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Chapitre vi – Quelques jalons sur les rapports entre information environnementale et pouvoir

p. 141-184


Texte intégral

1Il est possible d’identifier dans la vaste littérature en sciences humaines et sociales de l’environnement plusieurs débats qui articulent de façon explicite information et rapports de pouvoir. Ces débats ont permis d’aller au-delà de l’évidence selon laquelle l’information participe à la construction du pouvoir, pour analyser plus en détail les modalités de cette construction. Bien qu’essentiels, je tenterai de montrer que ces apports sont loin d’épuiser la question des relations information environnementale/pouvoir. Ce sixième chapitre va aborder quatre points : tout d’abord, les débats ayant fait l’objet d’une littérature suffisamment abondante pour que les questions posées soient identifiables, puis les évolutions techniques, juridiques et institutionnelles contemporaines qui complexifient l’analyse du rapport information/pouvoir. Le troisième point présentera quelques cadres conceptuels qui me semblent essentiels pour traiter cette question, avant de montrer enfin comment celle-ci se doit d’être enrichie et adaptée pour qui veut, comme moi, comprendre les enjeux de l’information environnementale dans des pays émergent et en développement.

Les débats déjà balisés

2Les débats où le rapport entre information environnementale et pouvoir est abordé de façon explicite, que j’identifie dans cette section, correspondent plutôt à des ensembles de travaux qui convergent dans leurs analyses sans forcément se citer les uns les autres, donc sans se répondre systématiquement. Par ailleurs, bien qu’ils possèdent des arguments établis et stabilisés, ces débats ne débouchent pas toujours, selon moi, sur des conclusions très solides. Ils peinent parfois à dépasser le stade de l’hypothèse stimulante par manque d’administration décisive de la preuve. Je m’efforcerai de signaler pourquoi lorsque l’occasion se présentera.

Information et cadrage des questions environnementales

3Dans la continuité directe du paradigme interactionniste en sociologie et en sciences politiques, qui conçoit les problèmes sociaux comme des construits collectifs [Blumer, 1971], puis s’intéresse à leur carrière au sein d’arènes publiques [Hilgartner & Bosk, 1988], de nombreux travaux se sont intéressés aux modalités du cadrage des questions environnementales. Ce cadrage opère dans le processus plus large de problématisation environnementale [Callon, 1986] pendant un conflit où les acteurs en interaction réussissent à stabiliser une définition du problème à traiter. Il peut également intervenir au moment où s’impose ou est choisie une solution. Dans ce dernier cas, le cadrage se réfère à un choix spécifique d’outils ou de dispositifs qui permettent de dénouer le conflit, choix qui porte en lui une certaine conception du problème qu’il est censé résoudre.

4Les effets de cadrage sont de toute évidence à l’œuvre dans la mise en place de dispositifs informationnels. Mais si ces effets ont été explorés dans le champ de la statistique économique et démographique, à travers la déconstruction des catégorisations et de leur performativité [Desrosières, 2000], ils ont été peu explorés dans le champ environnemental. Les exemples les plus convaincants proviennent de la sociologie de la traduction, qui démontre comment certains dispositifs deviennent des « points de passage obligé » pour la résolution de problèmes environnementaux [Callon, 1986]. Dans une étude sur la diffusion des zonages de prévention des inondations en France, Le Bourhis et Bayet [2002, p. 44] montrent comment la carte devient ce point de passage obligé pour penser le risque :

« Au travers des cartes, l’administration installe et promeut un cadre cognitif unique, au travers duquel les autorités locales et les publics concernés sont incités à penser les problèmes et les solutions attachés aux politiques publiques. Ce faisant, la puissance étatique instaure une base commune de discussion et, dans le même temps fait prévaloir une vision spécifique de la réalité, qui découpe et requalifie l’espace local en fonction de principes et de valeurs qui lui sont propres. »

5Les effets de cadrage en amont de la problématisation ont été abordés par l’institutionnalisme sociologique dans le sillage de Pierre Lascoumes et de son travail sur l’action publique environnementale à partir de la notion d’instrument, inspirée de la démarche foucaldienne de compréhension du pouvoir par ses techniques quotidiennes. Il a ouvert de vastes perspectives de compréhension des dispositifs informationnels, qui constituent eux aussi des instruments. L’instrument « induit une problématisation particulière de l’enjeu dans la mesure où il hiérarchise des variables et peut aller jusqu’à induire un système explicatif » [Lascoumes, 2004, p. 9]. Par ailleurs, l’instrument d’action publique peut être conçu « comme un dispositif normatif, à la fois technique et social, ayant une vocation générique (applicable à un ensemble de situations) et porteur d’une conception concrète du rapport gouvernant/gouverné fondé sur une conception spécifique de la régulation » [Laborier & Lascoumes, 2004, p. 15]. Ces mêmes auteurs rappellent que les instruments communicationnels s’inscrivent dans une conception de la « démocratie du public » qu’ils opérationnalisent dans de nombreux domaines de l’action publique contemporaine, tels que la sécurité, la pollution ou la santé publique. Les exemples en la matière sont nombreux et cette démonstration a été faite à de nombreuses reprises pour des situations variées. Dans un célèbre article sur le programme mexicain de paiements pour services écosystémiques, McAfee et Shapiro [2010] montrent comment celui-ci « embarque » avec lui une conception particulière du rôle des paysans dans la dynamique de la biodiversité, tantôt négative, tantôt positive selon les orientations que prend le programme. Ainsi, les instruments ne sont pas uniquement porteurs d’une conception concrète du rapport gouvernant/gouverné, selon l’expression de Lascoumes et Le Galès, mais également d’une conception concrète du rapport nature/société.

Information et standardisation des savoirs

6La question de la standardisation des savoirs induits par les dispositifs informationnels représente un autre débat balisé, après les travaux de Manuel Castells notamment pour qui l’information est « un élément clé qui restructure la société moderne en situation de globalisation » [Mol, 2008, p. 11]. En France, les enquêtes de Pierre Alphandéry et Agnès Fortier sur la normalisation des données naturalistes sous l’égide des pouvoirs publics ont alimenté l’idée que les dispositifs contemporains de mutualisation et numérisation des données de faune et de flore contribuent à un recul de la diversité des savoirs vernaculaires sur la nature. Ces auteurs font remonter ce processus aux débuts de l’institutionnalisation de l’environnement en France à la toute fin des années 1970, à la formation du réseau des Zones naturelles d’intérêt écologique, faunistique et floristique (Znieff) sous l’égide du Muséum national d’Histoire naturelle (MNHN), puis à l’installation du Système d’information sur la nature et le paysage (SINP) à la fin des années 2000. La mobilisation des très nombreuses structures de naturalistes amateurs par l’entité nationale aurait conduit ces dernières à formater leurs connaissances pour qu’elles correspondent aux attendus nationaux normés [Alphandéry & Fortier, 2012, 2011].

7La principale force de leur argumentation tient aux effets à plusieurs échelles du déplacement de la légitimité des savoirs opéré par la construction de politiques environnementales nationales et européennes appuyées sur la mise en forme et la comparaison de données. Les grands systèmes d’information comme le SINP ou les bases de données de l’Agence européenne de l’environnement tendent à marginaliser les savoirs locaux, en ne s’approvisionnant qu’en données extrêmement simples et normées de présence d’espèces1. Dans un second temps, c’est lors de situations de conflits ou de décisions d’aménagement que l’existence même de ces systèmes d’information induit un appauvrissement des savoirs : en effet, les pouvoirs publics préfèrent n’utiliser que ces données mises en formes et normées, gage selon eux d’objectivité, plutôt que les savoirs moins structurés des acteurs locaux [Alphandéry, Fortier & Sourdril, 2012]. Enfin, et dans un troisième temps, ce processus induit une professionnalisation des associations naturalistes, qui se spécialisent et se formatent en interne pour répondre aux sollicitations et aux contrats publics avec, dans ce cas, une marginalisation des savoirs originaux et localisés.

8Bien que pouvant être discutée sur certains points2, cette thèse d’ensemble propose un ensemble cohérent de points d’observation qui seront remobilisés dans la suite de cet essai. Le système d’information, une fois établi, opère comme un actant social, au sens où le dispositif sociotechnique mis en place modifie les rôles et la légitimité des différents acteurs en présence, souvent de façon implicite, ce que Mol [2008, p. XV] formule ainsi :

« La société de l’information modifie rapidement les conditions, mécanismes, ressources, institutions et conflits qui sont et seront impliqués dans la gouvernance environnementale. Les anciens modes, ressources, arrangements, concepts et sites de pouvoir sont de plus en plus remplacés par de nouveaux modes, informationnels3. »

9Ces constats dans le domaine de la biodiversité rejoignent d’autres analyses sur les outils publics de gestion de l’environnement par l’information et sur leurs effets en termes de normalisation des interprétations des causalités, par occultation des analyses alternatives. Cette normalisation peut répondre à des facteurs médiatiques comme le montrent les travaux de Lascoumes [2004] sur la régulation de la pollution atmosphérique par l’information, qui schématise les enjeux et marginalise les faits minoritaires4. Dans le domaine de la santé et dans l’interprétation des causes de cancer en France par exemple, la prééminence d’une approche statistique appuyée sur un modèle bio-mathématique contribue – en lien avec des facteurs idéologiques de perception du travail – à centrer l’explication sur les facteurs de comportement individuel, et donc à masquer les facteurs professionnels d’exposition [Thébaud-Mony, 2006].

Effets de pouvoir des monopoles informationnels

10Les approches critiques des logiques informationnelles contemporaines ont contribué à baliser un troisième débat, celui sur les effets politiques des situations où certains acteurs monopolisent la production d’information environnementale. Ces situations ont été décrites d’un point de vue territorial, par exemple dans Imperial Nature, où Goldman [2005] décrit l’action de la Banque mondiale au cours des années 1990 dans certains territoires du sud-est asiatique. Accaparant données et savoirs techniques dans des zones où la recherche publique ou indépendante est quasiment absente, les rapports de la Banque mondiale deviennent une référence dominante et limitent les possibilités pour d’autres acteurs de contrer ses analyses et de critiquer son action.

11Cette façon qu’ont certains acteurs d’« hégémoniser » la production des savoirs environnementaux sur un territoire donné, saturant le « champ » de leurs propres références et marginalisant les savoirs alternatifs, est souvent décrite à propos des fronts extractivistes. Seoane, Taddei et Algranati [2013] montrent pour l’Amérique du Sud comment la production d’information par les multinationales s’insère dans des stratégies de désactivation de la critique, dans des territoires isolés comme les hautes vallées andines. Pour Maristella Svampa, la mise en place de stratégies de responsabilité sociale et environnementale des entreprises contribue à cette hégémonie, notamment dans les zones rurales sud-américaines où, l’État absent, les grandes entreprises influencent la socialisation locale et se transforment en « fait social total ». Cette influence s’observe dans l’intervention de communicants dans les écoles, par des formations à « l’éducation environnementale » pour faire accepter l’activité de l’entreprise ou dans le contrôle des journaux locaux. Il s’agit d’une logique proche du paternalisme du capitalisme industriel du xixe siècle [Hommel, 2006]5. Plus exigeant en termes d’administration de la preuve, Arthur Mol reconnaît le principe de cette monopolisation des définitions environnementales par certains acteurs, mais fait de la démonstration de celle-ci une tâche pendante pour la recherche6.

L’identification de « modèles » d’information environnementale

12Les études sociales des sciences et techniques (STS selon le sigle en anglais) ont montré que la production d’information environnementale n’était pas une activité neutre ou poussée par la seule recherche d’efficacité. Bien plus complexe, elle connaît des va-et-vient où contraintes et promesses techniques interagissent avec les rapports de pouvoir des acteurs aux prises. Étudiant les débuts de l’Agence environnementale européenne (AEE), Waterton et Wynne [2004] signalent la coexistence de deux « modèles d’information » au sein de cette institution qui lutte pour acquérir une légitimité au sein des institutions de l’Union. Le premier est ancré dans un paradigme positiviste et moderniste de la science et il est fondé sur des processus de validation scientifiques : son objectif est de fournir des certitudes aux autorités européennes. Le second modèle met au contraire au centre la notion d’incertitude, de reconnaissance de l’inégale qualité des sources d’information intercommunautaires, de prise en compte de la complexité des processus écologiques, dont il faut rendre compte. Les deux auteurs expliquent ainsi comment ces deux modèles sont mobilisés par les membres de l’agence en fonction des arènes dans lesquelles son rôle est discuté. Alors que le second modèle est fortement reconnu en interne, le premier est mis en avant dans les relations avec les autres institutions européennes. C’est notamment pour garder son indépendance face à la direction de l’Environnement de la Commission, qui voulait faire d’elle une sorte de cabinet de consultance pour les institutions européennes, que l’AEE a défendu ses capacités à produire une information qu’elle veut neutre et objective. C’est au prix de ce mythe – appuyé sur le premier modèle – qu’elle a pu défendre l’originalité et l’indépendance de ses missions. L’intérêt de la notion de modèle d’information est qu’elle permet d’articuler explicitement conceptions scientifiques, rôle attribué à l’information par les acteurs et jeux de pouvoir dans le champ environnemental.

Six questions encore mal balisées à l’intersection information-pouvoir

13À ces questions bien balisées s’ajoutent six questions ou groupes de questions pour lesquels j’estime que les débats, les concepts, les méthodes sont peu stabilisés et méritent un traitement particulier pour les transformer en outils utiles à la compréhension du sujet central de cet essai.

La nature des liens entre volume informationnel, (in)action et incertitude

14S’il y a un débat mal balisé par excellence, c’est sans doute celui des effets politiques de l’abondance d’information ou de son contraire, la rareté. Il n’y a guère de mesures fiables de cette abondance et les théories sur le déluge informationnel peinent à convaincre, comme le synthétisent les quatre exemples suivants.

15Premier point : la croyance que l’inaction environnementale ou les échecs environnementaux des pays émergents et en développement pourraient avoir partie liée au manque d’information. L’idée que l’action en environnement n’est possible que sur la base d’une information de qualité et abondante est un leitmotiv de ceux qui font commerce de sa production. L’histoire de la conservation du vivant, pour ne prendre que cet exemple, montre bien qu’on n’a guère attendu de posséder des informations considérées comme suffisantes pour agir. La conservation est affaire de valeurs et de priorisations culturelles, bien plus qu’une entreprise fondée en science et en information.

16Deuxième point : un grand flou règne sur le sens à accorder à l’absence d’information environnementale sur un sujet et/ou un territoire. Est-ce dû à un manque de travail de collecte, à l’absence du phénomène attendu, à l’inadaptation du protocole de relevé aux processus étudiés, à un cédérom rayé ou à des archives brûlées ? Même dans des pays où l’information naturaliste est relativement abondante, comme la France, les gestionnaires de bases de données et les scientifiques n’ont pas encore terminé de fixer les protocoles d’analyse des « vides informatifs » des inventaires, et avant de conclure à l’absence d’une espèce sur un territoire parce qu’aucun des relevés enregistrés ne la mentionne, tout un processus de discussions doit être mis en place.

17Troisième point : le sens commun selon lequel nous vivrions actuellement un « déluge informationnel » dans le champ environnemental, un « overflow » (surabondance) qui serait, d’une part, organisé, de l’autre, source fondamentale d’incertitude. Même si des exemples en ce sens existent [Le Bourhis, 2015], je reste peu convaincu par ceux qui postulent de façon globale cette surabondance informationnelle en environnement, tant les variations thématiques et surtout géographiques de celle-ci me semblent fortes, même dans les pays dits développés. Outre l’absence de mesure sérieuse de ces variations globales d’abondance (une entreprise qui semblerait d’ailleurs utopique), il faut questionner le sens commun selon lequel tous les acteurs en présence la perçoivent de la même façon. Le deuxième défi qu’identifiait Mol en 2008 en conclusion de son livre sur la gouvernance informationnelle, liant explicitement abondance informationnelle et incertitude radicale, me semble donc bien peu structuré7. Le modèle développé par Olivier Godard en 1993 pour expliquer le passage d’un « univers stabilisé » à un « univers controversé » dans le domaine de la prise de décision environnementale, ne mentionne pas la question de l’abondance informationnelle comme facteur, mais bien celle des savoirs – il publie ce texte à une époque où l’abondance d’information était moindre.

18Quatrième point enfin : la question du rapport entre existence d’information sur l’état de la planète et mobilisations sociales et politiques en faveur de l’environnement reste largement dans les limbes. Le sens commun selon lequel ce serait vers la fin des années 1970 et grâce à quelques éclaireurs que le monde aurait pris conscience de la crise écologique domine encore la production scientifique, tant en sciences humaines et sociales qu’en sciences naturelles. Les thèses d’un Martínez Alier, qui repère un « écologisme des pauvres » [Martínez Alier, 2004] dans des mouvements populaires de contestation de la dégradation des conditions de vie au moins depuis le xviiie siècle, sont loin de faire référence dans le monde scientifique occidental. Bonneuil et Fressoz [2013] démontrent que c’est en toute connaissance de cause que l’Europe s’est engagée sur une voie environnementalement insoutenable, malgré une première série d’avertissements scientifiques dans la première moitié du xixe siècle. Ces apports décisifs de l’histoire environnementale, qui relativisent l’idée que l’information environnementale aurait été rare jusqu’à une date très récente, peinent donc à être entendus et à mieux baliser le débat.

19Pour compléter, rappelons les apports de la sociologie environnementale, selon laquelle, contrairement aux idées véhiculées par les discours dominants, les profanes engagés dans des conflits ont des capacités d’interprétation de l’information environnementale existante, soit par autoformation, soit par enrôlement de « traducteurs » de celle-ci. L’idée courante que les conflits se développent par manque d’information semble donc battue en brèche par ces enquêtes. Plus radicalement, l’économie écologique dans le sillage des travaux hétérodoxes de Martínez Alier sur l’incommensurabilité des valeurs écologiques, permet de montrer que dans nombre de conflits environnementaux, la peur générée par le manque d’informations n’est pas le premier facteur de mobilisation des acteurs dominés. Ceux-ci agissent plutôt sur la base de valeurs non commensurables aux valeurs économiques de leurs adversaires. Bien souvent, les positions de ceux-ci sont appuyées sur une information qui soutient une position de type coût/bénéfice, information que les groupes mobilisés comprennent, mais refusent sur le plan des valeurs.

L’information, fourrier de la néolibéralisation de la nature ?

20Les liens complexes entre néolibéralisation et information environnementale ont déjà été évoqués au chapitre précédent. L’information environnementale y a été présentée comme une adaptation technique de la part du monde de l’entreprise à la globalisation du monde. Dans cette perspective, l’information constitue une sorte de solution (en anglais, un fix) qui permet de faire tenir ensemble des objets et des acteurs qui sont distants les uns des autres dans l’espace et le temps : par exemple, des cacaotières « durables et éthiques » du Mexique avec des consommateurs « bio » d’Europe du Nord. Même si cette analyse adaptative décrit correctement un aspect du lien entre information environnementale et néolibéralisation, elle néglige d’envisager la question sous un autre angle : l’information environnementale n’est-elle pas en soi un facteur d’essor de la néolibéralisation de la nature, c’est-à-dire une réponse utilitaire au processus de néolibéralisation et un facteur de son approfondissement ? Il s’agit du second débat mal balisé à évoquer.

21Dans ses publications de référence sur la commodification du vivant et la néolibéralisation de la Nature, Castree [2008] mentionne plusieurs des processus à l’œuvre dans la marchandisation du vivant, une facette essentielle de sa néolibéralisation. Outre les processus de privatisation, d’aliénation et de déplacement, trois processus nécessaires à la marchandisation peuvent être explicitement reliés à l’information : l’individuation, l’abstraction et la valuation. L’individuation est la capacité à séparer les éléments de la nature de leur contexte, tant en représentation que physiquement. L’abstraction se réfère à la formation de catégories qui permettent d’englober dans un même ensemble des éléments de nature, désormais définis selon des caractéristiques standards reconnues sur le marché. L’attribution de valeur consiste à réduire les qualités d’un bien ou d’un service à sa valeur monétaire, pour l’échanger [Bühler & Lucio de Oliveira, 2018]. À chacun de ces trois stades, la mise en place de dispositifs informationnels est nécessaire. Ceux-ci permettent à la fois la codification des valeurs et la circulation de celles-ci. Cette position est proche d’une analyse castellienne du « désencastrement » (disembedding) de l’environnement de son contexte géographique grâce à l’information, qui lui permettrait d’être intégré à l’espace des flux mondiaux :

« Avec la capacité d’abstraire et de dissocier l’environnement de ses expériences sensorielles et de ses contextes locaux et de l’inclure dans des symboles basés sur l’information, il peut être transféré à travers le temps et l’espace et est donc inclus dans l’espace des flux8. »

22Les dispositifs de cartographie numérique de certaines dimensions particulières du vivant pourraient correspondre à cette situation : cartographies de la biodiversité, des services écosystémiques, de la captation du carbone. Toutes contribuent au désencastrement de l’environnement, par rapport à l’ensemble complexe auquel il appartient. Grâce à la formalisation d’entités abstraites – un service écosystémique par exemple –, elles permettent de comparer celles-ci entre elles à des échelles qui dépassent les lieux cartographiés. Ainsi créent-elles potentiellement un marché pour les échanger sur une base monétaire, comme sur le marché du carbone forestier. C’est comme cela que les dispositifs d’information peuvent participer, du moins en théorie, au vaste processus de commensurabilité des valeurs opérées par le langage économique, selon les termes de Martínez Alier [2004]. Ils participent à la partition du monde non humain (biodiversité, carbone, etc.) en unités discrètes auxquelles est attribuée une valeur, généralement monétaire (commensurabilité), ce qui les rend alors échangeables sur des marchés. De ce fait, les dispositifs informationnels environnementaux, et d’autant plus lorsqu’ils sont numériques, contribuent à un processus d’acculturation néolibérale dans les territoires où ils sont mis en place, en véhiculant cette vision scindée, partitionnée, d’un vivant d’une infinie complexité et appréhendé d’une multitude de façons à travers le monde.

23Le manque de balisage du débat sur les rapports entre néolibéralisation et information environnementales tient à plusieurs choses : la difficulté à identifier « les » néolibéralismes selon les territoires et les époques, du fait d’une très grande variabilité (variegation) du phénomène, rend illusoire l’espoir de typologies claires9. Par ailleurs, il est maintenant acquis qu’il était erroné de penser le néolibéralisme uniquement sous l’angle du retrait de l’État et de la dérégulation. À une période de roll-back, a succédé un redéploiement de la régulation (roll-on) pour contrebalancer les effets de la première période et pour contenir les protestations sociales qu’elle a générées [Morange & Fol, 2014]. Castree parle à ce propos de « rerégulation » [2008]. Il est difficile dans ce cadre d’assigner un rôle univoque à l’information environnementale.

24Ce sont les vertus prêtées à l’information par les critiques du néolibéralisme eux-mêmes qui montrent que le débat n’est pas clos. Pour beaucoup d’entre eux, l’information possède en soi des capacités régulatoires, qui en feraient un palliatif aux dérégulations néolibérales [Lerch, 2014]. La demande d’information est d’ailleurs devenue aujourd’hui un leitmotiv des mouvements sociaux, ce qui démontre qu’elle est pour eux une arme de lutte et que c’est son absence qui est perçue comme favorisant les effets nocifs du néolibéralisme. Ceux qui ont défendu les systèmes d’information agroenvironnementale comme des outils de lutte contre l’avancée des frontières agricoles (chapitre iv) voyaient dans le contrôle par l’information des entreprises privées une façon de contrer leurs tentatives d’appropriation des ressources.

Les échelles « portées » par l’information environnementale

25En toute hypothèse, les effets de l’information sur ceux qui l’utilisent ne sont pas liés qu’à son contenu sémantique, mais également à la façon dont elle a été conçue matériellement. J’avance l’idée que cette dimension matérielle de l’information joue sur les échelles spatiales du potentiel de pouvoir qu’elle confère à qui l’utilise. Ce point me semble aujourd’hui mal explicité, ressenti et exprimé de façon confuse dans bien des recherches, du fait du flou qui entoure la notion d’échelle spatiale.

26L’échelle d’une base de données environnementale, c’est d’abord le degré de précision géométrique grâce auquel ces données ont été acquises. Avec la numérisation de l’information environnementale cartographique, ses utilisateurs peuvent facilement utiliser le zoom pour tenter de l’analyser plus en détail ou au contraire dézoomer pour voir la base de données dans son ensemble. Cette fonctionnalité de zoom contribue à faire perdre de vue à bien des usagers la notion d’échelle, fondamentale dans la cartographie conventionnelle. Au temps du papier, impossible de réaliser un tel zoom : l’usager était immédiatement conscient que l’échelle à laquelle avait été créée la carte lui interdisait d’y voir plus de détails que ce qui était visible sur celle-ci. Dans ces conditions, le pouvoir conféré par la carte était donc contraint par son échelle de réalisation, qui ne permettait pas de connaître et d’influencer des objets trop petits pour être représentés sur le document.

27Aujourd’hui, il est fréquent que des cartes de végétation soient utilisées pour des objectifs d’analyse ultra-locale, alors que la carte n’est plus valide à cette échelle. Les auteurs de la carte de Tasso, par exemple, indiquent que celle-ci ne peut être utilisée qu’à des échelles plus grossières que le 1/100 000e. Malgré cela, au Brésil, plusieurs personnes se servent de celle-ci pour analyser l’occupation du sol à l’échelle de parcelles agricoles, échelle à laquelle l’incertitude de la classification augmente drastiquement. Cette absence de culture de l’échelle cartographique, très répandue même dans les milieux scientifiques et techniques, a probablement des effets en termes de pouvoir, mais qui sont mal connus. Il s’agit dans ce cas d’un effet d’instrument, sans que l’on sache en faveur de quels groupes il joue.

28Mais l’échelle portée par des bases de données environnementales est aussi liée à la comparabilité entre celles-ci. En cartographie conventionnelle, une carte de grande précision qui décrit une toute petite portion de territoire peut être porteuse d’une échelle nationale – d’une forme de représentation nationale du territoire – du moment qu’elle est comparable avec d’autres cartes réalisées sur d’autres points de ce territoire : les utilisateurs des cartes IGN au 1/25 000e savent qu’ils utilisent une information normée nationalement, qui recouvre tout le territoire français. À l’inverse, la numérisation de l’information environnementale entretient l’illusion que des couches cartographiques produites à différentes échelles sont malgré tout comparables, puisqu’elles sont visualisables simultanément sur un écran d’ordinateur avec un logiciel SIG. Dans leur article « Faut-il brûler les Znieff ? », Couderchet et Amelot [2010] montrent comment l’inventaire « national » de la biodiversité mené dans ces Zones nationales d’intérêt écologique, faunistique et floristique masque en fait un assemblage de cartographies régionales produites selon des méthodes disparates, avec des degrés de précision géométrique différente. La comparabilité nationale entre ces cartographies régionales en est affaiblie.

29Enfin, l’échelle portée par des bases de données environnementales est liée aux choix de représentation graphique des objets qu’elles décrivent. Représenter par des points des phénomènes qui ont une expression spatiale importante et qui interagissent dans l’espace rend impossible la compréhension par l’usager de ces interactions. La représentation des conflits environnementaux sur des cartes régionales par des points en est un exemple parlant. Elle incite à penser le conflit comme un phénomène avant tout local, qui gomme sa dimension territoriale, ses effets à distance et ses interactions avec d’autres éléments de l’espace.

30Cet ensemble de situations, où la question de l’échelle portée par l’information est à tout point de vue problématique, s’articule aux enjeux de pouvoir du moment où elle est discutée dans l’espace public. Le fichier cartographique des Znieff, mentionné précédemment, est ainsi présenté par l’administration comme un fichier homogène qui donne cette vision nationale de la biodiversité que récusent Couderchet et Amelot. Dans nombre de cas de conflits environnementaux, il est fréquent que des contraintes scalaires des bases de données ne soient pas évoquées, alors qu’elles interdiraient certaines analyses environnementales.

Souveraineté informationnelle (lis-toi, et le ciel t’aidera…)

31La question des conditions qui permettent aujourd’hui à un acteur d’être autonome dans la connaissance de son propre environnement constitue un quatrième débat insuffisamment balisé par la recherche, en particulier pour les pays émergents et en développement.

32Ce qui pourrait être appelé la souveraineté informationnelle est bouleversé en profondeur par les nouvelles logiques de production d’information environnementale. Certes, cette information reste d’abord produite à des fins de lisibilisation territoriale (voir chapitre v), afin d’asseoir un contrôle sur des ressources. Mais de plus en plus d’acteurs étatiques lisibilisent des territoires situés hors de leurs frontières et de leurs sphères d’influence, notamment grâce aux satellites d’observation. Le basculement dans la sphère civile de l’observation satellitaire militaire développée depuis les années de Guerre froide a élargi la gamme de données disponibles. Les alliances internationales nécessaires aux montages de projets technologiques coûteux et complexes ont rendu moins pertinentes les analyses géopolitiques de projets informationnels fondés sur les stratégies de puissances solitaires [Gaillard-Sborowsky et al., 2012]. Par ailleurs, un nombre croissant d’initiatives transnationales non étatiques ont également des objectifs de lisibilisation territoriale incluant des variables environnementales, comme le projet Open Street Map. Enfin, l’homogénéisation à la fois logicielle et méthodologique des instruments de monitoring et de cartographie environnementaux, qui se traduit par une diffusion transfrontalière d’applications informatiques et d’algorithmes de traitement des données standards, réduit la tendance antérieure de certains territoires ou corporations à monopoliser la production d’information environnementale.

33Par où passe aujourd’hui la souveraineté informationnelle d’un État, à l’heure où il est « lu » en permanence par d’autres puissances, où il fournit souvent intentionnellement ses lisibilisations de son propre environnement à des instances internationales – reporting pour l’UE dans le cas des pays européens, reporting à l’ONU au titre de la conventionsur la diversité biologique de 1992, etc. – et où il génère de plus en plus son information en partenariat avec des acteurs puissants, autres États ou entreprises transnationales ? La carte de Tasso constitue à cet effet un exemple propre à soulever ce type d’interrogations.

34La référence aux théories du dernier tiers du xxe siècle ne permet pas de répondre à cette question en 2021. Il serait tentant en première analyse de recourir à la notion de « colonialisme électronique » forgée par Thomas McPhail en 1981, dans le sillage des analyses néomarxistes de Herbert Irving Schiller sur la reconduction de l’impérialisme des États-Unis par la diffusion de contenus culturels et politiques grâce à un contrôle mondial des mass medias. Ce dernier auteur décrit ces logiques d’hégémonie informationnelle comme une stratégie de viabilisation de ce que l’on appelait le tiers-monde pour la pénétration de « l’industrie capitaliste », en des termes similaires à ceux qu’on utilise aujourd’hui à propos du néolibéralisme. L’ouvrage de McPhail décrit dans le détail le combat perdu d’un groupe important de pays au sein de l’ONU contre la libéralisation mondiale de l’information lato sensu, à la fin des années 1970. Proche des Non-Alignés, ce groupe a critiqué la mainmise des principales puissances de la Guerre froide sur les médias et sur les fréquences radio, monopolisées surtout à des fins militaires. Ils ont pris position contre les velléités de dérégulation des communications fermement appuyées par les États-Unis, arguant de l’asymétrie des capacités de communication entre ceux-ci et leurs États appauvris10. Leurs positions ont été relayées au sein de l’Unesco par la Commission internationale pour l’étude des problèmes de communication, qui propose en 1980 avec le rapport McBride New world information and communication order (Nwico) censé rééquilibrer la situation. Ce rapport fut dûment enterré à peine publié.

35Si ces théories sont aujourd’hui limitées pour comprendre les enjeux actuels de souveraineté informationnelle, ce n’est pas parce que l’impérialisme technologique et culturel aurait cessé d’être un concept opératoire, mais parce que les voies de l’influence à l’heure du numérique se sont complexifiées, avec la multipolarisation du monde. Ensuite, et surtout, c’est parce que l’influence ne se lit plus en simples termes de contenus, mais plutôt de formatage des instruments informationnels. La diffusion de logiciels et d’algorithmes assortis (estimation de capture du carbone par la végétation par exemple), pour mesurer et cartographier certaines dimensions environnementales, peut imposer des modes de voir, de cadrage des problèmes, avant même de suggérer des idées précises sur ce qu’il faut faire.

Les enjeux méthodologiques de la notion de souveraineté informationnelle

36Plusieurs difficultés méthodologiques apparaissent dès que l’on prétend analyser cette souveraineté informationnelle environnementale, tant le contexte actuel bouscule catégories et méthodes de recherche. Un premier ensemble de problèmes tient à savoir comment établir qui lisibilise l’environnement de qui ? Dans les flux croisés des programmes d’observation de l’environnement depuis l’espace, des missions d’expertise des organismes multilatéraux de développement, des projets collectifs transnationaux de contre-expertise citoyenne, il est aujourd’hui délicat d’identifier avec certitude des intentionnalités précises de lecture d’une portion d’environnement par un acteur. J’essaierai au chapitre suivant de proposer quelques méthodes concrètes, selon une approche géographique. Aujourd’hui tout autant qu’hier, la nationalité de ceux qui produisent de l’information sur un pays qui leur est étranger compte. Tracer cette origine nationale suppose de pister les origines des financements, par exemple ceux des ONG qui agissent sur les questions environnementales. L’origine des dons, des subventions reçues et la balance globale entre ces différentes sources de financement doivent être reconstituées pour estimer l’impact qu’elles ont sur la stratégie de l’organisme. Il faut ainsi s’interroger sur l’importance qu’accordent les États à la nationalité de ceux qui contribuent à créer des informations environnementales sur le pays, et voir si autant qu’autrefois, ces États lient étroitement nationalité et loyauté à leur égard11. Plus prosaïquement, « sourcer » les informations utilisées par un acteur pour produire son information, à l’heure où celle-ci est produite à partir de données diverses dont l’origine n’est pas toujours renseignée par ceux qui les téléchargent, est une gageure, qu’il faut cependant essayer de surmonter.

37Un deuxième ensemble de questions méthodologiques porte sur la façon de définir si l’acteur considéré, État ou autre, possède une doctrine précise sur la mise en partage sur Internet de l’information qu’il produit et les fonctions géopolitiques qu’il attribue à cette mise en partage12. Si en première analyse et selon une position qui a dominé pendant longtemps parmi les administrations publiques, partager son information sur Internet pouvait contribuer à affaiblir sa souveraineté, il est aujourd’hui évident que cette doctrine a été bousculée. Comme vu au chapitre sur l’open data, le développement d’Internet n’est pas seulement un potentiel, mais également une contrainte pour un nombre croissant d’acteurs, dont la légitimité à parler dans le champ environnemental est pénalisée dès lors qu’ils ne partagent pas leurs données [Gautreau, 2016]. Il reste à inventer les méthodes qui permettent avec rigueur d’évaluer les effets de cette contrainte en termes géopolitiques et de souveraineté.

Tableau 6. Les questions méthodologiques nécessaires pour saisir aujourd’hui la souveraineté informationnelle environnementale (présentation non hiérarchique)

Réussir à déterminer qui lisibilise l’environnement de qui.

Caractériser la doctrine d’un acteur sur sa politique d’open data environnemental.

Reconstituer les étapes de la fabrique de l’information environnementale numérique
(de la collecte à l’agrégation des données) en lien avec sa circulation.

Déterminer les capacités de l’acteur étudié à concurrencer/contredire des lisibilisations d’autres acteurs utilisant les ressources environnementales de son territoire.

38Un troisième ensemble suppose de suivre les différentes étapes de production d’une information et d’évaluer dans quelle mesure l’État les contrôle ou au contraire dépend d’acteurs extérieurs. C’est par exemple le cas si l’État dépend d’images satellites qu’il achète à l’étranger – cas de la Bolivie vu au chapitre i – pour une des étapes de la construction d’analyse de risque sur son territoire. Les va-et-vient des données et les réseaux croisés de coopération, comme dans le cas du programme satellitaire brésilien vu au chapitre ii, rendent parfois très compliquée cette reconstitution de la chaîne de traitement de l’information.

39Un quatrième ensemble correspond aux méthodes permettant de déterminer quelles sont les capacités de l’acteur étudié à concurrencer/contredire des lisibilisations d’autres acteurs utilisant les ressources environnementales de son territoire. C’est notamment le cas des rapports RSE produits par les entreprises transnationales dans les pays émergents et en développement : l’existence même de ces rapports se justifie par une absence de capacités du pays à produire de l’information. Or, il est aujourd’hui essentiel à la souveraineté d’un pays qu’il possède les moyens d’évaluer la qualité de ces rapports RSE, afin de mieux juger des impacts de ces entreprises. Au vu des doutes importants sur la crédibilité de telles formes de production d’information environnementale13, le risque est très grand qu’un pays soit abusé par ces rapports sur l’innocuité des projets portés par l’entreprise.

40Comme l’a montré le chapitre i, il semble en définitive plus simple de décrire précisément les processus de dépendance informationnelle en matière environnementale que de statuer sur le degré de souveraineté informationnelle d’un pays. C’est pourtant ce que je tenterai de proposer dans le chapitre ix, en revenant de façon critique sur les exemples boliviens et en tirant parti des considérations conceptuelles et méthodologiques de cette seconde partie.

Justice informationnelle

41Si le débat sur les effets de l’information environnementale en termes de justice est encore parmi les moins balisés, c’est d’abord parce que les acteurs sociaux concernés peinent à formuler eux-mêmes des questions précises à ce sujet. Les grands principes de la démocratie environnementale postulent certes un lien intrinsèque entre droit à l’information, droit à la participation et droit à la justice en matière environnementale. On comprend, de façon confuse, qu’accéder à l’information est une précondition pour un exercice entier de la justice : d’une part, pour que les victimes présumées d’un fait donné puissent correctement construire leur dépôt de plainte, de l’autre, pour que les juges puissent prendre leur décision de façon éclairée et contextualisée. Dans ce cadre de pensée, l’accès à l’information environnementale est un principe général de réduction des asymétries d’information, sans que les termes d’un débat clair soient posés. De quelle information s’agit-il ? À qui est-elle destinée ? Quels sont sa fonction sociale et son rapport à la question de la correction des inégalités environnementales ? Rarement explicitées par les autorités publiques, ces questions ne trouvent de réponses qu’au cas par cas, dans les tribunaux, lors d’épisodes « d’actualisation du droit » [Melé, 2009] où les juges explicitent enfin quelle information doit être rendue publique pour équilibrer quelle injustice.

42Cette indétermination liée à la jeunesse de la démocratie environnementale se double de confusions induites par les promesses du numérique à propos de ses effets (positifs ou négatifs) en termes de représentation équitable des différents points de vue sur les problèmes environnementaux. Plusieurs processus simultanés peuvent se concurrencer ou se superposer. Internet est certes un vecteur puissant d’expression pour les acteurs qui ne l’utilisaient pas et qui y trouvent des moyens nouveaux de se faire entendre. Ses potentiels favorisent la création de nouveaux acteurs qui veulent faire entendre leur voix. Mais en même temps, il s’agit d’un vecteur de démobilisation de certains acteurs – qui n’arrivent pas à trouver la bonne stratégie pour être visibles sur le Net – ou d’invisibilisation technique de ceux qui se retrouvent relégués dans les dernières places des classements des algorithmes des moteurs de recherche. Hormis quelques signes épars14, peu de travaux portent sur ce point essentiel.

La question du pouvoir dans les études informationnelles

43Pour mieux caractériser la démarche adoptée dans cet ouvrage, le plus simple est sans doute de la situer par rapport à une des rares tentatives de présenter de façon englobante les enjeux liés au déploiement massif de logiques informationnelles environnementales dans le monde contemporain. Avec la publication en 2008 de Environmental reform in the information age. The contours of informational governance, le sociologue néerlandais Arthur P.J. Mol essaie d’esquisser les « contours » de ce que très nombreux observateurs mentionnent sans jamais réussir à la définir précisément, la « gouvernance informationnelle » (voir encadré 2). Ce concept globalisant est utilisé par l’auteur pour tenter de rendre compte de ce qu’il ressent à la fois comme un mouvement confus, protéiforme, mais qui constitue une tendance de fond : l’émergence et l’autonomisation d’un mode nouveau de régulation environnementale, fondé sur des logiques informationnelles.

44Ce mode serait né dans les années 1960 et se serait affirmé dans les décennies suivantes, à la confluence de la globalisation et de la révolution de l’information. Il se distinguerait des régulations conventionnelles (cf. chapitre précédent) et ne serait au début du xxie siècle qu’en gestation, à un stade d’hybridation avec celles-ci. Si personne n’a vraiment « vu » cette gouvernance informationnelle, Mol [2008, p. 276] semble nous dire qu’elle commence à laisser des traces un peu partout dans le champ environnemental. Il nous propose de commencer à la pister :

« Sommes-nous témoins de quelque chose de nouveau, dans quelle mesure ces nouvelles formes de gouvernance sont-elles présentes, et comment se rattachent-elles à la fois aux formes conventionnelles de gouvernance environnementale qui sont si fortement basées sur les États-nations avec leurs ressources juridiques et leur science solide et aux nouvelles formes de gouvernance (multiniveaux, multiacteurs) qui ont récemment dominé la littérature des sciences politiques et de l’administration publique ?15 »

45Tout comme Antoinette Rouvroy à propos de ce qu’elle nomme la « gouvernementalité algorithmique », Mol estime que la gouvernance informationnelle « échappe au sens »16.

Encadré 2. Définition de la notion de « gouvernance informationnelle » par Arthur Mol [2008, p. 277]

En explorant dans quelle mesure et de quelle manière les forces conjointes de la révolution de l’information et de la mondialisation affecteront et affectent la gouvernance environnementale, j’ai introduit le terme de gouvernance informationnelle. La gouvernance informationnelle ne fait pas tant référence au fait que l’information est importante pour aborder et traiter les défis environnementaux, car cela a toujours été le cas depuis que les États modernes ont commencé à développer et à mettre en œuvre leurs activités et programmes environnementaux. Ce concept implique plutôt que pour comprendre les innovations et les changements actuels dans la gouvernance environnementale, nous devons nous concentrer sur le mouvement centripète des processus informationnels, des ressources informationnelles et des politiques informationnelles. C’est la production, le traitement, l’utilisation et le flux d’informations, ainsi que l’accès et le contrôle de ces informations qui deviennent de plus en plus essentiels dans les pratiques et les institutions de gouvernance environnementale. Ainsi, les stratégies, les actions et les coalitions des acteurs de la politique et de la gouvernance environnementales, ainsi que la formation, la conception et le fonctionnement des institutions de gouvernance environnementale, ne peuvent plus être compris sans se concentrer sur l’information et la connaissance. L’information et la connaissance deviennent des ressources clés dans les politiques environnementales, les sites et les espaces de controverse environnementale se déplacent vers l’information, et les motivations et les sources pour changer un comportement non durable sont de plus en plus informationnelles. La notion de gouvernance informationnelle de l’environnement nous permet de comprendre et d’évaluer l’importance du capital de réputation des entreprises, du capital de légitimité des ONG environnementales, des politiques de transparence et de divulgation, des nouveaux dispositifs de surveillance de l’environnement et du tournant numérique des médias – pour n’en citer que quelques-uns – pour la gouvernance environnementale. De plus, plutôt que de considérer ces nouvelles tendances comme des développements relativement indépendants de la politique environnementale, la gouvernance informationnelle les rassemble de manière cohérente sous un dénominateur commun.
Ce mouvement centripète des processus informationnels dans la gouvernance environnementale actuelle n’est pas un processus autonome ou endogène qui se déroule dans le champ de la gouvernance environnementale. Il ne doit pas être compris comme une simple réponse logique aux lacunes et aux échecs de l’État et de la gouvernance dans les politiques environnementales. Dans les chapitres précédents, j’ai montré qu’il est étroitement lié à un certain nombre d’autres dynamiques et processus sociaux clés et qu’il ne peut être compris sans prêter attention à ces derniers : les processus de mondialisation, l’évolution de la souveraineté des États-nations (tant à l’intérieur qu’à l’extérieur), les incertitudes croissantes liées au désenchantement de la science et à divers développements technologiques. Ce lien étroit avec ces développements sociaux plus larges fait que la gouvernance informationnelle est plus qu’un simple choix volontaire des décideurs politiques ou des acteurs de la gouvernance. Elle est structurellement intégrée et de plus en plus institutionnalisée dans les développements plus larges de la modernité globale et, en tant que telle, a une certaine permanence. Dans le même temps, la gouvernance informationnelle n’est pas non plus le simple produit d’une révolution technologique qui a été si centrale pour certains des spécialistes de la société de l’information. La gouvernance informationnelle est tout autant liée logiquement à la compression de l’espace-temps, à la diminution de l’autorité et des capacités de l’État en matière de réglementation environnementale, et aux complexités et incertitudes croissantes, qu’aux transformations et changements technologiques […].
L’accent mis sur les processus informationnels et les ressources informationnelles dans la gouvernance (environnementale) contribue à une meilleure compréhension du changement largement remarqué dans la gouvernance en ce qui concerne la diversification des modes de pilotage, des acteurs et des interdépendances de niveau. Les modes de gouvernance conventionnels (réglementaires et économiques), dominés par les autorités étatiques, s’ouvrent et se diversifient grâce aux processus et ressources informationnels. Il n’y a pas de relation univoque et/ou causale entre l’émergence de nouveaux modes de gouvernance et la centralité croissante des processus et ressources informationnels ; mais en incluant ces derniers développements dans la littérature sur la gouvernance, nous pouvons comprendre comment et pourquoi les autorités et institutions étatiques voient leur pouvoir se diffuser vers d’autres acteurs et arrangements, et quelle est la base (de pouvoir) de ces nouveaux arrangements et acteurs de gouvernance. »

46L’ouvrage se présente comme une tentative de faire converger et de transformer en agenda de recherche deux grands courants de pensée : d’une part, les thèses de Manuel Castells sur l’entrée du monde dans « l’âge de l’information » [Castells, 1997] et de l’autre, les recherches sur la « réforme environnementale », nébuleuse de courants proches de la théorie de la modernisation écologique qui cherchent à comprendre, à contribuer à l’actualisation écologique de nos sociétés contemporaines. Mol est d’ailleurs un pionnier de cette théorie [Mol & Spaargaren, 2002] et sa principale idée est que ces deux courants ne se sont guère croisés jusqu’à maintenant. Les théories informationnelles sur le monde contemporain n’incorporent presque aucune considération environnementale, tandis que les recherches sur l’environnementalisation du monde omettent de tester sur leurs terrains, les intuitions et hypothèses des premières. Il va donc proposer pour les réunir le concept de gouvernance informationnelle, plus comme horizon de recherche que comme définition définitive, puis décliner son usage dans six domaines restreints : les rapports entre suivi environnemental/contrôle social/empowerment citoyen, les politiques publiques environnementales, le verdissement de l’économie, l’activisme environnemental, les médias et la démocratie numérique, les territoires pauvres en information.

47Ce que je retiens du travail de Mol pour la suite de ma démonstration tient d’abord à l’humilité qu’il professe en conclusion, sur notre incapacité actuelle à dresser un portrait complet de ce que serait la gouvernance informationnelle de l’environnement. Celle-ci n’est présente que sous des formes hybrides et les effets de l’information diffractent dans un nombre si grand de dimensions du réel qu’il est pour l’heure illusoire de vouloir en rendre compte de façon cohérente, complète et convaincante. Je ne peux que souscrire aux préventions finales de l’auteur sur le fait que son concept est tout sauf clos sur lui-même et qu’il ne peut s’appliquer uniformément sur le globe :

« Comme l’a montré ce livre, la gouvernance informationnelle est loin d’être un modèle uniforme et cristallisé, qui se déploierait de manière similaire à différents endroits du globe et sur lequel les acteurs de la gouvernance ne peuvent avoir aucune influence. La gouvernance informationnelle est toujours en cours d’élaboration ; elle prend des formes différentes selon les secteurs et les sociétés ; elle fait partie et elle est façonnée par les conflits et les luttes ; et sa pertinence pour la réforme environnementale n’est certainement pas la même selon là où on se trouve dans la société mondiale en réseau.17 » [Mol, 2008, p. 276.]

48Cette position entraîne des considérations méthodologiques en faveur de l’étude de cas et une méfiance envers toute généralisation sur les effets politiques de l’information [Mol, 2008, p. 286] : « Le succès environnemental de la gouvernance informationnelle peut au mieux être évalué dans des contextes spatiotemporels concrets, où des arrangements spécifiques opèrent dans la gestion de flux et de capitaux environnementaux spécifiques.18 »

49Je partage son constat conclusif selon lequel la compréhension des nouvelles « constellations de pouvoirs » liées à l’information environnementale représente un des chantiers prioritaires de la recherche, et ce n’est guère un hasard si cet ouvrage a adopté cette suggestion du Néerlandais comme Croix du Sud pour la navigation que je propose dans l’Amérique méridionale. Au-delà du partage de cet horizon de recherche, j’ai aussi essayé chaque fois que c’était possible de prendre au sérieux son intuition méthodologique selon laquelle l’information n’était pas que « ressource » dans les rapports de pouvoir, mais bien un facteur de mutation des groupes sociaux qu’elle mettait en relation, et à ce titre véritable actant social [Mol, 2009, p. 114] : « le concept de gouvernance informationnelle souligne l’importance clé de l’information (ainsi que des processus et ressources informationnels) dans la restructuration fondamentale des processus, institutions et pratiques de la gouvernance (environnementale).19» Comprendre comment les dispositifs informationnels, dans leurs dimensions sociales, techniques et dans leur rapport à la nature font évoluer ceux qui les organisent et les utilisent, constitue une question essentielle, au croisement des études du pouvoir et de celles de la représentation de la nature. À ce défi méthodologique complexe, cet ouvrage tente modestement d’apporter quelques observations empiriques et quelques pistes de travail.

50L’inspiration tirée de l’œuvre de Mol ne va pas sans une série de différenciations et d’oppositions avec elle, qui vont permettre de mieux situer ma démarche. La principale tient à son ancrage dans le paradigme de la modernisation écologique, dont la ligne de fuite reste l’idée qu’un consensus sur les solutions à apporter à la crise environnementale est souhaitable et possible. Loin de toute ingénuité sur ce plan, Mol reconnaît que les luttes et conflits sur ces solutions sont permanents et fondamentaux pour comprendre leurs dynamiques, mais il prête peu d’attention aux systèmes de valeurs en opposition, notamment aux représentations de la nature portées par les différents groupes qui sont aux prises. Plus problématique dans ma perspective, il n’évoque guère la façon dont les dispositifs informationnels modifient nos représentations de la nature : une écologie politique de ces dispositifs reste à structurer pour élargir la portée du travail de Mol.

51Troisième remarque : Mol reste ancré dans une perspective européocentrée, informée par ses travaux sur la modernisation écologique des filières industrielles (pharmacie, papeterie). Sa conceptualisation des pays émergents et en développement sur le plan de l’information est quelque peu simpliste, sous le terme de pays pauvres en information (Information-poor environments). L’idée que ce qui différencie les pays anciennement industrialisés des autres sur le plan de l’information environnementale est avant tout une question d’abondance me semble discutable, à l’heure où des techniques nouvelles et des mouvements sociaux actifs engendrent des productions importantes d’information. De la même façon, l’apparition d’une information environnementale transnationale, d’échelle continentale, voire mondiale, bouscule cette vision de pays « contenant » plus ou moins d’information. Au-delà de la question de l’abondance, c’est surtout celle de la place politique des dispositifs informationnels dans ces pays qui me semble clé, en particulier la façon dont ceux-ci déterminent qui est légitime pour parler et agir dans le champ environnemental, et qui ne l’est pas. Les notions de souveraineté et d’autonomie dans la maîtrise des productions et des flux informationnels, essentiels dans cet ouvrage ne sont pas réellement abordées par Mol en 2008.

52Dernière remarque enfin, la dimension matérielle des dispositifs informationnels semble échapper à Mol, pour qui elle semble aller de soi. Je montrerai plus loin que les études des sciences et technologies entre autres, ont démontré qu’il n’en était rien et que cet acquis ne peut être mis de côté pour comprendre l’information environnementale.

53Mais mon principal point de désaccord épistémologique avec Mol porte sur le lien entre information et problématisation des questions environnementales. Il ne mentionne à aucun moment la question des représentations de la nature. Est-ce son focus sur la gouvernance informationnelle qui l’entraîne à ne pas interroger les sorties de son modèle, c’est-à-dire la façon dont les dispositifs informationnels que nous utilisons modèlent notre façon de représenter la nature ? Ou son rattachement à un courant de pensée – la modernisation écologique – où la question des représentations est secondaire par rapport à la recherche de mécanismes sociopolitiques d’optimisation de la gestion de l’environnement ? Mon analyse se démarquera de cette omission, puisque l’un de mes présupposés est que les dispositifs informationnels jouent au contraire un rôle essentiel dans la façon dont sont formulées aujourd’hui les questions environnementales, nous le verrons bientôt.

De quelques difficultés additionnelles : transition numérique et mutations de l’État

54Le changement majeur ayant affecté l’information environnementale depuis sa naissance est sans nul doute la transition numérique. Dans un premier temps, elle a concerné la numérisation des données environnementales à la fin des années 1980, puis elle a facilité leur circulation avec la bureautique individuelle à la même période, et surtout avec développement exponentiel de l’Internet à partir de la fin des années 1990. J’inclus dans ce terme de transition numérique l’ensemble des éléments techniques qui permettent de créer et de faire circuler l’information, depuis les capteurs (stations météo, satellites, GPS, etc.) jusqu’aux interfaces de lecture (PC, tablettes, smartphones, etc.) en passant par les « tuyaux » (câblages divers, stations de réception de signal, etc.). Cette transition numérique affecte nos sociétés au-delà des questions environnementales. Je me borne dans cette section à signaler une série de problèmes posés à la recherche sur l’information environnementale du fait de ce changement majeur. Ceux-ci tiennent principalement à deux causes : d’une part, l’estompage des limites entre catégories et entre objets du fait de la dématérialisation de l’information ; de l’autre, les espoirs et craintes fondés sur cette numérisation de l’information, qui rendent difficile pour le chercheur la distinction entre ce qui est de l’ordre de la menace ou des promesses associées à cette information, et la matérialité de ce qui est effectivement réalisé.

55La numérisation des données a d’abord pour effet de complexifier, voire de rendre impossible la constitution de corpus clairs selon les catégories conventionnelles d’analyse des acteurs de l’information (voir tableau 7). Comme des géographes l’ont récemment souligné, les données numériques sont devenues « malléables », au sens où elles sont aisément modifiables par d’autres personnes que celles qui les ont créées [Joliveau et al., 2013]. Associée à cette malléabilité, leur reproductibilité, devenue extrêmement facile à des coûts marginaux, explique que les données puissent avoir de multiples vies hors de leur berceau d’origine. Les catégories fondatrices des recherches en information, celle de producteur et celle d’utilisateur, sont alors potentiellement bouleversées. Un nombre croissant d’utilisateurs de données numériques vont modifier celles-ci de façon qu’elles correspondent mieux aux usages qu’ils veulent en faire, les combiner avec d’autres jeux de données et devenir à leur tour producteurs de ces données, d’où le mot anglais de produser. Le numérique a pour effet le brouillage de la limite entre la notion de production et celle de circulation de l’information. Alors qu’autrefois l’information était produite dans un cadre stabilisé, puis circulait sans trop subir d’altérations, aujourd’hui ce cadre explose, et la circulation devient une des modalités de production de l’information.

Tableau 7. En quoi la transition numérique complique la vie de ceux qui veulent étudier les effets politiques de l’information environnementale (bilan provisoire)

Fonctionnalité

Modalités
(exemples non exhaustifs)

Effets sur les catégories d’analyse informationnelle

Circulation facilitée

Démultiplication des moyens de circulation (cédérom, clé USB, disques durs externes, laptop, Internet)

Brouillage de la limite entre les catégories production et circulation de l’information : la circulation devient une composante du processus de production de l’information

Malléabilité des données

Modification partielle d’un jeu de données, par segmentation, enrichissement, croisement avec d’autres jeux

Confusion potentielle entre
producteur et usager

Hybridation des données

Fusion de bases de données publiques et privées

Apparition de données multiproduites

Multiplication des capteurs volontaires

Individus équipés de GPS, tablettes, smartphones

Complexification de la notion
de producteur de la donnée

Interopérabilité des bases

Possibilité de consulter simultanément plusieurs bases de données distinctes, et donc de constituer un corpus ad hoc de données en fonction de critères variant avec chaque usager

Incertitude sur la délimitation
d’une base de données

Partage en ligne

Mise à disposition sans restriction de données en consultation ou téléchargement sur Internet

Indétermination du récepteur

56Un autre effet de la transition numérique est la porosité croissante entre deux mondes autrefois relativement étanches, le public et le privé. En effet, il est de plus en plus fréquent que des jeux de données associent plusieurs producteurs de statuts différents, notamment dans le domaine des données dites « géographiques » [Joliveau et al., 2013]. En lien avec cette question, la démocratisation des outils de positionnement individuel comme le GPS a également modifié la donne en multipliant dans certains champs, le naturalisme amateur en tout premier lieu et les contributeurs aux bases de données environnementales. Les grandes bases nationales et mondiales, bien que gérées par des entités publiques qui se chargent de valider leur qualité, sont en partie constituées de données collectées par des individus non affiliés à une institution publique, ce qui leur confère un statut différent des bases conventionnelles constituées uniquement de données rassemblées par des spécialistes.

57L’interopérabilité est une fonction informatique de plus en plus présente dans les bases de données environnementales numériques : elle permet, à partir d’une interface, de consulter, de visualiser et de télécharger des données situées sur d’autres serveurs et créées par d’autres institutions. L’interopérabilité est par exemple ce qui permet à des plateformes Web de moissonner des bases distantes et d’agréger des données d’origines diverses. Cette fonction questionne les contours d’une base de données environnementale, puisque ceux-ci peuvent varier en fonction des requêtes formulées par l’usager à son interface de moissonnage. Enfin, le partage de données sur Internet, lorsqu’il est en accès libre, questionne l’identité du récepteur, potentiellement étendu à toute personne munie d’un moyen d’accès. Le fait que des personnes puissent se saisir de cette information alors même qu’elles n’étaient pas visées par sa mise en forme bouleverse en profondeur les analyses de sa réception. Ce nouveau « régime de vérité numérique », analysé par Rouvroy et Stiegler [2015], n’a guère été travaillé dans le champ environnemental.

58Faire un bilan des espoirs et promesses de la transition numérique dans le domaine de l’information dépasse l’ambition de cet essai. À côté des espoirs [Gautreau & Noucher, 2016] mis en avant, nombre de menaces, moins publicisées, mais latentes, sont formulées dans les sphères académiques et surtout professionnelles. L’impact de la transition numérique en environnement est mal documenté en ce qui concerne les effets de mémorisation/oubli des données, celle-ci étant conçue comme un processus collectif et non individuel. En acceptant l’idée que nous entrons dans un monde où seul ce qui sera sur Internet fera partie de notre mémoire collective, il faut craindre que toutes les archives analogiques (inventaires naturalistes à l’ancienne, descriptions diverses portées sur des carnets, séries photographiques, cartes de végétation, etc.) ne disparaissent virtuellement, même si elles subsistent matériellement dans des lieux de stockage que plus personne n’aura l’idée de consulter. À ma connaissance, aucun bilan sur ce sujet n’a été mené. En s’inspirant des réflexions de Pierre Alphandéry et Agnès Fortier [2012] sur les effets de la normalisation par le haut des savoirs naturalistes en France, une hypothèse forte serait que la transition numérique n’efface pas les données non numérisées, mais les fait sortir de l’espace public en réduisant leur légitimité, dès lors qu’elles ne sont plus incorporables aux dispositifs informationnels dominants.

59Un second ensemble de promesses/menaces associées à la transition numérique a été la question de savoir si celle-ci permettait d’infléchir les rapports de pouvoir fondés sur un accès asymétrique à l’information. Cette question a fait l’objet d’innombrables analyses dès la fin des années 1980, qui concluent généralement par la négative, arguant que le facteur clé pour un empowerment par l’information tient aux capacités d’analyse, plus qu’aux possibilités d’accès [McPhail, 2006 ; Paehlke, 2003 ; Lyon, 1988]. Il me semble cependant difficile d’en rester à ce constat, notamment lorsque varient les échelles d’analyse et que l’intérêt se porte sur des cas particuliers qui s’écartent du modèle et montrent ponctuellement un empowerment effectif d’individus ou de groupes sociaux dominés. Dans le champ environnemental, la transition numérique a ceci de particulier que son potentiel de modification de l’accès à l’information est fort du fait même des caractéristiques techniques de celle-ci. Internet permet d’accéder à des informations qui sont très coûteuses à produire (images satellites brutes, images satellites analysées et classées, inventaires écologiques sur de vastes territoires, etc.) et à la visualisation de risques invisibles, comme les pollutions diffuses, la réduction de la biodiversité, etc. Le potentiel d’augmentation radicale des connaissances pour des groupes mal informés est énorme [Crampton & Krygier, 2006]. Ajoutons à cela la multiplication des stratégies de ces groupes pour enrôler des « traducteurs » de cette information environnementale, scientifiques ou personnes autodidactes, et toute une série de verrous à l’empowerment numérique semble susceptible de sauter. Qu’en est-il vraiment ? Les cas d’études de la seconde partie du livre tenteront d’y apporter quelques réponses circonstanciées.

60Parallèlement à ce potentiel empowerment des groupes dominés, Mol indique comment la transition numérique permet au début du xxie de renforcer les capacités de surveillance de la part des acteurs dominants [2008, p. 116]. Ces capacités de surveillance auraient longuement été bridées dans le champ environnemental, par rapport à d’autres champs comme ceux des comportements politiques. Par des contraintes techniques d’abord, il n’était possible de surveiller que peu de surfaces et de ne relever que peu de données. Pour des raisons de priorités ensuite, la surveillance ne portait que sur les acteurs publics et les industriels, et pas encore sur les comportements individuels des citoyens consommateurs. Du fait de biais conceptuels enfin, seules les caractéristiques physiques des milieux faisaient l’objet de mesure, et non pas les comportements sociaux. Mol souligne à raison qu’avec la transition numérique, le potentiel de surveillance sociale grâce à l’information environnementale va de pair avec le développement des politiques de conservation. Le processus n’est pas nouveau, la conservation de la nature étant dès ses origines liée au contrôle souvent autoritaire de la population, rurale et/ou colonisée. Mais ce que signale Mol, c’est l’idée que la transition numérique élargit la population passible de surveillance à partir du début des années 2000, tant en termes de nombre que de nouveaux espaces : les comportements urbains, jusqu’alors non captés systématiquement par les dispositifs d’information, entrent dans leur champ20.

61Avec Mol toujours, je partage l’idée que si la transition numérique ne renverse pas la table du jeu social, elle fait du moins bouger les lignes. Sans ce présupposé, les analyses proposées en première partie n’auraient pas eu lieu d’être. Il est remarquable que dans le champ environnemental, et à plus forte raison dans les pays émergents et en développement, les effets du numérique ne se soient fait sentir que tardivement. Goldman, qui publie son Imperial Nature en 2005, à partir d’une enquête menée au tournant du siècle dernier, ne mentionne à aucun moment le numérique comme un facteur qui pourrait réduire les effets d’hégémonie informationnelle dans les territoires asiatiques où la Banque mondiale est la seule à produire de l’information.

62Avec l’irruption du numérique, c’est sans aucun doute la mutation de l’État qui entraîne de nouvelles complexités pour nos analyses. Cette mutation est d’abord liée au changement de statut de l’information dans un État de plus en plus ouvert à la coconstruction des décisions, ce que je qualifie de fin de la « capitalisation asymétrique » de l’information environnementale. Lascoumes et Le Galès [2004, p. 24] le décrivent ainsi :

« L’exercice du pouvoir s’est effectué pendant longtemps par le prélèvement et la centralisation d’informations qui guident les décisions politiques, mais qui reste un bien retenu par les autorités publiques. Avec le développement des États-providence et, surtout, avec l’intense interventionnisme qui l’a accompagné, le néocorporatisme, l’interpénétration croissante des espaces publics et privés ont rendu nécessaire un assouplissement des rapports gouvernants/gouvernés. Sous couvert de “modernisation” et de “participation”, de nouveaux outils ont été mis en place pour assurer une meilleure fonctionnalité de la gestion publique en créant une subjectivation croissante des rapports politiques et la reconnaissance de “droits-créances” des citoyens vis-à-vis de l’État. Une nouvelle relation est alors établie entre droit à l’expression politique et droit à l’information. »

Tableau 8. Ce que change potentiellement la transition numérique pour les politiques informationnelles de l’État

Objectifs de l’État
par rapport
à l’environnement

Principales stratégies informationnelles

Ce que changent
potentiellement
la numérisation et le Web

Affirmer un pouvoir symbolique

1. Unification des représentations
des ressources et du patrimoine naturel

Facilitation de circulation
des représentations alternatives ou concurrentes de l’environnement

Contrôle par la connaissance

2. Maîtrise de la circulation des données (monopole de fait des institutions publiques)

Explosion des échanges de données aux marges ou hors de la sphère publique

3. Monopole de la localisation des ressources

Pratiques croissantes de localisation par le secteur privé (individus, entreprises)

4. Monopole de la qualification des données (imposition de normes et contrôle de la standardisation)


Essor de modes concurrents de qualification des données en lien avec l’activisme social et les processus participatifs

Nouvelles mémoires environnementales

Précision et pertinence sont relatives aux usages (non prévus par les pouvoirs publics) dont les données feront l’objet.

Source : adapté de Gautreau, 2016.

63Sur le plan des pratiques de collecte, Mol [2008, p. 112] semble quant à lui tenir pour acquis le fait que les monopoles informationnels de l’État sont aujourd’hui choses du passé :

« La forte monopolisation des activités de surveillance de l’environnement, de la propriété des données environnementales et du contrôle de la diffusion des données par les pouvoirs étatiques et économiques semble avoir disparu. […] La surveillance de l’environnement n’est plus le privilège des gouvernements nationaux et des grandes entreprises (transnationales). Les consommateurs, les citoyens, les clients, les compagnies d’assurances, les amoureux de la nature, les usagers des transports publics et autres sont régulièrement impliqués dans la surveillance de diverses activités (production, produits, mobilité, services, fourniture de services publics, investissements, commerce, etc.) concernant de nombreuses qualités environnementales.21 »

64Les assertions déjà anciennes de Lascoumes et Le Galès, et celles plus récentes de Mol sont néanmoins à nuancer, dans la mesure où la comparaison entre ce qui est partagé par l’État et ce qu’il continue à capitaliser asymétriquement n’est rarement, voire jamais faite, pour la bonne raison que peu d’acteurs sont en mesure de connaître l’ensemble de l’information environnementale possédée par l’État. L’État lui-même n’est sans doute d’ailleurs pas en condition de dresser le bilan de ce qu’il possède. Or, il semble évident que des pans entiers d’information environnementale restent d’usage réservé aux pouvoirs publics, de droit ou de fait, notamment lorsqu’elle porte sur des sujets définis comme sensibles, tels que les responsabilités en matière d’atteinte à l’environnement. De la même façon, certaines informations très coûteuses à produire et sensibles peuvent rester dans le giron étatique.

65Plus qu’une révolution totale, ce serait donc plutôt à une lente mutation des régimes publics d’information environnementale qui aurait lieu aujourd’hui, plus de vingt ans après l’essor massif de l’Internet. Les conséquences méthodologiques de cette hypothèse sont importantes, puisque cela suppose de conserver un regard (très) critique sur les effets de la transition numérique en termes de partage de l’information par l’État. Il est encore d’actualité d’interroger les débats internes à celui-ci sur l’opportunité ou non de partager son information environnementale. Mais il est aussi nécessaire de ne pas considérer les potentiels techniques en faveur du partage comme autre chose que des potentiels. J’avais en 2016 imprudemment produit un tableau des effets de la transition numérique pour les politiques informationnelles de l’État (tableau 8), que j’aurais dû nommer plus rigoureusement effets potentiels.

66Au-delà des questions centrées sur l’État, un enjeu majeur des études sur l’information environnementale reste celui du sens à attribuer à des processus de production/circulation hors ou aux marges de l’État. Il semble peu prudent d’affirmer que l’information environnementale est générée sans stratégie, comme le mentionne Mol [2008] en citant les travaux de Esty [2004]. La difficulté à donner un sens aux nouveaux modes de production/circulation/partage d’information qui éclosent dans la décennie 2000 n’est sans doute qu’un artefact de méthodologies d’enquête inadaptées.

Pour aller plus loin dans les débats sur le rapport information/pouvoir

67Pour compléter la boîte à outils que ce sixième chapitre a commencé à ébaucher, quatre options supplémentaires me semblent fondamentales à citer.

L’information comme technique de gouvernement

68La récente centralité de la question environnementale dans les sociétés contemporaines est intimement liée à la gouvernementalisation du pouvoir qui s’amorce dans l’Europe moderne pour s’étendre ensuite au monde, surtout dans la seconde moitié du xxe siècle. C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre l’émergence de techniques de gouvernement nouvelles qui permettent de rendre lisibles [Scott, 1998] territoires et ressources afin d’assurer cette prise en charge : la normalisation des poids et mesures, la standardisation des méthodes de la foresterie, la diffusion des noms de famille et bien sûr, le cadastre. Cette formation de grands instruments, qui possèdent souvent une dimension spatiale, induit simultanément une prise en charge de la nature, en tant que celle-ci constitue une dimension essentielle de la population à gouverner.

69La plupart des analyses actuelles de l’information – c’est le cas également en environnement – pâtissent d’une conception avant tout fonctionnaliste de celle-ci. Son déploiement est étudié en termes d’efficacité, d’atteinte ou non des buts explicitement exprimés, sans une réflexion plus large sur l’éventail de processus sociaux et biophysiques entrelacés qu’elle induit. Dans la mesure où l’information se matérialise dans toute une série d’instruments, un détour par les apports conceptuels foucaldiens semble essentiel pour mieux comprendre leur rôle dans la gouvernementalisation de l’environnement et leurs effets politiques. Le courant de l’institutionnalisme sociologique s’inscrit dans cette perspective, en prêtant attention à l’instrumentation du pouvoir, c’est-à-dire aux « instruments, procédures et rationalités politiques » qui le constituent [Laborier & Lascoumes, 2004, p. 2]. C’est dans ce courant que s’intègre cet essai, dans son choix de s’intéresser aux instruments d’information comme des instruments d’action publique.

70Selon Lascoumes [2004, p. 6-7], « appliqué au champ politique et à l’action publique, l’instrument peut être défini comme un dispositif technique, à vocation générique, porteur d’une conception concrète du rapport politique/société et soutenu par une conception de la régulation. » Une telle perspective permettra entre autres d’analyser le rôle des instruments d’information dans la construction de la question environnementale en Amérique du Sud, en prêtant une attention particulière aux dimensions techniques de cette construction. Cette dimension technique est peu abordée, dans une littérature pourtant abondante, mais qui privilégie les dimensions idéologiques, économiques ou sociologiques des rapports de pouvoir liés à l’environnement. L’approche par les instruments de la construction de la question environnementale semble particulièrement pertinente, dans la mesure où « l’instrument comme institution [peut être] abordé dans une perspective d’analyse du pouvoir, du formatage des faits sociaux qu’il implique, mais aussi des actions de pédagogie, de cadrage et parfois de manipulation qu’il suscite » [Lascoumes & Simard, 2011, p. 17]. Comme le rappellent ces auteurs [idem], les instruments tels que la bureaucratie, les règles de l’étiquette ou la cartographie sont des « techniques de domination politique ayant chacune leur logique propre. Leur technicité est indissociable de leurs effets sociaux contraignants et de la légitimation des positions qu’elles induisent », d’où l’intérêt de passer par ces instruments pour « saisir la transformation du rapport gouvernant/gouverné à partir d’un marqueur concret de l’action publique. »

71Retenons enfin de cette approche foucaldienne de la gouvernementalité sa conception non-essentialiste de l’État22, qui incite à analyser son action en termes de techniques et de pratiques et non comme déploiement de stratégies unifiées et clairement explicitées. Le foisonnement des instruments qui caractérise l’État et son fonctionnement, et donc les rapports de pouvoirs tissés avec la population et l’environnement, ne s’accommodent guère d’une analyse qui ferait de cet État une entité monolithique. Cette prémisse est d’autant plus importante pour analyser de grands États fédéraux comme le Brésil ou l’Argentine où, à la complexité et l’hétérogénéité de ce qui constitue l’État fédéral, s’ajoutent celles des États fédérés et celles des liens États-fédération23.

Comprendre l’information au-delà des « problèmes » qu’elle est censée résoudre

72Lascoumes [2004, p. 8] rappelle que nombre d’études de l’action publique envisagent celle-ci sous un angle fonctionnaliste, avant tout comme « une démarche politico-technique de résolution de problèmes via des instruments ». Ces études ne problématisent pas les instruments et ne les interrogent qu’en termes d’efficacité et d’adéquation aux problèmes formulés par un acteur. Il propose de dépasser le fonctionnalisme en montrant que les instruments ne sont ni neutres ni purement techniques ni simplement à disposition des acteurs : ils ont des effets spécifiques,

« une force d’action propre […]. [L]es travaux de A. Desrosières sur l’outil statistique montrent sa participation active à la rationalisation des États modernes. Le langage commun et les représentations que véhicule la statistique créent des effets de vérité et d’interprétation du monde. De son côté, le géographe Claude Raffestin dans ses études sur la cartographie a souligné le rôle de cet artefact dans la construction des identités et récits nationaux. »

73Cette conception des instruments d’action publique me semble pertinente dans le champ environnemental, où l’usage de ces mêmes instruments participe au cadrage des problèmes, à la formulation des questions environnementales et influe sur les façons dont les acteurs tentent de les résoudre. Cet essai suivra donc la proposition de Lascoumes de s’intéresser à la dynamique de l’instrumentation, en s’intéressant à trois propriétés essentielles des instruments d’action publique. Tout d’abord, ceux-ci produisent des « effets originaux, et parfois inattendus, qui dépassent ou se démarquent clairement des attentes initiales » [p. 8]. Une attention particulière sera portée aux questions nouvelles qui émergent de leur utilisation, questions non prévues par leurs concepteurs. Cette notion d’effet original ou d’effet d’instrument est proche de la notion de productivité utilisée par la sociologie des conflits environnementaux déjà évoquée [Azuela & Musseta, 2008 ; Melé, 2012]. La seconde propriété des instruments est leur « effet d’inertie », au sens où ils vont cadrer la formulation d’une question. L’existence d’un instrument oriente la façon dont va être posé un problème et il va constituer le point de rencontre d’acteurs hétérogènes qui vont accepter, à travers lui, de traiter ce problème en commun. L’instrument est aussi « producteur d’une représentation spécifique de l’enjeu qu’il traite » [Lascoumes, 2004, p. 8], et c’est sa troisième propriété. La façon dont est codifié un phénomène dans un instrument va sélectionner certains de ses attributs, certaines de ses dimensions et centrer l’attention des acteurs sur ceux-ci au détriment d’autres éléments qui caractérisent le phénomène. Dans les systèmes d’information sur la biodiversité par exemple, le fait que celle-ci soit résumée à la présence ou à l’absence de taxons occulte de nombreuses autres dimensions écosystémiques, génétiques, paysagères de cette même biodiversité et va plaquer les différents enjeux sur la seule question des espèces présentes. L’instrument contribue alors à la construction de « réalités conventionnelles » au sens de [Desrosières, 2000].

La notion de « régime informationnel environnemental »

74Le régime informationnel environnemental est un agencement spécifique et relativement stable entre un projet politique de prise en charge de la nature et un ensemble particulier d’instruments de connaissance de celle-ci mis au service de ce projet. Dans un régime peuvent cohabiter divers modèles d’information. Cette dernière notion décrit des arrangements plus ponctuels entre acteurs, alors que le régime englobe plusieurs modèles. Cette notion est proche de celle de régime de gouvernementalité environnementale utilisée par Aggeri [2005] pour décrire les évolutions de la prise en charge des problèmes de pollution en France du xixe siècle à la fin du xxe. Ces régimes de gouvernementalité correspondent à un agencement repérable de plusieurs éléments : des objets de gouvernement, des logiques de visibilité des problèmes et des formes de gouvernement (formes de rapport gouvernant-gouverné). Ce qui détermine les logiques de visibilité, c’est « la manière et les moyens (techniques, dispositifs), dont des objets de gouvernement et des gouvernés sont objectivés sur les plans scientifique, technique et économique » [p. 434]. L’intérêt de la notion de régime est qu’elle n’est pas strictement chronologique. Elle permet de repérer des agencements similaires sur des périodes historiques différentes ou encore de comprendre la juxtaposition de différents régimes à une même période et sur un même territoire, mais portés par des acteurs différents. C’est donc une façon utile d’analyser le rôle politique de l’information environnementale, notamment en donnant toute sa place aux effets d’instruments : certes, le projet de prise en charge de la nature va contribuer à sélectionner certains instruments spécifiques, mais les instruments eux-mêmes sont susceptibles de modeler ce projet.

75Au risque d’un certain simplisme, deux grands types de régimes informationnels environnementaux contemporains peuvent être suggérés, l’un « étatiste égalitaire », l’autre « néolibéral ». Le premier, dont le projet de prise en charge de la nature correspond à une régulation centralisée de l’utilisation des ressources naturelles, s’accompagne de choix d’instruments d’information qui tendent à couvrir de façon synoptique le territoire de l’État, de façon que celui-ci soit en mesure d’établir, par comparaisons, des priorités dans l’attribution des droits d’accès et d’usage des ressources. Avec l’avènement de régimes républicains et démocratiques, cette logique s’est étendue au domaine de la régulation des risques, qui suppose, en termes d’information, de tendre vers une vision exhaustive de ceux-ci, afin d’assurer une égalité aux citoyens dans le traitement de ces risques. Le régime néolibéral correspondrait quant à lui à un projet de prise en charge de la nature déléguée à un nombre bien plus grand d’acteurs, essentiellement privés, qui s’estiment plus à même d’allouer les fonds nécessaires tant à l’exploitation des ressources qu’à leur conservation, ou à la protection contre les risques, dans une logique de marché. Le choix d’instruments d’information serait alors mis dans les mains de ces acteurs privés, selon la logique par projet propre au néolibéralisme [Boltanski & Chiapello, 1999], censée faire émerger par concurrence les solutions les plus optimisées. C’est dans sa thèse que Louca Lerch [2014] a fait mention du paradigme du projet à propos de la Bolivie néolibérale des années 1990-2000, comme nous l’avons vu au début de l’ouvrage.

L’instrument d’information comme « champ »

76Les instruments d’information gagnent enfin à être conçus comme des champs sociaux au sens bourdieusien du terme. Bien que de taille réduite, les processus qui les agitent relèvent de ce qui correspond selon Pierre Bourdieu à un « champ social ». Concevoir sous cet angle les instruments d’information permet de tracer les façons dont émerge – ou pas – la légitimité politique de leur fonctionnement. Par ailleurs, nombre d’analyses sur les rapports entre information et pouvoir tendent à analyser des situations simplifiées, associant un émetteur et un récepteur uniques de l’information, là où les dynamiques de celle-ci se révèlent autrement plus complexes. Les instruments d’information sont investis par des acteurs très nombreux. Au-delà des acteurs principaux qui produisent l’information au moyen d’un instrument, il est nécessaire de s’interroger sur les multiples autres acteurs qui gravitent autour de celui-ci, influencent la circulation de l’information en son sein et modifient son rôle politique. Les instruments d’information sont donc à analyser comme de potentiels champs de conflits entre différents groupes, et ce, à différentes échelles. La question de la multiplication et de la complexification des rôles (d’acteurs) au sein des régimes d’information qui émergent avec le numérique sera un point crucial à évoquer. Enfin, concevoir l’instrument d’information comme un champ permet d’en saisir mieux les effets politiques, en dépassant les approches ponctuelles de la production de certains documents comme les cartes. C’est dans une large mesure ce que fait Serge Gruzinski lorsqu’il montre les effets d’acculturation hispanique de la circulation complexe des cartes dans l’aristocratie Nahuatl à l’époque du Nouveau Mexique colonial [Gruzinski, 1993, 1987].

* * *

77Ce sixième chapitre a eu pour objectif de dresser le panorama de ce que les sciences sociales ont apporté à l’exploration des rapports entre information environnementale et pouvoir, de façon à dessiner en creux les champs qui restent à travailler. De façon un peu artificielle, j’ai séparé des enjeux thématiques, de l’ordre du débat public ou académique, d’enjeux plus méthodologiques, pour mieux insister sur le caractère souvent incomplet de nos méthodes de travail. L’ambition du reste de l’ouvrage est de contribuer à progresser sur les divers chantiers identifiés. J’attire l’attention sur la nature hétérogène de ceux-ci qui démontre, à mon sens, la profonde intrication de l’information environnementale dans la vie des sociétés contemporaines, mais aussi leur très variable visibilité sociale et politique. Une partie de ces chantiers relève de débats ouverts ayant pignon sur rue dans les arènes publiques. C’est le cas des questions de monopoles informationnels, d’abondance informationnelle ou des enjeux de justice. À l’inverse, de multiples enjeux restent dans le giron des débats de spécialistes, malgré leurs implications sociétales majeures. C’est le cas du cadrage des questions environnementales par l’information, des enjeux de souveraineté ou des effets de standardisation, qui mériteraient une bien plus grande attention publique. C’est dans ce champ complexe et très dynamique que je propose d’avancer dans les chapitres suivants, en commençant par évoquer les contributions potentielles de la géographie.

Notes de bas de page

1 « En dépit des objectifs affichés par le SINP de prendre en compte la pluralité des formes de savoirs, ce sont avant tout les savoirs d’inventaires fondés sur le couple présence/absence que ce dispositif intègre. Les connaissances de type qualitatif, contextualisées, comme les avoirs des gestionnaires de l’espace ou encore les savoirs pratiques des chasseurs, des pêcheurs et des agriculteurs, sont laissés dans l’ombre […]. » [Alphandéry & Fortier, 2012, p. 154]

2 Les thèses d’Alphandéry et Fortier peuvent être discutées sur certains aspects. D’autres travaux ont par exemple montré que sous un dehors homogène, le fichier Znieff cachait de fortes disparités spatiales liées à la diversité des personnes y ayant contribué [Couderchet & Amelot, 2010]. La portée de la standardisation à l’œuvre mériterait donc d’être plus amplement discutée. On pourrait demander plus de preuves empiriques du fait que les associations naturalistes d’aujourd’hui recèlent une moindre diversité de savoirs que dans les années antérieures au déploiement de ces grands systèmes d’information. En bref, il aurait certainement été nécessaire de mieux documenter les cas où le processus de standardisation des savoirs rencontre des rugosités (sociologiques, techniques…), des résistances, car ces cas sont sans doute bien plus nombreux que ce que l’on pense.

3 Citation originale : « The information society is rapidly changing the conditions, mechanisms, resources, institutions and conflicts that are and will be involved in environmental governance. Old modes, resources, arrangements, concepts, and sites of power are increasingly being replaced by new, informational ones. »

4 « […] l’obligation d’information qui existe aujourd’hui induit une schématisation de l’enjeu dans la mesure où les dimensions les plus controversées, les phénomènes minoritaires, trouvent difficilement leur place dans une information formatée pour le grand public. Il s’agit de sensibiliser et si possible d’alerter afin de modifier les représentations et les pratiques. Cette réduction des messages crée une tension forte entre le souci de rigueur scientifique qui exige une présentation complexe des méthodes et des résultats épidémiologiques, et la volonté d’efficacité politique, c’est-à-dire la diffusion de messages intelligibles par les destinataires qu’il s’agisse des décideurs politiques ou du public censé en retirer des lignes de comportement. Ensuite, l’orientation principale vers l’information grand public a progressivement orienté l’essentiel du contenu des messages diffusés vers la question des seuls effets de la circulation automobile sur la pollution atmosphérique. Et les “plans d’alerte” sont présentés quasi exclusivement comme devant déclencher des restrictions dans les déplacements. Par contre-coup, l’autre dimension plus ancienne, celle de la pollution d’origine industrielle qui continue à constituer le fond de la pollution atmosphérique tend à disparaître de l’information (excepté dans les zones à forte industrialisation, Étang de Berre et Fos, etc.) ce qui produit une version assez partielle des causes des phénomènes observés. » [Lascoumes, 2004, p. 9]

5 À propos de la RSE, Hommel [2006, p. 24-25] mentionne : « […] Les entreprises multinationales peuvent intervenir dans des zones géographiques où certaines questions ayant trait à l’environnement, la santé ou le social ne font l’objet d’aucune régulation contraignante. Dans ces conditions, l’autorégulation que s’imposent les entreprises doit être encouragée par les institutions internationales. Toutefois, l’absence de contraintes globales et le fait de laisser à l’initiative des entreprises le droit d’assumer ou non des responsabilités collectives pourrait avoir d’importantes répercussions sur le développement des zones considérées. Rappelons qu’en Europe, avant l’émergence des États modernes, la régulation sanitaire et sociale était laissée à l’initiative du patronat. Le terme “paternalisme” désigne ce mode d’organisation économique antérieur à la prise en charge de ces responsabilités collectives par les États […]. Le paternalisme est un mouvement essentiellement conservateur, qui […] reprend l’essentiel de l’idéologie libérale tout en anticipant certains méfaits de l’organisation économique qui en découle. […] L’économie du don a fait l’objet d’études multiples en sciences sociales. […] Indépendamment du vocabulaire, cette économie repose sur le mécanisme don/contre-don analysé ensuite par Marcel Mauss. Ce ne sont plus des marchandises et du travail contre un salaire que l’on échange, mais des obligations : celles de soigner et d’enseigner contre celles de travailler et de respecter des règles. […] En ce sens, le paternalisme crée des obligations morales chez les salariés et une dépendance forte envers l’entreprise. »

6 « Nous savons que les autorités environnementales, les producteurs pollueurs ou les multinationales des médias sont capables de monopoliser les définitions de l’environnement, la surveillance de l’environnement et l’accès à l’information et à la connaissance en matière d’environnement, mais dans quelle mesure cela se produit-il et avec quel type de conséquences sur les luttes et les résultats en matière d’environnement ? » [Mol, 2008, p. 291]

7 « La deuxième série de questions et de défis concerne l’incertitude structurelle, les savoirs multiples et le déluge informationnel. Lorsque l’information et la connaissance deviennent des ressources cruciales dans les arènes de la gouvernance environnementale, comment faire face à une remise en question et une révision constantes de la connaissance et de l’information environnementales, aux incertitudes connexes qui semblent constituer une propriété structurelle de la réforme environnementale, et au problème du déluge informationnel, puisqu’aucune autorité incontestée n’est en mesure de qualifier ces flux ? Quel genre de nouveaux arrangements (entre science et politique), de structures et de pratiques décisionnelles, d’heuristiques et de principes directeurs, et de “mécanismes de fermeture” sont, peuvent être, et devraient être développés dans la gouvernance environnementale informationnelle, afin d’éviter les positions de blocage ? L’émergence de la gouvernance informationnelle ne devrait pas nous rendre aveugles à ces questions et défis, tout comme les idées d’incertitude radicale, de connaissances multiples et de déluge informationnel ne devraient pas négliger (ou même condamner) les pouvoirs progressifs et transformateurs qu’acquière l’information environnementale dans la réforme environnementale. » [Mol, 2008, p. 290]

8 Buttel [2006], cité par Mol [2008, p. 55]. Citation originale : « With the ability to abstract and disembed environment from its sensory experiences and local contextualities and include it in symbolic tokens based on information, it can be transferred through time and space and is thus included in the space of flows. »

9 Quelques titres parmi une littérature foisonnante où l’on se perd parfois plus qu’on y trouve de clarification sur ce qu’est le néolibéralisme : Cypher & Dietz, 1997 ; Harvey, 2005 ; Peck & Tickell, 2002 ; Peck et al., 2012.

10 « Au cœur de la Nwico, un gouffre sépare les nations industrielles (en particulier les États-Unis), tenants de la libre circulation et de positions néolibérales, des nations périphériques qui veulent un plus grand contrôle, et non un moindre, sur leurs médias et leur destin. Ce dernier groupe considère que la libre circulation est un flux à sens unique et que la déréglementation ne fera qu’ouvrir leurs marchés à une concurrence étrangère encore plus forte, avec peu ou pas de réciprocité. » [McPhail, 2009, p. 48]

11 Dans son étude de la cartographie argentine, [Mazzitelli Mastricchio, 2017] indique l’importance croissante accordée à la nationalité des cartographes en Argentine, au cours du xixe siècle, après plusieurs décennies de tolérance inévitable de la présence de techniciens étrangers aux postes hiérarchiques, dans un pays tout juste émancipé de l’Espagne et sans institution cartographique nationale : « La plupart des cartographes techniques et des ingénieurs militaires participant à la fois à la production de cartes et de plans et à la formation de nouveaux techniciens étaient des étrangers qui avaient acquis leur formation dans leur pays d’origine. Cette situation, qui avait d’abord été vue d’un bon œil puisque le fait d’incorporer ces savants pour pallier le manque de production nationale donnait un certain prestige, commence à être considérée comme un problème vers la fin du xixe siècle. En grande partie parce que la participation des étrangers a commencé à être considérée comme contre-productive et défavorable aux intérêts de la nation, assimilant de cette façon l’acte de produire des cartes à celui de “servir la patrie” [Lois, 2000, p. 38]. »

12 « Les images statistiques et cartographiques pour lesquelles l’État est disposé à consentir des coûts élevés ne sont généralement pas celles qui sont divulguées à moins que la transparence ne constitue justement un enjeu du pouvoir pour atteindre un objectif précis. » [Raffestin, 2003, p. 10]

13 Un des spécialistes français de la RSE conclut en 2006 à propos de ces initiatives : « Les rapports indiquent une crédibilité assez faible des initiatives. Le rapport de l’OCDE (2003) met en cause l’efficacité des initiatives volontaires. “Bien que les objectifs environnementaux de la plupart des approches volontaires (mais pas de toutes) semblent avoir été atteints, il n’existe que quelques cas où l’on a constaté que ces approches avaient apporté des améliorations environnementales sensiblement différentes de ce qui se serait produit en tout état de cause. […] Il s’ensuit que l’efficacité environnementale des approches volontaires reste sujette à caution […] Cela pourrait indiquer qu’il existe un nombre non négligeable de cas de ‘détournement’ de la réglementation. […] La performance d’un grand nombre d’approches volontaires serait améliorée s’il existait une menace réelle de recourir à d’autres instruments en cas de non-réalisation des objectifs (correctement fixés)”. » [Hommel, 2006, p. 26]

14 « En dépit des objectifs affichés par le Système d’information sur la nature et le paysage de prendre en compte la pluralité des formes de savoirs, ce sont avant tout les savoirs d’inventaires fondés sur le couple présence/absence que ce dispositif intègre. Les connaissances de type qualitatif, contextualisées, comme les avoirs des gestionnaires de l’espace ou encore les savoirs pratiques des chasseurs, des pêcheurs et des agriculteurs, sont laissés dans l’ombre […]. » [Alphandéry & Fortier, 2012, p. 154]

15 Citation originale : « Do we witness something new, how present are these new forms of governance, and how do they relate both to the conventional forms of environmental governance that are so strongly based on nation-States with their legal resources and sound science and to the new forms of (multilevel, multiactor) governance that have recently dominated the political sciences and public administration literature? »

16 « Je réfléchis depuis un certain nombre d’années sur la question de la gouvernementalité algorithmique pour tenter de cerner un phénomène qui, véritablement, échappe aux sens. Je vous donnerai quelques exemples pour vous montrer qu’on assiste au développement d’un nouveau mode de gouvernement des conduites, et que des glissements épistémiques, épistémologiques et sémiotiques ont, grâce ou à cause du tournant numérique, des répercussions fondamentales, qui m’intéressent sur le plan du métabolisme normatif, ou quant à la façon dont les normes se fabriquent et fabriquent de l’obéissance. » [Rouvroy & Stiegler, 2015, p. 1]

17 Citation originale : « As has become evident from this book, informational governance is far from a well-crystallized uniform model, which unfolds in a similar way at different locations around the globe and on which governance actors can have no formative influence. Informational governance is still very much in the making; it takes different forms and shapes in different sectors and societies; it is part of and shaped by conflicts and struggles; and its relevance for environmental reform is certainly not equal in every corner of the global network society. »

18 Citation originale : « The environmental success of informational governance can at best be assessed in concrete time-space contexts, where specific arrangements operate in managing specific environmental flows and capital. »

19 Citation originale : « The concept of informational governance emphasizes the key importance of information (together with informational processes and resources) in fundamentally restructuring the processes, institutions and practices of (environmental) governance. »

20 Je ne dis pas que les comportements des habitants des villes ayant une incidence sur l’environnement n’ont pas été recensés auparavant, les études en histoire environnementale l’ont longuement démontré. La nouveauté tient bien à l’automatisation, la systématisation de ce que Mol nomme le « monitoring » : « La surveillance de l’environnement a radicalement changé depuis les années 1970 et 1980. À l’origine, il s’agissait essentiellement d’une collecte de données naturalistes, supervisée par l’État en temps réel, avec des technologies relativement simples, puis enregistrées sur papier, le tout à l’intérieur des frontières d’un État-nation. Aujourd’hui, nous assistons à un ensemble très diversifié de pratiques de collecte de données instantanées […] à différents niveaux (du mondial au micro), par de nombreux acteurs, avec des technologies de plus en plus avancées (comme les satellites et les nanotechnologies) et communiquées via Internet. Cette évolution ne s’est pas seulement traduite par la disponibilité d’une quantité croissante de données et d’informations environnementales. Le type de données et d’informations, leur propriété et leur disponibilité, la circulation des données et la surveillance des pratiques humaines ont tous changé de manière spectaculaire. En plus de souligner ces changements dans ce chapitre, nous avons contrebalancé l’idée selon laquelle cela n’aboutirait qu’à une surveillance accrue des acteurs institutionnels sur les citoyens-consommateurs, et avons remarqué que cela signifie également un plus grand potentiel de contre-surveillance. » [Mol, 2008, p. 131]

21 Citation originale : « The strong monopolisation of environmental monitoring activities, of environmental data ownership, and of data dissemination control by the State and economic powers seems to have gone. […] Environmental monitoring is no longer the privilege of national governments and large (transnational) companies. Consumers, citizens, customers, insurance companies, nature lovers, public transport users and others are regularly involved in monitoring of various activities (production, products, mobility, services, utility provisioning, investments, trade, etc.) regarding numerous environmental qualities. »

22 « [Michel Foucault] se refuse à attribuer à l’État une unité, une individualité et une fonctionnalité absolues ; il voit moins en lui une cause qu’un effet, moins un acteur autonome qu’un agrégat de résultantes. Face aux conceptions dominantes, anthropomorphistes ou mécanistes, qui attribuent à l’État soit une volonté consciente, soit un rôle instrumental (au service d’intérêts économiques et idéologiques), il propose un modèle d’analyse basé sur les techniques de gouvernement, les actions et abstentions, les pratiques qui constituent la matérialité tangible de l’État. » [Laborier & Lascoumes, 2004, p. 4]

23 À propos d’un livre de référence sur l’État argentin de Plotkin et Zimmerman : « Après avoir lu les textes qui composent Les savoirs… et Les pratiques… il est clair que la manière dont la bureaucratie est configurée n’est pas le résultat de politiques volontaristes inspirées par la recherche d’une rationalité maximisée, mais qu’elle est le produit singulier de facteurs multiples et souvent contradictoires, dont il faut déchiffrer la logique. » [Persello, 2013, p. 1]

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