La carte de Tasso, une parabole cartographique en mode d’exergue
p. 13-16
Texte intégral
1Il y a dans ces premiers paragraphes une courte histoire que je tenais à raconter avant toute chose. Son auteur brésilien possède un art consommé du story-telling, et c’est son principal recours pour financer son projet cartographique. Et si l’histoire de « sa » carte brille peut-être moins que ce qu’il en dit lui-même, elle renferme à elle seule la plupart des thèmes que ce livre va tenter de déplier. Écoutons voir.
2Tasso Azevedo raconte lui-même, lors de ses conférences, l’histoire qui a fait changer de cap sa vie professionnelle. Employé au service forestier du ministère de l’Environnement brésilien sous le premier gouvernement Lula, il aurait compris, en visitant des forêts dépérissantes du Canada, que l’enjeu climatique était la première et principale raison pour laquelle les forêts méritaient d’être protégées dans le monde. De retour au Brésil, il s’intéresse aux négociations climatiques et participe à des groupes de réflexion dans le pays. Il fait le constat que ce qui manque au Brésil, pourtant relativement bien doté parmi les pays émergents en information environnementale, c’est une cartographie homogène et de qualité de l’occupation du sol. Sans cette information, impossible de suivre année après année l’évolution des couverts végétaux, de leur capacité à séquestrer le carbone, et donc de faire un bilan correct des efforts du pays pour réduire ses émissions de gaz à effet de serre.
3Dans le contexte troublé de l’année 2015, le Brésil s’enfonce dans la crise économique. Les budgets fédéraux s’amenuisent et l’instabilité politique va mener à l’impeachment de Dilma Roussef. Tasso Azevedo, lui, réunit une équipe de spécialistes de cartographie de la végétation, aux compétences thématiques variées, tout comme l’est leur appartenance professionnelle. Celle-ci compte peu d’universitaires, beaucoup d’ONG brésiliennes et quelques entreprises privées spécialisées dans l’observation de la Terre1. Tous s’engagent alors dans ce qui deviendra le projet MapBiomas. Une fois exposé le projet à l’équipe, celle-ci fait le constat qu’un tel travail supposera de très fortes capacités de traitement des données, les images satellites pesant très lourd, d’autant plus qu’il faut couvrir un pays de 8,5 millions de kilomètres carrés, année après année, depuis 1985. Tasso ira convaincre Google de mettre à disposition un espace de travail dans le Cloud de son GoogleEarthEngine, un outil en ligne paramétrable afin de traiter de vastes volumes de données. En 2016, une première série de cartes est disponible gratuitement en ligne. La particularité de MapBiomas est de proposer des cartographies provisoires que l’équipe s’ingénie à améliorer au cours du temps : ainsi le premier jeu de cartes sera-t-il retravaillé en 2017, puis 2018, grâce à un perfectionnement des algorithmes. Fort de ce succès, et même si certains reconnaissent en interne que la qualité des classifications d’images peut être améliorée, MapBiomas fait sa publicité sur le continent sud-américain : des Uruguayens, des Argentins ou des Péruviens seraient intéressés pour réutiliser l’algorithme et cartographier leurs territoires respectifs.
4En 2015, le Brésil n’est pas encore plongé dans la crise politique intense qui va suivre, et il vient, depuis 2003 et l’arrivée du Parti des travailleurs (PT) au pouvoir, de réduire drastiquement les taux annuels de déforestation. La carte de Tasso semble alors représenter ce Brésil émergent qui gagne et qui le fait savoir. Le projet rassemble des spécialistes nationaux en informatique, en cartographie et en végétation extrêmement pointus, qui forment une communauté désintéressée au service d’un projet national inédit. Cette coalition est originale : la transnationale Google fait la preuve de sa philanthropie en offrant ses serveurs et ses capacités massives de traitement informatique. Tasso, leader charismatique, sait mobiliser un collectif et ne pas l’écraser. Il encadre un projet consensuel et à la convergence de l’État, des entreprises et de la société civile2. Il s’agit d’une cartographie intégralement en open data, depuis les données téléchargeables jusqu’aux algorithmes et aux méthodes de traitement proprement documentées et mises à disposition.
5Prémonition ou hasard, cette façon de monter le projet lui a permis d’échapper aux vicissitudes du brutal changement politique de 2016, caractérisé notamment par la réduction massive des budgets fédéraux, qui a affecté le nombre de personnels dédiés à l’analyse d’images satellites dans les ministères et institutions brésiliennes de régulation environnementale. Pendant que l’État traverse avec la plus grande difficulté la tempête, MapBiomas devient un élément de stabilité hors de l’État puisqu’il ne dépend pas de ses budgets.
6Où et comment classer ce projet ? Est-ce une énième expression de la dépendance d’un pays du Sud vis-à-vis des capacités techniques du Nord (Google) ? Est-ce au contraire la preuve de l’habileté de certains cadres ou ex-cadres publics – Azevedo a travaillé longtemps pour le ministère de l’Environnement – à naviguer entre les multiples écueils bureaucratiques, scientifiques et économiques d’un pays comme le Brésil, en allant trouver des alliés à l’étranger, avec lesquels travailler sur un pied d’égalité ? Google ne peut tirer que des bénéfices de la démonstration qu’il fait de son implication dans un tel projet au service de la planète et de son climat. S’agit-il pour Azevedo de créer un « produit » si performant qu’il va pouvoir ensuite en faire commerce ou est-ce la stratégie désintéressée d’un enfant du pays, profondément convaincu que c’est hors de l’État que se joue la bataille de la mobilisation pour l’aggiornamento climatique du Brésil ? S’agit-il d’une cartographie « pour autrui », signe d’une dépendance, pour montrer au monde que le Brésil est un bon élève dans la lutte contre le changement climatique, ou d’un outil national pour tenter de bousculer les rapports de force et les structures de l’économie qui expliquent l’essentiel des émissions ?
7En somme, la carte de Tasso montre les ambivalences de ce type d’instruments : absolument nécessaires pour parler au monde de la nature brésilienne, ils résument à des catégories tellement simplistes ses caractéristiques qu’ils contribuent à l’appauvrissement de la façon dont le public la conçoit et dont elle va être prise en charge.
Notes de bas de page
1 Fournisseurs de technologie : Google, EcoStage, Terras App. Financement : Norway’s International Climate and Forest Initiative (Nicfi) ; Gordon & Betty Moore Foundation ; Arapyaú Institute ; Climate and Land Use Alliance (Clua) ; Good Energies Foundation. Pour le projet MapBiomas, l’intégralité des équipes en charge de la cartographie des biomes est brésilienne (le projet est en cours). Amazonie : Institute of Man and Environment of the Amazon (Imazon) ; Caatinga : université d’État Feira de Santana (UEFS) et Plantas do Nordeste Association (APNE) ; Cerrado : Amazon Environmental Reseach Institute (IPAM) ; Atlantic Forest : Foundation SOS Atlantic Forest & ArcPlan ; Pampa : université fédérale de Rio Grande do Sul (UFRGS) ; Pantanal : Institute SOS Pantanal & ArcPla. Équipes en charge des « thèmes transversaux » : formations herbacées-pâturages : université fédérale de Goias (Lapig/UFG) ; agriculture et sylviculture industrielle : Agrosatelite ; zone côtière : Vale Technological Institute (ITV) / Solved [Souza & Azevedo, 2017].
2 Même si l’administration garde une fonction symbolique forte de garantie du sérieux du projet. Un comité scientifique indépendant consultatif a été créé. Cinq de ses sept membres sont des entités publiques brésiliennes de référence à savoir l’Embrapa, l’Ibama, l’INPE, l’université de Brasilia et le service forestier brésilien. Les deux autres sont membres de l’université du Maryland qui est l’entité de référence pour le traitement et la diffusion des images du satellite Landsat utilisées par le projet, et de l’ONG internationale The Nature Conservancy.
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