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Chapitre iii – Le printemps du droit à l’information environnementale

p. 63-80


Texte intégral

1À rebours du contexte continental actuel, les années 2000-2010 ont été à plusieurs égards celles de l’extension du champ des droits démocratiques en Amérique du Sud. De façon significative, les questions environnementales ont participé de cet approfondissement, ce dont témoignent l’émergence et l’affirmation d’un nouveau type de droit, le droit à l’information environnementale. Le champ environnemental a en effet joué un rôle pionnier d’un point de vue politique et sociétal. La plupart des mesures législatives en faveur d’un droit à l’information publique au sens large ont des antécédents au niveau mondial dans des textes de portée plus réduite traitant spécifiquement du droit à l’information environnementale [Mol, 2008, p. 135].

2L’objet de ce chapitre n’est pas de faire l’histoire de l’émergence de ce droit. Il sera question de décrire les voies par lesquelles il s’affirme dans les trois principaux pays étudiés. Le droit à l’information se matérialise classiquement dans une transparence « passive », soit l’ensemble des procédures ouvrant des canaux de consultation des informations publiques par la population : dans ce cas, l’administration n’anticipe pas le type d’information qui sera utile aux requérants, mais prévoit les mécanismes pour répondre aux sollicitations. La transparence « active » consiste à mettre en forme et à diffuser les informations publiques en devançant les demandes citoyennes, et parfois à produire des informations qui ont vocation à être largement diffusées. Les plateformes d’open data en sont un exemple.

3Dans cet univers d’innovations à la fois juridiques et techniques des années 2000, il était difficile de faire la part des choses entre promesses et craintes à propos de ce nouveau droit, entre illusions d’empowerment et discours sur la mutation radicale de l’État. Avant de tenter un bilan et d’interroger au chapitre viii les effets politiques de l’affirmation de ce droit, les pages qui suivent esquissent une brève chronique de l’adoption des textes de loi en la matière et de la construction de certaines plateformes.

Entre soif de justice et appât du gain

4Le droit à l’information environnementale est, en Amérique du Sud comme ailleurs, encore peu stabilisé et sujet à des évolutions rapides1. Outre ces changements, ce droit nouveau nous révèle des conflits latents sur le rôle dévolu à l’information, et plus largement des tensions politiques sur la question environnementale dans les sociétés contemporaines.

Figure 4. Chronologie des événements marquant le développement du droit à l’information environnementale dans trois pays sud-américains

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Source : synthèse de l’auteur.

5Dans les années 1980-1990, les pays de la région mentionnent dans leurs lois générales sur l’environnement l’importance de faciliter l’accès à l’information publique environnementale. Leur succèdent les années fastes du progressisme des années 2000-2010, où la plupart se dotent de textes spécifiquement dédiés à ce droit nouveau (figure 4). La dernière évolution en date est l’adoption par trente-trois pays d’Amérique latine et des Caraïbes d’un accord régional sur l’accès à l’information, à la participation et à la justice en matière environnementale, au terme de six années de négociations sous l’égide de la Cepal. Signé le 4 mars 2018, il est entré en vigueur le 21 avril 2021 sous le nom d’accord d’Escazú. L’idée d’un accord régional a pris forme lors de la conférence Rio+20, en 2012, à l’initiative du Chili, et avec l’ambition de créer un équivalent latino-américain de l’accord d’Aarhus, établi entre les pays européens en 1998. Sa justification initiale était de donner corps au principe 10 de la Déclaration de Rio, dont il reprend terme à terme les trois dimensions essentielles : information, participation, justice.

6Comparé aux lois nationales antérieures, l’accord régional sud-américain introduit un premier changement majeur dans les engagements des États en matière d’information. Ceux-ci ne doivent plus seulement faciliter l’accès aux informations en leur possession, il leur faut également mettre en place les moyens pour en produire (generar) et les mettre à jour2. Ils doivent aussi veiller à ce que cette information ne soit pas produite uniquement de manière agrégée à l’échelle nationale, mais puisse être produite aux échelons sous-nationaux et locaux (desagregada), de façon qu’elle donne une vision plus fine des dynamiques territoriales3. Pour la première fois dans ce domaine juridique, il est stipulé que les autorités publiques doivent, en amont de la création de mécanismes d’accès, créer de l’information. Dans la même perspective, l’incise no 13 de l’article 6 énonce la nécessité d’inciter les entreprises publiques et privées à produire des rapports de soutenabilité (informes de sostenibilidad). L’État-partie s’engage de façon nouvelle en faveur d’une production d’information, en amont de son accessibilité.

7Le deuxième changement, moins radical, car en continuité avec les textes nationaux antérieurs, tient à une définition bien plus large de l’information environnementale. Les lois brésilienne et argentine la définissaient de façon sommaire, et principalement comme l’information en possession des pouvoirs publics4. Le changement consiste désormais à mettre en avant l’information relative aux facteurs qui impactent négativement l’environnement5, plus que celle sur « l’état » de celui-ci, notion qui recouvre une approche plus neutre des logiques de dégradation environnementale. Le texte de l’accord régional insiste sur la nécessité que l’accès à l’information donne des moyens de réponse rapides et efficaces contre ces menaces6. À la différence des lois nationales antérieures, pour lesquelles l’accès à l’information s’inscrivait plutôt dans une perspective de correction graduelle des dégradations environnementales, cet accord introduit une notion d’urgence tout à fait nouvelle. Cette mention est à lier aux demandes des mouvements sociaux de pouvoir interpeller l’État dans des laps de temps très courts face à des projets industriels ou miniers. L’autre dimension de ce second changement est d’élargir les sources d’information devant être diffusée par l’État, et notamment celles des acteurs privés, pour la première fois cités nommément à côté des acteurs publics, à l’article 127.

8Le troisième changement correspond enfin à des évolutions d’ordre technique, moins novatrices parce qu’elles accompagnent de façon logique des processus concomitants de mutation des systèmes d’information environnementaux hors des sphères juridiques. Le géoréférencement et la « réutilisabilité8 » des données sont ainsi mentionnés comme devant être développés par les États-parties. Ce troisième changement est cependant essentiel pour rendre effectif ce droit à l’information. Il suppose en effet la mise en place d’activités dédiées à rendre utile l’information pour les citoyens.

9Il faut souligner le caractère hybride des argumentaires officiels justifiant ce projet, entre efficience technique et correction des injustices. Tant le prologue que la préface ancrent le texte dans une perspective de droits, tout en précisant en second lieu qu’il s’agit d’un accord au service du « développement durable » (voir encadré 1). Ainsi, chacune de ces deux introductions commence par mentionner les attendus d’une vision néolibérale et instrumentale de cet ensemble de droits : « […] un instrument puissant pour prévenir les conflits, réussir à ce que les décisions se prennent de façon informée et inclusive, et améliorer la reddition de comptes, la transparence et la bonne gouvernance » [p. 6]. Mais elles les font précéder de considérations de justice sociale, contre « le fléau des inégalités et la culture des privilèges » [p. 8].

10Cette juxtaposition rend compte des compromis qui ont été nécessaires pour tendre à la ratification des gouvernements très divergents, qui ne partagent ni les mêmes positions sur les questions environnementales ni sur les façons de les résoudre. Mais la tonalité globale de cet accord et de ses textes introductifs rend également compte de la période de domination de la scène politique sud-américaine par des gouvernements progressistes bien plus perméables que leurs opposants aux agendas des mouvements socioenvironnementaux. Malgré le basculement à droite de l’Argentine et du Brésil avant la ratification de l’accord, cette influence se lit aujourd’hui encore et instaure une distance significative avec le principe 10 de la Déclaration de Rio dont il s’inspire, qui relevait quant à lui strictement du paradigme du développement durable. Au chapitre ix, nous tenterons d’expliquer cette hybridité argumentative à partir des stratégies des différents acteurs.

Encadré 1. Extraits des textes officiels de présentation de l’accord régional sur l’accès à l’information, la participation publique et la justice en matière environnementale en Amérique latine et dans les Caraïbes (2018)

Prologue à l’accord, par António Guterres, secrétaire général des Nations unies [p. 6]
« Ce traité vise avant tout à lutter contre les inégalités et les discriminations et à garantir les droits de tous à un environnement sain et au développement durable, en accordant une attention particulière aux individus et aux groupes en situation de vulnérabilité et en plaçant l’égalité au cœur du développement durable […]. C’est un outil puissant pour prévenir les conflits, assurer une prise de décision informée, participative et inclusive, et renforcer la responsabilité, la transparence et la bonne gouvernance. »

Préface à l’accord, par Alicia Bárcena, secrétaire exécutive de la Cepal
« Cet accord régional est un instrument juridique pionnier pour la protection de l’environnement, mais c’est aussi un traité sur les droits humains. […]
Selon une approche fondée en droit, elle reconnaît les principes démocratiques fondamentaux et cherche à relever l’un des défis les plus importants de la région : le fléau de l’inégalité et une culture du privilège profondément ancrée. Par la transparence, l’ouverture et la participation, l’accord régional contribue à la transition vers un nouveau modèle de développement et s’attaque à une culture d’intérêts étroits et fragmentés propre à la région, inefficace et non durable. En ce sens, l’accord incarne un engagement à inclure ceux qui ont traditionnellement été exclus, marginalisés ou sous-représentés et à donner une voix aux sans-voix, en ne laissant personne de côté. […]
Avec cet accord, notre région offre également un magnifique exemple de la manière d’équilibrer les trois dimensions du développement durable. En assurant la participation du public à toutes les décisions qui le concernent et en établissant une nouvelle relation entre l’État, le marché et la société, nos pays réfutent la fausse dichotomie entre la protection de l’environnement et le développement économique. Il ne peut y avoir de croissance aux dépens de l’environnement, et l’environnement ne peut être géré en ignorant nos populations et nos économies. » [p. 7-8]

Le droit à l’information environnementale au concret : les plateformes open data

11L’open data est un phénomène aux ramifications multiples et aux contours flous. Les plateformes numériques n’en sont qu’un élément, mais elles constituent un point d’analyse privilégié pour le comprendre, car s’y observent des ébauches de structuration de l’open data autour des discours, des méthodes, des logiciels, des sociabilités qui se tissent autour d’elles. Les plateformes d’open data environnemental (ODE) représentent, bien au-delà du site Internet qui sert d’interface avec les usagers, des dispositifs sociotechniques complexes. Elles se fondent sur trois piliers : la formation d’un réseau d’acteurs publics et/ou privés qui accepte de partager leurs données ; la mise en place de protocoles interinstitutionnels et informatiques d’échanges et de mise en accès libre de ces données ; et le développement d’une plateforme numérique de catalogage, de consultation et de téléchargement des données référencées. L’originalité de ce type de processus, développé d’abord en Europe et aux États-Unis, puis en Amérique du Sud, réside dans la structuration de réseaux interinstitutionnels nouveaux autour de l’information et dans le mouvement de normalisation des données qu’il suppose pour rendre effectif l’échange. Cette dimension de réseau interinstitutionnel constitue une rupture fondamentale avec les premières expressions de l’open data, où des institutions publiaient chacune, de façon isolée, leurs données en ligne.

12Informatiquement, les plateformes ODE se présentent en général sous forme de serveurs qui vont moissonner, c’est-à-dire cataloguer, des informations standardisées, des métadonnées, décrivant des jeux de données existant dans les serveurs d’autres institutions. Si ces jeux de données sont numérisés et accessibles, le serveur moissonnant fournit alors dans son propre catalogue un lien de téléchargement de ces jeux. Les plateformes ODE ne contiennent pas uniquement des données numériques directement téléchargeables, elles se présentent aussi comme de vastes répertoires qui incluent des métadonnées sur des jeux de données non numériques, les cartes papier par exemple et/ou non téléchargeables. La notion d’interopérabilité est devenue centrale puisqu’elle permet à une plateforme d’accepter d’être moissonnée par d’autres et de garantir des protocoles complexes d’actualisation de l’information au sein des réseaux de moissonnage. Il s’agit par exemple de s’assurer que si un jeu de données de référence, l’état des routes par exemple, est modifié par l’institution qui en a la charge, cette modification se répercute dans l’ensemble des serveurs qui le moissonnent.

13Les plateformes d’open data environnemental présentées dans ce chapitre relèvent de deux types : les Infrastructures de données géographiques (IDG) et les Systèmes d’information sur la biodiversité (SIB). Ces deux types permettent le catalogage, la consultation et le téléchargement de données9, et pour l’essentiel, ils partagent les mêmes caractéristiques. Le champ thématique des SIB est plus réduit que celui des IDG. Ces dernières rassemblent des données sur le seul critère de leur format – il faut qu’elles possèdent une localisation géographique –, et ils peuvent théoriquement inclure une infinité thématique de données. La proximité entre SIB et IDG est d’autant plus forte que les SIB fournissent généralement leurs données avec mention de leur localisation géographique, ce qui permet aisément de les transformer en couches numériques. Les deux SIB étudiés ici, l’argentin et le brésilien, se caractérisent tous deux par la très grande simplicité de leur contenu restreint à des points localisant des observations floristiques ou faunistiques par des naturalistes professionnels. Pour l’essentiel, le contenu de ces SIB correspond à la numérisation des fiches descriptives de collections muséales de spécimens (herbiers, animaux naturalisés) ou à la transcription d’inventaires naturalistes mentionnant la présence de taxons qui n’ont pas été collectés, mais observés sur le terrain. Outre la position géographique et le nom scientifique du taxon, les SIB fournissent en général le nom de l’auteur de l’observation, la date de celle-ci et des données succinctes du contexte écologique.

14S’il est facilement concevable que les SIB apportent une information environnementale, cela est moins évident pour les IDG, qui fournissent un ensemble de données de type cartographique, qui vont des limites forestières aux réseaux de fibre optique urbains. Les IDG constituent un type de dispositif très intéressant dans la mesure où, conçus comme des services qui permettent d’agir sur le territoire au sens large, ils ne sont pas dédiés spécifiquement à l’environnement, mais ils embarquent en partie des données environnementales ou qui permettent de comprendre les dynamiques et usages de l’environnement.

15Dans la présentation des quelques IDG et SIB qui va suivre, je m’intéresserai aux acteurs qui partagent sur ces plateformes et au contenu de ces plateformes, notamment à la couverture territoriale de leurs données. La question du réseau d’acteurs que réussit ou non à former chaque plateforme est décisive. Nous pouvons faire l’hypothèse que la résilience dans le temps de la plateforme et la nature de l’information qu’elle diffuse vont dépendre du mode de fonctionnement de ce réseau. Même dans les cas où l’administration en charge de la plateforme réussit à établir une obligation réglementaire de partage de l’information pour ses partenaires, ceux-ci gardent une marge de manœuvre ou de nuisance qui leur permet de ne pas entièrement respecter leurs obligations. Tout l’enjeu pour qu’une plateforme dure et continue à être alimentée en information tient ainsi à sa capacité à intéresser ses contributeurs et à maintenir les conditions qui rendent attractive la participation à cette entreprise collective. Les formes de l’enrôlement au sein des plateformes constitueront donc un des fils rouges de cette analyse10.

Trois histoires d’infrastructures de données géographiques

16L’Infrastructure de données spatiales de la République argentine (Idera) naît en 2007, sous la coordination de l’Institut géographique militaire (IGM). Elle a pour mission de coordonner la production et le rassemblement volontaire de l’information géographique produite par toutes les administrations publiques du pays, tant fédérales que provinciales. Malgré une structuration avancée du réseau d’acteurs, matérialisée par des réunions annuelles et des formations collectives assurées par l’IGM, le système n’offrait au téléchargement en 2018 qu’un nombre limité de couches. L’absence de texte légal qui inscrirait l’Idera dans l’organigramme administratif du pays et lui garantirait un budget constitue sa principale faiblesse11. L’infrastructure dépend du volontarisme des provinces et de leurs agents aptes à traiter ce type d’information, et tous les enquêtés confirment que ni le temps dédié au montage du réseau n’est reconnu dans le temps de travail ni la rémunération de ceux qui y participent. L’Idera s’est substituée à un projet antérieur d’IDG n’ayant pas abouti, le Prosiga, qui fonctionnait de manière centralisée en tant que plateforme interinstitutionnelle, non ouverte au public, et dans laquelle seules quatre institutions avaient accès aux données. L’Idera a modifié cette logique : elle prévoyait une plateforme ouverte sur Internet, une gouvernance collégiale et sans prééminence d’un acteur sur les autres afin d’enrôler le maximum de participants. Cette stratégie fut couronnée de succès puisque la quasi-totalité des provinces est représentée dans l’IDG. L’originalité de l’Idera est d’être dans une large mesure le fruit d’un processus bottom-up, où l’activisme des niveaux intermédiaires des administrations publiques a été essentiel pour porter un projet dont les autorités fédérales ne voyaient pas l’intérêt. Cependant, la force de ce petit groupe au sein de l’Idera n’a pas compensé le désintérêt des autorités du pays pour ce type de service.

Figure 5. Évolution des informations de deux types de plateformes open data

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Graphique du haut, données transmises par le Centro de Referência em Informação Ambiental, structure antérieure au SiBBr. Graphique du bas : données tirées du moteur de recherche des deux IDG.

Source : synthèse de l’auteur.

17La Bolivie a, quant à elle, adopté une IDG à l’histoire et au fonctionnement largement opposés à celle de l’Argentine. En 2012, c’est depuis les niveaux supérieurs du gouvernement, à savoir la vice-présidence, qu’est créée l’Infrastructure nationale de données spatiales de l’État plurinational de Bolivie (GeoBolivia), selon un processus top-down et avec l’appui initial de la coopération suisse. GeoBolivia a disposé en peu de temps d’une interface Web active, qui permettait d’accéder à un nombre de couches d’information relativement limité (quelques centaines), mais soigneusement renseignées et décrites dans son catalogue de métadonnées. L’IDG bolivienne est ainsi fréquemment citée par les enquêtés des grands pays voisins comme un modèle d’efficacité et de qualité. À la différence de l’Argentine cependant, le réseau des institutions participantes ne fonctionne pas sur le mode du volontariat, mais bien de l’obligation de verser chaque année ses données au pot commun. Le vice-président lui-même devait ainsi dans les premières années intimer l’ordre de partager leurs données à des institutions souvent récalcitrantes.

18La genèse de cette infrastructure est indissociable du processus politique engendré par l’accession d’Evo Morales au pouvoir en 2006 et de la volonté de certaines personnes gravitant autour du gouvernement de redonner à l’État la maîtrise de l’information sur son territoire. Parmi celles-ci, le Suisse Louca Lerch, alors doctorant de l’université de Genève et déjà auteur d’un rapport mentionnant la gabegie et l’incohérence des politiques de production d’information géographique, a certainement eu une influence décisive pour lancer le projet en obtenant des fonds auprès de la coopération helvétique [Lerch, 2007]. Malgré son succès relatif, GeoBolivia n’a pas réussi à récupérer toutes les données géographiques, papier ou numériques, produites au cours des années 1990 et 2000 par la coopération étrangère et les ONG, qui ont pour la plupart disparu ou n’ont jamais été transmises à l’État par ces acteurs.

19La plateforme brésilienne Infraestrutura nacional de dados espaciais (Infrastructure nationale de données spatiales, INDE), lancée en 2008, correspond à une situation intermédiaire entre les deux précédentes : une interface active et un catalogue contenant de très nombreuses métadonnées, un réseau dynamique de participants et un leadership clair de la part de l’État dans le projet. Ainsi que son plan de développement le prévoyait, la plateforme ne mettait à disposition en 2016 que des couches d’information fédérales, cherchant à incorporer progressivement des couches d’entités sous-fédérales (États fédérés et municipalités). La très grande quantité de données géographiques fournies par l’INDE relativement aux deux autres pays est due à la taille du pays, à la continuité historique de production de données cartographiques par l’État, et à la présence de l’Amazonie, qui a attiré de nombreux acteurs scientifiques producteurs de données. Les très fortes densités de données sur le bassin, visibles sur la figure 6, en témoignent.

Figure 6. Répartition et densité des emprises au sol des métadonnées des géocatalogues des IDG bolivienne et brésilienne

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L’emprise d’une métadonnée est représentée par un rectangle qui englobe les objets contenus dans la couche cartographique, dont les bords supérieurs et inférieurs représentent les extrémités en latitude, et les bords droit et gauche, les extrémités en longitude.

Source : Gautreau & Noucher, 2016.

Deux histoires (plus une) de systèmes d’information sur la biodiversité

20En Argentine, le Sistema nacional de datos biológicos (SNDB) est activé en 2009 dans le cadre d’un projet conjoint du ministère des Sciences et Technologies de la nation et du Conseil interinstitutionnel de sciences et technologie, pour son programme de grands instruments et bases de données12. La création du SNDB a correspondu à l’institutionnalisation d’une initiative antérieure, la création du Réseau national des collections biologiques, qui avait déjà amorcé la numérisation des collections naturalistes de certains musées et universités et formé leurs personnels à leur gestion informatique. Le montage de ce réseau relevait de l’auto-organisation de la communauté scientifique et non de l’impulsion de l’État. L’aide financière initiale de la plateforme mondiale d’information sur la biodiversité, GBIF, a été décisive pour le lancement des premières numérisations et surtout pour la fourniture du support informatique de diffusion en ligne. En somme, le SNDB actuel est issu de la captation et de la formalisation par l’État d’un projet du monde académique, qui lui a donné un cadre institutionnel et des règles de fonctionnement plus formalisées : normes de publication des données en ligne, protocoles d’adhésion pour les nouveaux contributeurs, etc. Aujourd’hui, le SNDB forme le point nodal argentin du GBIF, dont il utilise la plateforme pour permettre la consultation de ses collections par le public.

Figure 7. Occurrences de taxons fournies par le SNDB pour l’Argentine et par le GBIF pour la Bolivie

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Source : captures d’écran des deux sites institutionnels respectifs consultés le 20 juillet 2018.

21En Bolivie, un projet de système d’information coordonné par le ministère de l’Environnement n’a pas pu être mis en place, malgré l’achat d’un serveur, la conception d’un logiciel et l’amorce d’un catalogue de métadonnées. Le « Système d’information sur la biodiversité et les aires protégées » devait ainsi constituer la contribution bolivienne au projet BioCAN financé par la Communauté andine des Nations, dont le but était de fournir des informations en appui à une politique régionale de conservation de l’Amazonie. Avec la fin du financement en 2014, ce projet a avorté.

22Au Brésil, le Système d’information sur la biodiversité brésilienne (SiBBr) est lancé en 2011, mais ne commencera à publier des données qu’après 2015. En 2018, son portail en ligne propose 10 429 000 données, dont seules 4 430 000 sont géoréférencées. Sur ces dernières, 2 542 000 sont des données dites « rapatriées » : il s’agit de données de collectes et observations réalisées par des pays étrangers et déposées dans leurs musées, que le SiBBr a intégrés informatiquement à son propre serveur13. L’État a longtemps tardé à former son propre système, par rapport aux États caribéens comme la Colombie (plateforme Humboldt fondée en 2000), le Mexique ou le Costa Rica. Ce retard est surprenant puisque qu’il existait pourtant depuis longtemps des collections numériques brésiliennes : en 2014, un organisme parapublic comme le Centre de référence en information environnementale (CRIA), fournissait déjà en ligne près de six millions d’occurrences de taxons. La réticence du ministère des Affaires étrangères à permettre un accès universel à ses collections, dans un contexte de crispation sur les questions de souveraineté des ressources biologiques, semble avoir été le facteur principal de ce retard brésilien dans la course à l’open data biologique. À la différence de l’Argentine, l’impulsion dans la formation du SNDB est venue de l’État et non de la communauté scientifique, grâce au projet « Gestion et utilisation d’information pour étendre la capacité de conservation et d’utilisation de la biodiversité » porté par le Secrétariat de politiques et de programmes de recherche et développement du ministère de la Science, de la Technologie et de l’Innovation14.

23Le SiBBr peine à s’affirmer comme une référence aujourd’hui, pris dans des conflits de légitimité d’un paysage institutionnel brésilien de la biodiversité encore flou. L’équipe du CRIA est réticente à l’idée de livrer à la plateforme douze ans de travail de numérisation : elle y voit un risque de vider de sens sa mission. Des fournisseurs potentiels de données se plaignent d’être fortement incités à numériser leurs collections, alors que manque l’argent pour des missions bien plus urgentes, comme la conservation physique de collections de spécimens qui s’abîment vite sous les tropiques, à cause de l’humidité, des champignons ou des bactéries. Au sein du ministère de l’Environnement, en 2015, les équipes peinaient à savoir comment articuler l’activité du SiBBr aux politiques nationales, soit à savoir quelles missions assigner à la plateforme et à établir des protocoles clairs de collaboration. Du côté du SiBBr, on estimait au même moment que le principal point de blocage pour la livraison des données était que les institutions brésiliennes en charge des grandes collections n’avaient que très peu structuré l’information et peu numérisé leurs inventaires. Plus prosaïquement, les fonds manquaient pour financer un processus de numérisation long et technique du fait de la fragilité des spécimens15. L’une des voies d’acquisition de légitimité explorée par le SiBBr est de tenter de se positionner comme leader de confection de listes nationales, avec l’argument qu’il sera en mesure, grâce à son système, de compléter par exemple les listes rouges IUCN d’espèces protégées, la liste de la faune brésilienne, etc.16

* * *

24Ce que j’ai voulu souligner dans ce troisième chapitre, c’est la diversité des histoires par lesquelles des dispositifs en apparence similaires adviennent. Retracer les détails de ces montages en enquêtant auprès de ceux qui les ont conçus, financés ou fabriqués de leurs mains est essentiel. Sans cela, nous perdrions de vue les différentes difficultés auxquelles le partage et le droit à l’information environnementale ont fait face pour frayer lentement leur chemin. Alors que les administrations ont une forte propension à communiquer a posteriori sur leur rôle dans la progression d’un nouveau droit, celui-ci est advenu au prix d’âpres débats, à la faveur de dissensions dans des appareils d’États réticents par inertie ou franchement opposés au partage de l’information. On ne dira pas non plus assez ce que doit ce phénomène à la fenêtre d’opportunité des années progressistes sud-américaines qui, même si elles sont loin d’avoir constitué une période ouvertement favorable, ont malgré tout laissé subsister des interstices réformistes et militants dans lesquels ce type de dossiers ont pu avancer.

25Pour ténues qu’aient été leurs apports à la vie publique sur la période étudiée, et malgré l’indifférence ou l’hostilité des gouvernements à leur égard – au Brésil plus qu’ailleurs à partir de 2018 – ces instruments marquent donc l’arrimage de l’Amérique du Sud au vaste mouvement international qui place l’information au centre des questions environnementales dans la décennie 2000-2010. Comme le chapitre suivant le montre, il ne s’agit pas d’un simple mouvement d’accompagnement, dans une relation de dépendance, mais bien d’un processus où l’innovation nationale peut s’observer à différents niveaux, sur le sujet de la régulation de l’agriculture en particulier.

Notes de bas de page

1 Il est cependant difficile de dresser son histoire, les méthodes développées par les mouvements sociaux et les juristes latino-américains pour évaluer la mise en place du triptyque « droit à l’information, participation, justice environnementale » étant frustes et scientifiquement peu rigoureuses. Par ailleurs, elles ne contribuent guère à la compréhension des facteurs sociologiques et politiques de leur mise en œuvre [Eclac, 2013 ; Bermúdez Soto, 2010 ; Marín et al., 2005 ; De los Santos Gómez, 2008 ; Iniciativa de Acceso Mexico, 2005].

2 Article 6, incise 1.

3 Idem.

4 La loi brésilienne donne une liste non limitative de ce que comprend l’information environnementale à son article 2 : « I - qualité de l’environnement ; II - politiques, plans et programmes susceptibles d’avoir un impact sur l’environnement ; III - résultats de la surveillance et de l’audit des systèmes de contrôle de la pollution et des activités potentiellement polluantes, ainsi que des plans et actions de récupération des zones dégradées ; IV - accidents environnementaux, situations de risque ou d’urgence ; V - émissions d’effluents liquides et gazeux, et production de déchets solides ; VI - substances toxiques et dangereuses ; VII - diversité biologique ; VIII - organismes génétiquement modifiés. » La loi argentine fait de même dans son article 2 : « a) L’état de l’environnement ou de l’une de ses composantes naturelles ou culturelles, y compris leurs interactions réciproques, ainsi que les activités et ouvrages qui les affectent ou sont susceptibles de les affecter de manière significative ; b) Les politiques, plans, programmes et actions visés par la gestion de l’environnement ; c) Les politiques, plans, programmes et actions visés par la gestion de l’environnement. »

5 L’article 2 incise c) mentionne d’emblée dans la définition de l’information environnementale celle « […] liée aux risques environnementaux et aux impacts négatifs potentiels […]. »

6 Article 6, incise 5 : « Chaque partie veille, en cas de menace imminente pour la santé publique ou l’environnement, à ce que l’autorité compétente diffuse rapidement, par les moyens les plus efficaces, toutes les informations pertinentes en sa possession qui permettront au public de prendre des mesures pour prévenir ou limiter le dommage potentiel. Chaque partie élabore et met en œuvre un système d’alerte précoce en utilisant les mécanismes disponibles. »

7 Article 12 : « Chaque partie prend les mesures nécessaires, notamment par le biais de cadres juridiques et administratifs, pour favoriser l’accès aux informations sur l’environnement détenues par des organismes privés, en particulier aux informations relatives à leurs activités et aux risques et impacts potentiels sur la santé humaine et l’environnement. »

8 Le géoréférencement permet à une couche de données d’être insérée dans un système d’information géographique, superposée à d’autres couches, et donc permettre des analyses spatiales. La réutilisabilité d’une donnée dépend de la qualité de ses métadonnées, c’est-à-dire des renseignements sur la façon dont elle a été conçue, et donc ce qu’il est possible d’en faire.

9 La notion d’Infrastructure de données géographiques a fait l’objet de nombreuses publications ayant pour but de cerner ce nouveau genre de dispositif informationnel. L’article de Noucher [2013, p. 1] en fournit une des définitions les plus complètes : « La volonté de faciliter l’accès sur un même territoire à des données et des services géographiques issus de fournisseurs différents a conduit, depuis les années 1990, au développement croissant d’Infrastructures de données géographiques (IDG) nationales puis à leur déclinaison à tous les échelons territoriaux […]. Une infrastructure de données géographiques a pour but de permettre aux utilisateurs un accès direct à des informations et services géographiques de différents fournisseurs. Une IDG se compose d’un ensemble de technologies, de stratégies politiques, de normes et de ressources humaines pour traiter, stocker, distribuer et améliorer l’utilisation et la diffusion de l’information géographique. Elles sont considérées par de nombreux auteurs comme des infrastructures de base qui soutiennent le développement économique, la gestion environnementale durable, la gestion des risques et la modernisation de l’administration. »

10 Cet enjeu de l’enrôlement dans les projets numériques de partage est abordé par Hess & Ostrom [2007] à propos des « communs » du savoir, et spécifiquement autour de la question de l’ouverture des données de la recherche.

11 L’équipe en charge de l’Idera tente de faire passer au parlement une loi en ce sens, sans succès jusqu’à présent.

12 Pour une présentation détaillée de ce montage, voir Berros & Balaudo [2017].

13 Ces données sont à évaluer au regard du potentiel total de données à intégrer. Les données d’herbier, flore uniquement, sont estimées par le curateur du Museu Nacional de Rio de Janeiro à vingt millions environ (cinq au Brésil et quinze à l’étranger).

14 L’aide technique a été initialement fournie par le programme des Nations unies pour l’environnement, l’appui financier par le Fonds global pour l’environnement (GEF), pour un montant de huit milliards de dollars étatsuniens.

15 Le curateur de l’herbier du Museu Nacional à Rio de Janeiro détaillait ainsi en 2015 les difficultés de l’entreprise : pour numériser ses 600 000 exsicatas, l’herbier ne disposait pas de personnel dédié. Il n’a pu numériser avec l’argent fourni par le SiBBr que 17 400 exsicatas entre 2013 et 2016, grâce à une trentaine de stagiaires et quelques bénévoles. Le SiBBr ne fournissant pas de personnel dédié, la délicate chaîne de traitement numérique a dû être réinventée sur le tas par le personnel de l’herbier.

16 Cela prouve la difficulté à s’affirmer d’une plateforme qui n’est pas adossée directement à un organisme national de référence, comme en France, où la légitimité du portail national (Système d’information sur la nature et le paysage) repose sur le Muséum national d’Histoire naturelle, dont les services (Inventaire national du patrimoine naturel) ont depuis longtemps la charge de la confection des listes officielles françaises.

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