Chapitre ii – Générations et révolution
p. 89-138
Texte intégral
1Devenir vieux ou vieille représente une place dans l’ordre des générations. La révolution en est le cadre idéologique et temporel : les plus âgés ont vécu six décennies de conquêtes sociales et de restrictions, une aventure à la fois exaltante et éreintante, dont la mise en crise est tout ce que connaissent les plus jeunes. Le fossé entre générations se creuse, gros d’incompréhensions et de justifications, de frustrations et d’impatience. Comment le pays peut-il se construire un futur si ses jeunes rêvent d’ailleurs ?
2J’ai rendez-vous avec Papy, qui va me parler de l’« Homme nouveau ». Dans le projet de la révolution cubaine, l’expression avait été lancée par Che Guevarra, dans son texte de 1965 : Le Socialisme et l’homme à Cuba. Il y défendait l’idée que, pour construire le communisme, parallèlement à la base matérielle, il fallait produire un « Homme nouveau ». Sans pour autant écarter les incitations matérielles, cet homme du futur serait mû par des valeurs morales, enracinées dans une conscience sociale et un engagement forts. Pour y parvenir, plaidait le héros révolutionnaire, il faut transformer la société en une gigantesque école. Cet Homme nouveau éduqué, auquel la Culture et les Arts seront rendus accessibles, exercera son travail pour remplir son devoir social, libéré de l’obligation de se vendre comme une marchandise. Il se sentira plus entier, rempli de richesses intérieures et investi de responsabilités. C’est sur la jeunesse que reposerait la réalisation de ce grand projet.
3Je voudrais comprendre à quel point la génération de Papy a adhéré à cette utopie. Comment a-t-elle soutenu les efforts des jeunes révolutionnaires d’alors, promoteurs de ce projet ? J’avais posé la question à une spécialiste française de Cuba, qui m’avait répondu : « L’Homme nouveau ? Oh, mais c’est terminé cette histoire, personne n’en parle plus. » Mais quand même, n’en resterait-il plus rien ?
4L’acquiescement enthousiaste de Papy me réjouit et nous convenons de séances de travail, pendant lesquelles il me raconte « sa » révolution. Son visage est éclairé de fierté, sa voix forte, son débit rapide et son enthousiasme contagieux. J’ai parfois du mal à suivre, tant son accent oriental est fort, mais je m’accroche, sors mon cahier et prends des notes.
5Papy est né en 1937 dans la région de Bayamo. Il avait donc vingt-deux ans à la révolution. Son grand-père Alcolea était arrivé d’Espagne dans les années 1900 pour vendre des vêtements et s’était installé dans cette grande cité historique de l’est de l’île. Il y a fondé le magasin El Encanto, qui existe toujours. Sa grand-mère venait d’une famille riche, des Arabes nommés El Moro, probablement originaires du Mont Liban, qui avaient commencé comme colporteurs de vêtements, de montres et de pacotilles, parcourant les campagnes et villages à cheval. Ils sont ensuite devenus intermédiaires dans le café, décortiqueurs et transporteurs, puis ont acquis des terres caféières. C’est dans cette lignée que Papy a acquis son prénom à consonance arabe, Omar. Il a étudié jusqu’à la fin de l’école secondaire, ce qui était rare à l’époque. Il travaillait dans le magasin et dans les deux fermes caféières de son grand-père. Quelques années après la révolution, à la suite d’un cyclone particulièrement ravageur, son père et son grand-père ont vendu leurs terres à l’État, et Omar a alors occupé un emploi de chauffeur dans une coopérative agricole de l’État.
« El Hombre nuevo, je vais te dire. D’abord, c’est l’école. Avant la révolution, beaucoup de gens ne savaient pas lire, ne pouvaient pas aller à l’école. Après sa prise de pouvoir, Fidel a lancé la campagne d’alphabétisation. Des jeunes sont venus s’installer dans les familles, chez les paysans, en apportant une lampe pour étudier le soir, et ils ont appris à lire à tous. En un an et demi, tout le monde savait lire. »
« El Hombre nuevo, c’est aussi que tous les nouveau-nés devaient avoir deux noms, celui de leur père et celui de leur mère. Avant la révolution, les enfants pouvaient n’avoir que le nom de leur mère, comme une de mes cousines, dont la mère est tombée enceinte d’un homme qui avait déjà une famille. C’est aussi ce qui s’est passé avec Angélica. Après la révolution, si le père ne reconnaissait pas son enfant, ou si la mère ne souhaitait pas qu’il le fasse, alors le bébé pouvait prendre le nom de quiconque, un oncle, un grand-père, mais il devait avoir deux noms. Et ces enfants illégitimes, comme on disait alors, avaient les mêmes droits que les autres. »
« El Hombre nuevo, c’est aussi l’hygiène. Avant, les gens n’avaient pas l’eau courante, les maisons étaient sales, mais la révolution a organisé tout cela. Pendant les premières années de la révolution, des volontaires ont été rassemblés dans chaque village rural. En quelques heures, ils avaient ramassé des feuilles et branchages et creusé et construit des latrines dans chaque maison. »
6Il reprendra plus tard, me disant qu’il a oublié quelque chose de très important :
« El Hombre nuevo, c’étaient aussi les carnés, les cartes d’identité. Avant, personne n’était enregistré nulle part, mais après la révolution, tout le monde avait son carné, avec sa date et son lieu de naissance, son adresse, même les enfants, qui avaient leur carte de mineur (tarjeta de minor). Avec leur carné, ils recevaient leur ration de lait, se faisaient vacciner et leur santé était contrôlée au centre de soins. »
7Papy est inconditionnellement acquis à la révolution. Il provient pourtant d’une petite bourgeoisie qui, d’une génération à l’autre, n’a que peu profité des transformations qu’elle a suscitées. Il ne me parle donc pas tant de sa propre trajectoire de vie, infléchie mais pas totalement bouleversée par la survenue de la révolution, que du projet de société qui a vu le jour en 1959 et qui a porté toute sa vie d’adulte. Pour lui, l’Hombre nuevo, c’est une personne devenue plus humaine et digne grâce aux progrès révolutionnaires. En permettant l’accès universel à la citoyenneté et aux droits sociaux, la carte d’identité symbolise un changement de statut de la personne, fondement de l’Homme nouveau.
8Après quelques jours encore, il ajoute des éléments à ses leçons sur l’Homme nouveau :
« La révolution a apporté la modernité aux campagnes. L’armée a joué un rôle important. Avant, les jeunes de par chez moi n’avaient rien d’autre dans leur tête que la canne à sucre, le café et les champs alentour. Ils n’avaient aucun échange avec les autres. Avec l’armée, ils ont voyagé dans tout le pays, ils ont rencontré d’autres jeunes de toutes les régions, cela a produit aussi un Homme nouveau. Ils ont eu leur permis de conduire. Et puis avec tous ces voyages, les gens ont arrêté de se marier entre eux. Avant, les familles étaient grandes et, comme on n’allait pas voir ailleurs, on se mariait sur place, avec des cousins et cousines. Après la révolution, les gens ont voyagé, et du coup ont trouvé des maris et des épouses d’ailleurs. »
« Et vous, vous êtes rencontrés où, avec Mamy ?
— Mon père avait deux fermes et j’ai rencontré Angélica dans le village où il avait sa deuxième ferme, dans un bal. Je l’ai tout de suite remarquée, elle était très belle et dansait bien ! »
9J’interroge aussi le père Enrique, un dominicain français résidant à Cuba depuis trente ans. Il anime la paroisse de Jesús María, un quartier très dégradé et paupérisé de la vieille Havane, au-delà de la gare centrale, bien loin des circuits touristiques. Il prend les choses sous un autre angle. « L’Homme nouveau, c’est un homme qui ne serait plus ni exploité ni exploiteur. À qui on demanderait de participer comme il peut et qui recevrait ce dont il a besoin. » Et il me cite : « De cada uno según su posibilidades, a cada uno según sus necesidades. » (« De chacun selon ses moyens, à chacun selon ses besoins. ») « Et même, le Che pensait abolir l’argent. À un moment, les gens étaient payés, mais il n’y avait pas grand-chose à acheter, et tout le monde recevait ce dont il avait besoin pour vivre au travers des distributions d’État. L’argent s’accumulait, les gens avaient des tas de billets chez eux, mais rien à acheter. Abolir l’argent et le marché et faire en sorte que chacun reçoive ce dont il a besoin, c’était un beau projet. Et Fidel faisait des discours très beaux, proches du projet social de l’Église, en demandant aux gens de se mettre au service des autres, de la communauté. Mais cela a échoué, quand tu ne payes pas les gens, ils arrêtent de travailler. »
10Je demande à Papy : « Et la Femme nouvelle ? » « Oh, la mujer nueva, ce fut terrible, les femmes nous ont dépassés, les hommes se sont fait écraser », plaisante-t-il. Puis, sérieusement : « La révolution a beaucoup fait pour les femmes. Avant la révolution, les familles avaient onze, douze ou quinze enfants, mais ensuite elles ont pu en avoir moins, grâce à la contraception. Les femmes enceintes allaient au foyer maternel, se faire suivre pendant leur grossesse, recevoir de l’alimentation spéciale si elles en avaient besoin. Les femmes ne mouraient plus pendant leur accouchement. Les gens ont beaucoup plus divorcé aussi, quand ils n’étaient pas heureux en couple, ils se séparaient. Avant, cela ne se faisait pas. »
11« Et puis, au début de la révolution, des écoles pour les paysannes et les domestiques ont été ouvertes, pour leur permettre d’étudier. Angélica savait déjà lire, mais elle est venue à La Havane pour étudier la couture et elle est devenue une vraie couturière. Sans la révolution, elle serait certainement restée domestique, à travailler chez les gens. »
12Mamy me confirme ce que la révolution lui a apporté. En me racontant l’histoire de sa famille, elle m’explique pourquoi Melina a les cheveux noirs et crépus, alors que Telma est blonde aux yeux verts : « Nous avons des mulâtres des deux côtés, la mère d’Omar et ma grand-mère. Mon grand-père est venu d’Espagne au début du xxe siècle pour travailler dans la canne. Grâce à lui, je pourrais revendiquer la nationalité espagnole, mais je ne veux pas le faire, cela ne m’intéresse pas, je suis cubaine. Mon grand-père a rencontré ma grand-mère dans la sucrerie. Elle était mulâtre et “cubana cubana”, c’est-à-dire née à Cuba, de parents déjà cubains. Je pense que ma grand-mère est née à la fin de l’esclavage. Sa mère était probablement noire et née esclave, et son père blanc. Cela arrivait souvent à Cuba parce que les travailleurs qui venaient d’Espagne ne trouvaient pas de femmes blanches et ils n’épousaient pas leurs compagnes noires. Mon grand-père a aussi pris une femme mulâtre. Mes grands-parents ont eu deux enfants, ma mère et ma tante, mais elles ont porté le nom de leur mère, parce que mes grands-parents n’étaient pas mariés légalement. Mon grand-père les a abandonnées et je ne l’ai pas connu, contrairement à ma grande sœur Ana Argentina, qui est beaucoup plus âgée que moi. Ma mère a travaillé comme bonne d’enfants chez un avocat, qui lui a expliqué qu’elle pouvait revendiquer le nom de son père. C’est ce qu’elle a fait. Elle porte donc un nom différent de celui de sa mère, ma grand-mère, qui a gardé le nom de sa propre mère. Ma mère a eu deux enfants, puis mon père est mort. Maman s’est remariée et a eu huit enfants de plus avec son second mari, mon père. Ils sont sortis de la sucrerie pour travailler en ville. » Mamy a perdu un petit frère, mort à neuf ans d’une infection : « Tu sais, dans ce temps, il n’y avait pas de médecin dans les campagnes de l’Orient. On allait voir les soigneurs traditionnels, qui utilisaient des plantes et des rituels religieux. Une autre de mes petites sœurs a attrapé une méningite et elle est restée handicapée jusqu’en 2000 quand elle est morte à son tour. »
13Très jeune, Mamy a commencé à travailler comme domestique dans une maison de Bayamo. C’est sa patronne qui a recruté sa sœur Ana Argentina pour qu’elle aille travailler à La Havane. Elle m’explique que, dans le grand élan des premières années révolutionnaires, des « écoles et facultés pour ouvriers et paysans » ont été fondées. Sous l’égide de la Fédération des femmes cubaines, des efforts considérables ont été déployés pour intégrer les femmes dans la révolution et en terminer avec leur infériorité dans le régime précédent. Mamy me parle de la création d’écoles d’amélioration pour les prostituées et les employées domestiques, autour de vingt mille femmes. Elles représentaient la moitié des femmes alors recensées comme actives, dont les métiers étaient alors devenus hors la loi. Mamy cite encore le plan « Ana Betancourt » de formation des paysannes aux normes d’hygiène, aux premiers soins, à la coupe et la couture et aux valeurs idéologiques révolutionnaires. Des milliers de jeunes femmes ont ainsi été amenées à La Havane, logées dans le prestigieux hôtel Nacional, comme ce fut son cas. Cette opportunité a changé le cours de son existence. De même, ajoute-t-elle, des programmes formèrent des institutrices, surtout des femmes noires qui n’avaient pas eu accès aux écoles normales, et qui ont été envoyées au fond des campagnes pour y mener à bien les programmes scolaires universalistes.
14L’histoire de Teodora recoupe elle aussi celle de la fin de l’esclavage et de l’émancipation des femmes noires. Lors d’une marche à petits pas, elle me raconte que son arrière-grand-mère est née esclave et qu’elle a racheté elle-même la liberté de ses enfants, dont celle de sa propre grand-mère. Je fais un rapide calcul : Teodora, qui a alors quatre-vingt-un ans – elle me l’annonce fièrement – est née vers 1935, sa mère a dû naître au tournant du xxe siècle, sa grand-mère vers la fin de la période esclavagiste, dans les années 1870 ou 1880. La grand-mère a enseigné à ses filles à coudre et à broder, pour qu’elles puissent être indépendantes et pas réduites à travailler comme bonnes chez des gens. Le père de Teodora était rouleur de tabac, un emploi assez typique pour les hommes noirs. Femme au foyer, sa mère réalisait à la demande des travaux de couture. Teodora voulait être enseignante. Elle s’est formée en étudiant dans les bibliothèques, puis elle a réussi à entrer à l’École normale, dont elle est sortie diplômée en 1957. « Mais il n’y avait pas de travail, les écoles publiques ne voulaient pas embaucher de personnes de couleur. Il fallait payer un pot-de-vin d’un demi-salaire environ pour être employée. »
15« Après la révolution, Fidel a trouvé un millier de professeurs sans emploi et a supprimé le racisme à l’embauche. Le gouvernement a donné à mes parents la propriété du logement qu’ils louaient, pour un prélèvement de dix pour cent de leur salaire, et leur a octroyé des matériaux pour le réparer. » Une fois employée dans une école, Teodora a participé à la campagne d’alphabétisation en 1960 et a enseigné dans les facultés pour les ouvrières et les paysannes, à leurs trois niveaux d’alphabétisation, de formation technique et de pré-universitaire. « Une fois que les gens étaient alphabétisés, on leur proposait un approfondissement, pour qu’ils atteignent le niveau de la sixième classe. Ensuite, il y a eu la bataille pour que tout le monde acquière le niveau de la neuvième classe, puis la douzième. »
16Cette élévation du niveau d’instruction de jeunes et d’adultes ayant quitté l’école précocement s’est faite, et se fait toujours, par le moyen de cours du soir, dans un cadre d’éducation populaire. « Le système socialiste a toujours autorisé les gens à quitter leur travail une heure ou deux plus tôt, pour aller se former, et j’ai aussi pu le faire pour aller former les autres. »
17Issue d’un parcours familial similaire, mais d’une génération plus jeune, Lidia témoigne elle aussi de la mobilité sociale qu’elle a accomplie grâce à la révolution, mais déplore la dévalorisation actuelle des institutions et des professions, surtout scolaires. Née dans les années 1960, sa formation d’enseignante lui a procuré une promotion sociale incontestable par rapport à son origine familiale et raciale : « Avant, les Noirs ne pouvaient pas être enseignants. Ils n’étudiaient pas et, s’ils y parvenaient, aucune école ne voulait les embaucher. Les femmes noires ne pouvaient qu’être domestiques, couturières, ou travailler dans les champs. C’est grâce à la révolution que je suis arrivée là où je suis. Mon frère et moi sommes la première génération à avoir étudié dans notre famille. » Comme de nombreux enseignants, Lidia a ancré dans sa profession son engagement révolutionnaire en faveur d’une éducation universelle et gratuite, appelée à produire des individus éduqués, généreux et travailleurs.
18Après ses études, Lidia a effectué son service social dans une école d’une province orientale, avec comme élèves de petits paysans à peine alphabétisés : « C’était enthousiasmant, me dit-elle, on était des acteurs de la révolution qui voulaient produire une société nouvelle, un Homme nouveau. Mais maintenant, je n’arrive plus à vivre avec mon salaire et notre grade d’institutrice s’est dévalorisé avec les nouveaux diplômes. Et puis, beaucoup de maîtres d’école quittent leur emploi pour émigrer ou pour se lancer dans le travail indépendant, alors on recrute des jeunes qui viennent juste de terminer leur dernière année de lycée. Je sais que je fais bien mon métier et que j’ai une grande expérience, mais c’est comme si j’étais dévalorisée. »
19Pour mon amie Alma, dynamique et énergique, la soixantaine bien avancée, l’aventure révolutionnaire a été puissante et enthousiasmante. Pourtant, sa famille, relativement aisée, y a beaucoup perdu en niveau et mode de vie : son père travaillait pour une entreprise étatsunienne, ils avaient une voiture, louaient une maison confortable dans un bourg périphérique de La Havane. Sa mère était professeure, membre du parti communiste et profondément révolutionnaire. C’est elle qui a poussé la famille à décider de rester à Cuba après la révolution, au lieu de partir pour les États-Unis où il lui aurait été facile de s’installer. C’est elle aussi qui a incité Alma à participer à la campagne d’alphabétisation en 1961. Mais elle n’avait alors que onze ans et elle n’avait pas compris de quoi il s’agissait : suivre une formation d’alphabétisatrice, dispensée par son enseignante, partir quatre mois dans une région rurale – près de Piñar del Río – avec son institutrice, dormir dans un dortoir, enseigner à des familles analphabètes la lecture et l’écriture. « C’était vraiment traumatisant, me dit-elle, je me suis trouvée très isolée, et je n’étais qu’une petite fille. » Quand elle est rentrée de cette campagne, Alma a découvert avec accablement que sa mère s’était débarrassée de ses vêtements de jeune adolescente, ne la laissant qu’avec son uniforme. Aujourd’hui encore, elle le raconte avec émotion et une certaine colère, mais aussi de la fierté.
20Malgré ces débuts éprouvants et les pénuries continues, Alma se sent très engagée dans l’aventure révolutionnaire. « On est une génération d’engagement. Sinon, je serais devenue une petite-bourgeoise. » Comme elle l’écrit avec Marta, dans un article intitulé « Nous ne serons plus jamais les mêmes », les premières mesures prises par le gouvernement révolutionnaire ont été bénéfiques pour la majorité de la population : la formalisation de la propriété du logement, la baisse des loyers, la nationalisation des écoles, l’éducation gratuite, la légalisation des unions consensuelles, la remise des terres aux paysans qui les cultivaient. De nombreuses autres réformes ont engendré de nouvelles perspectives de socialisation et de vie.
21Une culture particulière s’est mise en place, une culture nationaliste, socialiste, du travail, de la relation à l’État, et une culture comme mode de vie, articulée autour de la famille, de l’éducation et des institutions qui ont baigné le quotidien des gens à tous les âges de la vie. Alma et Marta expliquent que l’éducation a représenté un élan émancipateur d’une très grande portée, marqué par l’engagement de personnes lettrées de tous âges, ouvriers, étudiants, élèves des écoles, dans l’enseignement volontaire « d’avant-garde ». Ainsi les brigades Patria o muerte se sont consacrées à des cours du soir dans les quartiers ouvriers et populaires de villes. La campagne d’alphabétisation a conduit les brigades Conrado Benítez, dont Alma faisait partie, à des séjours prolongés dans les zones rurales, montagneuses ou marginalisées. La plupart ont logé dans les familles mêmes, partageant les travaux domestiques et agricoles une partie de la journée, s’attablant avec petits et grands, hommes et femmes pour les leçons de l’après-midi. Pour beaucoup, ces séjours ont permis la découverte de la misère dans laquelle vivait une partie importante de la population, et débouché sur une conscience politique et un engagement révolutionnaire solides.
22Un musée, installé dans un des faubourgs de La Havane, expose les uniformes et instruments de ces « brigadistes » partis à l’assaut de l’analphabétisme, avec des commentaires lyriques : « Le crayon et le cahier d’exercices Venceremos faisant office de méthode d’éducation populaire et révolutionnaire, et le manuel Alfabeticemos ont été les armes pour affronter l’obscurité de l’ignorance. Les petites lampes à huile qui voyageaient dans la main de chacun de ces maîtres ont apporté la lumière du savoir dans les campagnes et les zones reculées du pays. Et à la clôture de la campagne, le 22 décembre 1961, le rêve s’était fait réalité : chaque Cubain pouvait écrire son nom et Cuba a été déclarée Territoire libre d’analphabétisme. » Cette expérience a été capitalisée au début des années 2000, par la création de la méthode Yo, sí puedo (« Moi, je le peux »), traduite dans de multiples langues, qui a servi de support aux programmes cubains de coopération internationale, y compris sous la forme de programme télévisés ou radiophoniques.
23Chercheure dans un centre universitaire havanais de recherches sur la culture, Alma attache une grande importance aux bibliothèques qui ont été installées dans les moindres quartiers et bourgades, nouveaux lieux de la lutte révolutionnaire offrant des ouvrages et organisant des débats et assemblées. Les musées et historiens locaux, la circulation et la valorisation d’artistes et d’œuvres picturales, plastiques, théâtrales, cinématographiques et dansées ont contribué à diffuser les pratiques et la conscience culturelle dans l’ensemble du pays. La sélection d’élèves dès leur jeune âge et de toutes les appartenances sociales, destinés à des écoles artistiques en tout genre, a joué en faveur d’une démocratisation de l’art et de la culture. Le réseau de la culture s’appuie sur des salariés du ministère et de nombreux bénévoles, auxquels Alma fait appel dans ses travaux d’enquête.
24Alma m’explique que les efforts en faveur de la massification de l’éducation et de la participation, menées sur un rythme intense dans les premières années d’euphorie révolutionnaire, ont contribué à l’homogénéisation sociale. Ils ont permis de réduire les écarts entre appartenances raciales, entre classes et territoires et entre hommes et femmes. L’intégration croissante des femmes dans la population active salariée de l’État, et l’offre de services de cantine, laveries, garde d’enfants, ont réduit le temps qu’elles passaient dans la maison et leur ont permis de jouer un rôle presque égal aux hommes dans la révolution.
25Elle souligne aussi que le service militaire, l’incorporation des enfants et des jeunes dans des groupes de pionniers et dans les jeunesses communistes, les séjours en pensionnats ou dans les « écoles aux champs », où les lycéens passaient plusieurs semaines par an, les missions à l’intérieur du pays pour déployer les cours du soir destinés aux personnes de bas niveau d’instruction, les mobilisations pour les récoltes de café, de tabac, de pommes de terre ou de canne à sucre et les mois de service social obligatoires pour les diplômés ont contribué à affaiblir les liens familiaux, à éloigner les jeunes de leurs proches et milieux d’origine, en leur faisant passer beaucoup de temps en dehors de leur foyer, avec d’autres jeunes. Les missions internationales et les nombreuses bourses octroyées pour poursuivre des études supérieures dans les pays du bloc socialiste ont aussi éloigné des jeunes de leur famille pour de longues années, comme ce fut son cas quand elle partit faire son doctorat en Tchécoslovaquie. Ces espaces de socialisation mélangeaient classes sociales et origines raciales. Ils ont fait de la génération née dans les années 1940, et de celles qui ont suivi, des générations révolutionnaires, alors que les groupes familiaux étaient disloqués par les différends politiques et les hémorragies migratoires, qui interdisaient le retour et rendaient difficile le maintien des liens pendant de longues années, voire décennies.
26Pour autant, constate Alma, dans le contexte actuel, les valeurs familiales et traditionnelles reprennent vigueur, manifestées par le retour des repas dominicaux, des mariages et des anniversaires de quinze ans des jeunes filles célébrés en grande pompe. Je lui suggère que la prise en charge de personnes très âgées et dépendantes, réputée devoir s’effectuer dans le giron familial, renforce aussi nécessairement les liens familiaux, surtout dans un contexte où nombreux sont ceux qui ne peuvent pas décohabiter d’une génération à l’autre. « Bien sûr, me confirme-t-elle, mais de toute façon les familles étaient toujours très présentes au quotidien, surtout dans des contextes de pénurie alimentaire, quand on ne trouvait rien à acheter, pas de vêtements ou de chaussures, même si nos salaires nous l’avaient permis. » Les parents déployaient des stratégies pour envoyer leurs enfants à l’école avec un goûter, pour les chausser et confectionner des costumes lors des fêtes scolaires, les grands-parents pour s’en occuper après leur retour de l’école. Ils ont joué leur rôle aussi dans la production d’enfants éduqués, cultivés, respectant les normes sociales, intégrés dans les institutions.
27« Tu vois, continue Alma, nous sommes les enfants de ces institutions qui ont été pensées comme une forme de rébellion passionnée contre un passé élitiste et bourgeois, contre la segmentation de classes. Nous avons grandi dans ce grand rêve collectif, tendu vers un avenir d’émancipation qui valoriserait l’individu et tournerait le dos à la famille. Ce grand projet a rempli notre vie de sens et d’intensité. Nous ne pensions pas tant au plaisir du moment qu’à un futur pour lequel nous étions disposés à sacrifier une partie du présent, en tournant le dos au passé. Quand on était adolescentes et jeunes femmes, dans les années 1960 et 1970, on avait de l’argent, mais les magasins étaient vides, il n’y avait rien à acheter, à part pour la propagande politique. On faisait des fêtes sans rien à boire ni à manger. Mais on était heureux. Nous avons passé des années à mal manger, des rations sous-protéinées, et ces carences sont marquées dans les corps de notre génération : beaucoup de mes amis souffrent de problèmes osseux et articulaires. Mais nous n’avons pas d’amertume. Aujourd’hui, tout a changé et les jeunes ne sont pas toujours conscients de là d’où nous venons. À Cuba, il y a un problème de reconnaissance entre les générations. »
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28Jeannette, une assistante sociale française mariée en 1967 à un agronome cubain, ayant choisi de vivre à Cuba et récemment devenue veuve, ne tarit pas de nostalgie, elle non plus. Elle qui l’a rejointe par amour et par conviction, elle aimait plus que tout la solidarité que promouvait la révolution et son éthique de l’engagement.
« C’est cela que le Che et Fidel ont voulu construire ici, une société solidaire, avec des gens qui se soucient les uns des autres, qui se serrent les coudes, qui partagent le travail pour la révolution mais aussi pour la communauté. Prendre soin des autres, cela procède aussi d’un esprit civique et patriotique, c’était nécessaire à la défense de la révolution, face à tant d’adversité », m’explique-t-elle.
Je l’incite à clarifier sa pensée.
« Qu’est-ce que tu appelles communauté ?
— Tu vois, on n’est plus dans une société de classes, enfin, on ne devrait plus l’être, même si aujourd’hui j’ai l’impression que les classes sociales reviennent. La communauté, c’est d’abord tous les Cubains, qui résistent au blocus des États-Unis et aux autres attaques. C’est aussi les collectifs de travail, les quartiers, les voisinages. On s’auto-organise, pour résister et pour s’entraider. L’État ne peut pas tout faire pour nous, on le voit bien. Mais aujourd’hui, les choses changent, ce n’est plus comme avant. »
29Et Jeannette de déplorer l’individualisme qui touche la nouvelle génération, et ceux qui s’enrichissent.
30Jeannette a été membre de l’Assemblée locale et de la Fédération des femmes cubaines : « Mais elles ne font plus rien. Depuis la mort de Vilma Espín, il ne se passe plus rien, je ne les vois que quand elles viennent récolter ma cotisation. Elles font des choses tout là-haut, on les voit à la télévision, elles veulent changer des lois, mais elles ne sont plus présentes dans les quartiers. » Jeannette a aussi été membre enthousiaste des comités de défense de la révolution1 : « À l’époque, on distribuait des vaccins la veille du jour de la vaccination aux membres des CDR en charge du suivi social et sanitaire. On les mettait dans notre frigo et, le matin, entre 6 et 8 heures, je donnais le petit comprimé contre la polio à tous les enfants du CDR. Ils n’avaient pas intérêt à m’échapper, je les connaissais tous. Ensuite j’allais tranquillement travailler. Et tu te rends compte, en une demi-heure, tous les enfants du pays étaient vaccinés ! »
31Mais maintenant, même les CDR sont moins engagés : « Avant, le 28 septembre, lors de la fête des CDR, il y avait des célébrations partout, dans toutes les rues. On faisait une collecte, on achetait à manger, quelquefois à boire, et on dansait toute la nuit. À la dernière fête, j’ai pris mon chien au bout de sa laisse et je suis allée faire le tour de Centro Habana, pour voir. Il y avait à peine quelques CDR qui célébraient, mais la plupart du temps, il ne se passait rien. » Tara, sa voisine et amie, vient d’entrer dans le bel appartement de Jeannette, en bas de la Rampa et juste au-dessus du Malecón, un quartier qui jouxte la mer et où se développe le tourisme. Elle s’introduit dans notre conversation : « Les indisciplines se multiplient. Près de chez nous, les clients des bars restent toute la nuit à faire du bruit et il y a beaucoup de prostitution. Dans cet immeuble, plusieurs appartements sont dédiés à recevoir des clients pour le sexe. Et que fait le CDR ? Rien. On n’a pas fait la révolution pour ça. »
32Jeannette reprend : « C’est un changement de génération. Les gens qui sont nés après la révolution ne se rendent pas compte, ils ont entendu les histoires de la révolution, mais ils n’ont pas vécu ce qu’était Cuba avant. Avant 1959, Tara n’avait pas pu étudier. La seule école de travail social était à Miramar et on ne voulait pas l’inscrire, parce qu’elle était noire. Après la révolution, elle a obtenu son diplôme, et on l’a envoyée travailler en Orient, près de Santiago. Elle me disait qu’elle n’imaginait pas comment son peuple avait vécu. Des gens dormaient par terre, sur des nattes de fibres de patates douces, ils n’avaient pas de lit, même pas de matelas, rien. »
33Jeannette me raconte comment sa fille Françoise, née en 1971, a grandi dans les années 1980. Elle vante la qualité de son école, le trousseau qui lui était fourni pour sa vie au pensionnat, la qualité des services de santé et les vacances offertes dans des hôtels au bord de la plage. « C’était un système utopique et cela ne pouvait pas durer. On n’avait pas compris que c’était l’URSS qui nous faisant vivre. Maintenant, imagine, il faut payer pour remonter dans la file d’attente du dentiste, sinon tu n’obtiens jamais de rendez-vous. Et les cours particuliers du soir pour les élèves en difficulté, avant c’était du travail volontaire, maintenant tu dois payer, c’est comme cela que les institutrices survivent. Dans l’immeuble, on décidait un jour de travail volontaire, pour nettoyer les parties communes tous ensemble. Maintenant, personne ne veut plus le faire, on paye quelqu’un pour faire le ménage. Les seuls qui restent dans le travail volontaire, ce sont les vieux de notre génération. »
34« Il faut que ça change, je ne peux pas te dire comment, mais les gens n’arrivent pas à vivre, et le plus dur, c’est que ce sont les gens qui ont fait le plus pour la révolution qui aujourd’hui ont de toutes petites retraites, qui n’arrivent pas à en vivre. À la tête du parti, il n’y a pratiquement que des vieux, ils ne tiennent pas compte des ambitions des jeunes, de leur créativité. On nous parle du modèle chinois ou vietnamien, mais notre modèle à nous, on ne sait plus ce que c’est. »
35À aucun moment Jeannette ne critique la décision de sa fille, qui a épousé un Allemand et est partie vivre avec lui en France. La survenue de la période spéciale s’est traduite par de multiples privations dans sa trajectoire de lycéenne : « Au début des années 1990, elle avait faim tout le temps dans son pensionnat à la campagne. Et moi je n’avais pas grand-chose à lui envoyer. » Lorsque je rencontre Françoise, d’abord dans l’appartement de sa mère à La Havane, puis à Paris, elle fait montre d’un engagement révolutionnaire radical, comme intact, propre à ceux qui ne vivent pas les dysfonctionnements de la vie quotidienne dans leur pays, imputant à l’hostilité étatsunienne tous les malheurs cubains.
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36Pendant que je rédige ce chapitre, la radio que j’ai laissée ronronner en sourdine annonce une émission portant sur une pièce de théâtre cubaine, donnée à Avignon en ce mois de festival. Je hausse le son : intitulée Granma. Les Trombones de La Havane, l’œuvre traite précisément des relations entre trois générations2. Je verrai la pièce quelques mois plus tard au théâtre de la Commune à Aubervilliers. Elle met en scène quatre petits-enfants, vivant dans des conditions très différentes, certains avec leurs parents et grands-parents, d’autres seuls. Ils expriment des engagements politiques eux aussi divergents. La réalisatrice commente : « Il existe un fossé générationnel béant à Cuba. Les grands-parents ont donné leur jeunesse pour la révolution, ils ont contribué au projet d’hommes nouveaux, ce sont des hommes nouveaux, leur éducation a été très idéologique, mise au service de la révolution, leurs aspirations ont pu être contrariées, pour épouser des carrières utiles à l’effort révolutionnaire. Les jeunes aussi luttent, mais contre autre chose et par d’autres moyens. Ils sont pour la plupart sans engagement politique, sont moins investis dans des projets collectifs. Ils sont marqués par une fatigue de l’utopie. Ils poursuivent des trajectoires plus individualistes, des projets personnels, et considèrent qu’ils ne doivent rien à personne. La révolution est devenue très institutionnalisée, mais nous voulons aussi montrer qu’elle subsiste comme un esprit, une attitude. »
37Un jeune homme, issu d’une famille de classe sociale plutôt privilégiée et dont le grand-père était politicien, exprime une ferme distance à l’égard des compromis et compromissions auxquels son aïeul s’est résolu pour rester en position de pouvoir. Mais, au travers des autres personnages, la pièce montre un profond respect des petits-enfants envers les trajectoires militaires et économiques des grands-parents, et surtout des grands-mères. Celles issues de familles populaires noires ou métisses, nées avant la révolution, étaient destinées à des emplois domestiques, de couturière ou aux travaux des champs. Le combat des femmes de cette génération et la mobilité sociale que les institutions révolutionnaires leur ont permise suscitent la reconnaissance de leurs petits-enfants. Une des jeunes femmes de la pièce dit : « Ma grand-mère est le centre de notre famille. Je veux revenir sur ses pas. Elle était couturière, un métier de femme hors de la domesticité, c’est une femme digne. »
38Toutefois, de la génération née avant la révolution, des dizaines voire des centaines de milliers de personnes issues de milieux plus aisés et majoritairement blancs ont quitté l’île, jeunes adultes ou enfants avec leurs parents, refusant un bouleversement qui porterait durement atteinte à leur niveau de vie3.
39Les vieux Cubains d’aujourd’hui4 sont ceux qui sont restés, par conviction ou faute de choix, ou pour ne pas laisser à Cuba une mère ou un père décidé à ne pas quitter son pays. Nombreux sont les survivants de cette « génération historique » qui ont vécu de grands combats et épopées révolutionnaires, la Sierra Maestra, la caserne Moncada ou la Playa Girón, et qui gardent précieusement leurs médailles et clichés, source de fierté pour eux et leurs familles. Les anciens d’aujourd’hui ont vu les nouvelles institutions se mettre en place, ont dû s’y soumettre et les ont plus ou moins soutenues. Parce qu’ils en sont originaires ou parce qu’ils les ont côtoyés pendant leur service civique, ces anciens-là ont connu la misère des campagnes, les enfants non scolarisés, petits travailleurs précoces ou mendiants. Ils ont vu le chômage, la faim et les maladies infectieuses frapper les plus pauvres, les habitats misérables des campagnes et la ségrégation urbaine5. Ce passé de misère est construit en grand récit national et rappelé dans les discours politiques et les films historiques.
40Cette mémoire du « temps du capitalisme », favorable ou misérable selon les positions familiales et raciales, instaure une césure générationnelle entre les plus de soixante-dix ans et les générations ultérieures, qui n’en ont reçu que des récits et n’ont jamais eu à prendre les armes, sauf dans les guerres extérieures, comme celle d’Angola.
41Ladite « période spéciale en temps de paix » est un autre puissant marqueur générationnel. C’est le nom qui a été donné par Fidel Castro aux années de crise économique brutale qui ont suivi la chute de l’Union soviétique, pour mobiliser la population dans un effort de survie et de défense de la révolution cubaine. Alors que les jeunes d’aujourd’hui sont nés pendant cette période dont nul ne sait si elle est terminée, elle fait rupture pour les générations précédentes. Fin 2013, je suis avec Semíramis, une journaliste de la radio à la retraite. Nous nous sommes installées sur un banc encore humide de pluie du parc des Martyrs de l’école de Médecine, au croisement des rues Infanta et San Lázaro. Elle me raconte l’épreuve de la période spéciale, tout en me disant : « Je ne suis pas contre-révolutionnaire, mais il y a des choses qu’il faut dire. Je te parle comme si tu étais Cubaine, mais ne dis pas qui te l’a dit. »
42« Le terme de période spéciale est un euphémisme. En fait, c’était une crise terrible du système, qui nous a pris par totale surprise. On n’avait aucune information sur ce qui se passait en URSS, et pourtant j’étais journaliste pour la radio et la télévision, je recevais des dépêches d’agences de presse internationales. Du jour au lendemain, il n’y eut plus rien dans les boutiques, on manquait de nourriture. Les gens de la campagne venaient vendre de petits cochons à engraisser, la livre de haricots coûtait 80 pesos. Mes parents avaient mis de l’argent de côté pour refaire leur maison, mais en fait ils l’ont mangé, au sens littéral. Les gens ont commencé à développer des maladies, surtout le béribéri, ils étaient tout maigres. Mes articulations me faisaient mal, j’avais des problèmes de peau, les hôpitaux étaient pleins, il n’y avait pas de médicaments, c’était terrible. Avant on ne manquait de rien, c’était frugal et on a toujours eu du mal à se vêtir et à se chausser, parce que les boutiques de vêtements de seconde main étaient sales et horribles. Mais pour manger, on ne manquait de rien. On pouvait aller de temps en temps en vacances à l’étranger, les centres de travail proposaient des voyages collectifs et on déduisait le prix sur les salaires. On faisait des voyages pour soutenir le socialisme internationaliste. Je suis allée Allemagne et en Russie. »
43La période spéciale et ses privations multiples ont aiguisé le dilemme entre principes et besoins : « La période spéciale, cela a aussi été une crise de valeurs. Celles de la révolution ne nous donnaient pas à manger, alors chacun s’est centré sur sa survie et a laissé le collectif. » Le basculement de la période spéciale a représenté une sorte de test de loyauté : la mobilisation convoquée par Fidel Castro pour sauver le pays a reçu maints échos, mais a pu rester lettre morte pour des personnes découragées par l’épreuve et décidées, ou résignées, à quitter le pays. Les gens ont quitté Cuba, au prix de nombreux déchirements. Le mari de Semíramis lui a proposé de partir avec lui au Mexique, mais elle a refusé, parce qu’elle ne voulait pas abandonner ses parents. Sa nièce a été obligée de partir parce que son mari avait fait dissidence lors d’un voyage professionnel. Il a fait venir ses deux enfants adolescents au Mexique et la mère n’a pu que suivre. C’étaient des gens très engagés politiquement et sa nièce l’a ressenti comme un échec terrible, me dit Semíramis. Elle ajoute que ses deux neveux se sont mariés il n’y a pas longtemps avec des Mexicaines, plus âgées qu’eux, dont « une vieille moche », pour obtenir des papiers leur permettant de passer aux États-Unis. « Les Mexicaines viennent ici chercher des maris, chez eux les hommes battent leur femme de façon courante, et il paraît que les Mexicains ont un sexe tout petit. Alors elles viennent chercher des maris cubains et elles font des contrats de mariage qui les coincent pour qu’ils ne les abandonnent pas une fois les papiers obtenus. Partir est toujours un arrachement. Ce peuple a été blessé profondément par les décisions d’émigrer, sans possibilité de retour parce qu’émigrer te mettait hors la loi à Cuba. Mais les gens n’en pouvaient plus. Aux États-Unis, ils accordent un permis de résidence et le medicare à tous les Cubains, et même l’aide sociale s’ils en ont besoin. »
44En 1994, à la suite d’une grande manifestation de rue, a eu lieu l’hémorragie des balseros. Des dizaines de milliers de passagers de barques et radeaux de fortune ont fui la terrible crise économique. Beaucoup sont morts dans le naufrage des fragiles embarcations. Les départs clandestins n’ont pas cessé, la légalisation des mobilités en 2013 n’ayant pas résolu toutes les difficultés pour voyager légalement, parce que les visas sont rares et chers. Le soir, au large des plages du Nord, des vedettes tournent toujours avec de puissants phares, pour chercher et récupérer les fuyards.
45Semíramis ajoute cependant : « La crise de la période spéciale est moins grave que celle qui affecte le pays maintenant, c’est la pire de toutes. Pire parce que le système risque de tomber, que Fidel est vieux et en mauvaise santé6, que les États-Unis risquent d’envahir le pays, dès qu’ils sentent que le système vacille, peut-être lors de la mort de Fidel. » La crise est aussi idéologique, me dit-elle, la jeune génération est contre la révolution parce qu’elle n’a pas la mémoire des grands projets et que l’Homme nouveau ne signifie plus rien pour eux. « Tu vois, on peut dire ce que l’on veut, mais quand on écoutait les discours de Fidel, on se sentait fiers, forts et enthousiastes, on avait confiance, il parlait à chacun de nous, il nous expliquait pourquoi les choses étaient difficiles, il nous proposait de nous mobiliser pour en sortir. Aujourd’hui, personne ne parle plus aux gens, ne leur explique où nous en sommes, ni vers où nous allons. Quand tu regardes le journal télévisé, tu crois être dans un autre monde, où tout va bien et où chacun aimerait vivre. Mais ils ne parlent pas de notre réalité. »
46Semíramis déplore une sorte de déliquescence sociale et morale : « Les gens deviennent grossiers, mal éduqués, il y a beaucoup de corruption, tout le monde vole ce qu’il peut. Avant, la grossièreté était del mundo de abajo, du monde d’en bas, mais maintenant c’est tout le monde, les valeurs se perdent, le respect aussi, les enfants sont mal éduqués. De nombreux jeunes sont desvinculados, désaffiliés, ils ont lâché l’école et les études, parce qu’ils n’attendent rien des carrières publiques. Ils traînent, attendent qu’il leur arrive quelque chose de bon, font de petits trafics, rêvent à un départ vers les États-Unis. » Je la trouve un peu dure : j’ai pourtant vu des tas de jeunes travailleurs, engagés et sérieux. La culture du travail a changé, certes, mais peut-on pour autant disqualifier toute la nouvelle génération ?
47« Oui, c’est vrai, admet-elle. Mais regarde, les jeunes qui traînent en bas de chez moi : avant, même pendant le capitalisme, tu pouvais laisser ton vélo ici, en bas, et personne ne te le volait. Maintenant on a des grilles. » Semíramis fait écho à mes étonnements face à la multiplication des grilles devant les portes et les fenêtres des maisons et sur les paliers des immeubles. La veille, alors que je lui apportais une pizza, je me suis trouvée enfermée dans son immeuble, entre deux grilles. Elle justifie : « Depuis la période spéciale, les gens mettent des grilles partout, ils ont peur d’être volés. Dès qu’ils ont une télévision avec un grand écran, ils mettent une grille, qui leur coûte le prix du téléviseur et donne aux autres le signe qu’ils possèdent quelque chose de précieux. Ainsi, ils attirent l’attention de leurs voisins. C’est un cercle vicieux. » Elle conclut, mi-goguenarde : « Moi je n’ai rien de précieux, mais tu ne peux pas entrer dans les couloirs, il y a des grilles partout. » Et moi : « Ce que tu as de plus précieux, finalement, c’est ta grille. » Elle rit.
48En février 2019, comme habitée par une prémonition des terribles soubresauts de 2021, mais ignorante encore de la pandémie de Covid-19, Semíramis se dira plus inquiète encore de l’aggravation de la crise économique et politique, dans un contexte de dégradation des relations entre Cuba et le Brésil, d’effondrement du Venezuela et de basculement de la politique étatsunienne. « Tu sais, j’ai vraiment peur, on a de moins en moins d’alliés, l’économie va mal, on produit beaucoup moins de sucre, l’agriculture est un désastre, les salaires et les pensions sont très bas. Il y a des pénuries tout le temps, les gens en ont marre de se priver. Il faut sortir de La Havane pour comprendre ce qui se passe, voir comment les gens trouvent à manger, à s’habiller, quand ils ne reçoivent pas d’argent de l’étranger. Partout il y a des gens qui partent, qui quittent le pays, des jeunes et des vieux, des familles entières. Chacun lutte pour soi, mais si on n’arrive pas à lutter tous ensemble, on ne survivra pas à cette crise. » Et en septembre de la même année, une terrible crise énergétique obligera à des restrictions draconiennes des transports et services publics et fera planer de façon effrayante le spectre d’une nouvelle période spéciale, en pire. Elle sera qualifiée de « conjoncture ». Entre-temps, l’hémorragie migratoire s’intensifie7.
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49Nulle part autant que dans les sucreries fermées à la fin des années 1990 et au début des années 20008 la rupture générationnelle se donne à voir et marque les paysages et les trajectoires de vie. Avec mes collègues et amies Alma et Marta, nous entreprenons plusieurs tournées d’enquêtes dans diverses centrales azucareros des provinces de Matanzas et Artemisa. Une entrée monumentale métallique ou de béton marque souvent l’entrée, dont la peinture écaillée annonce le nom de l’usine. C’est celui d’un héros révolutionnaire ou d’un pays allié, qui a remplacé celui des anciens propriétaires. Témoignant de la planification fonctionnelle et paysagiste des lieux, le grand portail ouvre sur une allée bordée d’arbres, sillonnée de rails utilisés par les trains de wagons qui apportaient la canne des champs vers leur lieu de transformation, l’ingenio, cœur industriel de la sucrerie. L’usine est entourée de bâtiments administratifs et techniques, de magasins et baraques de boutiquiers, des écoles et parfois d’une crèche, d’une bibliothèque et d’un centre de santé : c’est le batey9.
50Selon les dates de fermeture, l’usine peut être encore partiellement debout, fantôme blessé tendant ses poutrelles métalliques vers le ciel. De hautes cheminées la surmontent, les fameuses torres, sur lesquelles le nom du central a été peint en grosses lettres qui signalent de loin l’identité du bourg. Souvent, l’usine a été démantelée, déplacée dans un des pays alliés de Cuba ou vendue pour pièces. Seule la cheminée trône encore au milieu d’une étendue vide, parsemée de pièces mécaniques rouillées. Un conservatoire nostalgique d’équipements industriels a pu être aménagé : une locomotive, des wagons à claire-voie, une broyeuse, exposés comme une richesse patrimoniale.
51Comme de nombreux espaces dédiés au travail ou à des équipements collectifs, les lieux sont balisés par des panneaux et fresques qui arborent des portraits du Che, des poèmes qui incitent à la discipline comportementale et productive10, des odes à la révolution, des hymnes à la production sucrière11, des citations du Che et des slogans énergiques : « No puede haber socialismo sin crencia » (Il ne peut pas y avoir de socialisme sans y croire) « ¡Sí se puede ! » (Si, c’est possible !).
52Dans les sucreries les plus anciennes, la casona, ou maison de maître, celle du propriétaire du central, ressemble à celles de Louisiane, avec patio et portal soutenu par des colonnades. Elle est le plus souvent abandonnée et en ruines, parfois occupée par des migrants de l’est. Les logements des anciens esclaves, les baracones, quadrilatères clos de maisonnettes mitoyennes dont le centre est occupé par de petits jardins et l’ancienne infirmerie, sont encore souvent habités par des ouvriers. Symbole de l’identité de ces lieux si particuliers, la cloche, qui sonnait la reprise du travail au temps de l’esclavage, trône au centre du batey. Une petite église de bois ou de maçonnerie peinte de vives couleurs, où les esclaves ne pouvaient assister à la messe mais seulement se faire baptiser, rappelle que la colonisation de plantation fut inscrite dans le giron de l’expansion du catholicisme.
53Certains bateyes sont parvenus à retrouver un élan économique grâce à la proximité des pôles touristiques ou du port de Mariel, où leurs habitants trouvent à s’employer, et les agriculteurs à écouler des productions de fruits et de légumes. Cela ne suffit pas pour retenir les jeunes, qui migrent en masse vers les villes ou l’extérieur du pays. La lutte pour la survie est trop rude, et l’amertume parfois grande : « Nous avions une coopérative d’élevage, elle procurait de l’emploi et elle faisait tourner l’économie du village. Mais ils l’ont déplacée dans le bourg d’à côté. L’agriculture ? Tu n’as qu’à voir par toi-même », me disent des habitants d’un central du nord-est de l’île. Dans les champs cultivés les matériels semblent sortis de gravures de la première guerre mondiale : charrettes à bœufs, herses de bois, cavaliers montés et quelques tracteurs pétaradants. Les paysages somptueux de cette côte sont envahis de marabú12, qui les rend incultivables. Les jardins ont des fleurs mais pas de potager, de rares vaches paissent dans les prés. C’est comme une impuissance généralisée. « L’État ne nous fournit ni équipements nouveaux ni engrais. À Cuba, on importe presque tout ce que l’on mange. »
54Le manque de transport empoisonne la vie des habitants des bateyes. Les anciens va-et-vient de camions se sont arrêtés, aucun bus public ne les a remplacés. Pour les trajets courts, tout véhicule peut faire l’affaire : remorque de tracteur, tonnes à eau ou un antique char à bœufs. Dans le meilleur des cas, quelques almendrones brinquebalants, des charrettes à cheval ou des minibus privés jugent la liaison assez rentable pour offrir quelques rotations par jour, s’ils parviennent à s’approvisionner en essence. Marcher et attendre occupent plusieurs heures de chaque journée. « On peut bien faire du stop, mais il faut aller sur la grand-route, quelques kilomètres quand même ! La dernière charrette à cheval part d’ici vers dix-sept heures. S’ils veulent sortir le soir, les jeunes doivent marcher plusieurs kilomètres », regrette notre hôtesse. Le stop, appelé botella, est l’une des « inventions » presque officielles pour compenser la dégradation des services publics de transport, minés par les pénuries de carburant, de pièces de rechange et les détournements d’usage. Encore faut-il marcher jusqu’à la grand-route et affronter l’incertitude d’une nouvelle attente, abrité du soleil par de grands arbres ou un pont.
55À côté des bodegas, qui distribuent les rations, un unique petit supermarché offre encore des produits importés, épars et clairsemés sur les rayonnages. Quand il existe encore, le bar ferme tôt, et l’ancien club social est souvent désaffecté. La sociabilité se déploie dans les rues, dans les jardins et autour des maisons, sous des tonnelles et sous des porches où se balancent des fauteuils à bascule. « Dans quelques années, nombreux de ces bateyes n’existeront plus, affirme Alma. Les jeunes partent, les vieux restent et meurent. Les services ferment, et comme il n’y a pratiquement plus de transport, il est difficile pour les derniers habitants de vivre. Ils s’accrochent, où pourraient-ils aller ? Ce sont à la fois des résistants et des laissés-pour-compte », se désole-t-elle. « Pa’ca, no hay más nada » (« Par ici, il n’y a plus rien »), me dit le cousin d’Alma, qui a décidé de ne pas reprendre le travail à la suite de la formation de reconversion offerte aux travailleurs licenciés. Comme deux autres de ses cousines, il prépare son départ pour les États-Unis avec sa compagne.
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56En cet après-midi de février 2016, je suis allée au débat organisé par la revue Temas, le dernier jeudi du mois, où se pressent intellectuels et activistes. On entre dans la salle par le café Fresa y chocolate, au croisement des rues 12 et 23, juste en face de l’immeuble de l’Institut du cinéma cubain où est logée la revue. Aujourd’hui le débat s’intitulait « Voyage au fond du municipio » et plaidait en faveur d’un renforcement des sentiments et pratiques de citoyenneté au plan local. La critique à l’égard de la centralisation et de la bureaucratisation se veut plus pragmatique qu’idéologique. Une universitaire avance : « Nous avons vécu au-dessus de nos moyens pendant de nombreuses années, avec les ressources que nous donnait l’URSS. Nous avons mis le développement social au-dessus du développement économique. Ce n’était pas viable. En outre, notre système est trop centralisé et bureaucratisé, il bloque la participation des gens et leur sentiment de citoyenneté, qui ne peuvent pas se décréter d’en haut. Les institutions municipales ont très peu de moyens d’action et les habitants ne sont pas sollicités en tant que citoyens d’un territoire. Nous sommes nés avec un futur prédestiné, mais la nouvelle génération ne connaît pas l’histoire de la révolution et abandonne sa culture. Il faut leur proposer autre chose. Aujourd’hui la mobilité sociale s’effectue plus par le marché que par les institutions, il est important de revigorer une éthique de l’engagement. Les jeunes sont l’avenir de la révolution, ils ont été oubliés, c’est à eux que nous devons nous adresser. »
57« Les expérimentations lancées dans les deux nouvelles provinces de Artemisa et Mayabeque devraient être généralisées13, il faut d’urgence leur conférer plus de pouvoirs administratifs, politiques et budgétaires », affirme Ana Guzón, qui dirige alors le Centre de développement municipal et communautaire. « Il y a quelques années, le développement local était un mot proscrit, on pensait que c’était une idée qui venait du capitalisme. Maintenant, de plus en plus de gens le voient comme une façon de sauver le socialisme, de reconstruire la révolution à partir du bas. »
58C’est aussi le combat dans lequel est engagé le Centre Martin Luther King qui depuis plus de trente ans travaille « pour et à partir des communautés », dans une perspective solidaire, « socio-théologique » et œcuménique. « L’héritage de la révolution a été absorbé par le renforcement de la verticalité du pouvoir, me dit son coordonnateur. Nous contribuons à construire une culture politique locale, pour repenser le socialisme comme un projet émancipateur. Nous fonctionnons avec les outils de la pédagogie de Paolo Freire, l’éducation populaire, en accompagnant les initiatives communautaires et coopératives. Nous sommes très attentifs à l’agroécologie, aux questions de souveraineté alimentaire et de genre. Nous faisons circuler des connaissances et nous nous formons dans d’autres pays d’Amérique latine. » Oxfam appartient à la même nébuleuse que ce centre, réseau d’organisations et d’individus qui participent des mouvements de l’économie sociale et solidaire.
59J’ai rencontré de nombreux jeunes ardemment engagés dans un renouveau de la révolution, qui serait en quelque sorte rendue au peuple, débureaucratisée, décentralisée, qui s’enracinerait dans des initiatives locales et collectives. Ils forment un vaste réseau soutenu par des ONG internationales, qui affirme la possibilité d’un socialisme humain, vivant, en mouvement, qui valorise les initiatives collectives au lieu de les étouffer. « Il faut libérer la révolution, la décentraliser, ouvrir le débat public. C’est la seule façon de sauver la révolution cubaine », avance Yanelis, membre avec son compagnon de l’Institut de philosophie et d’un réseau latino-américain impliqué dans la rénovation du socialisme. Ils mettent leurs travaux de recherche au service de la revitalisation des quartiers. « C’est la meilleure voie possible pour lui redonner une viabilité économique et pour permettre aux jeunes de penser un avenir en dehors de l’émigration. » Comme elle, des centaines de jeunes et moins jeunes, intellectuels pour la plupart, s’engagent dans une action sociale et politique désintéressée, constructive, innovante et solidaire, appelée à renouveler le socialisme, à sauver son modèle social et son éthique de justice. Je les vois comme des combattants, des résistants, qui ne veulent pas être emportés par le flot du désespoir, de l’indifférence, des compromissions économiques et des bidouilles individuelles. Ils veulent consolider un système cohérent, dynamique, crédible, qui constitue une perspective d’avenir autre que le terrible choix entre socialisme bureaucratique déshumanisé et capitalisme débridé déshumanisant.
60Pourtant, nombre de ces jeunes brillants et mobilisés ne résisteront pas aux sirènes de l’expatriation et du désir d’une carrière ailleurs qu’à Cuba. C’est ce qu’a choisi Nayelis, elle aussi fermement engagée dans l’avènement d’un meilleur socialisme. À la faveur de la « loi des petits-enfants14 », elle a obtenu un passeport espagnol et s’est installée en Espagne. D’autres se sentiront tellement englués dans les difficultés quotidiennes et la loyauté à l’égard de leurs parents, que l’avenir leur semblera inextricable. C’est ce que m’explique Eduardo, mon ami médecin cinquantenaire, avec tristesse. Il a refusé de quitter le pays au cours des décennies révolutionnaires, pour rester avec ses parents vieillissants. « Pourtant, mon père m’y a poussé. Mais Belisa, ma femme, ne voulait pas laisser ses parents. » Amer, il constate les difficultés de son fils pour construire sa carrière et sa vie : « Eduardito ne veut pas avoir d’enfant, il dit que cela coûte trop cher. Il pense qu’il n’aura jamais les moyens pour déménager de chez nous, pour s’installer avec sa compagne. Je crois qu’il aimerait bien quitter le pays, mais qu’il hésite à cause de nous. L’histoire se répète. » Et, pessimiste : « Pour certains, tout change trop vite, ceux qui ont la nostalgie du passé. Pour d’autres, tout change beaucoup trop lentement. Ce qui est sûr, c’est que c’est un échec générationnel. »
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61En cette fin de 2018, dans la famille Gutiérrez, de tradition paysanne, commerçante et entrepreneuriale, la génération des trentenaires qui travaillait directement pour l’État est en train de quitter l’emploi public pour se mettre à son compte. Le cousin Olimpio était contrôleur dans un entrepôt municipal approvisionnant les bodegas des quartiers avec les produits qui constituent le panier de base, c’est-à-dire les rations distribuées par le carnet d’approvisionnement, la libreta. Olimpio enregistrait ce qui arrivait, construisait des tableaux d’entrées et de sorties des marchandises. Son salaire était trop faible et ses perspectives de vie mornes et monotones, me dit-il avec force. Après une période de transition, pendant laquelle il avait demandé une disponibilité temporaire, il a décidé de venir s’installer à La Havane avec sa famille, de s’inscrire comme autoentrepreneur et de travailler pour Alian. « En deux heures, je gagne autant que mon salaire mensuel quand je travaillais pour l’État. »
62Axel, le jeune oncle d’Alian, vient de démissionner de son emploi de responsable d’une coopérative d’élevage. Sur fond de détournements de matériaux, d’animaux et d’intrants, incapable de se porter garant du respect du cahier des charges contractuel, il a été désavoué : « Trop de porcelets disparaissaient, et aussi les granulés pour les alimenter, les travailleurs les emportaient pour les élever chez eux ou les vendre. Quand ils s’en sont rendu compte, tout le monde m’a lâché. » Le « ils » désigne ses supérieurs hiérarchiques. Il est plein d’amertume : « Pendant presque trente ans, j’ai travaillé pour cette coopérative, j’ai remonté la production, j’ai introduit l’élevage des lapins, qui aujourd’hui se vendent très bien. J’ai beaucoup donné pour la révolution et je veux bien donner encore. Mais ce qui se passe n’est pas acceptable, alors je suis parti. Aujourd’hui, tu sais, les gens veulent de l’argent, pour s’acheter des choses, alors la morale du travail, l’engagement de bien faire ton travail, c’est de moins en moins important. C’est pour cela que le socialisme ne marche plus, si tu n’as plus de morale, tu ne peux pas faire fonctionner des entreprises socialistes. » Suite à sa démission, Axel a emprunté de l’argent à son père, agriculteur, pour acheter une charrette à cheval et se faire cocher. Il raconte par le menu les pratiques, les tarifs, l’état de la concurrence. Il est content de sa nouvelle activité et gagne bien sa vie, mais se plaint des cahots de la conduite sur des routes et chemins en mauvais état, qui lui ont causé d’importantes douleurs dorsales.
63De leur côté, après l’échéance de leur période de disponibilité, Alian et Melina ont désormais définitivement abandonné leurs emplois de travailleurs sociaux, tout comme leur ami Yusisley. Par leur défection, ces jeunes hommes et femmes expriment une critique envers le niveau de rémunérations des emplois publics et, plus largement, une critique envers l’organisation centralisée et bureaucratique de l’économie, qui entrave les entreprises privées. Ils ont perdu leurs illusions sur les idéologies révolutionnaires et ne croient plus aux « stimulations » et aux gratifications symboliques que proposait la révolution : des félicitations et des certificats de reconnaissance octroyés en grande pompe aux travailleurs qui s’étaient surpassés et se retrouvaient inscrits sur un tableau affiché au vu de tous.
64Alian se justifie : « Si mon travail d’assistant social me payait autant que ce que je fais, j’aimerais mieux être travailleur social, mais on ne peut pas en vivre. Regarde, ce soir on a dépensé 10 CUC pour le dîner. 10 CUC, c’est pratiquement le salaire mensuel d’un travailleur de l’État, ou une pension, avec ça tu peux à peine manger. On en gagnait à peine plus, avec Melina, quand on travaillait comme assistants sociaux. Nous, les cuentapropistas, on travaille du matin au soir, mais dans les entreprises d’État, les gens travaillent très peu. Quand tu prends un emploi étatique, tu ne demandes pas quel salaire tu vas recevoir, parce que de toute façon ce sera très bas, mais tu penses à ce que tu peux resolver, c’est-à-dire voler, détourner, utiliser, peut-être même revendre. Tu demandes : “¿Cuál es la búsqueda ?” Qu’est-ce qu’on peut récupérer ? Maintenant, avec les cuentapropistas, il y a une économie. Regarde cette boutique de pizza, elle est pleine de gens, eux, ils gagnent leur argent en travaillant à leur compte, pas pour l’État. Une bonne partie des bicitaxistes et des chauffeurs des petits bus jaunes coopératifs que tu vois, où il faut payer 5 pesos, sont des gens qui ont des diplômes, mais qui ont choisi un autre métier pour pouvoir gagner correctement leur vie. Mais ne crois pas que ce que tu vois se passe dans tout le pays. À La Havane, c’est comme toutes les capitales, tu trouves beaucoup plus de choses. »
65« Et l’Homme nouveau ? » Alian me dit : « La révolution, elle m’a bien servi. Moi, je viens d’un endroit où il n’y a que des animaux et des cultures, je n’avais jamais vu un ordinateur. C’est en étudiant, en pouvant voyager, en étant allé au Venezuela, que je suis arrivé là où je suis. L’Homme nouveau, c’est toujours vrai, mais moi je n’ai pas vécu ce que Papy a connu, chaque génération a son point de vue. Pendant les années 2000, tout a changé. Le monde d’aujourd’hui n’a rien à voir avec la période où je suis sorti de l’école, en 2001. On ne pouvait rien faire, nous, on n’avait pas le droit d’aller dans un hôtel, pas le droit d’aller dans un paladar, on n’aurait pas pu parler avec toi comme ça, on aurait pensé qu’on était des jineiteros15, qu’on cherchait à profiter de toi, par intérêt. Les gens des comités de défense de la révolution, ou les factores, les notables qui surveillent le quartier, nous auraient mis la pression tout de suite et nous auraient même arrêtés. Aujourd’hui, on peut tout faire, mais seulement il faut avoir de l’argent. Tu peux aller où tu veux, acheter ce que tu veux, tu peux avoir des ordinateurs, des télévisions, des frigos, mais il faut avoir de l’argent. Les jeunes Cubains regardent des films et rêvent d’aller aux États-Unis. Ils voient que là-bas les gens ont une maison et une voiture. Ce qu’ils ne voient pas, c’est qu’ils travaillent dur, ils ne rentrent chez eux que le soir, ils n’ont pas le temps de se rendre visite. »
66Il continue, sérieux et véhément : « Je crois dans le travail. J’ai commencé avec rien et je suis en train de réussir. Mais à Cuba, il existe toujours des frontières entre ce que tu peux faire et ne pas faire. Les gens tentent de repousser les limites, de les tester, mais les directives tombent d’en haut un beau jour, et tu te retrouves coincé. On entend de grands discours sur les projets pour sortir de la crise, que tout va aller mieux, mais la réalité est bien différente. “Eux” ne savent pas ce qu’on vit, et nous, on n’arrive plus à croire à ce qu’ils promettent. Ça change, mais il nous reste du chemin à faire : on pourra avancer quand l’économie et la politique seront séparées. »
67Beaucoup plus que ses propres ressources économiques, le verrou entre lui et le large monde de la libre entreprise, de la liberté d’être et de donner libre cours à ses talents, c’est la politique du régime, ses restrictions artificielles et son acharnement contre les petits entrepreneurs. « L’État a toujours gagné, cela peut continuer pour toujours. » « Le nouvel Homme nouveau, c’est celui qui consomme. Aujourd’hui, ce n’est pas ta place dans la production qui détermine ta position sociale, c’est l’argent que tu as, réfléchit Alian. Et pourtant, nous ne voulons que des choses normales : améliorer notre situation et notre sécurité économiques, posséder une maison correcte et pouvoir voyager et faire des projets, en pensant à l’avenir de nos enfants. »
68Les trois principaux problèmes, selon lui, c’est la nourriture, le logement et le transport. « La nourriture est une obsession généralisée des Cubains. Non pas que les gens souffrent de la faim, mais la culture de pénurie s’est incorporée en une sorte d’insécurité et par des comportements de prédation et de rapine. Les Cubains pensent à manger du matin au soir. Le logement, tu sais bien, pour l’instant les gens ont l’impression qu’ils peuvent gagner en vendant leur maison, mais beaucoup ne vont pas améliorer leurs conditions de vie, au contraire. Depuis 2015, les prix augmentent incroyablement dans les beaux quartiers et les espaces touristiques, alors qu’en province, des centaines de maisons sont vides et ne valent plus rien. Le logement des gens va dépendre de plus en plus de l’argent qu’ils ont. Combien vont se retrouver à la rue, comme on le voit chez vous ? »
69Au sujet des transports, Alian est encore plus volubile et en colère. Chaque déplacement prend un temps infini, en ville comme au-dehors. Les bus publics sont irréguliers, arrivent bondés après de longs temps d’attente. Fréquemment, des employés arrivent en retard : « Tu sais bien, aujourd’hui le P 10 était en retard. » Ou encore : « Je n’ai pas pu monter dedans, la file était trop longue, j’ai dû attendre le suivant », ou même : « Le bus était plein, le chauffeur ne s’est même pas arrêté. » Les taxis collectifs fonctionnent bien, mais l’État est en train de leur mettre des bâtons dans les roues, pour imposer ses propres ruteros, des bus jaunes prétendument organisés en coopérative. Alian les utilise, mais surtout les bicitaxis, pour les trajets de proximité qu’il n’a pas le temps de faire à pied et qui provoquent une désagréable sudation. Chaque matin, il emmène Amadeo à la crèche en bici, puis se rend à la boutique près de la place Coppelia. Ses dépenses en transport sont impressionnantes. « L’enjeu des temps actuels, c’est la mobilité et la vitesse, et l’équivalence entre vitesse et argent. Ce qui est bon marché est lent, à Cuba. Ce qui est rapide est souvent trop cher pour la plupart des gens. J’aurais besoin d’une moto ou d’une voiture, dans ton pays ce serait normal, mais tu sais combien cela coûte ici, avec toutes les taxes ? »
70« Comment être efficace dans ton travail quand tu dois faire la queue pour la moindre démarche ou course, et quand tu ne sais jamais si tu vas trouver ce que tu cherches ?, peste-t-il encore. J’ai trente-deux ans, trente-deux ans de files d’attente. Cuba, es una cola perpetua [Cuba est une perpétuelle file d’attente], tu dois faire la queue pour acheter la moindre chose, payer ton téléphone, faire une quelconque démarche, faire la queue à la banque, pour le bus, pour l’hôpital. Les gens font la queue et, pendant ce temps, ils ne font pas autre chose, et surtout ils ne protestent pas. La routine de l’attente dissout nos colères, les use. C’est la bureaucratie qui paralyse le pays. Comme si le temps était moins précieux et plus abondant que l’argent. C’est vrai pour les travailleurs de l’État, qui ne sont pas sanctionnés s’ils s’absentent ou arrivent en retard. Mais nous, les entrepreneurs privés, quand on s’absente pour aller faire la queue quelque part, la boutique ne tourne plus. »
71« Jusqu’à quand devrons-nous attendre ? » bouillonne Alian. Peut-être veut-il aussi dire : jusqu’à quand devrons-nous espérer ?16 « Regarde, comme on est en retard. On souffre toujours de coupures d’électricité, est-ce que tu y crois ? On en a moins qu’avant, mais elles continuent à interrompre le travail des ordinateurs, les conditionneurs d’air, tout notre équipement de travail. […] On n’a même pas Internet, tu connais d’autres pays qui n’ont pas Internet ? » Il veut savoir si tout le monde a Internet en Europe, alors que pour eux, c’est encore un rêve qui ne deviendra accessible qu’en 2019.
72Olimpio renchérit : « Les gens plus âgés, qui se sont battus pour la révolution, ont réalisé de grandes choses. Mais nous, les jeunes d’aujourd’hui, nous n’allons nulle part. Nous voulons aller danser, mais nous avons besoin de vêtements corrects pour entrer dans les clubs. Pour acheter des vêtements élégants et une paire de chaussures avec lesquels on peut sortir, il faut au moins cinquante dollars. Les gens plus âgés vivaient dans un autre monde, dans lequel on pouvait acheter une très belle paire de chaussures pour quelques pesos cubains. Et c’est ainsi que notre économie fonctionnait. Mais aujourd’hui, sans dollars, on ne peut rien obtenir. Je n’ai visité aucun pays étranger. Nous sommes maintenus dans le tiers-monde par les politiques du régime, ou plutôt, on nous a promis le premier monde, mais la chute de l’URSS a mis au jour notre totale dépendance et nous a fait plonger dans le tiers-monde. Les promesses de la révolution n’ont pas été tenues. On nous a imposé des privations au nom de quelque chose qui s’est révélé un échec, ou peut-être même une tromperie. La génération de nos parents, ils ont perdu leur passé, mais nous, on a perdu notre futur. »
73Papy, jusqu’alors silencieux, prend alors la parole, avec sa voix forte et son accent de l’Orient : « Ce système procure la santé et l’éducation, gratis. Pendant le cyclone, en quelques jours, l’armée s’est répandue pour aider les gens à se remettre sur pied, à reconstruire, avec des milliers de volontaires. À Cuba il n’y a eu aucun mort, vous savez combien de personnes sont mortes en Haïti, et même dans les Antilles françaises, pendant le même cyclone ? C’est cela aussi notre système, l’organisation de la sécurité civile et la solidarité. »
74Papy sort le livre Cent heures avec Fidel, écrit par Ignacio Ramonet en 2006, dont il demande à Olimpio de lire quelques passages, marqués au coin des pages. Respectueux de son oncle, le neveu s’exécute, alors que Melina, énervée par ce qu’elle considère comme un ressassement sans issue, soupire en levant les yeux au ciel, puis s’affaire ostensiblement à la cuisine. Sans y prêter attention, Papy reprend, ému par le souvenir de la grande aventure révolutionnaire : « La révolution, c’est un processus continu de lutte et de progrès social, auquel tout le monde participe. Beaucoup de jeunes ne reconnaissent pas notre sacrifice pour arriver là où nous en sommes. Les vieux se contentent de peu, mais pas les jeunes. Ils ont tout, l’éducation, la santé, la culture, et ils ne savent pas comment tout cela est arrivé. Ils ne savent pas pourquoi ils ont ce qu’ils ont et cela ne les intéresse pas. Nous avons travaillé dur et donné toute notre vie pour ce pays. Et aujourd’hui nous voyons que quiconque a de l’argent peut venir ici et aller partout pour s’acheter des cocktails dans des bars élégants. Alors que nous, les révolutionnaires, nous ne pouvons même pas nous acheter une bière. La réalité, c’est que maintenant, notre pays poursuit une autre voie. »
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75Les années sur lesquelles s’étend mon travail de terrain sont celles d’une libéralisation remarquable de la téléphonie et des connexions à Internet. À l’automne de 2013, lors de ma troisième mission, je décide de me munir d’un téléphone portable. Peu de Cubains en ont encore, mais il me sera plus facile ainsi de prendre et confirmer des rendez-vous. Les tarifs exigés des étrangers pour posséder une ligne de téléphone portable sont prohibitifs : 30 dollars pour la carte SIM et le numéro et un prix forfaitaire de trois dollars par jour pour les appels. Mon séjour doit durer deux mois, le total relève de l’extorsion. Je me rends à la compagnie nationale de télécommunications Etecsa, dans la vieille ville, pour voir comment je peux m’en sortir. La queue qui se masse devant la porte s’écarte quand j’arrive : « Tu es étrangère, c’est une autre file d’attente, dis-le au vigile, il va te laisser entrer. » Arrivée devant le comptoir, l’employée confirme mes informations : à moins de deux cents dollars, pas de solution. Je prends l’air offusqué, catastrophée, et lui demande : « Mais Madame, c’est bien trop cher, vous vous rendez compte ? Vous n’auriez pas une autre solution à me proposer ? » Se penchant par-dessus le comptoir, pour se rapprocher de moi, et baissant la voix, elle me dit alors : « Ma mère n’a pas de ligne, si vous voulez, je peux vous en vendre une à son nom, et à l’issue de votre séjour elle la récupérera. Ce sera vingt-cinq dollars. » En quelques minutes, affaire conclue, je me retrouve avec un contrat en bonne et due forme, au nom d’une dame cubaine que je ne verrai jamais.
76Alian, à qui je raconte l’histoire, rigole : « Tu vois, chez nous, tout a une solution. Mais la dame a déjà bien profité de toi, elle t’a vendu la ligne au double du prix, donc tu ne lui dois rien. Tu pourrais la laisser à Melina quand tu partiras. Elle te la garderait active en te mettant des unités dessus et, quand tu reviendras, elle te laissera la puce et tu l’utiliseras ? » Pendant quelques années, nous procédons ainsi. Finalement, le prix des lignes s’uniformise et il n’est plus nécessaire de passer par cet expédient. Je laisse définitivement la ligne à Melina. Alian souligne aussi l’ouverture qui s’est opérée en quelques années en termes de télécommunication : « Jusqu’à récemment, pour ouvrir une ligne de téléphone cellulaire, nous, les Cubains, devions passer par votre intermédiaire. Maintenant, regarde, toi tu passes par un Cubain pour avoir une ligne téléphonique, parce que sinon cela te coûte trop cher. » Cette ouverture, qui ira crescendo, aura des implications considérables.
77Pendant quelques années, je fais profiter Alian et Melina de la doble carga, un système qui permet, à partir de l’Espagne et par Internet, de recharger un téléphone cubain du double de la somme débitée. Par ce biais, le tarif prohibitif des consommations téléphoniques mobiles à Cuba se rapproche des tarifs internationaux. Il est surtout subventionné par des parents et proches hors de Cuba, ceux-là mêmes qui s’engagent dans des conversations avec des Cubains de l’île, une façon déguisée d’envoyer de l’argent à Cuba17. Lorsque je crédite vingt-cinq dollars à distance, le compte d’Alian est rechargé de l’équivalent de cinquante. Compte tenu de son besoin croissant de coordination avec ses employés, c’est pour lui une aubaine.
78En 2018, c’est lui qui me propose : « La doble carga est arrivée à Cuba, donne-moi 25 CUC et je t’achète pour 50 CUC d’unités. » Je m’étonne : comment les ventes à taux plein et celles à mi-tarif, peuvent-elles cohabiter à Cuba ? Est-ce que la compagnie Etecsa se tirerait ainsi une balle dans le pied ? « Mais non, c’est juste qu’avec l’arrivée d’Internet, il y a beaucoup de gens qui le font depuis Miami. » Autrement dit, des courtiers encaissent les vingt-cinq dollars à Cuba, envoient l’ordre de recharge à Miami, prélèvent au passage une petite commission et soldent leurs comptes avec leur correspondant cubano-étatsunien à intervalles ou par des transactions croisées. Ce sont des autoentrepreneurs, « mais bien entendu ils n’ont pas la licence pour cela ». Leur licence s’appelle « revente de cartes téléphoniques ». C’est illégal, mais ils ne se font pas attraper, parce que tout le monde en profite. De fait, ils ont pignon sur rue, je m’en rends compte plus tard : des panneaux posés sur le trottoir indiquent bien « Doble carga ».
79Au fur et à mesure, Internet se libéralise à son tour. Les premières années de mes séjours, je m’astreignais, de temps en temps, à aller dans un des grands hôtels internationaux de la capitale, pour consulter mon courrier électronique. Il m’en coûtait sept dollars par heure, ce qui me semblait raisonnable, mais représentait la moitié du salaire mensuel d’un instituteur cubain. Les connexions à la maison étaient réservées aux cadres des ministères, médecins, enseignants-chercheurs, dotés d’adresses institutionnelles et dont les centres de travail étaient équipés. Un petit monde privilégié, mais dont l’accès à Internet était restreint et fastidieux, limité pour l’essentiel à un système de courrier électronique.
80À partir de 2015, les spots wifi se sont multipliés dans des espaces publics. La connexion y est soumise à l’achat d’une carte. Elles sont vendues dans les agences Etecsa, mais les files d’attente y sont si longues que la licence d’autoentrepreneur « Revendeur de télécommunication » rencontre un succès grandissant. Certains le font à partir d’un local au rez-de-chaussée, qui arbore visiblement l’affichette officielle. D’autres arpentent les abords des spots wifi, profitant de la détresse des consommateurs pour leur écouler des cartes au double du prix auquel ils les ont achetées.
81Les cartes sont emballées dans de la cellophane et portent deux longs numéros. Le premier est celui de la carte, le second un code. Je vais m’installer sur un banc du Parque Trillo, proche de l’agence. Heureusement qu’il ne pleut pas : tous les lieux de connexion sont publics encore cette année-là. La première épreuve est de gratter avec l’ongle l’enduit gris argenté qui masque le code. Un avertissement imprimé prévient : « Gratter précautionneusement, ne pas utiliser de pièce de monnaie. Si le numéro est abîmé, aucun remboursement n’aura lieu. » De fait, la chose n’est pas aisée, mais après deux ou trois ratés, je prends de l’expérience. Ensuite, ouvrir sur mon téléphone la page de connexion au réseau Etecsa et inscrire les deux longs numéros dans les fenêtres qui apparaissent. Il faut s’y prendre à plusieurs fois, parce que le réseau est faible et partagé par les multiples utilisateurs qui affluent dans les parcs. Du calme, pas d’énervement, c’est un tel luxe que mes exigences s’adaptent. Mais une heure, cela passe vite. Je déballe rapidement une seconde carte, déchirant la cellophane avec mes dents et recommençant l’opération. J’ai de la chance, la connexion ne s’interrompt pas cette fois-ci.
82Un effet dérivé de l’instauration d’Internet dans ces espaces publics est l’inhabituelle fréquentation des parcs qu’elle engendre. À La Havane, la plupart des multiples espaces verts qui marquent des intersections sont désormais occupés par des hommes et femmes de tous âges, le nez penché sur leur téléphone portable, envoyé de l’étranger ou acheté par revente, de la main à la main, intensément concentrés pour profiter de ces moments cher payés. Dans les villes de province, souvent, il s’agit du parc central. C’est la place vers laquelle convergent les réseaux de transport, des vendeurs de confiserie et de petits sachets de pop-corn, poussant parfois un caddie de supermarché ou une charrette bricolée dans laquelle ils ont entassé leur marchandise. S’y regroupent aussi des élèves des écoles qui y traînent un peu avant de rentrer chez eux, des intermédiaires et courtiers en quête d’affaire, des vieux qui vendent les journaux, des personnes âgées en recherche de fraîcheur, des enfants avec leurs parents et des jeunes le soir, de même que des joueurs de dominos, à califourchon sur un banc de pierre. À Matanzas, le petit square près de la Cathédrale est un point de connexion et une affluence étonnante l’encombre désormais. Facebook et autres réseaux sociaux pénètrent massivement l’espace relationnel et imaginaire d’une population croissante.
83L’intime se partage ouvertement. C’est le quotidien qui prime dans ces communications. Je saisis des conversations, lancées sans pudeur d’une voix forte, censée passer par-dessus la distance du détroit de Floride : « Et le petit, il va bien mon trésor ? Ici ça va, tu sais, les prix sont élevés et le poulet se perdió, on n’en trouve que dans la chopi18, c’est très cher ! » Ou encore : « Les pneus de ma voiture sont fichus, si quelqu’un vient de Cuba, tu peux m’en envoyer quatre ? » Des conversations entre voisins de banc s’échangent : « C’est ma petite fille, elle vient de réussir l’université, elle est belle, vous ne trouvez pas ? », dit une dame, tendant son téléphone sur lequel s’affiche une photo et en s’essuyant une larme au coin de l’œil.
84Mais comment tous ces gens font-ils pour se payer des cartes Internet à un tel prix ? « Ils se débrouillent, m’explique Jorge Luis, un de mes logeurs, de nombreux jeunes sont très doués en informatique, ils se branchent sur les connexions publiques. À la maison, on capte l’antenne de l’hôpital Ameijeiras et dans la rue ils se mettent à des endroits où le réseau des bâtiments du gouvernement se diffuse. » De fait, de petits groupes de jeunes, le cellulaire à la main et des écouteurs sur les oreilles, s’attroupent sur certains trottoirs. En contexte de pénurie, l’inventivité rencontre peu de limites ! Fin 2018, prenant acte de son incapacité à contrôler l’extension de la brèche désormais ouverte, le gouvernement teste les connexions directes sur téléphones portables, moyennant une surtaxe dans les abonnements téléphoniques. Melina peut désormais m’envoyer des photos régulièrement. Et Eduardo, à prix d’or, m’appelle de temps en temps par WhatsApp et m’envoie des photos d’un plat qu’il vient de préparer. Désirant participer au coût de nos échanges, je lui envoie un triple saldo – le bonus a désormais augmenté, compensé par une augmentation du prix des communications.
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852018 : la famille revient de Varadero. C’est la seconde fois qu’Alian, Melina, Telma et Adolfo y organisent un court séjour, où ils ont invité Omar et Angélica. Ils y ont consacré une bonne partie de leurs économies. « Je n’avais jamais pris de vacances de ma vie, me dit Alian. On met de l’argent de côté toute l’année, et en quelques jours, on dépense tout. »
86La presqu’île de Varadero représente par excellence le tourisme international, de masse et luxueux. Pendant plusieurs décennies, ses longues plages étaient un territoire interdit pour les Cubains ordinaires. Ils n’avaient pas les moyens de s’offrir les hébergements et services destinés aux touristes étrangers, et les autorités craignaient qu’ils ne profitent de bateaux de plaisance ou de pêche pour prendre le large vers les États-Unis. J’entendais qu’il s’agissait d’un espace réservé aux touristes. Avec la réapparition d’une classe moyenne relativement aisée, des séjours de quelques jours dans des hôtels internationaux sont redevenus accessibles.
87Ils me montrent les photos qu’ils ont prises avec leurs téléphones portables. Sur l’une, le groupe est au complet, dans le lobby de l’hôtel, entouré de nombreux bagages. Tout le monde est bien habillé, a l’air très chic, heureux. Leurs vêtements viennent tous de revendeurs de lots apportés d’Amérique latine par des mulas, des commerçants et voyageurs à la valise. Sur une autre photo, Melina et Telma, coiffées de larges chapeaux, des boucles extravagantes aux oreilles et un maquillage appuyé, accoudées au bar de l’hôtel, un cocktail à la main, ressemblent à des stars de telenovelas brésiliennes ou mexicaines. Mamy et Papy, photographiés ensemble, sont eux aussi élégants, mais ont l’air plus modeste.
88Bien qu’ils aient été souvent assignés à la garde de leurs petits-enfants le soir, Papy et Mamy semblent fiers d’avoir partagé l’aventure, qui leur donne un certain panache auprès de leurs voisins. Mais elle n’est pas aussi extraordinaire pour eux que pour les jeunes : ils connaissent bien Cuba, ils ont vécu les périodes où les transports publics rendaient les mobilités aisées et peu onéreuses, où les travailleurs circulaient facilement d’un point de l’île à l’autre et où il était facile de trouver une place dans les centres de vacances. Comme bien d’autres jeunes, en revanche, Alian et Melina ne connaissent que les déplacements entre La Havane et leur région d’origine : « Où veux-tu que nous allions, tout est cher, et partir en campismo demande de faire la queue de longues heures pour avoir une place. Les transports intérieurs aussi sont abîmés, compliqués, insuffisants. Tu connais notre pays mieux que nous », me disent-ils avec amertume.
89Marquant un clivage générationnel, la fièvre consumériste est imputée aux jeunes, en rupture avec l’éthique révolutionnaire « Ils ne pensent qu’à avoir une paire de baskets de marque et un téléphone portable. » Nés dans la « période spéciale » et sous le resserrement du blocus étatsunien, leur désir de consommation est nourri de l’expansion des espaces de marché et la libéralisation des circulations hors du pays. Ainsi, imitant sa sœur, Melina décide d’acheter un sapin de Noël, un arbre inconnu sous ces latitudes tropicales. C’est pour elle une totale nouveauté, qui écorne sérieusement son budget. Déniché dans un magasin en devises des beaux quartiers, l’arbre synthétique devra être décoré. Je lui propose mon aide parce qu’elle ne sait pas le faire. Le défilé des voisins qui viennent admirer les lumières clignotantes fait justice à son envie de distinction.
90Cette fièvre consumériste tranche avec la frugalité contrainte qu’ont vécu les personnes âgées ou d’âge mûr d’aujourd’hui pendant les deux premières décennies de la révolution, et qui s’est desserrée pendant le relatif âge d’or des années 1980, quand les salaires « valaient quelque chose » et les commerces étaient achalandés. « On pouvait aller à l’hôtel, en vacances. » Si Papy et Mamy expriment une certaine distance à l’égard des achats, parfois assez ostentatoires, des ménages de leurs filles, le monde de la consommation les attire aussi, qu’il s’agisse de vêtements ou d’équipements domestiques. Malgré le faible niveau de leurs pensions, ils jouissent d’un niveau de consommation confortable, grâce au partage d’une partie des ressources de leurs filles. Dans la chambre du solar, la haute pile de T-shirts de Mamy témoigne d’une redistribution interne à la famille : « Melina me donne des vêtements qu’elle ne veut plus et parfois m’en offre un neuf, surtout depuis qu’elle vend des marchandises rapportées de l’extérieur. » Et Papy va souvent s’installer le soir chez Alian et Melina pour profiter du grand écran et regarder les matchs de baseball dans de meilleures conditions que sur sa vieille télévision crachotante.
91Quand je leur raconte la soirée passée avec certains collègues universitaires européens dans un complexe branché et luxueux de cafés et restaurants, installé dans une vieille maison rénovée de Centro Habana, fréquenté par une jeunesse dorée argentée qui n’a rien à envier à ses pairs d’autres pays du monde, ils ont du mal à croire que de tels endroits recommencent à exister. Un jour de février 2019, dans l’idée de faire profiter Mamy de petits moments luxueux, je l’emmènerai avec sa sœur boire un verre au dernier étage de l’hôtel Habana Libre, l’ancien Hilton nationalisé à la révolution, puis dans les jardins de l’hôtel Nacional, dans lequel Mamy avait été hébergée comme participante au plan Ana Betancourt. « Mais ce n’est pas interdit pour nous ? » Je leur explique qu’aujourd’hui, avec de l’argent, à Cuba, on peut presque tout acheter. « C’était comme cela avant la révolution, il y avait des riches et des pauvres, on vivait dans des mondes séparés. » Mamy et Ana Argentina se sont faites belles, vêtements élégants, jolies sandales, un soupçon de rouge à lèvres et de fard à joues. Nous nous photographions dans l’allée du solar et partons en taxi collectif. Plus que par le luxe relatif de grands hôtels internationaux, elles sont surtout impressionnées par l’écho de leurs souvenirs, mis entre parenthèses pendant presque six décennies.
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92Construit comme un privilège politique par le régime révolutionnaire, et désormais devenu un privilège économique, voyager à l’étranger est une aspiration forte de la jeune génération. « Je ne peux pas imaginer terminer ma vie sans avoir visité d’autres pays, me dit Alian. Et encore, nous sommes allés au Venezuela, mais nous voulons aussi aller dans ton pays et dans bien d’autres. » J’entends souvent ce sentiment d’enfermement, dans une île isolée par la géostratégie internationale et par les restes de la guerre froide. Sortir de ce pays, forcément en bateau ou en avion, représente soit une fuite, soit un privilège, surtout depuis que l’appartenance au grand ensemble du Comecon s’est disloquée. Cuba s’est construite comme une frontière, un bastion. La plupart des gens que je rencontre ne sont jamais sortis hors de Cuba, à l’exception d’artistes et d’universitaires, qui s’en prévalent et arborent des signes ostentatoires de leurs voyages : objets et accessoires, vêtements, contacts, récits, perspectives de futurs déplacements. Jusqu’aux années récentes, le voyage le plus courant était sans retour : de nombreuses familles comptent un ou plusieurs émigrés, exilés pour des raisons économiques et pour élargir leurs perspectives d’existence. Ceux qui sont contraints à l’immobilité contemplent des images, écoutent les histoires qu’on leur raconte, s’informent sur des détails des modes de vie et les différences entre « ici » et « là-bas ». Les films et séries, qui se dupliquent par milliers et se distribuent largement, diffusent des impressions de liberté, de bonne santé et de bien-être économique, que confirme l’aisance insouciante des touristes. Ces images contrastent avec la propagande des bulletins d’informations télévisées, qui tendent à peindre de noir les sociétés capitalistes, accablées de mille maux.
93Mes conversations avec Alian et Melina tournent fréquemment autour de la France, de ses usages, de sa nourriture, de ses transports et du travail. Il est difficile de leur faire entendre que tout n’est pas rose dans nos vies du premier monde.
94Depuis début janvier 2013, les voyages hors du pays ont été libéralisés : partir ne signifie plus renoncer à sa propriété et à son droit au retour. Grâce à cette nouvelle souplesse, voyager hors du pays ou même émigrer peut s’envisager comme une expérience et non un exil. C’est ce que m’explique Jorge Luis, un médecin ophtalmologiste né à la fin des années 1960, qui m’a loué une chambre pendant certains de mes séjours havanais. Lorsque je le retrouve en 2018, son fils aîné est déjà parti s’installer aux États-Unis, quittant son emploi de technicien médical pour en trouver un autre, auprès d’enfants autistes. « Bien qu’il n’ait pas pu faire reconnaître sa formation cubaine, ce travail l’intéresse », me dit Jorge Luis. Le reste de la famille s’apprête à le rejoindre et à tenter l’aventure : « Oliver a maintenant treize ans, il pourra parler anglais couramment et faire son choix lui aussi. Iris et moi avons demandé une disponibilité du ministère de la Santé. Pour l’instant notre projet n’est que de partir un an, nous verrons. Je vais retrouver une bonne partie de ma famille qui vit aux États-Unis, mais c’est plus difficile pour Iris, qui a sa famille ici, à Cuba. Comme médecins, nous avons beaucoup donné pour la révolution, j’ai beaucoup travaillé, depuis toujours. Mais nous sommes restés cinquante ans en arrière, bloqués dans l’histoire. Je veux que mes enfants connaissent autre chose. »
95Les voyages ne sont plus la contrepartie de privilèges ou de transgressions politiques, mais sont devenus des marchandises hors d’atteinte de la plupart des résidents cubains : les sommes requises pour l’achat d’un passeport, d’un billet et d’un visa, représentent des années d’un salaire modeste. Se faire inviter pour un colloque universitaire ou pour une visite familiale est un signe de distinction, d’appartenance à un petit monde exclusif. Restant très convoités, les voyages marquent donc des clivages économiques, sociaux et de prestige. Leur valeur s’est encore accrue avec la possibilité, ouverte largement, de rapporter des objets de l’étranger, soit pour les garder, soit pour les vendre. Alian et Melina n’y résisteront pas.
Notes de bas de page
1 Créés par Fidel Castro en 1960, ces comités ont comme mission la vigilance et la surveillance collective, afin de défendre la révolution et les réalisations du socialisme face aux ingérences extérieures et aux actes de déstabilisation du système politique cubain, selon l’encyclopédie en ligne cubaine (https://www.ecured.cu/Comités_de_Defensa_de_la_Revolución). Ses 133 000 noyaux – en moyenne un pour cent résidents – rassemblent près de huit millions de citoyens cubains de plus de quatorze ans c’est-à-dire la quasi-totalité de la population. La structure des CDR est centralisée : chaque pâté de maison a son propre CDR et les présidents des CDR de chaque quartier constituent les CDR de quartier, provinciaux et nationaux.
2 Conception et mise en scène de Stefan Kaegi, jouée au festival d’Avignon en juillet 2019. Entretien sur France Culture, « La grande table d’été » par Maylis Besserie, 19 juillet 2019. En ligne : https://www.franceculture.fr/emissions/la-grande-table-dete/cuba-lavenir-dune-ile
3 Selon Vincent Bloch [2015, 2016], plus de 12 % des Cubains vivent hors de l’île, dont plus des deux tiers aux États-Unis. Dans les cinq premières années après 1959 et la chute du régime Batista, environ 220 000 Cubains sont partis. Puis, 360 000 ont fui entre 1965 et 1973, avant que les conditions dans les années 1970 ne restreignent énormément les départs (seulement 30 000). 1980 est ensuite marquée par l’exode de Mariel, soit près de 140 000 Cubains expulsés, considérés comme contre-révolutionnaires. Ils seront encore 100 000 pendant les années quatre-vingt, avant la célèbre crise des balseros. En 1994, après des émeutes à La Havane, quantité de personnes se jettent ainsi à la mer sur des embarcations de fortune et 60 000 boat people réussissent à rejoindre la Floride. Face à l’afflux de réfugiés, un accord migratoire a été signé entre les gouvernements cubain et nord-américain. 20 000 visas par an seront délivrés aux ressortissants cubains, chiffre n’incluant ni les regroupements familiaux ni les « départs illégaux ». Il a également ajouté une clause nouvelle, dite « pieds secs, pieds mouillés », au Cuban Adjustment Act. Promulguée en 1966, cette loi offre aux ressortissants cubains la possibilité de devenir résidents étatsuniens après deux ans de présence continue sur le territoire national (durée réduite à un an en 1976). Depuis la signature des accords de 1994, les réfugiés cubains doivent toucher le sol étatsunien pour être autorisés à déposer un dossier auprès de l’Immigration and Naturalization Service et bénéficier de la loi. Au cours des années 2006-2016, plus de 600 000 Cubains auraient quitté l’île.
4 Les trois quarts de la population cubaine recensée en 2012 sont nés après la révolution.
5 Les résultats du recensement de 1953 montrent « non seulement l’énorme ségrégation sociale de la population urbaine, mais aussi un abîme immense entre la ville et la campagne. 75,8 % des logements ruraux furent classifiés comme en mauvais état ou en ruines, contre 30 % des logements en ville ; seulement 9,1 % des logements ruraux, contre 87 % en ville, disposaient d’électricité ». Trois cinquièmes de ménages étaient locataires et les trois quarts à La Havane [Trefftz, 2011, p. 22-23 et 24].
6 Né en 1926, Fidel Castro meurt le 25 novembre 2016 à La Havane.
7 Autant de Cubains auraient quitté Cuba depuis le tournant des années 2000 qu’entre 1959 et la fin des années 1990.
8 La production sucrière a chuté brutalement dans les années 1990. En 2002, Fidel Castro annonce la fermeture des deux tiers des sucreries encore en fonctionnement. En signant la fin de la coopération avec l’URSS, la période spéciale a engendré un gigantesque problème de pièces de rechange pour les équipements, machines, véhicules, usines, qui avaient été construits avec de la technologie soviétique. Les fermetures ont également été justifiées par la baisse des cours internationaux du sucre. Aujourd’hui, une cinquantaine de sucreries sont encore en fonctionnement et la production équivaut à un sixième environ de son niveau des années 1970-1980.
9 Un batey est une agglomération de baraques et de maisonnettes dans laquelle vivent les coupeurs de canne à sucre, à proximité de la sucrerie et des bâtiments administratifs et des commerces, et à faible distance des champs de canne.
10 Par exemple, dans le central José María Pérez, jouxtant un grand portrait du Che : « Penser positivement, c’est de la qualité ; être éduqué, c’est de la qualité ; être prévenant, c’est de la qualité ; être attentif, c’est de la qualité ; respecter la santé, c’est de la qualité ; réaliser ce qui a été planifié, c’est de la qualité ; avoir de la patience, c’est de la qualité ; dire la vérité, c’est de la qualité. »
11 Par exemple, dans la sucrerie Cuba Libre : « Le sucre est notre histoire. Sans elle, il est impossible d’interpréter l’essence et la vérité de Cuba. Merci de vous consacrer à elle. Eusebio Leal Splengler. »
12 Arbre originaire d’Afrique qui a commencé à se propager à Cuba à la fin du xixe siècle et infeste les terres publiques inexploitées. Très difficile à extirper, il améliore néanmoins la fertilité du sol et peut être transformé en charbon de bois.
13 Les deux plus petites provinces de Cuba, nées en 2010 de la scission de la province de La Havane, qui désigne désormais une aire métropolitaine. De nouvelles formes de décentralisation y sont expérimentées.
14 Ley de los nietos : nom donné à Cuba à la Ley de Memoria Histórica, votée en Espagne en 2007, qui reconnaît l’injustice commise à l’égard de nombreux Espagnols pendant la guerre civile et la dictature de Franco. Elle accorde la nationalité espagnole aux petits-enfants d’Espagnols émigrés et qui peuvent en faire la preuve. En 2020, on estime que 139 000 Cubains descendants d’Espagnols émigrés au cours de la première moitié du xxe siècle ont ainsi acquis la nationalité espagnole et que 75 000 sont en cours de procédures. La « nouvelle loi des petits enfants », votée en 2020, ajoute plusieurs possibilités dont celle, pour des résidents en Espagne ayant perdu leur nationalité espagnole, de la récupérer. Les sources consulaires estiment que plus de 300 000 Cubains pourraient être éligibles, soit 3 % de la population.
15 Terme qui signifie « cavalier » et qui est employé pour désigner les personnes qui cherchent de l’argent auprès des touristes, en se prostituant ou en offrant tous types de services. Le jineterismo a constitué un délit à Cuba.
16 Esperar en espagnol signifie à la fois « attendre » et « espérer ».
17 L’envoi de téléphones portables de proches émigrés, ainsi que leur recharge régulière en unités permettant de téléphoner et de se connecter sur Internet, représentent une partie importante des transferts de fonds de l’étranger vers les familles cubaines.
18 Il s’agit de petits supermarchés surtout alimentaires, diversement achalandés, où souvent les rayons de rhum occupent une partie prépondérante des lieux et où tous les articles se paient en CUC. Ils offrent une part indispensable de la consommation des familles, mais leur évocation signifie, pour les personnes de faible niveau de vie, la cherté de la vie. Ils y entrent, comme dans une boutique de luxe, pour prendre la difficile décision d’y acquérir un des produits.
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