Chapitre ii – Un géant informationnel parmi les émergents : portrait en pixels du Brésil
p. 47-61
Texte intégral
1Le Brésil des années 2000-2010 a acquis la réputation, unique en Amérique du Sud, d’un État qui maîtrise l’ensemble de sa chaîne de traitement de l’information environnementale, grâce au développement de méthodologies natives et à la création de corps techniques d’un professionnalisme irréprochable. C’est sans doute le mot de « maîtrise » qui rend le mieux compte de cette réputation : maîtrise de son étendue par un pays-continent grâce aux filets de l’information spatialisée et maîtrise de son image internationale par un Brésil qui mesure son environnement avec ses propres données et ses propres techniciens. Ce story-telling aux antipodes du projectorat de l’information décrit au chapitre précédent mérite cependant qu’on entre dans ses nuances. Cette section va scruter deux domaines : la cartographie des milieux et le développement d’instruments contre la déforestation.
Vers une mesure autonome de l’environnement national : la voie brésilienne
2La trajectoire brésilienne sur la voie de l’autonomie informationnelle est marquée par une accumulation surprenante sur un bref laps de temps, entre 1970 et 2018, d’initiatives de couverture cartographique du territoire (figure 3). Ces travaux vont être progressivement numérisés et réutilisés comme bases pour les étapes suivantes, assurant la cumulativité de l’ensemble. Au début des années 2000, ils vont être intégrés dans des instruments d’information, c’est-à-dire structurés en réseaux stabilisés de circulation des données, qui vont assurer leur pérennité et leur légitimité. Ces instruments incluent par ailleurs des éléments de partage en ligne (open data), ce caractère faisant partie intégrante de leur modèle de légitimation. Cela n’ira pas sans effet politique et sans biais écologique. Cet aspect sera traité dans les chapitres suivants.
Le Brésil « lu » par les Brésiliens : la conquête de l’étendue par la synopticité
3Quatre grands moments peuvent être distingués dans cette conquête de l’étendue brésilienne par l’information géographique, dans le domaine de la végétation et de la biodiversité (lignes en grisé dans le tableau 1). La première grande épopée est celle du projet Radar na Amazônia (Radam)1. Dans le giron du ministère des Mines et de l’Énergie, une équipe de techniciens, formée aux États-Unis à de nouvelles méthodes de télédétection, réalise une première cartographie d’une portion d’Amazonie en 1970. Devant l’intérêt des réalisations cartographiques, le projet est étendu en 1975 au reste du pays, sous le nouveau nom de RadamBrasil. La nouveauté technique tient à l’acquisition par le pays de radars aéroportés à visée latérale. Il s’équipe d’une flotte d’avions et de pilotes nationaux, et couvre de très vastes surfaces grâce à ce moyen relativement rapide. L’usage du radar comme source principale tient à l’origine amazonienne du projet, où l’enjeu est de capter l’occupation du sol dans des régions couvertes de nuages la plus grande partie de l’année, ce que la télédétection conventionnelle (optique) ne permet pas. Par interprétation des images obtenues puis des visites de terrain, des cartographies et des mémoires thématiques sont produites sur la géologie, la géomorphologie, la pédologie, la végétation et l’usage potentiel du sol. Fin 1985, le pays est alors entièrement couvert, à une échelle au 1/1 000 000e.
4Le deuxième moment marquant est celui du lancement du programme Prodes en 1988, qui vise à équiper le pays d’un système de mesure permanent de la déforestation de l’Amazonie2. À partir d’images satellites Landsat fournies par les États-Unis, d’une résolution inégalée pour l’époque (pixel à 30 m), l’Agence spatiale nationale (INPE) produit une synthèse annuelle des surfaces déboisées. Hors du système, seuls des chiffres agrégés et non spatialisés sont diffusés, tels que les valeurs totales de déforestation annuelle par États fédérés. En 2003, les données du programme sont mises en ligne sous le premier gouvernement de Lula da Silva de manière désagrégée : toute personne peut les télécharger, localiser les zones concernées et faire ainsi le lien avec les responsables du déboisement.
5Ces années 2003-2004 marquent la transformation de ce programme de cartographie satellitaire en un instrument d’information où la dimension de partage devient centrale. Cette expérience Prodes se diversifie au cours de la seconde moitié des années 2000, avec la multiplication d’instruments similaires qui apportent soit une plus grande résolution temporelle avec des outils de détection journalière de la déforestation (Deter), soit qui suivent de nouvelles dimensions de transformation des milieux comme la dégradation forestière (Degrad). Enfin, la logique du Prodes a été étendue dans des programmes spécifiques pour le biome Cerrado, ces forêts sèches et savanes du centre-est et nord-est du pays qui sont aujourd’hui les plus touchées par la déforestation (Prodes-Cerrado).
6La troisième étape est celle des grandes cartographies des années 2000 sur l’occupation du sol du pays, avec une insistance forte sur la végétation. Celles-ci se développent pour l’ensemble du pays (Probio) ou sur un biome spécifique (TerraClass Cerrado). Pour l’essentiel, ces campagnes utilisent des images Landsat (satellite étatsunien) et produisent des cartes qui sont intégralement mises en ligne à des échelles comprises entre le 1/100 000e et le 1/250 000e. La réalisation de ces cartographies, bien plus rapide que pour le RadamBrasil qui avait duré quinze ans, garantit une homogénéité inédite de l’information créée, même si des différences ponctuelles peuvent être observées entre les biomes puisque chacun est cartographié par des équipes distinctes. Le projet MapBiomas, présenté au tout début du livre (la carte de Tasso), fait partie de cette dernière génération, bien que développé hors de l’administration.
7La quatrième et dernière étape marquante est celle des années 2010 avec la création des plateformes open data du Cadastre environnemental rural (CAR) et du Système d’information sur la biodiversité brésilienne (SiBBr). Leur principale nouveauté réside dans le fait d’être alimentées non plus par des équipes réduites de spécialistes, mais par un nombre bien plus grand de contributeurs professionnels (SiBBr) ou par des centaines de milliers de personnes (CAR, saisie en ligne). Si leur précision géométrique augmente à un niveau métrique (saisie GPS pour les points de biodiversité du SiBBr), elles sont cependant marquées par l’hétérogénéité de leur couverture. De nombreux blancs subsistent dans les jeux de données parce que la création de la donnée est décentralisée.
Le dépassement de la cartographie amazonienne dans les années 2010
8Ce bref aperçu chronologique montre comment le Brésil s’est dégagé d’un tropisme cartographique amazonien pour couvrir progressivement tout le territoire. Si RadamBrasil a d’abord été pensé pour occuper, par la carte, l’Amazonie, le programme a été étendu à tout le pays, à une époque où celle-ci constituait encore la grande affaire des militaires au pouvoir depuis 1964. L’État cherchait à consolider sa présence dans cette région qu’il percevait comme menacée d’ingérence étrangère et la cartographie était un moyen parmi d’autres pour affirmer sa souveraineté [De Freitas Borges & Rajão, 2016]. Cependant, la fédéralisation du programme RadamBrasil permet d’affirmer que ces considérations géopolitiques n’ont pas effacé une volonté de couverture homogène du pays, propre à un État qui restait préoccupé par un aménagement global de son territoire. Le Brésil n’a pas uniquement utilisé la cartographie des milieux dans un but de souveraineté territoriale : si des considérations géopolitiques ont présidé à la constitution du RadamBrasil, elles ont aussi porté sur une souveraineté interne, de maîtrise globale des espaces plus anciennement et densément occupés.
9Dans le même ordre d’idée, si les premiers grands programmes informationnels ont été pensés pour l’Amazonie et sa déforestation (Prodes ; Deter et ses dérivés), le pays embraye dans les années 2005 vers un suivi des milieux hors de ce biome emblématique. Ces années sont à la fois celles d’une relative maîtrise de la déforestation dont les taux décroissent [Le Tourneau, 2015] et celles d’une découverte voire d’une « invention » [Aubertin & Pinton, 2013] de biomes pourtant quasiment méconnus jusque-là au Brésil autant qu’à l’étranger. Les formations herbacées de campos ou pampa du sud du pays et surtout les savanes de cerrados émergent alors à l’issue de mobilisations scientifiques principalement nationales [Overbeck et al., 2007 ; Gautreau & Hinnewinkel, 2013]. S’impose à la même période dans l’espace public l’idée que les nouvelles frontières agricoles ne sont pas seulement situées en Amazonie. Elles touchent aussi les cerrados (déforestation) et les campos où agriculture et sylviculture industrielle remplacent les formations herbacées [Gautreau, 2014].
10À la fin des années 2010 apparaissent des méthodologies innovantes de cartographie, telles que le projet MapBiomas. Le consortium à la manœuvre a en effet choisi de mettre en place une cartographie itérative et rétrospective des biomes sur la période 1985-2018. Chaque année, il crée une cartographie de la végétation de l’année antérieure en améliorant un algorithme spécifique de classement des images. Puis, cet algorithme est réappliqué à toute la série antérieure (2018 > 1985). Ainsi, chaque année, la cartographie de chacune des années antérieures est réinterprétée et améliorée grâce au nouvel algorithme. Ce travail a pour but un traitement homogène de toute la série de cartes, qui permet d’affiner la qualité des comparaisons entre années. Avec cette nouvelle forme de cartographie, le Brésil a étendu les frontières spatiales de sa maîtrise informationnelle du territoire et a repoussé rétrospectivement les frontières de cette maîtrise, en recartographiant de façon permanente le passé avec les yeux du présent.
11Les années 2000 et surtout 2010 sont donc celles d’une maturation du Brésil dans son usage de l’information environnementale, qui se dégage de la focalisation antérieure sur l’Amazonie durant les années 1990. Le pays maîtrise désormais la représentation de « l’arrière » de son territoire – des biomes oubliés des cerrados aux pampas – mais aussi ses « arrières » temporels, grâce à son analyse rétrospective des banques d’images. Ce dégagement de l’urgence amazonienne constitue un signe fort d’une souveraineté informationnelle désormais bien établie.
Tableau 1. Quelques grandes dates de la voie brésilienne en matière de création d’information sur les ressources naturelles
Étapes | Dimensions visibilisées | Financement | Méthodologies, algorithmes | Sources | Produits | Accès et mode d’existence numérique |
1970-1985 RadamBrasil | Géologie, géomorphologie, végétation, sols, usage potentiel du sol. | [100 % Brésil] | Photo-interprétation et vérifications terrain | Image radar (avec recours localement à d’autres images) | Feuilles carto. imprimées | L’essentiel des productions cartographiques de Radam a été numérisé |
1989 Prodes | Déforestation | [100 % Brésil] | Aire minimale cartographiée : 6,25 hectares | Images Landsat 30 m | Synthèses annuelles sur la déforestation de l’Amazonie | Mise en ligne en 2003 |
2004 Deter | Déforestation | [100 % Brésil] | [algorithme brésilien] | Images Modis (250 m) | Détection journalière de déforestation | Numérique et open data natifs |
2008 Deter-B | Déforestation | [100 % Brésil] | [algorithme brésilien] | Images des satellites IRS, CBERS-4, Landsat | Détection journalière de déforestation | Numérique et open data natifs |
2008 Degrad | Dégradation forestière | [100 % Brésil] | [algorithme brésilien] | Landsat et CBERS | Synthèse annuelle | Numérique et open data natifs |
2010 Prodes-Cerrado | Déforestation | Banque mondiale, Brésil | Aire minimale cartographiée : 6,25 hectares | Images Landsat 30 m | Synthèses annuelles sur la déforestation. | Déforestation |
2004-2005 | Végétation (remanescentes) | BIRD/GEF : 10 millions USD ; État brésilien : 10 millions USD | Méthodo varie selon les biomes. | Essentiellement, images landsat | Cartes aux 1/250 000e | Shapefiles accessibles sur le site |
2013 TerraClass Cerrado | Occupation du sol & végétation | GEF, Funbio (État brésilien) | Analyse d’images | Landsat 8 | Cartographie au 1/250 000e | Numérique et open data natifs |
2015 MapBiomas (Brazilian Annual Land Use and Land Cover Mapping Project) Pays entier | Occupation du sol & végétation | NICFI-Norway’s International Climate and Forest Initiative | Cartographie automatique, rétrospective et itérative de l’occupation du sol annuelle depuis 1985 | Images landsat | Cartographie au 1/100 000e | Numérique et open data natifs |
2013 Cadastro Ambiental Rural | « Végétation naturelle » | [100 % Brésil] | Saisie en ligne par l’exploitant agricole, vérification publique a posteriori | Image haute résolution fournie par l’État dans module dédié en ligne (Rapid Eye Mosaic) | Shapefile du contour de la parcelle et de la végétation mis en défends | Numérique et open data natifs |
Les limites aux ambitions d’observation autonome de la terre : le programme CBERS
12Le Brésil se distingue pour avoir acquis dès la fin des années 1980 des capacités autonomes d’observation de la terre, à l’époque où il met en place ses programmes de mesure de la déforestation. Un accord est signé avec la Chine pour créer le programme CBERS (China-Brazil Earth Resources Satellite Program), financé au départ à 30 % par le Brésil. Le premier satellite sera lancé en 1999 (CBERS1), rapidement suivi de CBERS2. Après une pause, CBERS3 est lancé en 2013 et CBERS4 en 2014. L’observation de la terre ne compose qu’un des sous-programmes d’une stratégie spatiale brésilienne très diversifiée et dont l’objectif principal reste la maîtrise de toute la chaîne spatiale, de la conception des satellites aux lanceurs, cette seconde dimension ayant pris un retard considérable [Gaillard-Sborowsky et al., 2012]. La possession de son propre satellite imageur pour l’occupation du sol est présentée aujourd’hui encore par l’agence spatiale brésilienne (INPE) comme un pas nécessaire pour briser le refus des grandes nations spatiales de partager leurs technologies en la matière3. Au sein de l’agence spatiale brésilienne, les responsables rencontrés en 2011 faisaient de CBERS le point d’orgue d’une longue épopée de construction de capacités autonomes de cartographie de l’occupation du sol. Celles-ci ont porté sur l’équipement informatique, la formation d’ingénieurs de haut niveau et le développement de logiciels propres. L’INPE crée en 1984 sa Direction de traitement d’images (DPI), en 1986 son premier logiciel de traitement d’images satellites, remplacé à partir de 1991 par une seconde version (Spring).
13La question de la diffusion des images se pose dès les débuts du programme CBERS (1997-1999). Au sein de l’INPE, de rudes débats sont en cours sur l’opportunité ou non de diffuser les informations cartographiques fines produites par le programme Prodes, actif depuis dix ans déjà. Une jeune génération de membres de l’INPE tente d’abord sans succès d’imposer l’idée que le partage public ne peut être que bénéfique à l’État, face à une hiérarchie interne qui s’y oppose [Rajão & Georgiadou, 2014]. De 1999 à 2003 (CBERS1), les images sont vendues. Puis, lors de la mise en ligne des données du Prodes, l’INPE obtient, d’une Chine réticente, l’autorisation de diffuser gratuitement les images de CBERS2, mais uniquement sur le Brésil (2004). À cette époque, l’activisme du directeur de l’INPE en faveur de l’ouverture des données de l’institution rejoint la stratégie globale du gouvernement tout juste élu du Parti des travailleurs. Désireux de se positionner comme un leader à la fois mondial et Sud-Sud de la coopération pour le développement des pays pauvres, le gouvernement lance plusieurs initiatives à l’adresse de l’Afrique : coopération industrielle en Afrique du Sud ou agricole dans les pays lusophones4. En 2007, les données CBERS sont mises à disposition gratuitement pour toute l’Afrique, comme un nouvel élément d’un soft power à destination d’un continent où l’associée du programme, la Chine, n’est pas sans posséder quelques intérêts. Le Brésil, à travers l’INPE et son directeur, continue en 2008 à porter ce message en faveur de l’open data, avec les accents néo-développementistes et néo-tiers-mondistes du gouvernement Lula qui entame alors son second mandat. Occupant la présidence d’un comité mondial regroupant les plus grandes agences spatiales, le Brésil pousse à adopter la même année un engagement en faveur de la Data democracy for developping countries5. Diverses actions de formation à la télédétection, en Afrique du Sud et en Asie, seront lancées.
14Néanmoins, si dans les années 1990 et début 2000 le coût d’acquisition des images a pu en partie justifier de s’équiper d’un satellite autonome, il est possible de douter aujourd’hui que le Brésil trouve dans CBERS des ressources images qu’il ne trouverait pas ailleurs à un coût accessible voire gratuitement. Avec l’ouverture en 2008 de toutes les images Landsat et Modis par la Nasa, les images brésiliennes ont subitement perdu de leur intérêt stratégique immédiat, face à la qualité de ces produits des États-Unis avec lesquels la plupart des télédétecteurs brésiliens sont habitués à travailler depuis les années 19806. Le fait que la dernière-née des grandes campagnes cartographiques nationales, MapBiomas, utilise exclusivement des images Landsat, en est un signe flagrant. Il est aussi troublant de noter la difficulté à établir avec précision l’étendue des usages des images brésiliennes. Si mes enquêtés à l’INPE ont imputé l’absence d’usage des images du premier-né CBERS1 au fait qu’elles soient payantes, la mise en partage en ligne après 2004 aurait dû se traduire par une multiplication des usages. Or, les preuves tangibles sont faibles et réduites apparemment au seul Brésil7. L’INPE vante toujours l’usage de ses propres images pour alimenter les instruments de mesure de la déforestation et un grand nombre d’institutions nationales, bien que les chiffres précis ne soient pas accessibles et que tout semble indiquer que ce sont majoritairement les images étatsuniennes qui sont utilisées à ces fins8.
15En somme, CBERS est emblématique des limites actuelles d’une politique d’autonomie informationnelle multiforme. Le programme fait sens au sein d’un éventail de programmes de souveraineté, mais il reste fragile sur le plan des apports matériels à un pays qui est encore dépendant de données étrangères pour une bonne partie du travail d’observation de « sa » terre. Avoir son propre satellite est une garantie de continuité des capacités d’observation dans un monde troublé, mais CBERS apporte avant tout au Brésil, du moins sur les deux décennies 2000 et 2010, une étoile de plus à son aura internationale de pays émergent en capacité de maîtriser les changements de son environnement.
L’open data comme identité collective
16Ce bref tableau de la conquête de l’indépendance cartographique par le Brésil serait incomplet sans l’évocation d’une dimension qui s’y rajoute tardivement, mais qui a contribué de façon décisive à la politique de l’information environnementale dans les années 2010 : la mise en partage de pans entiers des données produites. Cette mise en partage pilotée par les pouvoirs publics (open data) répond à l’activisme individuel de certains membres de l’administration, mais surtout à une conscience aiguë de ses avantages politiques. C’est notamment le cas pour les données de déforestation. Pour qualifier les fonctions politiques des programmes Prodes et Deter mentionnés aux sections précédentes, Rajão et Georgiadou [2014] parlent de « transparency regime » (« régime de transparence »). Ce régime a été marqué d’abord par la publication de rapports synthétiques et agrégés sur la déforestation ayant eu cours sur une année en Amazonie. L’agrégation des données, c’est-à-dire le fait de publier un chiffre global, et non pas les cartes des lieux exacts déforestés, réduisait sensiblement les capacités du public à comprendre qui, où et comment on déboisait. La seconde étape de ce régime de transparence a été franchie en 2004, avec la publication des chiffres désagrégés, qui n’a pas été remise en cause depuis. Cette nouvelle étape a permis à des ONG de refaire les calculs de l’INPE, de tester d’autres méthodes, en somme de discuter publiquement les chiffres officiels. Ceux-ci ont à cette occasion acquis un gage de sérieux immense.
17Ce nouveau régime informationnel environnemental est né au sein de l’agence spatiale brésilienne, sous la pression de certains de ses membres qui ont réussi à imposer à une hiérarchie réticente9, l’idée que publier les données de déforestation était bénéfique pour mieux lutter contre le processus en enrôlant, par le partage, des alliés dans des segments clés de la société (ONG). À cet enrôlement s’ajoutait l’intuition que le partage des données allait aussi faire pression sur le gouvernement afin qu’il agisse plus résolument. La question de la transparence (ou le partage) a constitué un enjeu interne pour un État traversé de contradictions sur la conduite à tenir à propos de la déforestation. Cette lutte interne a été relayée par des appuis temporaires de certaines franges du gouvernement, et particulièrement sous le premier gouvernement Lula, qui a ouvert sans le dire explicitement10 une fenêtre d’opportunité pour la mise en accès libre de ces données. Ces appuis ont notamment bénéficié de l’action de Marina Silva au poste de ministre de l’Environnement, plus encline que ceux qui la remplaceront après sa démission en 2008, à signaler les responsables de la déforestation, en particulier les grands exploitants agricoles.
18L’analyse des évolutions de ce régime permet d’observer un glissement sensible d’objectifs géopolitiques à des enjeux de politique interne, même si la fonction géopolitique reste active. Durant la première étape, entre 1988 et 2004, l’ouverture des données était largement restreinte à un petit groupe de spécialistes et de fonctionnaires, et avait pour principal but de répondre à des chercheurs nord-américains. Ceux-ci, très actifs dans la critique publique de l’inaction brésilienne en Amazonie, avaient alors réussi à influencer la Banque mondiale, qui menaça de suspendre ses prêts au Brésil si des mesures n’étaient pas prises11. La création du Prodes fut l’une des actions versées au dossier pour montrer la bonne disposition du pays et sa légitimité à assumer la protection d’un biome d’importance mondiale [Rajão & Georgiadou, 2014].
19Une fois les données partagées mensuellement (Deter) et de façon désagrégée (Prodes et Deter) après 2004, les enjeux de politique interne sont devenus plus forts. Une première interprétation de cette inflexion de régime consiste à dire que le partage a eu pour but la coconstruction de la régulation de la déforestation, avec un objectif à la fois de légitimation de la politique nationale en la matière et d’efficacité majeure (citoyens-contrôleurs). Cette interprétation est avancée par Nicolle et Leroy [2013], dans une perspective qui relève des théories de la modernisation écologique et qui souligne l’optimisation de la régulation grâce au partage des données. C’est cependant une interprétation différente qu’apporte le travail de Rajão et Georgiadou [2014]. Ces derniers signalent que le gouvernement a pu neutraliser la critique en enrôlant les grandes ONG internationales dans la discussion de données devenues publiques, alors même qu’elles étaient parmi les acteurs les plus critiques des politiques environnementales du pays.
20Enfin, le travail de ces deux auteurs a montré que le gouvernement a joué habilement sur les nuances du terme de « partage », durant la première période (avant 2004) comme au cours de la seconde. Le pays a par exemple retardé la publication de chiffres compromettants pendant les négociations qui allaient donner naissance au protocole de Kyoto (1997), afin de ne pas affaiblir sa position sur ses engagements en faveur du climat [Rajão & Georgiadou, 2014]. Sur la scène nationale, ce n’est pas parce qu’il partage les données de déforestation que le gouvernement ne met pas en place des stratégies d’anticipation, variant les dates de publication des résultats afin qu’ils tombent à des moments opportuns pour désactiver la critique de son inaction.
21Le domaine de l’information sur la biodiversité montre une tout autre image de ce Brésil de la maîtrise : celle d’une grande frilosité dans le partage des données et celle d’un retard saisissant de l’État à établir des institutions de référence en la matière, à l’instar de l’IBGE pour la cartographie ou de l’INPE pour la télédétection. Ceci est d’autant plus surprenant que le pays possède plusieurs centres de recherche qui hébergent d’importantes collections. C’est ainsi que le Brésil mettra dix ans de plus que l’Argentine, le Pérou ou la Colombie à signer un accord avec la plateforme mondiale de diffusion de données de biodiversité (GBif) en 2013. Il semblerait que le ministère des Affaires étrangères ait très longtemps refusé cet accord, dans un contexte de crispation autour des enjeux de biopiraterie. Puis, la prise de conscience par la diplomatie du pays qu’être absent d’Internet sur une matière aussi importante devenait intenable, aurait fait bouger les lignes. En somme, l’administration acte le fait que le partage des données est désormais nécessaire pour figurer au concert informationnel des nations, pour maintenir son leadership environnemental mondial et pour peser dans les négociations climatiques internationales.
22Il est important, enfin, de ne pas résumer la question du partage des données environnementales au Brésil uniquement sous l’angle de la souveraineté et de prendre en compte les multiples motivations qui ont pu animer ceux qui, au sein des agences et du gouvernement Lula, ont œuvré à ce processus. Au-delà de la mobilisation immédiate contre la déforestation, une portion importante des fonctionnaires brésiliens s’inscrivait dans le vaste mouvement postdictatorial d’accroissement du champ des droits démocratiques. Le partage de leurs données a donc pu constituer pour eux une contribution à un mouvement qui dépassait de loin des considérations utilitaires12.
* * *
23Le régime informationnel brésilien ne peut pas être comparé terme à terme avec le régime bolivien. En première analyse, l’explication du différentiel de développement des capacités de lecture environnementale de ces deux nations est simple : des institutions publiques dédiées, stables dans le temps, des fonctionnaires impliqués et porteurs pour certains de visions socialement émancipatrices de l’information, sans oublier un nationalisme affirmé, valorisant l’indépendance informationnelle dans le cadre d’une défense des intérêts du pays. Mais ce qui fait l’originalité brésilienne, c’est la multidimensionnalité de son régime. La montée en compétences en cartographie s’accompagne d’un programme spatial d’observation de la terre. L’ensemble s’articule à la valorisation du partage de l’information comme valeur, qui vient donner un surcroît de légitimité aux dispositifs techniques. C’est cet essor articulé et systémique qui a donné une certaine capacité de résistance du réseau des producteurs d’information environnementale face aux attaques du gouvernement Bolsonaro à partir de l’année 2018, mécontent que des institutions brésiliennes osent continuer à montrer la hausse des taux de déforestation.
Notes de bas de page
1 Les éléments factuels de RadamBrasil sont tirés de De Freitas Borges & Rajão [2016].
2 Il s’agit de l’Amazonie dite légale, un périmètre d’action administrative. Celle-ci déborde quelque peu des limtes écologiques du biome amazonien, vers le sud et l’est.
3 « L’union entre les deux pays est un effort bilatéral pour faire tomber les barrières qui limitent le développement et le transfert de technologies sensibles imposées par les pays développés. La collaboration rompt les cadres qui restreignaient les accords internationaux de transfert de technologie et l’échange entre chercheurs de nationalités différentes », dans Site Internet officiel de l’INPE dédié au programme CBERS [en ligne] page « Histoire » [consulté le 3 juin 2018] http://www.cbers.inpe.br/sobre/historia.php
4 Cette coopération permet au Brésil de faire entrer ses entreprises et ses conseillers dans ces différents pays.
5 Cet engagement pris par le Committee on Earth Observation Satellites (CEOS) a pour objectifs : « Renforcer le cycle d’utilisation des données d’observation de la Terre en élargissant l’accès aux données/informations in situ, en augmentant les capacités de diffusion des données, en partageant les outils logiciels et en transférant les technologies aux utilisateurs finaux. Le CEOS encouragera ses membres à partager leurs capacités susmentionnées avec les utilisateurs, notamment dans les pays en développement » [Camara & Ferreira, 2010]. Les actions doivent suivre les quatre voies suivantes : « Accès sans entrave aux informations ; logiciels et systèmes ouverts ; modèles de diffusion adéquats qui reflètent les réalités de la bande passante dans les pays en développement ; projets de collaboration transfrontaliers initiés localement et programmes intensifs de renforcement des capacités et de formation. »
6 Les images des satellites Landsat (no 8 actuellement) constituent le pain quotidien de générations de télédétecteurs dans le monde. Au début des années 2000, l’agence spatiale étatsunienne, en consortium avec l’université du Maryland, a commencé à fournir des images déjà géoréférencées et pour partie pré-traitées avec correction automatique de certaines erreurs. Ces nouveautés ont sensiblement réduit le temps de travail dédié à la préparation des images, avant même leur analyse. Elles ont permis à un nombre plus grand de personnes, non spécialisées dans ces corrections d’image, d’utiliser ces produits. La qualité et la régularité des livraisons, ainsi que la gratuité partielle des images (avant 2008), expliquent l’adoption massive de ces images dans le monde, notamment par les administrations publiques des pays pauvres.
7 Je n’ai pas trouvé de rapport postérieur à 2008 sur l’usage des images CBERS. Tadeu da Silva et Epiphanio [2008] estimaient que 380 000 images avaient été téléchargées par 15 000 usagers dans le monde (à 95 % brésiliens) depuis les débuts du programme.
8 « Dans le pays, pratiquement toutes les institutions liées à l’environnement sont utilisatrices des images CBERS. » [En ligne] http://www.cbers.inpe.br/sobre/usos_aplicacoes.php [Consulté le 3 juin 2018]
9 « Comme l’a expliqué un scientifique chevronné de l’INPE, le ministère des Sciences et de la Technologie, le ministère des Affaires étrangères et de nombreux scientifiques de la vieille école de l’INPE considéraient les données brutes comme un “atout stratégique” et leur confidentialité comme une “question de sécurité nationale”. » [Rajão & Georgiadou, 2014, p. 109]
10 Les auteurs nous apprennent ainsi qu’aucun document officiel n’a décrété le partage en ligne des données de déforestation. Les fonctionnaires de l’INPE pro-partage ont tiré profit du fait que le ministère de Marina Silva était en phase avec cette idée pour publier en ligne les données sans craindre de punition de la part de leur hiérarchie pour cet acte de désobéissance.
11 Parmi eux, l’écologue Philip Fearnside, en poste à l’Institut de recherche amazonien depuis 1978 à Manaus, se caractérise par la longévité de son activisme et sa ténacité à dénoncer dans les revues anglophones les manquements forestiers du Brésil. La récente réforme du Code forestier a récemment mérité une notule de sa main dans la revue Science [Fearnside, 2016].
12 « Ainsi, les scientifiques de l’INPE ont adopté, dans le cadre de l’ouverture du Prodes, une nouvelle façon de faire de la politique qui correspondait beaucoup plus au contexte de restauration de la démocratie à la fin du régime militaire en 1985. Les stratégies dures des années 1980 et 1990 étaient, elles, plus en accord avec une culture politique hiérarchique, obsédée par le contrôle et la censure. » [Rajão & Georgiadou, 2014, p. 110]
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Brésil : un système agro-alimentaire en transition
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1993
Innovations technologiques et mutations industrielles en Amérique latine
Argentine, Brésil, Mexique, Venezuela
Hubert Drouvot, Marc Humbert, Julio Cesar Neffa et al. (dir.)
1992