoyens plus généraux9.
Motivations administratives (2) : anticiper l’évolution des règles du jeu
17Plusieurs enquêtés décrivent un autre facteur d’adhésion aux initiatives d’open data au sein des administrations publiques. Même si quelqu’un a des réticences à partager ses données, ce qui est encore fréquent, il se rend rapidement compte que c’est au sein des collectifs qui montent ces plateformes que sont décidées les futures règles du jeu pour la gestion de l’information numérique : y sont définis les standards, les normes de production des données et de leur circulation. Ceux qui ne participent pas à ces réseaux professionnels qui définissent les prochains cadres de travail devront à l’avenir se plier à des contraintes sur lesquelles ils auront peu de prise. Certains acteurs des IDG ou des SIB rencontrés ont explicitement mentionné le fait qu’ils venaient aux réunions préparatoires en observateurs et non en militants enthousiastes du partage de l’information : ils espèrent compenser ce qu’ils perçoivent comme un coût – le partage de leurs bases – par une influence sur les modalités de ce partage, en somme, par une incidence sur les futures règles du jeu. L’open data se présente alors comme une forme de contrôle par l’ouverture, de soft power intra et interinstitutionnel : une fois lancés, les processus de partage ont donc un pouvoir d’enrôlement en interne que les récalcitrants ont du mal à refuser.
Motivations étatistes : développer des « attracteurs sémantiques » publics
18Une autre logique fondamentale pour expliquer la gestation d’initiatives d’open data tient aux tentatives de réactivation, à partir de la moitié des années 2000, d’une série de prérogatives étatiques que la décennie néolibérale des années 1990 avait fortement entamées. Le retour (relatif) d’un État plus régulateur et porteur de projets de développement nationaux entraîne de nouveaux besoins en termes de production de bases de données de portée nationale, notamment cartographiques. Dans ce contexte, et selon les équipes aux commandes des différentes plateformes, l’accent va être mis sur l’avantage de projets open data pour atteindre cet objectif d’unification des représentations spatiales de l’environnement et du territoire, auquel s’ajoutent souvent des considérations quant à la souveraineté. En Argentine, la loi qui crée le Système national de données biologiques évoque la nécessité de tels dispositifs pour « lutter contre la fragmentation » des connaissances10. Par ailleurs, les entretiens avec les personnes en charge de l’IDG nationale (Idera) indiquent qu’elles sont animées d’un désir de fédéralisation d’une information géographique dispersée dans les vingt-deux provinces du pays et par l’espoir que la plateforme permettra de pallier les inconséquences des organismes nationaux de cartographie, en favorisant l’émergence de cartographies unifiées du territoire argentin. L’objectif de ces militants de l’open data géographique n’est pas que l’Idera produise les grands référentiels cartographiques classiques que l’État fédéral a renoncé à constituer, comme la cartographie topographique de précision par exemple. Ils veulent faire de la plateforme l’animatrice d’une communauté cartographique qu’elle convaincrait et aiderait à adopter des standards communs. La nouveauté qu’apporte l’open data réside à mon sens ici, dans cette volonté non pas de recréer des formes de lisibilisation étatiques classiques et centralisées, mais de donner à l’État un rôle de référent, « d’attracteur sémantique » des nouvelles productions de représentations du territoire et de l’environnement.
19C’est l’un des artisans de l’IDG bolivienne GeoBolivia, Louca Lerch, qui a le plus théorisé cet objectif postnéolibéral de l’open data [Lerch, 2013]. Ces plateformes permettraient de réguler une production cartographique numérique fragmentaire, dispersée, privatisée, fruit de la désorganisation de l’État à l’époque du projectorat des années 1990. Elles contribuent à rassembler les couches d’informations produites antérieurement par la coopération étrangère et les ONG, et à rendre caduques les stratégies propres à ce secteur. Une fois mises à disposition de tous certaines informations, les tentatives de monnayer certains jeux de données à l’État ou de vendre plusieurs fois le même jeu de données à des acteurs différents s’avèrent inutiles. L’open data posséderait alors des vertus en termes de reconquête de souveraineté, de réduction de la dépendance informationnelle de l’État vis-à-vis de l’étranger et des acteurs privés boliviens de l’information géographique. C’est dans cette optique que les membres du SiBBr (Brésil) évoquent la numérisation des données de faune et de flore brésilienne possédées par les musées étrangers comme un moyen de rapatrier virtuellement les collections accumulées par les puissances européennes et les États-Unis au cours des xixe et xxe siècles.
Motivations géopolitiques (1) : figurer au concert informationnel des nations
20Internet est devenu un espace médiatisant les relations entre les individus et les relations internationales. C’est en partie sur Internet que s’évaluent les capacités des États à mesurer l’état de leur environnement, en particulier dans l’objectif de s’asseoir aux discussions internationales sur l’avenir du vivant. Ces nouveaux enjeux de visibilité internationale par l’information font partie du faisceau de motivations à créer des plateformes open data : le SNDB argentin mentionne par exemple l’importance de « doter de projection internationale les données biologiques produites dans le pays au travers de leur diffusion dans les réseaux virtuels11 ». L’un des participants du SiBBr brésilien parlait ainsi, en 2013, de l’adhésion du Brésil à la plateforme mondiale de données ouvertes sur la biodiversité, le GBIF : « L’adhésion a donné au Brésil un nouveau statut et une plus grande visibilité du patrimoine de ses musées, de ses herbiers et des collections brésiliennes en général…12 » Dans l’ordre des relations internationales comme au sein des administrations, l’existence de bases de données ouvertes implique un coût géopolitique pour les États qui n’y figurent pas. Cela explique que le Brésil, après avoir tant tardé à adhérer au GBIF par crainte de la biopiraterie, a fini par s’y résoudre en se rendant compte qu’il n’était plus tenable d’être absent de cette vitrine de la biodiversité mondiale13.
21La ratification de l’accord régional sur l’accès à l’information, la participation et la justice en matière environnementale confirme le poids des arènes internationales dans l’adoption de mesures en faveur du partage de l’information. Porter ce projet a été, pour le Chili, une façon de chercher une visibilité dans une région où il était diplomatiquement isolé en 2012. Cela lui permettait d’acquérir un leadership sur un sujet plutôt consensuel que ses voisins n’avaient pas investi. Au sein de l’État chilien, le projet d’accord a été porté par un ministère de l’Environnement historiquement faible, qui y a vu l’opportunité de renforcer sa légitimité par rapport aux autres ministères concernés par les questions environnementales, dont celui en charge des questions minières. Pour les mêmes raisons, l’un des objectifs de l’adhésion d’un Brésil au départ peu actif au sein de la négociation aurait été de ne pas laisser le champ libre à l’Argentine.
Motivations géopolitiques (2) : favoriser la lisibilisation pour autrui par l’open data
22Un autre facteur de développement de l’open data environnemental peut être cherché dans l’intérêt qu’auraient certains acteurs du financement du développement économique à rassembler au moindre coût des informations sur les territoires où se situent leurs investissements potentiels, en particulier en matière de transports et d’activités extractivistes. Il existe deux réseaux de coopération régionale qui poussent à la création d’infrastructures de données géographiques dans tout le continent sud-américain, au motif explicite de faciliter la construction de grandes infrastructures de transport et d’énergie. La Banque de développement de l’Amérique latine (Corporación Andina de Fomento) a financé le projet GeoSUR à partir de 2007, avec l’appui technique du département de l’USGS Survey, administration des États-Unis spécialisée dans la cartographie des ressources du globe14. En 2018, le réseau GeoSur rassemble quatre-vingts entités productrices d’information géographique numérique et agit dans la formation de ressources humaines et la diffusion de standards de gestion d’information sur le continent. Parmi ses membres, notons la présence de l’IIRSA (Initiative pour l’intégration de l’infrastructure régionale sud-américaine), un forum technique dont l’objectif est de fomenter la création de réseaux de transports transcontinentaux. Il est régulièrement accusé par les mouvements sociaux d’œuvrer à l’extraversion des économies et à leur dépendance vis-à-vis des acteurs de l’extractivisme.
23Par ailleurs, les Nations unies financent depuis 1997 le projet « UN-GGIM Americas » (Global Geospatial Information Management for the Americas), dont l’objectif est de
« permettre l’établissement d’une Infrastructure de données spatiales de la région des Amériques […] dans le cadre des principes de l’agenda 21 de la conférence des Nations unies sur l’environnement et le développement, dans le but de maximiser les bénéfices économiques, sociaux et environnementaux issus de l’usage de l’information géospatiale, à partir des connaissances et échanges d’expériences et de technologies entre les différents pays, fondés sur un modèle commun de développement.15 »
24Ces deux grands projets ont contribué à diffuser le bien-fondé des IDG au sein des administrations sud-américaines, à travers de nombreux congrès et réunions continentaux. Reste à savoir à quels intérêts géopolitiques et/ou économiques potentiels répondent ces initiatives, puisque ces congrès et conférences sont souvent l’occasion pour des entreprises ou des équipes nationales d’experts de proposer leurs services aux pays sud-américains.
Motivations marchandes : partager l’information pour monétiser le vivant
25Il faut enfin mentionner la création de valeur économique comme motivation probable au partage, bien que celle-ci ne soit guère énoncée dans les textes officiels ou les sites internet des plateformes. Certains responsables d’IDG, au Brésil notamment, évoquent explicitement l’intérêt de l’open data pour la fourniture de ressources au secteur privé, par exemple pour le développement d’applications marchandes pour smartphones grâce à la géolocalisation16. Pour l’Argentine, Berros et Balaudo [2017] estiment ainsi que le système d’information sur la biodiversité en open data répond directement à des politiques nationales de développement du secteur des biotechnologies et nanotechnologies. Cette hypothèse reste cependant à vérifier, dans la mesure où les argumentaires des acteurs qui montent ces plateformes n’évoquent jamais cette motivation et mettent plutôt en avant des préoccupations scientifiques. Les mentions de la nécessité de développer l’information sur la biodiversité nationale dans le but d’attirer les investisseurs étrangers sont fréquentes à partir du début des années 2000, par exemple dans la Bolivie ante-Morales17. Mais a-t-on vraiment tablé sur l’open data pour cela ? Voilà qui reste à vérifier.
* * *
26Un enseignement important de cette vaste propension au partage est de démontrer que celui-ci ne doit pas être uniquement envisagé comme un nouveau potentiel d’action, mais également comme une contrainte pour les acteurs du champ environnemental et notamment pour l’État. La transition numérique ouvre la gamme des possibles techniques, tandis que les mutations sociétales entraînent pour lui des obligations morales, qui se traduisent de plus en plus sous des formes juridiques, puis réglementaires. La concurrence entre acteurs autour des questions environnementales se déplace aujourd’hui partiellement dans la sphère de la médiatisation de l’information et c’est dans celle-ci que les enjeux d’exposition intra-institutionnelle, sociale, internationale jouent à plein. Les résistances au partage de l’information environnementale restent fortes, mais elles sont désormais honteuses, silencieuses, cachées, tant sont accordées de vertus à « l’ouverture ». S’il y a un exemple pour démontrer en quoi l’information est devenue un véritable actant du champ environnemental, c’est bien celui du partage : une fois érigé en valeur morale et juridique, il devient difficile de s’y soustraire, même en absence d’obligation.
27Cela dit, il est ardu de dresser d’autres conclusions au sujet du partage, tant le processus est jeune et loin d’avoir donné la pleine mesure de ses effets. Hormis l’IDG brésilienne, les autres dispositifs d’open data environnemental étudiés sont tous marqués par l’incertitude de leur devenir, la précarité des montages économiques et institutionnels qui les supportent, les difficultés d’enrôlement de partenaires. Plus prosaïquement, le goulot d’étranglement des dispositifs ODE évoqués dans ce livre tient à la pauvreté en données et en moyens des partenaires infranationaux (États fédérés, départements, municipes) susceptibles de rejoindre ces grandes plateformes nationales. La donnée environnementale numérique reste en grande partie un produit de l’État central, pour des raisons de coûts de production et d’absence de culture de la donnée aux échelons administratifs et politiques inférieurs.
28En définitive, le partage de l’information déplace les rôles et les rapports de pouvoirs dans le champ environnemental, et en premier lieu pour l’État. Aujourd’hui, l’enjeu n’est plus tant de monopoliser une information, que d’autres acteurs pourront de toute façon obtenir ou produire d’une façon ou d’une autre, que de s’ériger en référent légitime des circulations d’information, en référençant celle-ci sur Internet et en créant des instances publiques de certification de sa qualité. Si l’hypothèse s’avère bonne, nous sommes donc face à une véritable révolution dans la façon de qualifier et de construire les questions environnementales.
Notes de bas de page
1 Textes de référence respectifs : « Données de référence de l’infrastructure de données de l’État plurinational de Bolivie » (« De los datos fundamentales de la infraestructura de datos del Estado Plurinacional de Bolivia » – Resolución 01/2015), « Référentiel de la production d’information géographique de l’État Plurinational de Bolivie » (« Del documento base para la producción de la información geográfica en el Estado Plurinacional de Bolivia » – Resolución 04/2015).
2 Décret de formation de l’INDE de 2008. Ses objectifs sont : « (1) Promouvoir la mise en forme, la création, le stockage, l’accès, le partage, la dissémination et l’usage des données géospatiales d’origine fédérale, étatique, de district et municipale, en faveur du développement du pays ; (2) Promouvoir l’usage des standards et normes homologués par la Commission nationale de cartographie dans l’utilisation et la production des données géospatiales par les organes publics des sphères fédérale, étatique, de district et municipale ; (3) Éviter la duplication d’actions et les usages inutiles de ressources financières pour l’obtention de données géospatiales par les organes de l’administration publique, grâce à la divulgation des métadonnées relatives à ces données disponibles dans les organes publics des sphères fédérale, étatique, de district et municipale. »
3 Sur ce site Web (consulté en avril 2015) sont énoncés les objectifs suivants : « Promouvoir l’échange d’informations biotiques grâce à un réseau national de données, ainsi qu’analyser et convenir de politiques communes sur la qualité et la distribution de celles-ci ; augmenter et améliorer l’accessibilité de l’information en la tenant à jour ; donner aux données biologiques une projection internationale. »
4 « Document préliminaire : projet de loi nationale/fédérale sur l’infrastructure des données spatiales », « Documento preliminar Proyecto de Ley Nacional/Federal de Infraestructura de Datos Espaciales », consulté sur le site de l’Idera en avril 2015.
5 Ce document présente l’Idera comme : « [un] outil nécessaire pour améliorer l’accès aux informations à référence spatiale pour les agences gouvernementales, les organismes universitaires et de recherche et le grand public » ; il devrait être « d’une aide efficace aux différents niveaux de gouvernement et aux citoyens dans leur vie quotidienne, améliorant leur qualité de vie, contribuant au progrès et au développement social, économique et environnemental ». Elle est censée être « une IDG qui démocratise l’accès à l’information selon les politiques de données de chaque institution et fournit un outil précieux pour l’identification des politiques et la prise de décision de l’État à tous les niveaux. » [« Procès-verbal d’accord pour la formation de la plateforme de travail de l’infrastructure de données spatiales de la République argentine », signé à Santa Fé le 6 août 2010]
6 Pré-projet de loi, version du 10 juin 2015 (site Idera, consulté 10.05.2018. Page 5 : « La République argentine doit institutionnaliser son infrastructure de données spatiales sur une base nationale et fédérale afin de fournir des informations opportunes, efficaces et fiables, de façon à coordonner tous les efforts existants dans ce domaine et à établir un cadre propice à l’intégration de toutes les données et de tous les acteurs qui peuvent utiliser et fournir cette information. L’Idera démocratise l’accès à l’information en fonction de la politique de données de chaque institution, et fournit un outil pour la conception des politiques et la prise de décision au niveau de l’État et des autres acteurs à tous les niveaux. » Page 6 : « Le fondement de la création de l’infrastructure de données spatiales (IDG) repose sur la Constitution nationale qui garantit le principe de publicité des actes du gouvernement et le droit d’accès aux informations publiques […]. » « Article 1 : Est créée une infrastructure de données spatiales de la République argentine (Idera) à caractère national et fédéral, qui vise à promouvoir la publication de données, de produits et de services, de manière efficace et opportune, comme contribution fondamentale à la démocratisation de l’accès à l’information produite par l’État et par les sphères privées, universitaires, non gouvernementales et la société civile. »
7 Citation originale : « Most SDI literature asserts that SDIs improve decision making, support good governance, foster social equity and development, support disaster prevention and management, help manage environment and environmental risks, and improve planning and sustainability of local communities as well as large cities. We might temper the expectations of what an SDI should do. We might also need more research in order to confirm such statements by assessing performance and impact. »
8 Intervention publique de Marcos Orellana en tant qu’expert mandaté par la Cepal pour conseiller les États durant le processus de discussion de l’accord régional (webinaire du 16 mars 2016, lors d’une réunion organisée par les représentants du public, émis depuis les bureaux de la Cepal à Santiago du Chili).
9 Un fait remarqué également par Nedovic-Budic, Crompvoets et Georgiadou [2011, p. 233].
10 Ley 26899, Creación de Repositorios Digitales Institucionales de Acceso Abierto, Propios o Compartidos.
11 Page d’accueil du site Web du SNDB, consulté en avril 2015.
12 [En ligne] http://legiscenter.jusbrasil.com.br/noticias/100277383/brasil-integra-a-plataforma-internacional-de-biodiversidade
13 Le terme d’infrastructure « nationale » serait né au Canada en 1990 [Homburg & Georgiadou, 2009].
14 Selon sa présentation officielle (site consulté le 11 janvier 2006), l’USGS Survey « fournit à la nation des informations fiables et impartiales pour décrire et comprendre la Terre […]. »
15 [En ligne] http://www.un-ggim-americas.org (consulté en avril 2015).
16 Conférence du responsable de l’INDE brésilienne à Porto Alegre (Brésil), lors du colloque « Sharing environmental information: issues of open environmental data in Latin America », les 23 et 24 août 2012.
17 Gudynas [2003, p. 151] commente par exemple un document du ministère bolivien du Développement durable et de la Planification [ministerio de Desarrollo sostenible y Planificación, 2001] en ces termes : « C’est précisément cette perspective qui ressort également de la section du plan d’action consacrée à “l’attraction des investissements dans les produits et services de la biodiversité”, où il est affirmé qu’il est nécessaire de créer “un climat favorable pour attirer les investissements privés dans les activités productives liées à la diversité biologique” […]. La version finale ajoute également que “les investisseurs potentiels” doivent disposer de canaux d’accès aux informations biologiques et d’un cadre de droits et de garanties. »
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Meurtre au palais épiscopal
Histoire et mémoire d'un crime d'ecclésiastique dans le Nordeste brésilien (de 1957 au début du XXIe siècle)
Richard Marin
2010
Les collégiens des favelas
Vie de quartier et quotidien scolaire à Rio de Janeiro
Christophe Brochier
2009
Centres de villes durables en Amérique latine : exorciser les précarités ?
Mexico - Mérida (Yucatàn) - São Paulo - Recife - Buenos Aires
Hélène Rivière d’Arc (dir.) Claudie Duport (trad.)
2009
Un géographe français en Amérique latine
Quarante ans de souvenirs et de réflexions
Claude Bataillon
2008
Alena-Mercosur : enjeux et limites de l'intégration américaine
Alain Musset et Victor M. Soria (dir.)
2001
Eaux et réseaux
Les défis de la mondialisation
Graciela Schneier-Madanes et Bernard de Gouvello (dir.)
2003
Les territoires de l’État-nation en Amérique latine
Marie-France Prévôt Schapira et Hélène Rivière d’Arc (dir.)
2001
Brésil : un système agro-alimentaire en transition
Roseli Rocha Dos Santos et Raúl H. Green (dir.)
1993
Innovations technologiques et mutations industrielles en Amérique latine
Argentine, Brésil, Mexique, Venezuela
Hubert Drouvot, Marc Humbert, Julio Cesar Neffa et al. (dir.)
1992