Chapitre i – Pourquoi la Bolivie n’a-t-elle pas pu mettre la Pachamama dans une base de données ?
p. 31-46
Texte intégral
1La Bolivie est aujourd’hui un pays dont les capacités à mesurer, qualifier et caractériser de façon autonome l’état de son environnement restent très limitées. Cela est d’autant plus frappant que le pays a connu deux décennies d’aide massive dans le domaine de la conservation de la nature (années 1990-2000), puis a été gouverné par un mouvement politique prônant une indépendance nationale tous azimuts, notamment en matière de gestion des ressources naturelles (2005-2019). Cette volonté d’indépendance a été poussée loin sur le plan environnemental. Le Mouvement vers le socialisme (MAS) et son leader Evo Morales ont d’abord défendu une rupture avec les catégories occidentales de relation à la nature, au profit de valeurs autochtones et de notions telles que le Bien vivre (Vivir bien), censées concilier des modes alternatifs de développement en association étroite avec la Terre-Mère, la Pachamama. Il s’agit d’un double échec : celui d’une impossibilité à capitaliser les données, les outils, les méthodes apportées par la coopération internationale à la fin du xxe siècle et celui d’une incapacité à sortir du sentier cognitif occidental et à générer d’autres façons de penser son environnement. Cette situation perdure à la fois durant la décennie néolibérale par excellence (années 1990), puis au cours de sa période de contestation et d’installation au pouvoir d’un mouvement se qualifiant de « postnéolibéral ». La Bolivie contemporaine se présente donc comme un territoire propice pour penser la complexité du phénomène de « dépendance informationnelle » en matière environnementale, celle-ci y acquérant des dimensions multiples et souvent surprenantes. Ce premier chapitre esquisse une première chronique nationale, celle d’échecs à répétition sur la voie de la souveraineté informationnelle.
L’autonomie informationnelle de l’État minée par l’aide au développement
2Pour caractériser la situation du plus pauvre des pays sud-américains dans les années 1990, largement dépendant de l’aide internationale, l’économiste espagnol Antonio Rodríguez-Carmona a proposé en 2009 la notion de « projectorat ». Ce mot-valise fusionnant « projet » et « protectorat » rend compte des effets limités, voire contre-productifs, de cette aide dans des contextes de très grande pauvreté, couplés à un État affaibli par l’ajustement structurel néolibéral. Il reprenait à son compte la vaste littérature critique sur les effets pervers de l’aide, plus concurrente qu’alliée de l’État, affaiblissant ses capacités gestionnaires. Le clin d’œil au « protectorat » suggérait que l’aide internationale était une forme néocoloniale alimentée, dans le cas bolivien, depuis les États-Unis avec sa puissante corporation humanitaire, l’Usaid, et depuis l’Union européenne via ses agences de coopération [Rodríguez-Carmona, 2009].
3Le grand apport de l’ouvrage est d’avoir couplé le terme de « projet » à celui de protectorat. L’auteur décrit la profonde mutation qui affecte l’aide internationale à la fin du xxe siècle sous les effets d’une diffusion généralisée du new management, dont l’approche par projet est l’emblème. Les grands programmes centralisés des années 1970 sont alors abandonnés au profit d’une mise en concurrence des agents internationaux et nationaux de coopération, censée garantir une optimisation de l’aide pour la rendre plus innovante et moins coûteuse. L’aide est pulvérisée en une série d’actions, de projets, circonscrits dans le temps et dans l’espace, ce qui détruit in fine les possibilités d’accumulation de capacités et de connaissances. Ce modus operandi – c’est la grande thèse du livre – fait aussi exploser l’action publique en une myriade d’actions non coordonnées. Celles-ci s’avèrent au final bien peu innovantes, dans la mesure où la course à l’obtention de fonds favorise les solutions formatées à bas coûts. Elles brouillent surtout les tentatives de politiques cohérentes et de long terme, puisque le projet est, par essence, une action de courte durée.
4Cette notion est utile pour comprendre la dépendance bolivienne à des acteurs extérieurs pour produire de l’information sur son propre environnement. Je suivrai en cela Louca Lerch, qui proposait la notion de « projectorat de l’information géographique » pour qualifier la dépendance bolivienne à des cartographes étrangers [Lerch, 2014] et décrire le régime informationnel qui domine en Bolivie à partir de l’ajustement structurel de 1985. Ce régime se caractérise par une multiplication d’agents qui assument un rôle de cartographes et qui mettent en cause le monopole de l’État en la matière : ONG, agences internationales, consultants individuels ou bureaux de consulting, tous commencent à produire de la donnée géographique à une période où les outils numériques et les compétences se diffusent largement. Or, ces cartographies sont souvent incompatibles entre elles, car elles sont générées dans des buts différents et circonscrites aux limites territoriales des projets qui les financent. D’autre part, elles disparaissent généralement une fois terminées. Elles ne circulent pas ou peu, et l’évolution des logiciels de cartographie rend les formats utilisés, caducs, et les données, illisibles. Le projectorat de l’information géographique implique paradoxalement une multiplication des acteurs de la cartographie et une réduction de l’accès public aux données. Quatre grandes caractéristiques le résument :
la privatisation de l’information (inaccessibilité), parce que celle-ci est produite par des agents, ONG et consultants, qui vont constituer leurs propres butins informationnels, notamment les bases SIG. Même s’ils sont financés sur fonds publics, ces agents privés ne vont livrer qu’une petite partie de ce qu’ils ont produit, de manière à pouvoir monnayer le reste avec d’autres acheteurs potentiels. Parce qu’ils capitalisent une information dont ils construisent eux-mêmes la rareté, ces agents privés augmentent leur capital informationnel et donc leurs chances de décrocher de nouveaux contrats de consultance, arguant qu’ils possèdent des données que d’autres n’ont pas. Il s’agit d’un effet pervers de la logique par projet de l’aide au développement, qui incite les agents de la coopération à garder pour eux-mêmes l’information, dans un but de survie économique – décrocher des budgets – et politique – acquérir une légitimité de spécialiste de la donnée ;
la discontinuité spatiale de l’information. L’État cesse la production de grands référentiels nationaux, c’est-à-dire d’une cartographie homogène du territoire du pays. Ceux-ci sont remplacés par des cartographies qui peuvent être d’une grande précision, mais qui sont cantonnées au territoire du projet qui les porte. Fondées sur des méthodes différentes, elles ne sont pas compatibles entre elles et il ne suffit pas de les rabouter pour recréer des référentiels nationaux. Plus grave, hors des zones où se concentre l’aide internationale, dans les secteurs de pauvreté extrême, de risques spécifiques, de ressources stratégiques, de forte biodiversité, rien n’est cartographié ou presque. À des zones surcartographiées s’opposent de vastes zones blanches ;
la discontinuité temporelle de l’information. L’information produite dans ce contexte a une durée de vie courte, généralement restreinte à celle du projet. Une fois l’ONG partie, la cartographie réalisée disparaît. Elle peut subsister dans le disque dur du consultant bolivien qui a participé aux travaux ou même circuler un peu dans l’univers des géomaticiens locaux, mais elle est souvent dépourvue de ses métadonnées, c’est-à-dire des informations sur la façon dont elle a été produite qui, seules, permettraient de savoir comment la réutiliser (date de création, typologies, etc.) ;
la dépendance technique du pays par rapport aux acteurs étrangers. C’est là un point essentiel rapporté et documenté par Louca Lerch et trop souvent omis des analyses critiques de la dépendance informationnelle : l’information géographique reste très dépendante, durant la période 1990-2000, de logiciels propriétaires et de serveurs informatiques fournis aux différentes administrations par la coopération. L’absence de mécanismes qui permettraient à ces administrations de renouveler leurs licences pour actualiser les logiciels et maintenir les serveurs en état de marche, les condamne, à court terme, à devoir abandonner la maintenance des bases qui leur ont été fournies et donc à faire appel à de nouveaux projets pour se rééquiper.
Le projectorat de l’information environnementale au concret
5Mes travaux en Bolivie au cours des années 2009-2015 m’ont confronté à ce projectorat dans le domaine de l’information sur la conservation et la gestion des ressources naturelles, à une époque où les acteurs de la période néolibérale (ONG, coopération internationale) étaient encore présents, mais en phase de retrait progressif. Les trois exemples qui suivent rendent compte de la multidimensionnalité des causes et des effets de cette dépendance informationnelle générés pendant les années 1990 et encore sensibles vingt ans après.
L’impossible bilan cartographique de la conservation de la nature
6Au début des années 1990, avec l’avènement du paradigme du développement durable et la mise en avant de la biodiversité comme principal problème environnemental après la Conférence de Rio (1992), les acteurs du développement en Bolivie vont réorienter leurs projets sur ces thématiques pour lesquelles il y avait le plus de chance de décrocher des financements. Les ONG internationales de conservation arrivaient alors en nombre, attirées par les fonds disponibles et les caractéristiques de ce pays « mégabiodivers ». Cet ensemble d’acteurs va peu ou prou prendre en charge les politiques publiques de conservation dans un pays dépourvu de toute expérience en la matière et produire d’abondantes cartographies écologiques et de bases de données numériques, essentielles aux projets qu’ils mettent en œuvre. Cherchant à cerner l’ampleur des actions de ces acteurs étrangers, j’ai tenté, en vain, avec mes étudiants, de recenser cette production apparemment massive d’information environnementale [Darrason, 2014]. Cet échec apporte un riche éclairage sur la situation de projectorat informationnel que vivait le pays.
7Les ONG consultées n’ont jamais été en capacité de nous donner un listing précis de l’historique des projets auxquels elles avaient contribué, par manque de confiance envers ces enquêteurs gringos que nous étions sans doute, mais plus vraisemblablement parce que de tels listings n’existent pas au sein de la majorité de ces organismes où le turn-over professionnel est intense. À leur décharge, la structure des projets de conservation est si complexe et mouvante que reconstituer qui y a fait quoi est difficile. Nombre de ces projets sont réalisés par des consortiums ad hoc d’acteurs, souvent composés de deux ou trois ONG qui mutualisent leurs compétences. Hormis une poignée de cadres fixes pour la coordination, les participants sont des prestataires (consultants), des stagiaires nord-américains, des volontaires européens, qui repartent de Bolivie après peu de temps. Il est fréquent que les personnes qui ont eu un rôle central dans une production d’information, mais qui occupaient un poste subalterne, ne soient pas mentionnées dans les documents finaux et ne puissent pas être contactées par le chercheur.
8Une fois le projet abouti, les capacités internes aux ONG pour mettre en forme la masse d’information qui a été nécessaire à la cartographie, leurs capacités pour la classer, la mettre en ligne et la rendre réutilisable, sont très faibles. Il est alors ardu pour le chercheur de retrouver des personnes qui ont suivi des projets de production d’information géographique sur une longue durée et à des postes suffisamment bien placés pour avoir une vue d’ensemble de ce qui a été produit. Je ne compte plus les personnes clés avec lesquelles je cherchais à m’entretenir, qui avaient déménagé une fois le projet terminé, dont les numéros de téléphone étaient depuis longtemps obsolètes et qui, ainsi, n’ont jamais répondu à mes appels. Si les contours du réseau d’humains ayant produit l’information sont flous, il est encore plus difficile de saisir ce que recouvre concrètement cette information. La plateforme publique de partage d’informations géographiques, GeoBolivia, qui depuis huit ans a fait un effort conséquent pour rassembler les données qui restent de cette époque, montre que l’essentiel a disparu : rien de ce que les agences de coopération présentes depuis des décennies ou les grandes ONG internationales de conservation n’y apparaît.
Des cartes pour (presque) rien : les macro-cartographies de l’occupation du sol
9Sur un autre plan, les grands projets de cartographie de l’occupation du sol des années 1985-2000 (figure 1) constituent une seconde figure du projectorat de l’information environnementale. Se répartissant le pays, plusieurs acteurs cartographient de grands ensembles de sols1, déterminant leurs aptitudes agricoles. Le département de Santa Cruz, associé à la coopération allemande, développe ainsi son plan d’usage du sol entre 1985 et 1993. La Banque interaméricaine de développement finance de 1992 à 1998 un projet dans le nord du pays (BID-Amazonía). La coopération hollandaise a, de son côté, complété les zones non couvertes par les deux précédents projets, en réalisant de 1993 à 2000 des cartographies des régions andines et du nord du département du Pando. À ces grandes réalisations se sont ajoutés à la même époque d’autres projets de moindre envergure sur des zones plus restreintes, notamment dans le bassin du lac Titicaca.
10Ces macro-projets semblent déboucher sur de la cartographie nationale, loin de la fragmentation spatiale propre au projectorat. En 2002 est publiée une « Carte physiographique » du pays par assemblage et harmonisation des projets de la décennie 1985-20002. Ici s’arrête cependant l’apport de cette décennie de macro-projets. La carte nationale est produite à l’échelle du 1/1 000 000e, à une résolution moins fine que celle des projets régionaux (environ 1/250 000e). Cette perte de précision est nécessaire pour que la concaténation de cartes réalisées à des échelles différentes soit scientifiquement rigoureuse, mais son principal effet est d’aboutir à un document si général que son utilité pour le pays reste minimale. Pire, si les cartographies finales de ces projets restent encore accessibles sous forme de rapports en versions numérique ou papier, la plupart des bases de données numériques produites (couches SIG) ont été dispersées ou réalisées dans des formats anciens désormais illisibles. Sur la plateforme en ligne GeoBolivia, qui fait office aujourd’hui de mémoire cartographique du pays, seul le projet hollandais a laissé des traces (quarante-deux couches SIG). Ni le projet BID-Amazonía ni le projet de Plan d’usage du sol de Santa Cruz ne sont référencés. La structure même de financement et de mise en œuvre de ces macro-projets a interdit, sans doute définitivement, qu’ils soient capitalisés par les pouvoirs nationaux et réutilisés au profit de tous.
Les Plans municipaux d’occupation du sol ou l’évaporation cartographique
11Ma troisième confrontation au projectorat de l’information environnementale bolivienne a eu lieu lorsque j’ai enquêté en compagnie de Julia Sillo Condori sur la production à l’échelle locale de cartographie écologique dans les municipes du département de Santa Cruz. Dans le cadre des réformes néolibérales des années 1990, les municipes acquièrent une autonomie politique en 1994 et commencent à se doter d’instruments de gestion. Parmi ceux-ci, les Plans municipaux d’aménagement du territoire (PMOT pour le sigle en espagnol) sont censés fournir des éléments au nouveau pouvoir local pour organiser et gérer sa circonscription. Notre surprise a été grande lorsqu’en 2013, parcourant le département à la recherche de ces plans, nous nous sommes rendu compte que la plupart d’entre eux avaient disparu, les équipes municipales ayant perdu jusqu’au souvenir que de tels plans avaient été réalisés. Lorsque, par hasard, ces bases de données étaient encore présentes, sous forme de CD par exemple, soit les ordinateurs municipaux n’étaient pas équipés de logiciels SIG pour les lire, soit leurs licences avaient expiré et étaient trop chères pour être renouvelées, soit plus fréquemment, personne dans l’équipe n’était en capacité d’utiliser un SIG. Nous leur faisions redécouvrir le PMOT de leur municipe, que nous avions trouvé préalablement au sein des réseaux informels de géomaticiens boliviens auxquels Julia Sillo appartenait. Comprendre comment des centaines de plans et les bases de données qui leur sont associées ont pu s’évaporer, donne des clés de lecture sur le projectorat bolivien.
12Le contexte néolibéral explique le foisonnement de la production cartographique et son évaporation. En effet, ces plans municipaux sont directement issus des besoins générés par la décentralisation politique qui touche le pays, à l’instar de très nombreux territoires des pays en développement d’alors. Contrairement aux idées reçues, le néolibéralisme est d’abord un processus favorisant la production d’information publique, puisqu’il faut doter de ressources informationnelles les nouveaux niveaux politiques qu’il promeut. Mais comme ce processus procède également d’une grande méfiance vis-à-vis de l’État, il ôte à ces mêmes pouvoirs publics la capacité de réguler la production d’information environnementale : celle-ci est attribuée, par appel à projets, à des acteurs privés censés la créer de façon plus efficiente et moins coûteuse. Répondant à des logiques propres, faiblement inscrits dans les territoires municipaux, ces acteurs vont alors produire à la chaîne des plans municipaux, sans être sûrs que leurs clients, les autorités municipales ou la population, se les approprieront ni qu’ils constitueront des documents de référence pour l’avenir (figure 2).
13Néanmoins, le néolibéralisme n’explique pas tout. Si cette production cartographique massive a largement disparu, c’est aussi du fait de la grande jeunesse des municipes boliviens : occupées à apprendre la démocratie locale, peu dotés, changeant à chaque élection, les autorités n’avaient guère les moyens de mettre en place une administration locale stable et capable de gérer des bases de données numériques. Dans ce contexte, l’utilité des PMOT fournis par les ONG ou les consultants était pour elles difficile à cerner. Dans le meilleur des cas, ils ont été rangés dans un tiroir.
14Le projectorat de l’information environnementale bolivienne, c’est également ceci : un État incapable de réguler un marché cartographique généré par une réforme politique de décentralisation, marché dont se saisissent de multiples acteurs sans volonté de se coordonner, qui débouche sur la production d’une masse inutile de données qui disparaît rapidement.
L’information environnementale, point aveugle du retour de l’État
15En 2019, alors qu’Evo Morales est chassé par un coup d’État, les quinze ans de gouvernement du MAS n’ont guère fait progresser l’autonomie bolivienne en matière de production d’information environnementale, malgré une volonté marquée de la part de l’État de retrouver une indépendance sur de multiples autres plans, énergétique notamment. Quelques cartographies de l’ensemble du pays sont produites, mais généralement avec des données vieilles de plusieurs années et de maigres moyens mobilisés (deux ou trois personnes pour couvrir le pays)3. Une carte forestière est développée, mais elle présente des erreurs importantes sur les reliefs andins4. Ces cartographies enfin nationales peinent donc à acquérir le statut de référentiels, c’est-à-dire de bases de données porteuses d’une forte légitimité, et elles circulent peu. Pour suivre la déforestation, la dépendance externe reste très forte sur les plans des logiciels, du matériel et des concepts, tous importés5. Le signe le plus tangible de cette dépendance a été le fait qu’en 2009 et 2010, alors que le satellite Landsat 7 (États-Unis) subit une avarie, le pays n’a pas été capable de détecter, pendant quelques mois, les déboisements sur son propre territoire. Seule exception, la plateforme en open data GeoBolivia permet de rassembler des données éparses et de compenser les problèmes d’accessibilité de l’information (voir chapitres iii et xi).
16Les débuts du proceso de cambio (processus de changement), la réforme politique et culturelle portée par le MAS, étaient pourtant prometteurs. Le premier président autochtone du continent se présentait dans les forums internationaux comme le leader d’une nouvelle alliance entre modernité et savoirs indigènes, propre à renouveler le paradigme du développement. La Constitution était profondément renouvelée et accordait une place centrale à la Pachamama. L’État prétendait retrouver son rôle de régulation de l’action publique, afin de recréer des politiques nationales plus cohérentes et plus justes. Mieux encore, le premier mandat d’Evo Morales (2005-2010) laissait penser qu’une alliance était possible entre le monde de la conservation installé depuis les années 1990 et l’État : il était loisible d’imaginer que la production désordonnée d’information environnementale, encore largement aux mains d’acteurs privés et/ou étrangers, commencerait à être capitalisée au service de tous les Boliviens.
17Cette alliance se brise au début du second mandat de Morales. Dès 2011, la violence des réactions de l’État aux mobilisations contre la construction d’une route dans un territoire autochtone, le Tipnis, marque la rupture avec les ONG de conservation, accusées d’ingérence dans le développement du pays [Perrier Bruslé, 2012]. Alors que les ONG les plus liées à la coopération nord-américaine sont progressivement écartées de la gestion de la conservation du pays et soumises à un contrôle plus strict [Darrason, 2014], la méfiance du pouvoir central vis-à-vis des multiples formes d’autonomie locale créées sous la période néolibérale tarit progressivement le marché de la production locale d’information environnementale. Mais ce reflux des acteurs du projectorat ne s’accompagne guère de la construction de capacités publiques autonomes de cartographie et de développement d’instruments informationnels. Au vu du grand nombre de Boliviens formés à la cartographie et aux bases de données, l’absence de développement informationnel du pays n’est pas une question de manque de compétences, mais bien celui d’un manque d’institutionnalisation des questions environnementales au sein d’une administration publique néodéveloppementiste, qui conçoit la conservation comme une entrave à la souveraineté du pays.
Dépendance cognitive et dépendance au sentier dans la Bolivie des années 2010
18La Bolivie « postnéolibérale » est un exemple fort de dépendance au sentier en matière informationnelle, où la formation de capacités techniques ne se traduit pas en émancipation cognitive. Le projectorat a largement disparu, sans pourtant avoir été remplacé par une production publique solide. La période actuelle répète à plus grande échelle une situation vécue à la fin des années 1980 avec les projets de macro-cartographie du sol déjà mentionnés. Avec une vingtaine d’années de retard sur des pays comme l’Australie ou son voisin brésilien, la Bolivie s’était inscrit dans un mouvement où les pays possesseurs de vastes étendues dégrossissaient leur connaissance des ressources du territoire, grâce à des surveys qui cartographient rapidement et succinctement les milieux. Les travaux étaient financés intégralement par la coopération étrangère qui apportait les méthodes et concepts opérationnels, inspirés notamment de l’expérience australienne de cartographie des grands espaces dans les années 1946-1960 (Land system). Mais alors qu’à partir d’une expérience similaire6 le Brésil va développer une expertise environnementale nationale et autonome, les techniciens boliviens vont rester prisonniers des concepts clés fournis par la coopération. Si cette période initiale a eu pour principal mérite de former les premières cohortes de cartographes boliviens, qui vont assurer l’existence d’un corps technique rodé aux méthodes de cartographie des milieux, elle a en revanche laissé comme héritage une focalisation de l’aménagement du territoire sur le concept agronomique de « potentiel maximal d’usage du sol », inadapté aux nouveaux enjeux d’aménagement du territoire du début xxie siècle.
19Sur un plan similaire, dans les années 2010, la coalition politique bolivienne au pouvoir se révèle incapable de mettre en œuvre les concepts environnementaux nouveaux qu’elle défendait. Cette incapacité est en partie informationnelle, dans la mesure où ces concepts n’ont pu être traduits cartographiquement ou mis en base de données. Adoptée en 2012, la loi-cadre dite de la Terre-Mère (Madre Tierra) était censée servir de fondement à un nouveau paradigme de développement dit intégral. Afin d’être mise en œuvre dans les territoires, elle proposait comme notion clé les « systèmes de vie » (« sistemas de vida »), un concept proche de celui de socioécosystème7 : la cartographie de ceux-là devait permettre un redécoupage territorial plus harmonieux d’un point de vue écologique, culturel et social. La seule carte réalisée à ce jour, selon une analyse multicritère conventionnelle, synthétise plusieurs dimensions physiques du milieu pour établir une typologie sans aucune dimension sociale ou culturelle8. Elle témoigne du caractère tronqué du processus de renouvellement cognitif et de son impossible matérialisation dans des instruments de gestion territoriale.
20Cet échec a plusieurs causes. L’absence de données sur la position des « communautés » du pays et des limites entre celles-ci a empêché la délimitation des sistemas de vida. Pour pallier ce manque, l’équipe en charge de ce travail en 2015-2016 a tenté d’approcher la diversité humaine du pays en croisant le cadastre, qui donne les modes de tenure sur une base ethnique, et une cartographie ethnolinguistique produite par des anthropologues boliviens. Ensuite, c’est en calculant la distance entre le centre de chaque communauté et la capitale départementale la plus proche qu’ont été estimées les zones d’influence des communautés recensées par l’Institut statistique national bolivien en 2001 [Boillat et al., 2013]. Devant établir des limites entre communautés, cette cartographie pâtissait d’emblée d’un caractère approximatif : outre l’ancienneté de ces données de quatorze ans, estimer que les limites entre communautés sont d’abord liées à l’accessibilité ne peut conduire qu’à de multiples erreurs lorsque l’analyse est réalisée à l’échelle du pays. Ce travail n’a donc pas débouché sur une cartographie utilisable.
21Les enjeux politiques d’une telle cartographie, plus contraignants que les questions techniques et scientifiques, ont conduit à l’arrêt du projet. Symptomatiques des tensions internes au gouvernement du MAS, plusieurs tendances s’opposaient au sein du comité en charge de la mise en carte de la notion clé de la loi de la Madre Tierra. Aux pachamamistas, qui accordaient une importance centrale aux savoirs locaux et aux processus participatifs pour le dessin des limites entre sistemas de vida, s’est opposée une tendance représentative du républicanisme centralisateur devenu dominant au sein du gouvernement. Cette seconde tendance privilégiait une définition par le haut de nouvelles entités socioécosystémiques, en franche contradiction avec les premiers. De plus, nombre de participants craignaient que la cartographie en discussion puisse servir de base à un redécoupage administratif de la Bolivie, ce qui constituait un sujet très sensible dans un pays où les très jeunes municipes sont l’enjeu de tensions politiques fortes. C’est d’ailleurs pour cette raison que l’Institut national de la statistique a refusé de livrer ses bases démographiques les plus récentes, car cela aurait mis en lumière des changements de population dans des municipes qui dépendent de ce chiffre pour le calcul de la part du budget national qui leur revient9.
22Si la Pachamama n’a pu être mise en base de données, c’est en grande partie pour des raisons informationnelles, mais pas uniquement. Le déficit de données précises a été déterminant. Le manque de capacités intellectuelles à penser hors des cadres conventionnels de la géographie occidentale l’a été tout autant : l’utilisation de logiciels générés selon ce paradigme pour les travaux préliminaires (SIG) en témoigne. Plus décisives, les menaces sur l’organisation politique du pays que faisait courir le projet de redessiner sur une base nouvelle les limites entre les « communautés » du pays et leur coût politique trop élevé ont contribué à l’enterrer définitivement.
* * *
23Le cas bolivien va servir tout au long de cet ouvrage d’idéal-type de la dépendance en matière d’information environnementale, mais il ne faudrait pas en rester à cette idée simple, tant elle mérite débat et doit être discutée. Pour efficace qu’elle soit en première analyse, la notion de projectorat de l’information peut être contestée sur de nombreux points, notamment si elle est remise en perspective historique. Je présenterai dans le chapitre ix la notion antagonique de souveraineté informationnelle. Pour l’instant, passons au cas brésilien, en le présentant d’abord comme un idéal-type, mais aux antipodes de la dépendance bolivienne.
Notes de bas de page
1 En fait, il s’agit généralement d’unités géomorphologiques, auxquelles sont associés des sols dominants, ces derniers permettant de qualifier le potentiel productif maximal de l’unité dans son ensemble. Pour des raisons d’échelle de travail, les variations de potentiel productif internes à ces unités sont gommées.
2 Voir Ministerio de Desarrollo sostenible y Planificación, 2002.
3 Carte des potentiels productifs (Mapa de potenciales productivos), 2013 (échelle 1/1 100 000) : cette carte est créée par simple croisement de deux cartes antérieures générées en 2009 et 2010 (atlas des potentialités d’usage du sol et carte d’occupation du sol), elles-mêmes créées à partir d’une série d’images satellite dont les plus anciennes remontent à 2006. Carte du bilan hydrique moyen annuel de la Bolivie (Mapa de Balance Hídrico Promedio Anual de Bolivia), 2016 : cette carte réutilise des données de 1998-1999 et de 2009-2010 [GeoBolivia].
4 Carte forestière de Bolivie, 2015. Élaborée dans le cadre du projet de « Suivi de la déforestation de la région amazonienne » par l’équipe Sala de Observación Bolivia/OTCA, en coordination avec la direction générale de Gestion et de Développement forestier du ministère de l’Environnement et de l’Eau.
5 Les logiciels SIG utilisés sont des SIG propriétaires pour lesquels il faut payer une licence annuelle. Les données utilisées sont des images Landsat ainsi que de couches points de chaleur (généralement associée à des incendies qui font partie du processus de déforestation) fournies par la Nasa avec le satellite Modis.
6 Voir chapitre suivant.
7 « Loi-cadre de la Terre-Mère et de développement intégral pour Bien vivre » [2012]. « Art. 5 - Définitions. 12. Systèmes de vie. Il s’agit de communautés organisées et dynamiques de plantes, d’animaux, de micro-organismes et d’autres êtres, et de leur environnement, où les communautés humaines et le reste de la nature interagissent en tant qu’unité fonctionnelle, sous l’influence de facteurs climatiques, physiographiques et géologiques, ainsi que des pratiques productives, de la diversité culturelle des Boliviens, y compris les visions du monde des nations et des peuples indigènes paysans, des communautés interculturelles et afro-boliviennes. Sur le plan opérationnel, les systèmes de vie sont établis sur la base de l’interaction entre les zones de vie et les unités socioculturelles prédominantes qui habitent chaque zone de vie et ils identifient les systèmes de gestion les plus optimaux qui se sont développés ou peuvent se développer en raison de cette interrelation ; Art. 48. (Gestion des zones et des systèmes de vie). L’Autorité nationale compétente, en coordination avec les instances sectorielles, élaborera un plan d’aménagement basé sur les concepts de zones et de systèmes de vie, qui constituera l’une des bases fondamentales pour la planification du développement intégral en harmonie avec la Terre Mère pour le Bien vivre, qui sera réglementé par une norme spécifique. »
8 Topographie, sols, climat, hydrologie, bioclimat, biodiversité, forêts [GeoBolivia].
9 Il s’agit d’un pourcentage des royalties versées par les entreprises d’hydrocarbures au Trésor public, indexé sur la population du municipe.
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