Chapitre vi – Vieillir en famille
p. 255-302
Texte intégral
1Lorsque survient la perte d’autonomie, les personnes âgées sont supposées trouver soins et attention au sein de leur famille. Or la famille cubaine d’aujourd’hui est rétrécie par la baisse de la fécondité des générations précédentes et creusée par les flux d’émigration. Les femmes paient un prix élevé aux normes morales du care et renoncent fréquemment à leur carrière pour s’y consacrer. Les politiques publiques prennent-elles la mesure de la détresse d’aidantes familiales noyées dans des problèmes matériels et des tensions temporelles inextricables ?
2Amira m’a invitée à venir leur rendre visite et à boire un verre de vin, me promet-elle avec un sourire convaincant. Elle et son mari sont gourmands et ont les moyens de satisfaire leur penchant : la mère d’Amira est hôtesse de l’air et rapporte de ses voyages en Europe et en Amérique latine des victuailles introuvables à Cuba. Parvenir à leur appartement de Miramar depuis mon quartier est toute une expédition : trouver une place dans un taxi collectif sur la rue Neptuno, mais qui emprunte bien ensuite la rue Linea, me faire déposer à la rue 42, puis entreprendre une longue marche dans des rues assez bien entretenues et ombragées d’arbres, mais qui ne se coupent plus du tout à angle droit et dont les numéros sautent de façon illogique. Amira et Eliseo habitent au premier étage d’un petit immeuble, dans un quartier résidentiel, arboré, paisible, bien différent de l’agitation brouillonne de Centro Habana. L’immeuble, dont Amira me dira qu’il a été construit « du temps du capitalisme » par une cousine de sa grand-mère, est même équipé d’un interphone. Quel confort de ne pas avoir à hurler depuis la rue pour me faire ouvrir, ameutant tout le voisinage.
3La porte de l’appartement ouvre sur une pièce éclairée par une large porte-fenêtre donnant sur une terrasse spacieuse. Elle fait office de salon et de bureau : un ample canapé devant le grand écran allumé de la télévision, un gros ventilateur vrombissant, une table surchargée d’ordinateurs, de livres et de papiers, une bibliothèque, c’est bien là un intérieur d’universitaires. Sur l’un des fauteuils à bascule qui trônent au milieu de la pièce, est assise une très vieille dame, vêtue d’une chemise de nuit bleu pâle, à qui Amira est en train de poser de la teinture capillaire. « Blandine, voici ma grand-mère, elle vit avec nous. » Je salue la vieille dame d’un baiser sur la joue droite, mais Amira précise : « Elle ne reconnaît plus vraiment personne. »
4Je ne savais pas qu’Amira vivait avec sa grand-mère, je me trouve un peu embarrassée, aurais-je occulté l’information ? « Je ne sais pas si je te l’avais dit, tu sais, ici, beaucoup de gens vivent avec leur mère ou leur grand-mère, c’est normal. » Pendant qu’elle termine d’arranger les cheveux de la vieille dame, Amira m’explique : « C’est la mère de mon père, mais comme il est musicien à l’Orchestre national, il voyage beaucoup et ne peut pas prendre soin d’elle. Il vit avec sa compagne, dans la maison que celle-ci a reçue en legs d’une vieille dame dont elle s’est occupée pendant plusieurs années jusqu’à sa mort. Elle est très gentille, mais elle n’est pas sa fille, il vaut mieux que ce soit moi qui vive avec ma grand-mère. » Leonardo, le père d’Amira, est fils unique et Amira est son unique fille. Ils se sont mis d’accord voici seize ans déjà : Amira et son mari sont venus vivre dans l’appartement de sa grand-mère pour prendre soin d’elle. Son père, unique héritier, lui en cédera les droits au décès de la vieille dame. « De toute façon, c’est nous qui vivons ici, tu sais, à Cuba, on ne met pas les gens dehors, c’est l’occupant qui a les droits d’héritage, surtout s’il ou elle est de la famille et prend soin du propriétaire âgé jusqu’à son décès », me précise-t-elle en juriste avertie. Avec une grande tendresse et des gestes caressants, Amira est maintenant en train de retirer le vernis à ongles de sa grand-mère avec de l’acétone et s’apprête à lui en remettre. « Elle est très coquette, je lui fais régulièrement une manucure, je la coiffe et je la maquille tous les jours. »
5Eliseo, le mari d’Amira, vient de rentrer. La vieille dame attend que son vernis sèche. Nous disposons les verres à vin sur une table basse, Eliseo ouvre une bouteille de Rioja, Amira découpe de petits dés de fromage espagnol, place des olives dans une coupelle, met des croquettes à chauffer. « Si tu veux que je te raconte des choses sur les vieux, je peux le faire. Toute ma vie je me suis occupée de vieux, depuis que j’ai dix-huit ans. Il y a eu ma grand-tante, qui est décédée il y a quelques années, puis ma grand-mère maternelle, dont j’ai pris soin avec ma mère, qui s’en occupe seule à présent. Et maintenant ma grand-mère paternelle. » Je découvre une face cachée de la vie d’Amira, que je connaissais avant tout comme une bonne vivante, grande travailleuse, friande de culture.
6« Tout le monde a un petit vieux ou une petite vieille chez soi. Notre voisine vit avec sa mère de quatre-vingt-dix-huit ans. Ma mère s’occupe de sa propre mère, mais elle ne vit pas avec elle. Elle paye quelqu’un, car elle voyage trop, elle ne pourrait pas être là pour répondre à ses besoins. Et dans l’immeuble d’à côté, une vieille dame vit seule, en logeant des gens pour s’occuper d’elle. Elle leur a promis de leur laisser la maison à sa mort. » Avec une certaine nostalgie, mais aussi beaucoup de perplexité, je me projette : et si j’avais fait emménager ma grand-mère avec moi ? Cela aurait-il donc été possible finalement ? Aurais-je pu lui éviter la maison de retraite, alors qu’elle avait déjà cent trois ans ? Mais comment aurais-je pu continuer à travailler en la prenant en charge ?
7Amira m’explique que récemment, sa grand-mère a commencé à perdre la tête et qu’elle a alors dû s’organiser. Deux ou trois jours par semaine, lorsqu’elle a cours à l’université ou a vraiment besoin de calme, elle confie sa grand-mère à la voisine, qui s’en occupe en même temps que de sa propre mère. Les deux presque centenaires ont toujours vécu sur le même palier et elles se connaissent bien. C’est une solution onéreuse, mais son père l’aide financièrement. « Lorsqu’Eliseo et moi avons besoin d’écrire, nous allons parfois à la cafétéria du coin de la rue, parce que grand-mère se promène et chantonne, nous avons du mal à nous concentrer. » Et quand elle part en voyage, son père prend le relais, voire parfois sa mère. L’idée de la confier à un centre de jour, une casa de abuelos ? « J’y ai pensé, mais il aurait fallu la descendre le matin tôt, la faire marcher sur le trottoir défoncé et revenir en fin d’après-midi pour aller la chercher, cela aurait été trop compliqué pour nous. »
8Progressivement, l’état de la grand-mère se dégradant, Amira n’a plus vraiment pu la laisser chez sa voisine, qui entre-temps avait perdu sa propre mère. Elle a dû payer une dame pour rester avec sa grand-mère pendant ses absences et en prendre soin à domicile. Un coursier venait aussi l’aider à la déplacer. « Je reçois beaucoup d’aide. Maman gagne de l’argent en rapportant des marchandises qu’elle vend et cela me permet de payer des personnes. Mais je dois toujours préparer les repas de ma grand-mère et lui donner à manger de la nourriture moulinée, m’occuper de ses cheveux et de ses ongles, de son linge et ses vêtements, sortir avec elle faire un tour dans le quartier. »
9Lorsque la grand-mère décède en 2017, Amira et Eliseo peuvent envisager de voyager ensemble pour de longues périodes et entreprennent une tournée de conférences en Europe. Un nouveau chapitre s’ouvre alors : celui du règlement des affaires d’héritage. Dans cette famille, elles sont compliquées par le fait qu’il y a plus de maisons que de personnes ayant des droits sur le territoire cubain : c’est le résultat de trajectoires de vie qui ont conduit la famille du père d’Amira, descendant de paysans espagnols arrivés à Cuba à la fin du xixe siècle, à acheter des maisons et appartements à la campagne et à La Havane ; sa mère, à être propriétaire d’une confortable maison à la suite de plusieurs opérations de permuta, en partant d’une petite pièce octroyée par l’État dans un solar.
10En 2014, en indivision avec sa sœur, la mère d’Amira a hérité en ligne directe de la maison de sa mère, transmise de mère en fille depuis plusieurs générations. Elles en ont toutes deux une de trop, selon les lois cubaines : la tante d’Amira possède aussi une maison. Elle est récemment partie aux États-Unis, faisant un retour tous les deux ans pour garder ses droits, grâce à la loi de migration de 2013.
11Un mécanisme se met alors en branle : faire enregistrer la maison de la grand-mère paternelle au nom d’Amira, pendant que celle de la grand-mère maternelle est temporairement inscrite au nom d’une nièce, qui n’en possède pas encore, mais à qui Amira ne fait pas confiance : son mari pourrait bien l’inciter à mettre définitivement la main dessus. Amira conseille à sa mère et sa tante de vendre la maison de leur mère et de dépenser l’argent à acheter une meilleure voiture et passer un séjour de rêve dans des îles grecques.
12Eliseo, de son côté, se prépare à prendre soin de sa mère, qui pour le moment se porte bien et s’occupe de sa propre mère, très âgée. Eliseo a un frère qui est parti aux États-Unis depuis longtemps, a perdu ses droits à Cuba et ne souhaite pas faire les démarches pour les récupérer. Lors du décès de son père, en 2015, il a hérité d’une grande maison située dans le quartier de 10 de Octubre. Sa famille louait cette maison avant 1959 et la révolution la leur a accordée en propriété, après la promulgation de la Ley de vivienda en 1960. Or, la mère d’Eliseo vit dans une autre bourgade de la périphérie de La Havane, dans une maison qu’elle a héritée de son époux. Elle va vendre cette maison pour se rapprocher de la capitale et vivre chez son fils jusqu’à ce que sa propre mère décède et qu’elle hérite. Lorsque la grand-mère d’Eliseo mourra, il y aura aussi une maison de trop. Le projet est, là aussi, qu’elle soit vendue pour permettre à la mère d’Eliseo de remettre sa maison en état pour ses vieux jours et se rapprocher de son fils.
13Tout le monde semble d’accord à Cuba : c’est dans leur famille que les personnes âgées sont le mieux et, par ailleurs, c’est la famille qui doit s’en occuper, parce qu’« ils sont du même sang ». J’entends aussi : « Les personnes âgées ont besoin de leur famille et leur famille a besoin d’eux ; ils doivent toujours rester dans leur famille, insiste une assistante sociale confirmée. C’est une obligation légale de la famille que de prendre en charge les personnes âgées, me confirme Melina, mais seulement pour les familles qui vivent à Cuba. Hors du pays, les travailleurs sociaux n’ont pas les moyens d’aller les chercher. Nous n’avons pas les bases de données et pas non plus d’accords avec les pays où ils résident. Il y a des familles qui ont les ressources pour payer quelqu’un pour prendre soin d’un vieux à leur place, et d’autres qui négligent leurs âgés. »
14Au fur et à mesure de mon enquête, le cuidado m’apparaît comme une réalité en coulisse de la vie, comme un arrière-plan invisibilisé, une toile de fond sur laquelle se déroulent des existences et qui marque surtout des vies de femmes. S’occuper à plein temps d’une personne âgée représente une lourde charge matérielle, financière et mentale, tant il échoit à la cuidadora de gérer tout le quotidien, avec des ressources souvent limitées et des contorsions d’équilibriste pour concilier les inconciliables. Les témoignages se multiplient.
15Dans mes cahiers de notes, des dizaines d’histoires se succèdent, des rencontres de hasard, des conversations vite nouées, d’autres récits plus posés. Un chauffeur de taxi à Trinidad s’occupe de sa mère. Il la laisse seule à la maison pendant qu’il véhicule ses clients, mais retourne vers elle plusieurs fois par jour pour la nourrir, la changer et modifier sa position pour lui éviter les escarres. Une dame âgée rencontrée au círculo de abuelos partage avec sa fille le soin de sa propre mère, presque centenaire. David et Fanny auront organisé leur vie de retraités autour de leurs deux mères, toutes deux atteintes de maladies dégénératives graves, nécessitant une prise en charge de tous les moments. Tara dit ne pas avoir eu d’enfant parce qu’elle s’est occupée de sa mère pendant de longues années : « Mes parents m’ont dit : “tu ne peux pas avoir d’enfant, parce que tu dois t’occuper de nous”. Je suis restée à Santa Clara jusqu’à leur mort et je n’ai pas d’enfants. » Un collègue d’Alma a pris une retraite anticipée pour s’occuper de sa mère et passer auprès d’elle les dernières années de sa vie. Il utilise une partie de la pension qu’elle perçoit d’Espagne depuis qu’elle a récupéré sa nationalité, pour rémunérer une aide à domicile quelques heures par jour. Xenia me dit avoir dû arrêter de travailler lorsque sa mère est devenue vieille. « C’était une décision familiale et c’est vrai que cela implique que les femmes ont une pension plus basse, parce qu’elles interrompent leur carrière. » Olga, une ancienne professeure d’espagnol, a pris sa retraite à cinquante-cinq ans pour pouvoir s’occuper de son père. Tous les jours, elle traverse la ville, de Playa au quartier de l’université, pour apporter une gamelle chaude à son très vieux papa, pratiquement muet, qui tient toujours une minuscule librairie d’occasion en haut de la rue San Lázaro. À seize heures, il ramasse les livres empilés sur le trottoir, reculant les piles jusqu’à bloquer l’entrée de son antre livresque, ferme le volet qui fait office de porte, puis se glisse dans la pièce d’à côté avec son dîner et sa radio toujours allumée, jusqu’au lendemain matin. Il ne veut pas aller habiter à Playa chez sa fille et quitter son quartier. « Je ne veux pas le priver de sa librairie, c’est tout ce qu’il a depuis la mort de maman. Tant qu’il souhaite y rester, je ferai en sorte qu’il le puisse. Cela vaut mieux que s’il restait seul chez moi pendant la journée. Parfois je dors dans le quartier, chez une amie, cela m’évite deux longs trajets », explique Olga.
16Une cousine d’Alma ne s’est pas décidée à s’exiler aux États-Unis avec son mari en laissant sa mère à Cuba et a, de ce fait, rompu son mariage. D’autres ne rejoindront leurs enfants aux États-Unis que des années après leur départ, lorsque leur propre parent sera mort, ou, comme la présidente du CDR d’Alian et Melina, ne le feront jamais, « parce que c’était devenu trop tard » : « Je me suis arrêtée de travailler pour m’occuper de ma mère. Avant, maman vivait avec ma sœur, mais ma sœur est morte et maman a déménagé chez moi. C’est à ce moment-là que j’ai arrêté de travailler. Notre fille unique vit à Barcelone avec notre unique petit-fils. Mais nous ne pouvons pas y aller, parce que nous devons nous occuper de maman. Elle a encore toute sa tête, mais le corps est usé. »
17Souvent, en toile de fond d’une travailleuse indépendante, il y a une personne âgée : c’est surtout le cas des hébergeuses de touristes, qui peuvent ainsi travailler de leur domicile, mais aussi de femmes qui se dédient, chez elles, à la préparation de produits alimentaires, la coiffure ou la manucure. Autrefois dentiste, Maité, notre hôtesse à Trinidad, a dû cesser de travailler pour s’occuper de son père qui avait fait une chute alors que sa mère commençait à perdre la tête. Pendant treize ans, elle a été au service de ses deux parents, décidant en même temps d’aménager leur grande maison pour louer des chambres aux touristes.
18Se révèle ainsi un arrière-plan de personnes aimées et parfois très vieilles, qui enveloppent, occupent, préoccupent, engagent, voire encombrent, les générations plus jeunes. Dans la plupart des cas, le décès d’une personne âgée transforme sa cuidadora, déjà âgée, en propriétaire du logement où elle a passé de longues années à prendre soin d’un ou plusieurs parents. C’est autour du cuidado que prend forme la matrifocalité1 : ces longues années de co-résidence sont le passage presque obligé de l’accès à la propriété, dans un régime qui certes protège le droit de l’occupant d’un logement contre celui de pure propriété, mais qui laisse peu d’alternatives aux proches. La moyenne d’engagement dans le care est de quarante et une heures par semaine, avec une différence significative entre hommes et femmes. Comme les femmes tendent à y consacrer plus de temps que les hommes, seules 28 % des cuidadoras continuent à travailler tout en prenant soin d’un proche, alors que c’est le cas des deux tiers des hommes2. Plus l’âge des cuidadoras avance, plus le nombre d’heures qu’elles consacrent au care s’accroît, surtout parce que l’âge de la personne dont elles prennent soin augmente aussi, parallèlement à ses besoins.
19Le retrait de la sphère professionnelle est progressif : dans un premier temps, un absentéisme répété permet de parer aux accidents de vie, inquiétudes et autres formes de dégénérescences. « Il est toléré de s’absenter de son travail si tu as un vieux à la maison, c’est comme une forme de subvention publique, parce que l’État continue à te payer pendant que tu es à la maison en train de prendre soin de lui », avance Ernesto Chávez, un sociologue spécialisé dans la famille. Dans un second temps, des femmes surtout interrompent leur carrière. Elles commencent généralement par se mettre en disponibilité pendant plusieurs mois ou années pour prendre soin d’un proche devenu physiquement dépendant, et finalement optent pour une retraite anticipée. Dans le meilleur des cas, elles se retrouvent elles-mêmes économiquement dépendantes d’un frère ou d’une sœur pour leur propre survie. Les prises de retraite anticipées se traduisent bien évidemment en pensions réduites pour les femmes qui ont souvent fait de longues études et ne peuvent jouir que d’une courte carrière. Loin de pouvoir profiter d’une nouvelle étape de vie, libérée des contraintes professionnelles, ces jeunes retraitées se retrouvent assignées à leur rôle filial et happées par le soin requis par leurs ascendants, clouées à leur domicile par d’inextricables difficultés. Et, puisqu’elles sont à la maison, répondent aussi aux sollicitations de leurs propres enfants.
20Le poids des demandes de care sur les trajectoires professionnelles des femmes est en passe de devenir un problème public. Au cours des dernières années, différentes enquêtes ont permis d’estimer les implications de cet engagement dans le travail de care pour les parcours de vie des femmes et plus largement pour l’économie cubaine. En 2014, l’équivalent de 191 000 emplois aurait ainsi été perdu pour l’économie cubaine, par la nécessité de care familial, qu’il s’agisse de personnes actives ayant décidé de quitter leur emploi ou de personnes en âge de travailler ayant renoncé à s’engager dans un emploi3. La récente enquête sur le vieillissement démographique conduite par l’Office national des statistiques montre que le taux officiel de participation des femmes de plus de cinquante ans à la population active n’est que de 29 %, contre 59 % pour les hommes du même âge. Si ces derniers cessent de travailler avant tout pour des raisons de santé, les femmes le font surtout pour prendre soin de proches4.
21Au-delà d’un problème économique, il me semble que ces défections posent un problème politique : à quoi bon avoir promu l’émancipation des femmes et leur égalité de trajectoire avec les hommes, et les avoir déchargées d’une bonne partie des contraintes liées à la maternité, si elles doivent retourner se consacrer à des tâches de care pendant de longues années, parfois bien avant l’âge légal de la retraite ?
* * *
22C’est un long monologue. Une histoire qui se déverse, à l’oreille attentive que je lui prête, d’une voix décidée et droite, émotive mais sans plainte, qui déroule ses douleurs et ses impuissances. Je suis assise sur un petit tabouret, entre les piles de livres d’une librairie du centre-ville de La Havane. J’y cherchais un havre calme et accueillant pour remplir une matinée de septembre 2018 qui s’annonçait morne et peu occupée. Après avoir passé une bonne heure à examiner les ouvrages, une fois son collègue assoupi dans la lourde chaleur de midi (« J’ai un bébé de deux mois, les nuits sont difficiles », s’excusera-t-il), et tout en terminant son déjeuner, Violeta, la libraire, m’interpelle :
« Que fais-tu donc ici ?
— Je suis française, sociologue et je fais une enquête sur le vieillissement et le care.
— Ah, tu veux entendre une histoire de vieux et de cuidado ? Assieds-toi, je vais te raconter. »
23J’y resterai trois heures, empathique, écoutant de tout mon être l’éloquente cinquantenaire.
24« Ici, c’est un grand problème. Je m’occupe de ma mère depuis neuf ans. Elle avait soixante-douze ans quand elle a commencé à faire et dire des choses bizarres. Au début, je m’énervais et je me fâchais contre elle. Et puis ils lui ont diagnostiqué une maladie d’Alzheimer. Maintenant, elle ne me reconnaît plus et, depuis mars, son état s’est beaucoup dégradé. Ma mère habite avec moi. La maison appartenait à mes parents. Ils ont divorcé il y a longtemps et mon père est parti vivre avec sa seconde épouse. Plus tard, une tante décédée sans enfant a laissé sa maison à ma mère par testament. Au moment où ma mère a hérité, elle a donné à mon père la moitié de la maison qu’elle possédait avec lui, et lui me l’a donnée tout entière. La maison de la tante, ma mère l’a donnée à mon frère, par souci d’équité. Ma sœur n’a pas hérité : en 1994, pendant la crise des balseros, elle est partie aux États-Unis avec son mari et ses deux petits enfants. La maison de mes parents était très petite, elle n’avait qu’une chambre. J’y ai fait des travaux, j’ai rajouté un étage avec deux chambres, j’ai tout payé moi-même. »
25« Depuis que ma mère est atteinte de la maladie d’Alzheimer, ma vie est devenue très compliquée. Avant, pendant que je travaillais, elle me faisait tout, les courses, la cuisine, la lessive, elle repassait, elle nettoyait la maison. Quand je rentrais du travail, je pouvais me reposer, prendre soin de moi. Quand elle a commencé à être bizarre, je pouvais la confier à une voisine pendant quelques heures, mais elle est devenue agressive et ma voisine m’a dit qu’elle ne pouvait plus s’en occuper. Avant, maman marchait, mais elle a commencé à tomber et j’ai dû la mettre dans un fauteuil roulant, en l’attachant au début pendant que j’allais travailler, parce qu’elle voulait s’échapper. Cela m’a rendue très triste. »
26« Maintenant, elle ne peut plus du tout rester seule. J’ai commencé il y a plusieurs années à employer des gens pour rester avec elle. J’avais employé une amie de Pinar del Río, une infirmière urgentiste qui voulait quitter son emploi parce qu’elle était trop mal payée. Mais je ne pouvais pas la payer beaucoup et elle est partie quand quelqu’un d’autre lui a offert plus d’argent pour travailler comme cuidadora. Maintenant j’emploie une femme de l’Orient. Je la paye 50 CUC par mois, quarante pour s’occuper de maman et dix en plus pour qu’elle me nettoie un peu la maison et parfois me prépare le dîner. Je rentre souvent tard, je termine ici à la librairie à 17 h 30 et j’ai encore un long trajet en bus. La dame est bien, j’ai dû lui apprendre à prendre soin de maman, à lui mettre de la crème, à lui donner à manger, à changer ses couches. Mais elle n’est pas formée. Si je veux une personne formée, je dois payer au moins cinq CUC par jour, même plus si la personne reste plus longtemps. Mais je ne peux pas payer plus, déjà que mon mari m’aide à payer. »
27« Quand la dame qui m’aide est partie en vacances dans l’Orient cubain, elle m’a dit qu’elle y resterait quinze jours et j’ai pris un congé de la librairie. Mais finalement, elle est restée là-bas un mois, pendant lequel je n’ai pas pu venir au travail. Au bout d’un mois, le chef de mon centre de travail a appelé en me disant que si je ne rentrais pas, ils seraient obligés de me licencier. Mais bon, que puis-je faire, moi ? »
28« Je ne peux pas arrêter de travailler pour prendre soin de maman, même si le salaire dans cette librairie est très bas. Il y a des travailleuses sociales qui peuvent venir chez toi pour t’aider avec des personnes qui ont besoin de cuidado, mais l’État les accorde seulement aux gens qui sont importants, irremplaçables dans leur travail, qui ont beaucoup de responsabilités. Pour bénéficier d’une aide payée par l’État, il me faudrait une lettre de mon centre de travail, pas de la directrice de la librairie mais du niveau au-dessus, en disant que j’ai beaucoup de responsabilités et que je suis irremplaçable. » Elle rit : « Cela n’arrivera jamais, même en insistant. Ils me proposent plutôt de m’arrêter de travailler pour m’occuper de maman. L’État pourrait me verser une pension, deux cent cinquante pesos par mois5, dix dollars. Qu’est-ce que je peux faire avec ça ? Ni vivre, ni nourrir maman et moi, ni rien, d’autant plus que je dois acheter beaucoup de choses dont maman a besoin. En principe, les services sociaux doivent m’aider. Tous les six mois, je peux aller chercher une petite alèse et le petit drap qu’on met par-dessus. Mais ils n’ont presque jamais de couches, de crème ou de seringues. Ce sont surtout les couches qui me coûtent très cher. Je les économise en enlevant la partie mouillée et en ajoutant un morceau de vieux drap, mais il faut laver les couches de tissu ensuite, et une couche de vieux ce n’est pas une couche d’enfant ! Ils ne me donnent pas non plus les seringues pour la nourrir, parce que maintenant elle ne veut plus manger. Et les seringues s’usent vite, le caoutchouc se détériore. Ils ne me donnent pas non plus la crème contre les escarres et les irritations entre les jambes, qu’il faut aussi mettre sur ses fesses, entre les plis du ventre et sous ses seins. J’ai une chaise pour la doucher, c’est une amie qui me l’a donnée, sinon je ne sais pas comment je ferais. »
29« Pour trouver l’argent, j’ai ouvert un petit commerce de livres, dans un espace de cuentapropistas, près de la gare d’autobus de Plaza de la Revolución. Les gens me donnent des livres ou je les achète. Mais quand je travaille ici je ne peux pas aller dans ma boutique. Je donne trente pesos par jour à la fille qui m’aide régulièrement et le reste à la commission, mais elle n’y travaille qu’à temps partiel, et donc la boutique est souvent fermée. Mon frère ne m’aide pas du tout financièrement, il dit qu’il ne peut pas. Ma sœur m’envoie cent dollars tous les quatre mois des États-Unis, environ vingt-cinq dollars par mois, la moitié de ce que je dois payer à la dame. Elle dit qu’elle garde son argent pour ses enfants, qui sont au collège maintenant. Ma sœur s’est déprise de la famille, tu sais, avec la distance on n’est plus dans l’attachement émotionnel. Elle appelle tous les deux ou trois mois, parfois c’est moi qui l’appelle, parce qu’elle a oublié. Elle sait que maman peut mourir, mais je lui dis que maman ne la reconnaîtrait plus et qu’elle n’a pas besoin de venir. La dernière fois qu’elle est venue des États-Unis, il y a cinq ans, je leur avais fait un lit ensemble, pour qu’elles se retrouvent. Et le lendemain ma mère m’a dit : “C’est qui cette grosse que tu as mise dans mon lit ?” Elle ne l’avait pas reconnue, mais c’est vrai que cela faisait longtemps que ma sœur n’était pas venue lui rendre visite. »
30Prenant la mesure de son désespoir, j’interroge Violeta : « Mais comment font les gens qui n’ont pas d’argent pour payer une aide à domicile ? » Sa réponse est claire et confirme ce qui se dit sous le manteau : « Tout le monde invente et fait des choses dont on n’est pas très fier. L’autre jour, je parlais avec une médecin de la polyclinique. Elle me disait qu’elle laissait sa mère enfermée toute la journée seule chez elle attachée sur son fauteuil roulant. Une docteure, tu te rends compte ? Elle m’a dit : “Cela me rend triste, mais je n’ai pas d’autres solutions, si j’arrête de travailler, je ne peux pas la nourrir.” C’est pareil pour moi, tu sais, maman a une pension de 230 pesos, qu’est-ce qu’on peut faire avec ça, comment peut-on seulement manger ? Cela me fait mal au cœur de voir que maman a une pension si misérable, qui ne lui permet pas de satisfaire ses besoins à son âge. Elle a été militante à la Fédération des femmes cubaines, présidente d’un CDR, enseignante et professeure d’école maternelle, elle a travaillé toute sa vie pour la société et la révolution, et regarde comment elle termine ! »
31« Mon frère vient deux jours par semaine à la maison, un jour de semaine et un jour de week-end, selon son emploi du temps. Son chef est d’accord, il détourne les yeux de ses absences. Avant, mon frère venait chercher maman et l’emmenait chez lui, mais depuis que maman est en fauteuil roulant, il ne peut pas la porter dans les escaliers pour arriver chez lui. Elle est trop lourde et il a des problèmes de dos et de cœur : lui aussi vieillit. Alors il vient chez moi passer la journée. Cela ne me plaît pas, mais je ne peux pas faire grand-chose. Quand il urine, il en met partout et je dois nettoyer derrière lui quand je rentre. Il laisse tout traîner et je dois tout ramasser et ranger. Il fume aussi dans la maison et cela sent très mauvais. »
32« Quand je sors de chez moi le matin, je ferme les portes des chambres à clé et j’enferme la nourriture, les tubercules, la viande, tout, même le riz. La personne qui travaille pour moi a des besoins. Pour qu’elle ne mange pas la nourriture de maman et l’affame, je dois lui offrir aussi à manger. Je lui demande de venir en ayant déjà pris son petit-déjeuner, mais je lui laisse quand même un petit pain pour sa collation du matin, et le soir quand je rentre je lui donne quelque chose à manger pour qu’elle ne parte pas le ventre creux. Elle fait la lessive de ses enfants chez moi, avec mon détergent. Avec les autres employées, je voyais disparaître la viande des plats que j’avais préparés pour plusieurs jours, ou un peu de sucre, un peu de lait… Alors je mets tout sous clé. »
33« Quand maman est tombée malade, j’ai commencé à avoir du psoriasis sur les mains. La psychiatre du consultorio m’a dit de me faire moins de souci, de faire confiance aux autres, qu’ils nourriraient maman, qu’ils ne la maltraiteraient pas. Elle m’a dit : “Quand je laissais mes enfants à la crèche, je me faisais du souci aussi, mais j’ai dû faire confiance. Et mes enfants avaient leur vie devant eux. Ta mère a déjà vécu sa vie, c’est la tienne qui compte aussi.” Elle m’a beaucoup aidée. Je me rappelle tout le temps ses paroles. »
34Je lui demande : « Pourquoi est-ce toi qui te charges de ta maman ? »
35« Mon frère et ma sœur me disent : “c’est à toi de le faire”, parce que je vis dans la maison de maman et que j’en profite. Ma sœur est partie, elle m’aide un peu, mais la solidarité est avant tout attendue des personnes restées à Cuba. Et mon frère oublie que maman lui a donné une autre maison, celle héritée de sa tante, et qu’elle n’a jamais habité avec lui pour autant. Maman n’a jamais voulu aller vivre chez lui. Elle disait qu’elle ne voulait pas que sa belle-fille prenne soin d’elle, la lave, l’habille. Moi je suis sa fille, ce n’est pas pareil. »
36« Maman a été pleine d’amour avec moi, très attentive. J’ai mouillé mon lit jusque vers dix ou onze ans et elle a toujours lavé mes draps sans rien dire. Quand j’étais adolescente rebelle, elle a été très patiente. Elle était comme cela avec nous trois, pas seulement avec moi. Mon père m’aidait beaucoup avec maman. Il venait réparer des choses dans la maison parce que mon mari ne sait pas le faire. Quand je devais sortir, je pouvais l’appeler et il venait rester avec maman. Il était très gentil et il a dit à sa femme que c’était quand même ma mère et qu’il devait m’aider. Mais il est mort il y a six mois, brutalement, d’une attaque cérébrale. Je suis très triste, j’étais si déprimée que je suis allée voir une psychiatre, qui m’a donné des médicaments que je continue à prendre. »
37« Les hommes, tu sais, ils ne se sentent pas responsables de prendre soin des personnes âgées. Moi, j’ai quand même de la chance, avec mon frère, il m’aide même s’il ne me donne pas d’argent. Et mon mari, il est très gentil. Quand la dame n’est pas là, il m’aide à mettre maman dans le fauteuil roulant. Je ne pourrais pas asseoir maman toute seule. Il m’aide aussi à la changer et même à la laver. Mais quand il a appris qu’une de mes tantes âgée et sans enfant est tombée malade, mon mari a dit “Ah non, avec ta mère c’est assez, je ne veux plus de petit vieux !” »
* * *
38Violeta n’a pas du tout mentionné les casas de abuelos dans son parcours de soin, ces maisons de jour dans lesquelles les personnes âgées passent la journée, pendant que leur famille travaille. Pourquoi aucune des personnes que j’interroge n’en parle ? Pourquoi aucun des proches âgés des gens que je connais n’en profite ? Je décide de m’y intéresser de plus près. Je suis déjà entrée dans la maison de jour de Regla, un quartier de l’autre côté de la baie, pour y faire une animation, mais il m’est plus facile d’essayer de parler avec la directrice de la casa de Cayo Hueso, devant laquelle je passe tous les jours.
39Une petite grappe de personnes est attroupée devant le pas d’une porte discrète surmontée d’un panneau qui indique Casa de abuelos Eterna juventud. Il s’agit visiblement de passants qui discutent avec des personnes accueillies. Je traîne le pas, m’approche, cherchant une accroche, salue et finalement, vais recourir aux services de María Felicidad pour qu’elle me présente la directrice. Elles se connaissent bien, la casa étant située presque en face de la Maison des enfants. En outre, elles appartiennent toutes deux au réseau local de services sociaux, destinés notamment aux personnes âgées et placés sous la tutelle du gouvernement local. La directrice accepte gentiment de me recevoir immédiatement. Je rentre dans une grande salle commune dont la porte est ouverte sur la rue. Une vingtaine de personnes très âgées oscillent dans des fauteuils à bascule métalliques tressés de fils de plastique qui font face à un téléviseur fixé haut sur le mur. Deux hommes seulement. De grands ventilateurs brassent un air chaud.
40C’est un établissement qui appartient au ministère de la Santé, m’explique-t-elle. Il est destiné à recevoir les personnes âgées vivant dans leur famille, mais dont les proches travaillent pendant la journée, pour éviter qu’elles ne restent seules. Cela fait partie des aides gouvernementales fournies aux familles travailleuses. « Nous leur fournissons trois repas et deux collations par jour, leur proposons des animations et des médecins passent régulièrement », m’explique cette jeune femme déterminée, qui me fait visiter les autres pièces du centre : à gauche en entrant, le bureau des soignants, lorsqu’ils viennent à la casa : gériatre, généraliste, infirmière, et parfois podologue, stomatologue, kinésithérapeute, ophtalmologue ou pneumologue. Ils font certains examens sur place et, si nécessaire, envoient les malades à la polyclinique. Le patio a été recouvert de tôles translucides. Il ouvre sur les coursives des étages supérieurs de l’immeuble, dont la casa n’occupe que le rez-de-chaussée. Ce passage dessert à droite la cuisine, où deux employés s’agitent autour de grandes casseroles et, au fond, la salle à manger. Deux tablées jouent aux cartes et aux dominos.
41La directrice m’invite à monter dans son bureau, sur une mezzanine, d’où elle a une vue panoramique sur le centre. « La casa peut recevoir soixante personnes, mais en ce moment nous n’en avons que vingt-trois. Nous admettons des personnes de plus de soixante ans, qu’elles soient retraitées ou femmes au foyer, et nous demandons à leur famille une contribution de vingt-cinq pesos par mois6. C’est le médecin de famille qui nous envoie des pensionnaires, par l’intermédiaire de la polyclinique, dont le conseil de direction donne son avis sur les candidatures. » Elle me décrit tout un parcours décisionnaire qui me donne une image de la complexité des circuits bureaucratiques impliqués : « Nous prévenons le travailleur social que nous avons une place disponible et c’est lui ou elle qui l’annonce au conseil de direction de la polyclinique, qui prévient les groupes de santé de base, qui informent les médecins de famille des consultations de Cayo Hueso. Le travailleur social prévient aussi la cheffe du Consejo popular, le gouvernement local. C’est le médecin de famille qui fait le recrutement de nos pensionnaires. Il ou elle contacte un de ses patients ou une famille qu’il suit, l’informe qu’il y a une place libre et lui demande si cela l’intéresse. Si oui, il l’envoie à la gériatre qui fait passer un test à la personne pour voir si elle satisfait aux critères. Si c’est positif, elle demande à la polyclinique d’envoyer un travailleur social pour vérifier ses conditions de vie. S’il approuve, alors la personne doit aller à l’administration du gouvernement local, au niveau du Municipio, qui envoie l’attestation à la Casa de abuelos. » Le processus prend entre quinze et vingt jours, me dit-elle. Une fois l’avis d’admission donné, les personnes ont un mois pour prendre leur décision. « Si on attend plus, m’explique-t-elle, cela leur fait du mal psychologiquement. »
42Les pensionnaires actuels ont entre quatre-vingts et quatre-vingt-dix-sept ans. Chaque Consejo popular compte une maison de jour. Il existe environ deux cents places pour tout le municipio de Centro Habana, ce qui est vraiment peu compte tenu du fait que c’est l’un des plus vieux et des plus peuplés de Cuba. Franchir quotidiennement la distance pour se rendre à la casa pose problème. Les gens viennent à pied, ou en fauteuil roulant s’ils en ont un. De toute façon, il n’y a pas d’autre possibilité, puisque la casa n’a pas de moyen de transport propre. Certaines personnes viennent seules, mais la plupart sont accompagnées par un proche ou un voisin qui les amène le matin et vient les rechercher le soir. Ils habitent le quartier, mais c’est plus difficile pour ceux qui vivent à l’autre bout de Cayo Hueso.
43Dans la casa, seules sont admises des personnes valides physiquement et mentalement, c’est-à-dire autonomes, pas handicapées ou perturbées. « D’autres centres acceptent les personnes perturbées ou qui ont perdu leur autonomie, mais je n’ai pas assez de personnel, continue-t-elle. Les gens qui ne peuvent plus se déplacer cessent aussi de venir pour rester chez eux, et à certaines conditions peuvent bénéficier d’une aide à domicile, une auxiliaire gériatrique payée par l’État. Si les gens ont un problème mental, ils peuvent aller à des consultations psychiatriques ou doivent rester chez eux. Certains vont dans des foyers pour personnes handicapées ou dans des centres de démence. Huit établissements pour des adultes avec handicap existent à Cuba et les conditions d’admission de personnes âgées avec des problèmes cognitifs peuvent s’assouplir. En général, ceux qui ont une famille préfèrent y rester, parce que les conditions ne sont pas bonnes dans les établissements publics. »
44Je comprends que, malgré la sous-occupation de sa casa, la directrice tente de freiner l’admission d’un plus grand nombre de patients. Je ne vois pas très bien où elle caserait plus du double de l’effectif, de toute façon. Pour elle, c’est au plan du personnel que se situe le principal goulot d’étranglement. Le centre n’a que cinq employés : deux pour la cuisine, un pour le ménage, une administratrice et une travailleuse sociale. « J’ai un diplôme universitaire en économie et gestion et je me suis formée en technique administrative, technique de direction, planification, statistique et informatique. Avant nous étions dix employés, mais ils ont réduit les effectifs. Nous avons du mal à recruter des travailleurs sociaux : les gens ne veulent plus faire ce métier qui est très mal payé. En plus, ils nous envoient des travailleurs sociaux formés par les municipalités, pas par le ministère de la Santé. Ils ne connaissent rien aux personnes âgées. Je n’ai pas d’aide, rien du tout. Si j’ai une urgence, la polyclinique doit envoyer quelqu’un pour me remplacer. »
45En principe, des activités sont organisées, visites, fêtes et autres excursions, mais dans les faits les budgets le permettent peu. « Nous n’avons pas de bus. Je parviens parfois à me mettre d’accord avec des gens qui ont des bus et qui acceptent de nous rendre service, mais on doit les payer7. Nous organisons de temps en temps une sortie dans un musée, ou une visite de solar. Jamais très loin. Sinon, nous organisons des jeux, du tricot, des anniversaires collectifs, nous fêtons le jour des femmes et les fêtes nationales. Nous présentons aussi un petit spectacle aux délégations qui passent, nous leur chantons des chansons. » Mon interlocutrice me montre une boîte en carton décorée, sur son bureau, sur laquelle est clairement inscrit Donaciones : « Cela ne passe pas par le ministère de la Santé. Juste en cash. » Je comprends mieux sa disponibilité à me recevoir ! Comme María Felicidad, elle se trouve contrainte d’entretenir des relations publiques pour arrondir ses maigres ressources. Peut-être même que María Felicidad, assez experte en la matière, lui a soufflé l’idée. « Nous avons passé un accord avec le Callejon de Hamel, pour qu’ils nous envoient des touristes et des délégations. Eux ont beaucoup de visites, parce qu’ils sont dans tous les guides. » Je lui demande quels seraient ses besoins : « Nous avons reçu un lecteur DVD, ainsi qu’une fontaine à eau. Maintenant, ce qui nous manque vraiment, ce sont des ventilateurs. »
46En redescendant, la jeune femme interpelle les personnes âgées plus ou moins assoupies dans leur fauteuil à bascule : « Est-ce que nous voulons bien chanter notre chanson de nouveau ? » En aparté, elle me glisse : « Ils l’ont déjà chantée ce matin, on a eu une autre visite. » Puis, s’adressant à nouveau à eux : « Je suis désolée, aujourd’hui c’est un peu compliqué. Ce matin, on a eu une délégation et maintenant une chercheuse française. Est-ce que vous voulez bien chanter notre hymne de nouveau à… Votre nom, s’il vous plaît ? » « À Blandine, est-ce qu’on va lui chanter de nouveau ? » « Oui, oui », et j’assiste à une sorte de cérémonial étrange. Les vieilles personnes s’ébrouent et la directrice va se pencher sur l’épaule de l’un ou l’autre qui, trop dur d’oreille peut-être, n’aurait pas entendu. En articulant bien, en un chœur quelque peu dissonant, certains sortant juste de leur somnolence, les pensionnaires entonnent le refrain :
En la casa de abuelos | Dans la maison des personnes âgées, |
47Cet hymne me rappelle celui du Círculo des Mariposas, volontariste et optimiste, comme une proclamation d’autoconduction, mais sans la profession de foi politique que María Elena y a insérée. « La Casa s’appelle Eterna juventud », m’explique la directrice, pour m’expliquer les paroles de l’hymne. Je remercie chaleureusement, mais c’est trop tôt, ce n’est pas terminé. Ils enchaînent et les voici en train d’entonner la Guantanamera de leurs voix chevrotantes, d’un air à la fois distrait et appliqué. China, une dame assez alerte, qui parle quelques mots de français, chante le premier couplet et tous reprennent le refrain. En un exercice bien rodé, trois autres personnes se chargent ensuite chacune d’un couplet. Je chante avec eux. Les deux vieux messieurs se lèvent alors, sortent un petit papier de leur poche et lisent un poème, puis deux dames font de même, mais de mémoire. Pour terminer, tout le monde applaudit. Je viens donc d’assister au petit spectacle qui contribue à alimenter la boîte des donations. C’est la seconde fois aujourd’hui qu’il est donné. J’ai l’impression d’une mécanique bien huilée, du même type que celles que María Felicidad organise dans la maison des enfants avec les élèves des écoles alentour. À la différence que, dans la Casa, les résidents sont immobiles et toujours présents : il n’est pas nécessaire d’aller les chercher.
48Je comprends que ces centres de jour occupent une niche un peu étroite. D’un côté, des critères relativement stricts : être seul pendant la journée pendant que les autres membres de la famille travaillent, sans pouvoir satisfaire ses propres besoins, notamment en termes de cuisine, mais aussi de sortie, de sociabilité, et être en risque de dépression. De l’autre côté, être en bonne santé physique et morale, et accessoirement pouvoir se rendre à la casa, c’est-à-dire habiter très près. Si le premier critère correspond à une population cible et constitue un mode d’accueil intermédiaire entre l’autonomie et la totale dépendance, le second répond à une nécessité avant tout pragmatique : sauf exceptions, les casas ne sont pas équipées et leurs personnels pas formés, pour prendre soin de personnes handicapées physiques ou affectés par diverses maladies dégénératives. Aucune solution de transport n’est organisée.
49Le postulat des casas est aussi qu’il y ait famille, c’est-à-dire que les personnes disposent, à la maison, de l’assistance nécessaire pour s’y rendre quotidiennement et recevoir l’aide dont elles ont besoin le soir, la nuit et le matin. De fait, la directrice de ce centre me signale ces limites : « Il y a des milliers de personnes âgées seules chez elle à Cuba, il n’y a pas assez de capacité d’accueil, cela devient un grand problème national. Le nouveau programme de l’État, qui marche bien, est d’envoyer des cuidadoras dans les foyers. Cela aide les familles, mais ils les allouent surtout aux personnes qui habitent seules, ou avec un autre vieux qui ne peut pas s’en occuper, ou dont les parents sont irremplaçables dans leur poste de travail. »
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50Pour en savoir plus sur les formes d’accompagnement des aidants familiaux, il me faudrait interroger un médecin de famille. De nouveau, c’est María Felicidad qui m’introduit auprès de Rosa, médecin généraliste du poste de santé situé juste en face de la maison des enfants de Cayo Hueso. « Je viens dès que j’ai un peu de temps, je termine les visites et vous retrouve », dit cette femme énergique, en blouse blanche. Un moment plus tard, elle traverse la rue et vient s’asseoir avec nous pour nous expliquer. Elle connaît bien les processus de vieillissement et la façon dont les familles y font face : elle suit trois cents familles, qu’elle connaît toutes, depuis 1993 qu’elle exerce ici. Parmi ses patients, une bonne partie des anciens de la casa de abuelos et leurs proches, qui habitent dans un voisinage immédiat. Les personnes âgées doivent se soumettre à quatre visites médicales par an, deux à la consultation et deux à domicile, mais lorsqu’ils ne peuvent plus se déplacer, elle va chez elles. Seuls deux de ses patients sont malades d’Alzheimer et elle a réussi à les faire entrer dans une résidence. Rosa présente la prise en charge familiale des personnes âgées comme inéluctable et naturelle : « C’est la loi, ce sont les familles qui doivent s’occuper des vieux, elles doivent s’organiser. Dans notre culture, ce sont les femmes qui prennent soin des personnes âgées et, dans presque tous les cas, une fille doit s’arrêter de travailler. Les familles réfléchissent et c’est celle qui gagne le moins d’argent qui s’arrête. »
51J’interroge Rosa sur les situations difficiles que les aidants familiaux peuvent vivre. Elle me répond comme si le problème, peu exprimé, n’existait pas réellement : « Le premier recours d’un aidant familial est le médecin de famille. Au consultorio, nous sommes à l’écoute. Mais les aidants familiaux ne viennent jamais demander de l’aide. Ils peuvent aller voir la psychologue ou la psychiatre de la polyclinique ou du centre communautaire de santé mentale s’ils en ont besoin, mais cela ne se fait pratiquement pas. Il n’existe pas non plus suffisamment de groupes de parole ou de réseau d’entraide. María Felicidad a l’idée de créer un groupe de Cuidadores anonymes au taller, sur le mode des alcooliques anonymes. À la polyclinique, ils organisent parfois des cours pour soutenir les aidants, mais c’est rare. Et les cuidadores n’ont pas de substitut pendant qu’ils vont au cours, ils ne peuvent pas laisser la maison et la personne dont ils prennent soin, surtout quand elle est atteinte d’une maladie comme Alzheimer. »
52Des personnes qui m’entourent, seule Marta me dira qu’elle a réellement bénéficié du soutien de son médecin de famille pendant les années où elle a pris soin de sa mère dépendante. Alma, de son côté, s’est trouvée bien seule à s’occuper de sa mère, sans autre appui que son frère. Violeta aussi est seule. Peut-être l’aide envisagée par les politiques de santé – essentiellement psychologique – ne correspond-elle pas à ce que les aidants, débordés de problèmes matériels, considèrent comme le plus urgent ? Dans le récit de Violeta, j’avais été frappée par la place que prennent les dépenses et les soucis liés aux fournitures nécessaires pour prendre soin d’une personne dépendante et immobilisée8.
53Les aidants familiaux peuvent faire des demandes mensuelles de crème, d’alèses et de couches jetables, me dit Rosa. Mais, comme beaucoup de choses à Cuba, tout dépend des disponibilités. S’il n’y en a plus, ce qui arrive souvent, ils doivent se débrouiller pour obtenir l’argent pour en acheter et savoir où les trouver, ou bricoler des protections avec de vieux chiffons. Elle me signale le rôle des églises : elles reçoivent des donations et peuvent parfois aider les gens. L’église del Carmen, rue Infanta, dispose d’une pharmacie, tenue par une pharmacienne retraitée qui établit la liste des médicaments disponibles, selon les dons et arrivages, et la communique au personnel du poste de santé. Rosa lui envoie des patients avec une ordonnance, lorsqu’elle sait qu’on y trouve des médicaments qui manquent dans les pharmacies publiques.
54Lorsque je vais la voir à l’église, sur les recommandations de Rosa, la vieille pharmacienne bénévole me confirme : « Il se peut que nous recevions de la crème anti-escarre. Parfois, nous recevons des paquets de couches. Mais généralement nous n’avons rien pour satisfaire les besoins des aidants familiaux. Ils doivent acheter leurs fournitures au prix fort. »
55Rosa m’explique aussi que plusieurs personnes âgées du périmètre du consultorio bénéficient d’une aide à domicile payée par l’État. Les démarches doivent être faites par le service social et la famille s’il y en a, sur la base d’un rapport du médecin de famille. La médecin me dit que le programme fonctionne bien : un monsieur de soixante ans, un peu retardé, qui habite au-dessus du taller, s’est retrouvé seul à la mort de ses parents. L’association d’anciens combattants l’a aidé, comme elle avait aidé ses parents. Avec le rapport médical et l’appui qu’elle a fournis, ils ont fait les démarches pour qu’il bénéficie d’une aide à domicile. C’est le CDR qui a trouvé une solution, une personne prête à travailler pour lui. « Si les gens vivent seuls, c’est parfois moi qui fais le signalement à la travailleuse sociale. En général, on leur demande de trouver eux-mêmes l’aide à domicile, parce qu’ils doivent s’entendre avec elle. Ces personnes sont formées en quelques semaines à la polyclinique en tant qu’aide gériatrique ou aide aux patients, et l’État les paye trois à quatre cents pesos par mois, ce qui est un salaire normal dans le secteur public. Si les gens veulent et en ont les moyens, ils peuvent mettre un peu d’argent en plus. » En poursuivant mon enquête, je me rends compte que, comme l’affirmait Violeta, le paiement par l’État d’une assistance gériatrique reste tout à fait exceptionnel9, surtout dans un contexte où les soins à domicile deviennent un marché.
56En effet, le recours à une aide privée à domicile se développe lui aussi. C’est souvent une démarche progressive, comme l’ont vécu Amira et Violeta. Dans un premier temps, une voisine dépanne en échange d’une petite rémunération ou de quelques cadeaux de nourriture ou de vêtements. Lorsqu’elle ne peut plus prendre soin d’une personne qui devient trop perturbée ou dépendante, une employée sans expérience et sans formation est embauchée, si toutefois les proches en ont les moyens. Payée de gré à gré, il s’agit souvent d’une migrante de la partie orientale de l’île. Les cuidadores les plus chers sont les personnels infirmiers qui quittent leur emploi public pour se consacrer à une activité qui leur rapporte beaucoup plus, jusqu’à dix ou quinze CUC par jour10, selon la durée de la présence et le type de geste à faire. Ils semblent réservés pour les maladies dont l’issue – favorable ou non – peut être envisagée. Autre solution, que nous évoquerons plus bas, les personnes qui vivent seules et sans ressources importantes ont souvent eu recours à des cuidadores résidents, auxquels ils s’engageaient à léguer leur maison par testament, après leur décès.
57Quels que soient le degré de professionnalisation de l’aide et son niveau de rémunération, la dépense impliquée se situe bien au-delà de ce qu’un salaire ou une pension cubaine peuvent payer. Rémunérer une aide privée résulte donc de stratégies individuelles ou familiales. Quand ils sont actifs ou pendant leur retraite, de nombreux aidants familiaux qui le peuvent mettent en place une activité marchande privée à côté de leur emploi principal, pour pouvoir payer une aide à domicile qui puisse les soulager. C’était le cas de David et Fanny, qui payaient quatre personnes avant la mort de leurs mères et de l’oncle : deux s’occupaient chacune d’une des mères, une troisième apportait de la nourriture et restait un peu auprès de l’oncle, pendant qu’il était pensionnaire d’une maison de retraite. La dernière s’occupait, quant à elle, des touristes qui leur procuraient l’argent pour le tout.
58Fréquemment, les fonds proviennent de proches émigrés. Souvent, un frère ou une sœur reste à Cuba pendant que les autres migrent. Se met ainsi en place une division des responsabilités : les uns envoient de l’argent pour payer les fournitures nécessaires et aménager des conditions de vie correctes au parent âgé, indemniser l’aidante familiale ou rémunérer une aide. Les autres fournissent des soins et de la présence à la personne âgée. Ainsi de Teodora, dont une des filles est partie aux États-Unis : « Elle s’occupe de moi, elle m’envoie de l’argent. Elle m’a invitée pour la remise de diplôme de son fils. Mon autre fille vit encore ici, elle est institutrice. Elle ne me laisserait jamais. » En revanche, son fils est parti à Panama depuis près de vingt ans. Elle ne l’a jamais revu. « Il ne veut pas revenir ici et je n’ai pas les moyens d’y aller. Je ne connais pas mon petit-fils. » Deux années plus tard, quand je retrouve Teodora, elle m’explique que grâce à l’envoi d’argent de sa fille émigrée son autre fille embauche une dame pour l’aider dans sa vie quotidienne. « Mes filles ont peur qu’il ne m’arrive quelque chose pendant la journée. Cette dame vient de Guantánamo, c’est elle qui venait faire le ménage dans la maison de ma fille. Elle n’est pas du tout formée, mais c’est une personne raisonnable. Ma fille des États-Unis la paye 40 CUC par mois et je lui donne des vêtements. En principe, cette dame doit m’aider pour tout, me laver, faire la cuisine, m’accompagner quand je sors dans la rue. Cela ne me plaît pas, mais je ne peux pas le dire à mes filles. Je peux tout faire toute seule, m’habiller, préparer mon petit-déjeuner, sortir, marcher et, jusqu’à maintenant, je continue à occuper des responsabilités à l’université du troisième âge. Mais la dame me tient compagnie, pour discuter. Elle me sort tous les jours pour que je marche et, si je tombe dans la rue, elle peut m’aider. »
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59En descendant la rue San Lázaro, une affiche fixée avec des morceaux de papier collant sur une porte attire mon attention : « Soignants spécialisés et de confiance. Soins aux personnes à domicile et à l’hôpital. 24 heures sur 24. » Suivent deux numéros de téléphone, un fixe et un portable. Sans hésiter, j’appelle et je tombe sur un jeune homme qui a un peu de mal à comprendre ce que je souhaite. Il exprime quelques doutes sur mes intentions, mais accepte finalement de me recevoir quelques heures plus tard, chez lui, au second étage de la maison où j’ai vu l’affiche. Adolfo et Wendy sont habillés très à la mode, lui en caleçon façon sous-vêtement et T-shirt bleu et blanc genre batik, une brosse blonde et une boucle d’oreille, elle avec une robe à plastron lamé, sandales, les cheveux également teints en blonds platine, coupés de façon stylée, maquillage soigné. À la charnière de leur salon moderne et du retour qu’occupe la cuisine, près de la table, une vieille dame est assise dans un fauteuil à bascule, les mains posées sur les genoux. Wendy me dit que c’est sa mère et qu’elle est sourde.
60Adolfo et Wendy sont tous deux infirmiers, mais ont quitté leur emploi à l’hôpital huit ans auparavant, parce que le salaire était très bas. Ils sont très nombreux à l’avoir fait, de même que des médecins. « Les manques de personnel dans les hôpitaux sont énormes, à cause des réductions budgétaires, mais aussi parce que les personnels partent travailler dans le privé. » Ces deux trentenaires ont pris une licence d’autoentrepreneurs Cuidador de enfermos, personas con discapacidad y ancianos (Assistant aux malades, aux personnes handicapées et aux personnes âgées), parce que la licence infirmiers n’existe pas : comme toutes les professions de santé, c’est un métier que l’on ne peut exercer que dans le secteur public11.
61Les cuidadores privés exercent dans les hôpitaux, où ils s’occupent de patients, à la demande des malades ou de leur famille : ils les nourrissent, les lavent, les emmènent aux toilettes, leur tiennent compagnie, les changent, les veillent la nuit, surveillent les perfusions et donnent les médicaments. En fait, ils font ce qu’ils faisaient lorsqu’ils étaient salariés de l’État, mais ils sont désormais rémunérés directement par les familles, à des niveaux sans commune mesure avec leur salaire antérieur. « En principe, c’est la famille qui doit le faire. Mais beaucoup de gens arrivent seuls à l’hôpital. Dans le meilleur des cas, les infirmiers de l’hôpital s’en occupent un peu mieux, s’ils trouvent le temps. Parfois les malades ou leur famille leur donnent un peu d’argent pour prêter meilleure attention à un patient. Dans certaines congrégations religieuses, les sœurs proposent des services de veille de nuit pour les malades, mais cela concerne très peu de gens. S’ils en ont les moyens, les patients payent des cuidadores privés pour venir à l’hôpital prendre soin d’eux, lorsque leur famille ne peut pas le faire. » Je leur demande s’ils ne se mettent pas en concurrence avec le personnel : « Non, au contraire, ils sont contents, parce que nous les soulageons. Leur charge est lourde, de quarante à cinquante lits par infirmier, ils sont débordés. Et nous soulageons aussi la famille dont les membres peuvent continuer à travailler, en rendant seulement une visite de temps en temps à leur parent ou leur enfant hospitalisé. »
62Et le travail à domicile ? « Parfois nous allons juste faire une injection à un malade, parfois nous restons vingt-quatre heures sur vingt-quatre, en nous relayant. Parfois nous allons regarder la télévision avec une vieille dame seule, juste pour lui tenir compagnie, d’autres fois nous prenons soin de personnes alitées, qu’il faut laver, masser, asseoir et coucher. Il y a aussi des malades d’Alzheimer ou atteints de schizophrénie, avec lesquels nous restons plus longtemps. »
63« Nous demandons 1 CUC pour une piqûre, huit à dix CUC pour huit heures, et quinze par jour pour une présence continue. Cela dépend de la difficulté et nous pouvons négocier un peu. Ceux qui nous appellent sont des gens qui peuvent payer. Ce sont soit des professionnels de haut niveau, soit des gens qui ont des revenus privés, soit des gens qui reçoivent de l’argent de l’étranger. Nos missions peuvent durer une semaine ou plusieurs mois. À la fin, la personne guérit ou meurt. » Adolfo et Wendy ont l’idée de proposer des accompagnements aux patients étrangers pour leur parcours de soins à Cuba. Ils ont besoin de stabiliser leur activité, car leur petite fille est née avec une malformation rectale et doit prendre un traitement d’huile d’olive coûteux. « Et les pauvres ? je demande, ceux qui ne peuvent pas payer ? » La réponse est sans nuance : « Ils n’ont souvent pas grand-chose. Beaucoup sont seuls. Ou alors, s’ils ont une maison, ils peuvent prendre un cuidador à domicile, le loger et lui léguer leur maison à leur mort. »
64Adolfo et Wendy voient l’envers des décors familiaux et des ressources de l’amour filial : un manque béant d’aidants pour les malades, les personnes handicapées ou les vieux. « Les familles font face, mais c’est très difficile quand elles travaillent, et elles ne sont pas formées quand les gens ont des troubles psychiques ou des dépendances physiques. Il faut vraiment qu’une personne âgée soit atteinte de troubles mentaux graves et devienne réellement dangereuse pour son entourage pour qu’elle soit admise à l’hôpital psychiatrique. Sinon, elle reste avec sa famille qui ne sait pas comment faire et n’y arrive plus. Dans le meilleur des cas, le médecin du consultorio passe dans les maisons. C’est ce qu’ils doivent faire, mais de fait ils n’ont pas assez de temps. Le problème est qu’il n’existe pas de coordination entre le médecin et les aidants privés. Ils savent bien que nous prenons soin de tel ou tel patient et que nous résolvons des problèmes que la santé publique ne prend pas en charge, mais pour eux nous n’avons aucun statut. Ils font comme si nous n’existions pas. »
65À l’École de santé publique, j’ai obtenu de participer à une réunion avec des responsables de programmes liés au vieillissement. Je voudrais comprendre comment les politiques publiques envisagent de répondre aux fortes tensions que je constate autour du care. « Le coût du vieillissement est très élevé, c’est une bombe à retardement, mais le gouvernement a compris ce que signifiait le vieillissement en termes sociaux et de santé publique. Cuba va devenir un pays de vieux sans cuidadores, explique le docteur Héctor Bayarre Vea. Le problème du cuidado va immanquablement retomber sur la santé publique. Nous cherchons à influencer les politiques publiques en apportant des résultats quantitatifs et qualitatifs de recherche sociale et sanitaire. »
66La discussion s’oriente très rapidement sur la crise du cuidado, que les participants à la réunion reconnaissent volontiers12. « Le meilleur médicament contre la démence, c’est la famille, affirme une gériatre. La famille est la plupart du temps très présente, les réseaux familiaux très actifs. Mais de nombreuses familles n’ont plus de jeunes à Cuba : ils migrent pour gagner de l’argent et c’est la principale cause d’affaiblissement de la culture familiale. Les tensions s’accroissent ainsi du fait de la libéralisation de l’émigration. » Pendant cette réunion, le docteur Llibre, spécialiste des dégénérescences cognitives, affirme que quarante pour cent des aidants familiaux quittent leur emploi pour s’occuper d’un proche. « C’est très bien pour la personne âgée, mais nous devons le voir aussi du point de vue de la cuidadora. Jusqu’à quand la culture familialiste pourra-t-elle résister aux manifestations des problèmes causés par le cuidado familial ? », s’interroge la gériatre.
67Elle continue : « Il y a beaucoup plus de diversité sociale aujourd’hui qu’il y a vingt ans : certaines familles peuvent payer des cuidadores privés, autour de cinquante dollars par mois, mais de nombreux autres non : c’est là le niveau d’un très bon salaire public. Le problème du vieillissement s’exacerbe avec la pauvreté, le manque de transport et le mauvais état des logements. Déjà, une loi permet qu’une mère seule avec un enfant handicapé puisse se faire rémunérer pour s’occuper de son enfant en quittant son emploi temporairement. On a commencé à proposer cette indemnité à des personnes qui prennent soin de leurs parents âgés. En fait, cela revient à accepter que l’aidant familial soit celui que l’État rémunère, au lieu de choisir systématiquement quelqu’un d’autre. Mais le salaire est très bas, peu de gens sont intéressés, il faudrait augmenter l’indemnité. Il faut aussi prendre soin de ceux qui prennent soin. C’est ce qui est fait par les écoles de cuidadores, qu’ils soient des proches ou des professionnels, mais nous devons aller plus loin. »
68Sur leur invitation, j’évoque la situation en France. Dans nos pays aussi, les termes du partage des responsabilités et de la charge financière entre familles et collectivité font l’objet de revendications et de politiques publiques. Dans ces ajustements, les aidants familiaux jouent aussi un rôle prépondérant, avec des problèmes similaires à ceux de Cuba. Pour autant, la part occupée par des travailleuses migrantes dans le soin aux personnes âgées dépendantes est considérable, que ce soit dans des établissements ou à domicile. La gériatre refuse ce modèle : « Nous ne souhaitons pas déléguer ce travail à des migrantes mal rémunérées, comme c’est le cas dans vos pays. Une grande partie de vos anciens sont dans des maisons résidentielles. Cela ne répond pas à la demande des Cubains : ces institutions sont en dissonance avec la culture du pays, profondément familialiste. Même les casas de abuelos sont peu prisées, et pas seulement en raison des problèmes de transport : cette façon de regrouper les vieux ne fait pas partie de la culture cubaine. »
69J’ose évoquer l’idée que la « Femme nouvelle » de la révolution aspire peut-être à sortir de ce rôle de cuidadora. De plus, les conditions de construction de l’offre de care au sein des familles reposent sur des structures démographiques, des normes morales et des relations entre les sexes et les générations qui se sont profondément transformées à Cuba depuis la révolution. C’est là que je constate à nouveau une forte ambivalence : femme révolutionnaire, engagée et émancipée, éduquée et indépendante, on attend d’elle qu’elle décide sans rechigner, et avec amour, de se consacrer vers la fin de sa vie active à prendre soin de ses parents. Si elle est moins mère que ses aïeules, la Femme révolutionnaire doit être tout autant fille, voire plus, parce qu’elle ne vit plus dans des ménages composites, où le travail domestique et de care pouvait se répartir entre plusieurs personnes. J’avance : « En France, la plupart des gens considèrent qu’ils ont le choix de se consacrer au soin de leurs parents âgés ou de le déléguer à du personnel rémunéré, et de nombreuses personnes âgées ne souhaitent pas non plus vivre avec leurs enfants. » Presque unanimement, mes interlocuteurs repoussent l’idée que cette situation puisse survenir à Cuba, que ces attitudes puissent devenir légitimes et courantes. L’idée même du choix leur semble impensable : à Cuba, on n’a simplement pas le choix. Leur réponse en appelle de nouveau à la culture familiale, à une différence irrévocable des normes morales et culturelles entre « ici » et « là-bas », malgré la conscience d’une crise du care, que m’expose également la Doctora Alina González, médecin gériatre et gérontologue au Centre de recherche sur la longévité, le vieillissement et la santé, le Cited.
* * *
70Spécialisée par un internat en gériatrie dans les années 1990, cette médecin passionnée et énergique est tout à fait consciente de la situation d’épuisement de maints aidants familiaux, surtout ceux qui sont confrontés à la dégénérescence de leur proche âgé. Il y a une fierté à prendre soin d’un parent âgé, une sorte de compétition du sacrifice, mais beaucoup plus avec les personnes âgées qu’avec les enfants. Nous savons bien que de plus en plus d’aidants familiaux sont épuisés, grillés (quemados). Le poids de ce qui est toujours considéré comme une obligation familiale devient un problème pour les pouvoirs publics. Le Cited organise des réunions entre familles pour étudier les dynamiques qui les traversent au moment du vieillissement et de la dépendance d’un parent. « Nous observons ce qui se joue quand les besoins d’une personne âgée deviennent permanents, comment réagissent les familles, pour les aider à résoudre leurs problèmes et leur faire prendre leurs responsabilités. Les familles ne peuvent pas nous laisser leurs vieux, il faut qu’elles s’en occupent, les infirmiers hospitaliers ne peuvent pas prendre soin de ces patients. L’État non plus ne va pas s’occuper des personnes âgées, c’est aux familles de le faire. Nous les aidons à faire l’inventaire de leurs besoins, à prendre soin d’elles-mêmes et à trouver des solutions. »
71« Nous devons aussi développer l’accompagnement aux familles dont certains membres sont atteints de démence. » Et septembre 2019, le Cited se dote d’un centre consacré à la recherche, à la formation de ressources humaines, au diagnostic précoce et au traitement des malades atteints d’Alzheimer et d’autres dégénérescences cognitives, ainsi qu’à l’accompagnement de leurs proches aidants. De nouveau, une approche compréhensive est donc mise en œuvre, incluant dans son périmètre l’ensemble des personnes en contact avec la maladie et visant à travailler de façon très proche avec les familles. Le centre vise aussi la formation d’intervenants dans l’ensemble du pays, qui seront appelés à mettre en œuvre des diagnostics précoces et des ateliers de mémoire. Il édite des manuels destinés aux professionnels, aux patients et à leurs proches, tel celui consacré à la prévention des chutes.
72Une fois par an, m’explique la Doctora Alina, le Cited forme des formateurs qui accompagnent à leur tour des cuidadores familiaux et des auxiliaires gériatriques. Ces formateurs sont appelés à être affectés dans les polycliniques, à dispenser des formations et à animer des groupes d’aidants. Celles-ci consistent en une dizaine de rencontres hebdomadaires, un calendrier qui devrait leur permettre de se faire remplacer auprès des personnes âgées. Certaines polycliniques en proposent déjà, mais elles ne sont pas assez nombreuses. « C’est très important, parce que les aidants peuvent rester en contact et s’entraider à la suite du cours. » La Doctora suggère que les polycliniques créent un réseau des aidants dans leur circonscription. Ils seraient identifiés par les médecins généralistes et formeraient des groupes de quinze ou vingt. Le déploiement de ce vaste plan se heurte au fait que les formateurs sont instables et tendent à partir en mission internationale. Il faut donc toujours recommencer. Une autre voie serait de mettre des lits vides dans les établissements résidentiels à la disposition des personnes âgées dépendantes, pour donner un répit de quelques jours ou quelques semaines aux aidants. « Cela commence à se connaître, mais les gens sont encore réticents, tellement les établissements résidentiels ont mauvaise réputation. Les gens se sentent trop coupables de laisser leur parent là-bas. Il leur faudrait aussi plus d’aide à domicile pour qu’ils aient des moments de répit et plus de services, comme l’accès à des laveries et la fourniture de repas et de couches. »
73La Doctora Alina me confirme les difficultés que rencontre le programme public d’auxiliaires gériatriques à domicile : c’est un très bon programme, mais le développement du marché privé du care porte préjudice au service développé par l’État pour fournir aux personnes âgées et dépendantes des personnels payés par le ministère de la Santé. Le marché privé « vole » les cuidadoras de l’État, dont le salaire est très peu incitatif et les horaires de travail limités par le cadre légal. Du coup, les inégalités de conditions et de ressources économiques se renforcent d’inégalités dans l’accès au care. Elle considère que la concurrence de services professionnels privés avec ceux du ministère de la Santé, même si ce dernier n’arrive pas à fournir les services requis, est une brèche ouverte dans la promesse d’universalisation et d’égalisation de la santé, pour laquelle les institutions révolutionnaires œuvrent depuis des décennies. Cela indigne la gériatre : « Les services de santé devraient être les mêmes pour tous, c’est l’engagement de notre État. L’expansion du marché du soin gériatrique, c’est l’équivalent d’une marchandisation des vieux. Dans ces conditions, les plus pauvres ne trouvent pas de solution. Et l’État ne peut pas payer plus les aides gériatriques, pour se mettre au niveau des privés, parce que nous avons des problèmes budgétaires. »
74Participant à l’entretien, María Elena, pourtant peu disposée à critiquer l’action de l’État, admet : « Certes, les salaires versés aux cuidadoras à domicile sont très bas. Mais le mien n’est que de six cents pesos et, à elles, on en paye la moitié. On ne peut pas rémunérer beaucoup plus ceux qui prennent soin des autres et ne produisent rien. L’État cubain ne peut pas satisfaire les besoins de tout le monde, nous n’avons pas assez de ressources. Nous devons donner la priorité aux producteurs. » Elle omet de préciser que des activités complémentaires à son emploi principal augmentent significativement son revenu et qu’elle non plus ne pourrait vivre avec son seul salaire…
75Dans le droit fil de la culture familialiste, Doctora Alina González conclut : « Avoir une cuidadora payée, c’est bien, mais ce n’est pas comme sa propre fille. La cuidadora, elle ne te donne pas d’amour ni de tendresse, elle ne connaît pas tes besoins, qui te dit qu’elle va faire le mieux pour toi ? » Il faudrait aussi mieux répartir les tâches de cuidado entre les hommes et les femmes : « Ma maman parle de genre, mais elle est machiste. Elle s’est occupée des enfants de ses fils beaucoup plus que des miens. Et elle n’a pas préparé ses fils à prendre soin d’elle. Je sais bien que ce sera forcément à moi de le faire. À ce moment-là, je devrai arrêter de travailler. »
76J’apprends que des cours pour les aidants familiaux sont organisés par Caritas au centre Loyola de l’église de Reina. « Les églises ne font pas de publicité, me dit Alma pour m’expliquer que je n’en ai pas entendu parler plus tôt. Elles offrent de nombreux cours, beaucoup de gens les fréquentent, mais c’est assez discret et secret quand même. » De fait, le rôle de l’Église met mal à l’aise les défenseurs du système cubain. Ils y voient une force d’opposition et peinent à admettre que les congrégations religieuses offrent des services que l’État ne parvient pas à assurer. Alma m’encourage à me rendre au centre Loyola, où elle-même prend des cours d’anglais.
77L’entrée du centre social se situe à l’arrière de l’église qui trône en haut de l’avenue Carlos Tercero. Dans le hall, la tête d’une petite dame émerge à peine d’un grand comptoir d’accueil. Elle me renseigne sur l’ensemble des formations proposées par le centre, dans le cadre du groupe d’appui « Automne » dédié aux personnes âgées. Un des cours s’appelle « Prendre soin des autres et prendre soin de soi. Un espace pour les aidants de personnes âgées ». Il est dispensé par une médecin, diplômée en gériatrie communautaire. Le cours de psychologie positive du vieillissement, dont le nom est « Groupe d’appui à une retraite active et solidaire » a lieu les jeudis. Il est animé par un professeur de psychologie, formé par Caritas et devenu formateur volontaire du programme d’attention aux personnes âgées de l’Église catholique. Finalement, le samedi ont lieu des rencontres entre aidants familiaux.
78Pendant deux semaines, je ferai montre d’assiduité dans les deux cours, justifiant ma présence par ma propre fonction d’aidante. À chaque fois, une demi-douzaine de participants, dont un jeune homme en formation de travailleur social, est assise face au professeur qui siège au bureau devant un tableau noir. Avec des nuances, je retrouve la combinaison de conseils sanitaires, nutritionnels, comportementaux et spirituels qui caractérise les interventions des organisations de personnes âgées que je fréquente.
79Le professeur de psychologie nous propose de mieux nous connaître nous-mêmes en réalisant un test psychologique. Puis il loue les bienfaits de l’activité, qui remplit les personnes âgées de satisfaction et donne du sens à leur existence. En outre, la pratique de l’aide mutuelle procure une émulation vitale. La gériatre commence ses sessions par l’examen de maladies dégénératives, Parkinson ou Alzheimer : caractéristiques de la maladie, incidence, prévalence, premiers symptômes, types de traitement. S’ensuivent quelques préconisations de prévention – exercices physiques et intellectuels, estime de soi, sociabilité et sentiment d’utilité sociale, bonne nutrition protéinée – et des conseils aux aidants : repérer les symptômes, en parler, consulter des médecins, adapter le logement et le rythme de vie de la personne atteinte.
80Le risque de chute est très grave, avertit-elle : il peut conduire le malade à devoir rester au lit, avec son lot d’escarres, d’infections, de dépression et de dépendance. La maladie va conduire à une incontinence urinaire : « Messieurs et mesdames, il faudra mettre un peu d’argent de côté pour acheter des couches et proposer au malade un régime de légumes, contre la constipation. Il peut être utile d’aller voir un nutritionniste. » Je me sens assez perplexe : j’ai l’impression que ces préconisations flottent au-dessus de la réalité vécue des aidants présents qui, pour autant, ne protestent pas et n’essaient pas de rapporter les conseils à leur situation effective.
81Un monsieur intervient : sa mère a été atteinte d’Alzheimer et, maintenant, c’est sa sœur qui en est affectée, ainsi que son épouse dont la mère avait elle aussi la maladie. Il est le seul à rester pour pouvoir s’occuper de ces trois femmes vieillissantes et malades. Sans lui offrir de secours, la gériatre affirme : « Les personnes qui sont malades d’Alzheimer doivent rester dans leur famille, parce que personne ne sait ce dont ils ont besoin aussi bien que leurs parents. S’ils n’ont pas de famille, un travailleur social peut faire les démarches pour obtenir une place dans un établissement résidentiel. » Elle conseille aussi d’avoir recours au psychologue, qui peut éviter le stress de l’aidant et l’aider à organiser sa vie et à prendre soin de soi. Elle insiste : il faut demander de l’aide, impliquer toute la famille. « Les jeunes doivent s’adapter aux personnes âgées, et non l’inverse. Il faut éduquer les jeunes pour qu’ils respectent les personnes âgées. L’aidant doit abandonner son travail pour se consacrer au cuidado. » Elle-même, face aux besoins croissants de sa mère, va devoir quitter son emploi dans une polyclinique pour en prendre soin. Sa famille va l’aider économiquement.
82Je suis un peu déconcertée : à part un soutien psychologique et des directives comportementales, je ne vois pas comment ces cours peuvent effectivement soutenir des aidants épuisés. Pour Eduardo, mon ami médecin, ces conseils s’inscrivent dans le droit fil de la conception hygiéniste de la médecine sociale qui prévaut à Cuba : les consultations médicales sont consacrées à l’écoute, considérée comme thérapeutique, et à des conseils comportementaux. L’idée est qu’un bon comportement, le soin de soi et la psychologie positive favorisent une bonne santé. Elle rejoint et prolonge l’idée de l’Homme nouveau : la transformation volontariste de soi façonne autant le vieux que l’aidant. C’est le versant moral de la santé, qui s’articule à la morale révolutionnaire.
83Un tour à la librairie Alma Mater, l’une des mieux garnies des environs de l’université, me renseigne sur l’importance du secteur de l’aide aux aidants et me confirme ses dires : tout un secteur éditorial divulgue des conseils similaires sous des titres tels que Prendre soin des personnes âgées, Améliorer les soins au malade dépendant, Comment prendre soin de la personne âgée dépendante à la maison, ou encore Les âges de la senescence. Un guide pour la famille. Mettre la personne dépendante au centre de l’attention de l’aidant, tout en se préservant soi-même physiquement et psychiquement, pour remplir cette mission pendant un temps long, voici l’équation complexe que ces ouvrages tentent de résoudre.
84Eduardo a entendu que Caritas pratique des visites de malades et des soins à domicile et que certaines congrégations mettent en œuvre des actions concrètes d’aide aux vieux grabataires ou malades et à leurs aidants familiaux. Il m’oriente vers l’ordre des Servantes de Marie, connu dans son quartier pour son assistance aux malades et aux personnes âgées démunies. La congrégation se situe dans le Vedado, au bord de la rue 23. C’est une jolie bâtisse repeinte, où l’on me fait attendre dans un petit patio traversé d’agréables courants d’air. D’accord pour m’accorder un entretien, sœur María Concepción vient me chercher, souriante et en habit religieux. Elle me guide vers une pièce agréablement meublée et maintenue dans la pénombre, dont elle branche le ventilateur.
85Officiellement, à Cuba, les églises n’ont pas le droit de mener des activités sociales, ni d’administrer des écoles, ni d’ouvrir des dispensaires, ni même d’organiser des activités de soutien scolaire, m’explique-t-elle. Mais de fait, les services publics ne fonctionnent pas bien. L’action sociale des églises est tolérée, surtout en faveur des personnes handicapées, des alcooliques et des personnes âgées, mais elle doit demeurer discrète. « Ici, nous ne sommes que douze religieuses. Deux sœurs de cette congrégation sont formées comme infirmières et trois jeunes sont en cours de formation. Plusieurs d’entre nous sont âgées. L’une de nos sœurs a la maladie d’Alzheimer. Une autre commence à en être atteinte aussi, elle est Espagnole et veut retourner en Espagne, mais elle n’a plus personne là-bas. Une autre religieuse a quatre-vingt-dix ans, elle est très active, c’est elle qui tient la pharmacie. Nous recevons des donations de médicaments de l’extérieur et des vêtements de gens du quartier, qu’on distribue aux plus pauvres. Nous distribuons aussi de la nourriture à des indigents et des vagabonds, dont la plupart sont âgés. Le gouvernement est très restrictif avec les dons de l’extérieur. Parfois nous recevons des containers, mais il est très difficile de les faire sortir de l’aéroport. Nous ne donnons les médicaments qu’avec une ordonnance du médecin de famille : le gouvernement ne tolère aucun autre mode d’administration. Notre médecin de quartier est excellent et il est vrai que la plupart des personnels médicaux à Cuba sont très bien formés. Mais la distribution publique de médicaments ne parvient pas à répondre aux nécessités. En outre, les personnes très âgées ont besoin de couches, de fauteuils roulants, de cannes et de bien d’autres choses, que le gouvernement ne fournit pas, tout en continuant à afficher qu’il contrôle et maîtrise tout le système de santé. L’hôpital gérontologique du Cited est comme devraient être les hôpitaux, bien tenus et avec un personnel suffisant. Mais il a très peu de places et très peu de gens peuvent y entrer. »
86« Nous sommes souvent témoins de situations de maltraitance, mais il faut dire que les aidants familiaux sont épuisés. Ils doivent faire face, seuls, à des situations éprouvantes. La congrégation tente de les soulager, à petite échelle. Nous allons soigner les malades, faire leur toilette tous les deux jours et régulièrement veiller à leur chevet pendant la nuit, pour que les aidants familiaux puissent se reposer, passer une nuit sans avoir à se lever pour répondre aux appels et aux cris des personnes perturbées. Nous le faisons aussi à l’hôpital, pour surveiller les prises de médicaments et les perfusions, pour passer le bassin et pour laver les malades. Les infirmiers ne le font pas, ils ont en charge quarante lits chacun, parfois plus. Des bénévoles laïcs nous aident, ils vont visiter les malades et les personnes âgées isolées. Mais nos bénévoles sont eux aussi âgés. Les jeunes ne font pas ce genre de choses, ils se consacrent plutôt à leur travail, à trouver de l’argent, à leur propre survie. »
87Sœur María Concepción me dépeint le triste paysage de la solitude du grand âge dans ce quartier huppé et bien entretenu de la capitale, d’où l’émigration fut peut-être plus précoce que dans les quartiers populaires : « Les familles sont éparpillées, déchirées. Les migrations ont disloqué les familles et relativisé le sentiment filial. Souvent les enfants des personnes âgées ont émigré, à un moment où leur père ou mère allait bien. Des années plus tard, les choses se dégradent, mais ils ne peuvent pas revenir, même s’ils en ont maintenant le droit. Ils ont leur propre travail, leurs enfants, là où ils se sont installés. Ils envoient de l’argent et cela peut aider, mais nous constatons beaucoup de solitude. À Cuba, les émigrés sont souvent excusés, surtout s’ils aident financièrement, mais cela ne suffit pas. Près de notre congrégation vit une dame dont les deux enfants sont au Canada et au Portugal. Ils envoient de l’argent, mais très peu, pas assez pour payer une aide à domicile privée. Les enfants ne viennent pratiquement pas rendre visite à leur mère. Depuis que la mère ne va plus bien, le fils est venu une fois et la fille pas du tout. Il y en a plusieurs dans ce cas. C’est la misère économique, hygiénique, morale, les gens âgés ne sortent plus. Parfois s’y ajoutent des troubles cognitifs. »
88« Même lorsque l’État attribue une aide gériatrique, une personne très âgée, qui est clouée au lit, a besoin de plus de services. Il y a des histoires terribles, continue-t-elle. Dans le quartier, un homme âgé et un peu retardé mentalement prenait soin de sa vieille mère. Nous y allions pour la laver et lui apporter ses repas, des aliments moulinés que nous demandions à la cuisine de la congrégation, qui en prépare déjà pour nos sœurs âgées. Il fallait aussi en apporter pour le fils, parce qu’il avait faim et qu’il risquait de manger la part de sa mère. Un jour, il n’a plus voulu que l’on vienne. Nous avons appris un peu plus tard que la dame était morte, peut-être de faim et de manque de soins. Nous n’avons rien pu faire. »
89« Dans mon village de Mayabeque, les gens sont plus solidaires, mais ici, en ville, ils deviennent égoïstes. Les enfants ne veulent plus prendre soin de leurs parents, ils se détournent d’eux, ils veulent s’occuper d’eux-mêmes. Ils veulent consommer, avoir de l’argent ; on observe un changement de valeurs. Et puis beaucoup de jeunes partent, ils ont été écrasés par la révolution, ils se renferment sur eux-mêmes. Chacun lutte pour lui-même. Ils avaient un idéal, mais il a été détruit. Les gens n’y croient plus, ils prennent conscience des injustices. Il ne reste parfois qu’un époux ou un frère, lui aussi très âgé, à se soucier d’un vieux grabataire perturbé. Avec leur pension, les vieux ne peuvent pas se nourrir s’ils ne reçoivent pas d’aide. Nous soulageons un peu cette misère dans le quartier et nous aidons aussi avec de la nourriture. Chaque mois, nous donnons à certains un peu d’argent qui vient de Caritas, mais nous ne pouvons pas faire beaucoup. Notre père à la congrégation se demande où nous allons avec toute cette misère, tous ces besoins, les gens qui viennent demander de l’aide pour manger. Nous distribuons une cinquantaine de casse-croûte chaque jour et autant de sacs avec des produits de base, huile, sucre, riz, haricots. Ce sont les produits de la libreta, mais les quantités ne suffisent pas à nourrir les gens. »
90De fait, les politiques d’assistance s’aventurent plus sur le terrain de la substitution aux familles absentes ou défaillantes. En 1998, le ministère du Travail et des Affaires sociales instaurait les cantines communautaires, dans lesquelles les personnes âgées, démunies, seules ou ne pouvant pas se faire la cuisine, peuvent se rendre pour prendre leurs repas13. Ces comedores relèvent d’un système dit « d’attention à la famille ». Ils sont installés dans des locaux de rez-de-chaussée, aménagés comme des restaurants, petites tables et couvert mis, menu affiché avec ses prix, tellement modiques qu’ils en sont symboliques : un peso par repas et un demi-peso pour le petit-déjeuner, soit une somme mensuelle de soixante-quinze pesos. Cette somme représente quand même un tiers de la pension minimum, mais la moitié de l’allocation d’assistance dont bénéficient les plus démunis – à raison d’une allocation par foyer au maximum. Certains convives sont partiellement exemptés de payer. Dans un comedor que je visite au Vedado, un cinquième des allocataires a ce statut de très pauvre. Melina m’explique : « Les travailleurs sociaux allouent les places dans les comedores à des personnes dont ils étudient les conditions de vie. Ils présentent les cas aux commissions d’évaluation. La plupart des allocataires sont des personnes âgées seules, même si des personnes handicapées peuvent venir aussi. Ce sont des gens qui ne peuvent pas se préparer à manger, n’ont personne qui puisse le faire pour eux et qui n’ont pas de “situation économique14”. Les vieux seuls sont le principal groupe de population vulnérable dont s’occupent les travailleurs sociaux. » De fait, souvent, absence de famille et situation économique difficile vont de pair : sans famille, un retraité avec pension publique et a fortiori une personne âgée sans pension, avec au mieux une allocation d’assistance, ne peuvent pas survivre. À plusieurs reprises, autorisée par le directeur du lieu, je parviendrai à m’asseoir à une des tables d’un comedor et à nouer la conversation avec les convives.
91Dans le comedor de Dragones, où m’introduit Melina, cent quatre-vingts personnes sont inscrites, pour une capacité de deux cent vingt. La serveuse passe parmi les tables, note les commandes sur des fiches nominatives qu’elle reportera sur un registre. Quelqu’un qui n’est pas venu pendant trois jours est signalé à la travailleuse sociale qui va voir ce qui se passe, si la personne est malade, décédée ou hospitalisée : le système permet ainsi un suivi des situations difficiles. Les menus élaborés par la Direction de la gastronomie doivent assurer entre 2 500 et 2 800 calories par jour, et la dose de protéines est plus ou moins importante selon l’état des finances publiques. Les menus sont un peu plus riches les jours fériés et à Noël.
92Le déplacement jusqu’au comedor peut devenir un problème, surtout pour les personnes qui vivent à l’étage, sans ascenseur, comme c’est très fréquemment le cas dans le centre de La Havane. Pour réduire leurs déplacements, les moins valides peuvent passer la matinée dans la grande salle commune, faisant la jonction entre petit-déjeuner et déjeuner. Après ce dernier, pendant que les personnels nettoient les lieux, ils restent une partie de l’après-midi à jouer aux cartes et aux dominos, jusqu’à la fermeture de quinze heures trente. Au-delà d’un dispositif de la politique du maintien en bonne santé nutritionnelle, c’est ainsi un espace de partage et de convivialité. Les anniversaires sont fêtés tous les trois mois, avec musique et gâteau. Les personnes totalement incapables de se déplacer peuvent se faire aider par d’autres, ou bénéficier d’une livraison de repas à domicile.
* * *
93L’épuisement moral et physique des aidants familiaux devient un problème public. En plus de leurs difficultés financières insolubles, il n’est pas rare que les personnes âgées soient de plus en plus souvent négligées et maltraitées. La maltraitance des vieux dépendants se fraie un chemin dans les conversations, les articles de journaux, les blogs et les séries télévisées.
94Dans la pénombre du solar, Mamy, Papy et moi sommes installés devant la télévision, sur les fauteuils en rotin. Nous regardons le premier épisode d’une série cubaine, La otra esquina. Une silhouette âgée et voûtée traverse la pièce, traînant les pieds ; sur ses talons, une femme en jupe et corsage, chaussée de pantoufles. Le carrelage de ciment coloré, les plantes posées au sol, les tableaux au mur et un ensemble de fauteuils ornés de coussins et flanqués de consoles, tout indique que la scène se passe dans une maison ou un appartement vaste et confortable, typique des constructions « capitalistes » des premières décennies du xxe siècle dans le centre des villes historiques cubaines. Le vieux monsieur, casquette sur la tête et chemise grise soignée, va s’asseoir à la table de la cuisine, qui s’aperçoit en perspective au fond de la pièce.
95Changement de plan, on voit la dame d’une soixantaine d’années, lunettes remontées sur le front, qui pointe un index sur le vieux monsieur, le visage sévère, et lui dit : « Mange bien tout, et fais attention à ne pas te tâcher ! » Le monsieur fait « non » de la tête, d’un air résigné. La dame quitte la scène, le monsieur boit une gorgée du verre de lait qui est posé devant lui et semble mastiquer.
96Nouveau changement de plan, la caméra est en plongée verticale, comme suspendue au plafond. La dame arrive dans une chambre, s’approche du lit, soupire et entreprend de secouer le drap jaune pâle jeté dessus, qui est tout froissé. Elle se penche, renifle le drap, puis se prend la tête entre ses mains. « Ah, mon Dieu ! », gémit-elle avec un ton déchirant de désespoir. Levé vers le plafond et la caméra, son visage est crispé, souffrant. Elle rassemble le drap entre ses mains, le jette à terre avec colère, y envoie aussi l’oreiller, puis dépouille le matelas de son drap du dessous, le jette à son tour. Sur le matelas apparaît une grosse tache humide, et l’on comprend que le vieux monsieur s’est oublié pendant son sommeil. Toujours en gémissant et en faisant de grands gestes de désolation et de rage, la dame retourne le matelas, puis emporte les draps souillés dans la cuisine, où le vieux monsieur est toujours assis à la table et lui tend son verre, sans un mot. « Non, il n’y a plus de lait, si seulement tu ne t’étais pas fait dessus. S’il te plaît, change ta chemise et disparais de ma vue. » Le vieux monsieur regarde sa chemise d’un air dubitatif. Il se lève de la table, son corps humilié courbé. La dame sort, alors qu’une jeune fille en chemise de nuit entre dans la pièce, l’air mal réveillé, et s’assied à son tour à la table de la cuisine.
97Plus tard, une prise de vue montre la même dame en train d’étendre les draps à sécher, dans le patio, et le vieux monsieur passer, portant une autre chemise, sa casquette toujours sur la tête. La dame se tourne : « Que se passe-t-il ? » Le monsieur, apparemment muet, porte sa main à sa bouche, dans un geste courant pour exprimer le fait de manger. « Regarde, le repas va prendre un peu de temps. » Le monsieur lève un peu ses bras et les rabat sur ses flancs, impuissant et probablement affamé et elle, d’un ton autoritaire : « Va voir la télévision ! » Alors qu’il prend un air déçu et à nouveau bat des bras, elle insiste : « Regarde, pourquoi tu ne vas pas regarder le programme classique qui te plaît ? » et après un autre geste de protestation : « Ou un autre, de toute façon, tu n’en comprends aucun. »
98Le monsieur sort du patio et, pendant qu’elle détache du fil quelques vêtements, va s’asseoir recroquevillé dans un fauteuil à bascule, devant le programme d’éducation au marxisme de la télévision qui évoque des épisodes prérévolutionnaires pour mieux valoriser les acquis du socialisme cubain. Le vieux monsieur tourne la tête à droite et à gauche, semble jauger la situation puis se lève du fauteuil et sort de la maison, traverse la cour où des hommes sont en train de réparer une vieille voiture, s’éponge le visage, regarde encore, puis s’engage dans la rue. Dans la scène suivante, la dame entre dans la maison et appelle « Cayo ! », parcourt la cuisine, ouvre une porte, l’air tout à fait inquiet. C’est la fin de l’épisode. Le vieux monsieur s’est enfui.
99Je m’étonne : non que j’aie imaginé que la cohabitation entre plusieurs générations ne soit baignée que d’amour, mais les tensions sont mises en scène ouvertement dans cet épisode. D’un côté, la maltraitance d’une fille qui humilie son père et lui fait sentir sa dépendance et le fardeau qu’il représente. Mais de l’autre, l’épuisement manifeste d’une sexagénaire, face aux tâches qu’elle doit remplir pour prendre soin d’une personne âgée, incontinente, qui requiert son travail quotidien de cuisine et de lessive15. Pourtant, la maison est vaste et confortable, il ne s’agit visiblement pas d’une famille populaire entassée dans un logement exigu.
100À l’écoute de mon commentaire, Papy tend à nier : « C’est très marginal, tu sais, nous les Cubains, on est très famille, mais bien sûr, comme partout, il y a de mauvaises personnes. » Mamy, moins idéaliste et plus pragmatique, lui coupe la parole. Pour elle, ce n’est pas si marginal. « Si, Omar, il faut le reconnaître. Il y a des familles qui maltraitent leurs vieux parents, qui s’occupent mal d’eux. Il y en a qui ne leur parlent plus, qui font comme s’ils étaient un meuble. D’autres qui leur restreignent la nourriture, parce qu’ils disent qu’ils coûtent trop cher. Ou qui ne lavent pas leurs vêtements, parce que c’est trop de travail. Surtout, il y a beaucoup de vieux qui sont seuls, qui ont pourtant de la famille qui n’habite pas loin, mais qui ne reçoivent jamais de visites. »
101Mamy m’explique aussi que des flashs ont été diffusés à la télévision, pour que les gens prennent conscience que l’énervement du quotidien peut se développer en maltraitance et que les personnes âgées le ressentent comme une humiliation qui amplifie leur impuissance. Dans un de ces flashs, me dit-elle, un jeune homme entre dans un appartement de La Havane et allume immédiatement la musique, bien fort. Une dame âgée, assise sur son fauteuil dans une pièce protégée du soleil par des rideaux fermés, exhibe un visage tendu et souffrant, et proteste. Un message s’affiche en grosses lettres : « À chaque fois que tu fais cela, tu me maltraites. » Puis une voix : « Le respect est important pour les personnes âgées, faites attention à leurs besoins et à leur sensibilité. » Papy grommelle, peut-être gêné de devoir admettre ces dysfonctionnements familiaux à l’étrangère que je suis.
* * *
102Le modèle familialiste cubain est-il en train de s’épuiser, miné autant par les migrations et la baisse du nombre d’enfants adultes, susceptibles de prendre soin des très âgés, que par le délitement de cette morale du sacrifice qui allait de soi pour la génération précédente ? Les politiques publiques sauront-elles prendre la mesure des besoins des aidants et promouvoir un meilleur partage des responsabilités et du travail de care entre familles, institutions et un marché régulé et accessible ?
103Je passe en revue mentalement les personnes âgées que je connais, tentant d’imaginer comment elles envisagent leur avenir, lorsqu’elles ne pourront plus prendre soin d’elles-mêmes. Qui prendra soin de Mamy et Papy, dont les filles ne me semblent pas disposées à ces formes d’abnégation ? De Tara, qui me dit qu’elle ne pense pas que ses neveux s’occuperont d’elle quand elle sera très vieille, malgré toute l’aide qu’elle leur apporte. D’Alma, de Semíramis, d’Élisabeth, de Maritza et de bien d’autres encore, qui n’ont pas non plus d’enfant et pas assez de moyens financiers pour payer une cuidadora privée ?
Notes de bas de page
1 Voir Vera Estrada, 2007 ; Vera Estrada & Diaz Canals, 2008 ; Vera Estrada & Socarrás, 2008 et Safa, 2005.
2 C’est ce que montre l’enquête sur le vieillissement conduite en 2017 [Onei et al., 2019].
3 Hernández Montero et al., 2016. L’étude établit une estimation à partir du nombre de personnes âgées et leurs limitations moyennes recensées pour les activités fondamentales quotidiennes (ABVD, sigle en anglais), en estimant le nombre d’heures de soin et d’assistance requis en fonction de ces limitations.
4 Parmi les personnes ayant cessé de travailler pour une raison autre que la retraite, qui représentent 37,4 % du nombre total de personnes âgées de cinquante ans et plus ayant participé à l’enquête, le besoin d’accorder des soins à une personne de leur entourage est la principale raison pour laquelle un quart d’entre elles et seulement un homme sur vingt quittent leur emploi.
5 C’est le niveau des pensions minimum avant les augmentations successives des dernières années.
6 Environ 15 % de la pension minimale. En 2014, le tarif sera augmenté à 180 pesos par mois, un peu plus de sept dollars, soit environ 75 % du montant de la pension de retraite minimale.
7 Comme pour l’université du troisième âge, il s’agit souvent d’accords « à gauche », c’est-à-dire qu’un chauffeur de bus employé par une entreprise publique se met à disposition de la Casa de abuelos en échange d’une rémunération de la main à la main.
8 La fourniture de matériels divers est la seconde demande des familles, enregistrée par l’enquête sur le vieillissement 2017, après le passage du médecin à domicile [Onei et al., 2019].
9 Le programme a atteint un pic d’environ 17 000 ménages bénéficiaires, avant de retomber à un minimum de 5 664 bénéficiaires seulement en 2010 [Onei, 2011]. En 2017, seulement 1,2 % des personnes qui apportent une aide ou un soutien pour les activités de base de la vie quotidienne sont des travailleurs sociaux à domicile [Onei et al., 2019].
10 Soit l’équivalent du salaire mensuel des auxiliaires gériatriques payées par l’État.
11 Cela reste le cas après la réforme de janvier 2021, qui élargit le périmètre légal des activités privées.
12 À Cuba, les travaux de recherche se développent sur cette question. Voir notamment Acosta, 2015, 2017 ; Acosta et al., 2019 ; Chávez Negrín, 2002 et Lazcano Prieto & Colina Hernández, 2020.
13 En 2019, il existe 1 437 comedores pour un total de plus de soixante-seize mille allocataires, dont environ 60 % de personnes âgées.
14 C’est l’expression consacrée.
15 Un article de blog commente cette scène avec le titre : « La cohabitation intergénérationnelle dans un Cuba qui vieillit ne peut pas être marquée par des maltraitances physiques et psychologiques à l’égard des personnes âgées. » En ligne : http://www.cubahora.cu/sociedad/maltrato-a-la-vejez-cosa-de-novelas
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