Ennemis intimes ou menaces extérieures ? Le sandinisme et ses « autres » : Miskitos et contras
p. 139-156
Texte intégral
1Au début de l’année 1982, bruissent des rumeurs qui viennent modifier sensiblement la donne de la politique nicaraguayenne. Il se chuchote que les contras seraient sur le point d’envahir le pays depuis le pays voisin, le Honduras. On assiste alors aux premiers déplacements de populations par les autorités sandinistes.
Question ou menace indienne ? Le régime sandiniste face aux Miskitos
2Ces événements font émerger diverses problématiques, quant au projet politique d’intégration dans l’ensemble national des populations jugées ethniquement subalternes d’une part, et quant à la nature de la menace contra d’autre part, dont il est encore délicat de déterminer si elle relève d’une ingérence extérieure ou d’une simple opposition interne. Une affaire médiatiquement relayée et construite, l’affaire dite du Noël rouge, cristallise ces deux enjeux et, en les portant au sein de l’espace public mondialisé, formule le problème à la façon d’une mise en accusation : peut-on parler de génocide au Nicaragua ?
Une irréductible altérité indienne
3Le rôle des Miskitos et, plus largement, la place de la question indienne dans la guerre civile nicaraguayenne mettent en lumière le projet très jacobin du régime sandiniste d’assimilation des groupes indiens considérés comme subalternes. Le sort qui leur est réservé par le pouvoir écorne la réputation et la légitimité d’un gouvernement qui prétend agir au nom du peuple et non en dictature. Les mauvais traitements voire le massacre de populations civiles indiennes soulèvent ainsi la question de la pertinence du terme « génocide217 », déjà utilisé pour retirer le reste de légitimité qui restait à Somoza en 1979 et qui resurgit ici pour accuser le régime sandiniste. La question se pose avec d’autant plus d’âpreté qu’au Guatemala voisin, le dictateur Efraín Ríos Montt amorce cette même année une répression fondée sur la technique de la tierra arrasada visant certaines ethnies mayas218.
4Comme nous l’avons souligné en introduction, le Nicaragua pâtit d’une absence de culture nationale : la figure du « peuple », dont les élites libérales, de Zelaya à Sandino en passant par Somoza, se sont déclaré pères ou libérateurs, reste à construire. S’il est vrai que la révolution nicaraguayenne de 1979 est menée au nom du peuple, l’unité de celui-ci, construite en opposition à une entité despotique, n’existe que le temps de l’événement. Si l’adversité est créatrice d’unification, dans l’action, plusieurs conceptions de l’État, de la nation et même de la société nicaraguayens, entrent en concurrence.
5Les sandinistes conçoivent leur projet autour d’un triptyque fondé sur l’unité de l’État, du territoire et de la nation. Y seraient abolis, d’une part, les castes et les privilèges issus de l’époque coloniale et, d’autre part, les identités indiennes fondues dans la nouvelle nation métisse, pour donner naissance à un citoyen débarrassé de tout résidu ethnique. Cette politique s’inspire directement de l’idéologie indigéniste institutionnalisée dans les années 1920 par le PRI au Mexique. Présenté tout d’abord comme une idéologie à vocation humaniste et favorable aux Indiens, l’indigénisme reste avant tout une politique d’assimilation nationale établie par le haut qui vise à résorber des altérités indiennes perçues comme autant d’obstacles à la modernisation d’un État-nation et à la création du citoyen. L’indigénisme cherche donc, au nom du nationalisme et du progrès, à créer un espace national homogène autour de la figure du métis, donc de l’Indien assimilé. Pour se fondre dans la communauté nationale, l’Indien, figure idéalisée du passé, doit se débarrasser de ses résidus ethniques pour s’incarner dans la nouvelle figure idéalisée de l’avenir et du progrès : le métis219.
6Fidèles à cette conception, les sandinistes défendent un projet de nationalisation des masses très volontariste, centralisé et homogénéisateur, dont découle une campagne d’alphabétisation fondée sur la suprématie du castillan et la christianisation, dans une logique similaire à celle qui prévalait sous l’ancien régime colonial. Ce programme mis en place dès janvier 1981 va très vite se heurter à un projet antagoniste : celui des Miskitos de la côte atlantique, anglophones, moraves et farouchement réfractaires à cette imposition culturelle venue d’en haut. Les résistances à ce projet vont être croissantes, car la guerre qui éclate en mars 1982 s’accompagne d’une autre mesure imposant la nationalisation des masses à marche forcée : la conscription obligatoire. Dans les deux cas, les Miskitos non hispanisés posent très vite des limites au consensus national voulu par les sandinistes, dévoilant ainsi l’épineuse question de l’intégration ethnico-nationale : qu’est-ce que l’État ? Qu’est-ce que la nation ? Quelles formes leur donner ?
L’affaire du Noël rouge
7Le 4 février 1982, les autorités sandinistes annoncent le démantèlement de l’opération Noël rouge, un plan contre-révolutionnaire séparatiste de la côte atlantique qui prévoyait un grand soulèvement indien. Le 16 février, les premiers procès débutent. Une semaine plus tard, le 23 février, 8 000 Indiens miskitos sont regroupés dans des camps. La version officielle du régime justifie ce regroupement forcé grâce à l’argument sécuritaire de protection des Miskitos des actions militaires des contras qui opèrent sur la frontière. Le 24 février, le chef miskito Fagoth Muller saisit la presse et accuse le régime de pratiquer une politique de génocide : « Un dirigeant des Indiens miskitos accuse Managua de génocide220. » Cette accusation fait resurgir la distinction civilisation-barbarie, cette fois-ci au détriment des sandinistes désignés comme les bourreaux.
« Pour Fagoth, fils d’un pasteur protestant, la population indigène reçoit un traitement discriminatoire “hitlérien et staliniste” de la part des autorités nicaraguayennes qui ont regroupé environ 10 000 indigènes dans de nouveaux camps, ceux à quoi les Miskitos s’opposent. De leur côté, les autorités sandinistes accusent Fagoth de couvrir les incursions somozistes sur le territoire nicaraguayen depuis le Honduras […]221. »
8Dans le courant de l’année 1981, les accusations d’une aide financière et matérielle du régime sandiniste à la guérilla salvadorienne, ainsi que la livraison d’armes, avaient nourri les propagandes et les désinformations.
9Or, l’affaire du Noël rouge fait ressortir les mécanismes de désinformation de la presse internationale. À ce titre, le plus grand exemple de cette désinformation nous vient de France : il s’agit de l’affaire du Figaro Magazine qui, le 6 février 1982, publie un article avec une photo de corps brûlés titrant sur le massacre de villageois indiens par des troupes sandinistes. La photo est particulièrement choquante pour le public, en ce qu’elle fait directement référence à l’imagerie des camps de la mort. Le titre, « Un massacre d’Indiens miskitos par les sandinistes », et le contenu de l’article ne laissent aucune équivoque sur les intentions du journal.
10Certains médias européens participent ainsi à une internationalisation de la question indienne, dont les interprétations changent à la faveur des circulations transatlantiques. Ces lectures viennent nourrir un affrontement idéologique et interdisent au conflit nicaraguayen de se cantonner à la sphère nationale. La nature politique des contras n’en devient que plus trouble : s’agit-il d’une simple opposition interne, repliée stratégiquement sur un espace frontalier, ou d’un acteur politique transnational, qui importe dans l’espace centraméricain des logiques géopolitiques mondialisées ?
11Qu’il relève de la désinformation ou de la manipulation, cet article est repris par le secrétaire d’État étatsunien Haig, qui en fait une preuve accablante pour convaincre, tant le Congrès que l’opinion publique américaine, de la nécessité d’aider les contras, véritables visages de la civilisation face à la barbarie sandiniste. Dans le courant du mois suivant, le photographe, reconnaissant sa photo, désavoue Le Figaro. Deux versions autour de l’image, loin d’être anodines, s’affrontent alors. Pour certains, notamment L’Humanité, la photographie représenterait un charnier de corps des victimes de la répression somoziste au cours de la première guerre civile de 1978-1979, ce qui rappellerait paradoxalement les actions héroïques des sandinistes qui ont libéré le Nicaragua de la barbarie. D’autres versions, comme celle du journal Le Monde, affirment que ce sont des victimes du tremblement de terre de 1972 et que les corps sont immolés par la Croix-Rouge dans un souci de prophylaxie. L’original de la photographie non recadré montre alors le personnel de la Croix-Rouge près du brasier. En Espagne néanmoins, l’affaire du Noël rouge passe de manière relativement inaperçue dans la presse. Nous ne notons sur la période de février à avril que cinq occurrences pour les deux quotidiens.
12En avril 1984, deux ans plus tard, et au plus fort de la guerre, le sort des Miskitos est évoqué par le quotidien espagnol ABC dans le but d’attaquer et de critiquer la politique de l’Internationale socialiste, et par conséquent celle du PSOE en Amérique centrale. En effet, dans l’article d’opinion sur la thématique des Miskitos, intitulé « Le Nicaragua de nouveau222 », ABC interpelle à la fois le lecteur espagnol mais également le PSOE, d’un point de vue idéologique, et le gouvernement de González, d’un point de vue politique, quant à la manière de considérer le conflit centraméricain et le régime sandiniste au regard du traitement réservé aux populations indiennes de la côte atlantique.
13Le 9 avril 1984, l’Internationale socialiste tient une conférence informelle à la Moncloa, à Madrid, pour discuter de l’implication de la CIA dans le minage des ports nicaraguayens. González, dont les propos sont rapportés dans un article d’El País, affirme qu’il s’agit alors d’une grave violation du code de conduite des relations internationales. Le journal rapporte en effet « “la reconnaissance de la participation ouverte des États-Unis dans le conflit centraméricain”, […] qui […] “manque de justification et nous éloigne de la paix”223 ».
14L’article d’ABC, lui, omet toute référence à ces violations nord-américaines, mais évoque le colloque organisé par les fondations allemande et espagnole Hans Seidel224 et Canovas del Castillo225 : « Par les hasards de la petite histoire, ont coïncidé chronologiquement à Madrid deux événements, tous deux en lien avec l’Amérique centrale et qui, malgré leur inégale importance politique, peuvent servir de prétexte à la réflexion226. » Le colloque tourne autour de la « tragédie » centraméricaine, selon les termes d’ABC. À cette occasion, une délégation d’Indiens de l’ethnie misura était présente pour exposer leur situation et notamment les mauvais traitements du régime sandiniste à leur égard :
« Pour l’assistance du colloque, inoubliables seront les accusations portées par le représentant de la communauté misura, dont font partie, entre autres populations de la côte atlantique nicaraguayenne, les Indiens miskitos, victimes d’un épouvantable génocide dirigé avec sang-froid par l’actuel gouvernement de Managua227. »
15Le journaliste reprend donc à son compte les accusations de génocide faites contre le régime sandiniste. Il dénonce la responsabilité du régime, mû par une intention consciente et totalitaire d’en finir non seulement avec l’identité culturelle miskito au nom d’un processus d’intégration nationale sandiniste, mais aussi de les exterminer physiquement. Ainsi, pour le journaliste d’ABC, les déplacements de populations, les emprisonnements, les mauvais traitements et les massacres ne sont aucunement des dommages collatéraux dus à la guerre, mais font partie intégrante d’une stratégie d’éradication culturelle et physique :
« Et les données qui nous sont offertes avec luxe de détails ne remontaient pas à quelques années. Ce sont des atrocités qui se sont déroulées il y a à peine quelques jours, qu’a enduré une communauté en voie d’extermination physique, exactement comme Armando Valladares, le prisonnier de Fidel, qui relata au cours des derniers mois, et avec des prénoms, des noms, des dates et des lieux, l’innommable calvaire des prisonniers dans les prisons cubaines228. »
16La comparaison avec Armando Valladares, prisonnier politique cubain libéré en octobre 1982 suite aux pressions internationales, notamment celles de la France, alimente une fois de plus une comparaison avec le régime cubain. Précisons que Valladares, ancien policier sous la dictature de Batista qui raconta lors de son arrivée à Madrid les tortures et humiliations endurées durant ses vingt-deux années de détention, fut lui aussi soupçonné par la communauté internationale d’être un affabulateur et de s’être inventé une prétendue paralysie, puisqu’il retrouva l’usage de ses jambes dès son arrivée à Madrid.
17Par la suite, l’article attaque de manière indirecte à la fois le PSOE d’un point de vue idéologique et le gouvernement d’un point de vue politique :
« Il aurait été utile que participe au colloque un représentant du PSOE comme témoin de certaines condamnations étayées grâce à des données circonstanciées afin d’obtenir une image plus fiable que celle que l’Internationale socialiste, qui est occupée à démontrer au monde que tout le problème centraméricain se réduit à la mise en place rapide d’une réforme agraire […]. Obsédés par une lecture du problème comme étant la simple version locale du grand affrontement Nord-Sud, des peuples riches contre les peuples pauvres, cette version de l’Internationale socialiste (que partage malheureusement le PSOE) veut nier l’évidence d’une mise en place du pouvoir soviétique dans la région des Caraïbes229. »
18Ces articles suggèrent ainsi un processus d’internationalisation doublement à l’œuvre dans le cas nicaraguayen, sur les plans médiatique et militaire. Là réside sans doute l’une des spécificités de ce conflit qui, d’une guerre civile, passe au statut de théâtre d’opérations de la « guerre fraîche ». C’est aussi ce qui explique la spécificité de la réponse apportée par l’État nicaraguayen.
Tómas Borge : le gardien de la maison Nicaragua
19Tómas Borge est décrit comme l’homme fort du régime sandiniste. Ministre de l’Intérieur en charge de la sécurité nationale et du processus de nationalisation, il est la figure la plus âpre, la plus dure de l’appareil du pouvoir et la plus orientée vers les idéologies lénino-marxistes. On fait référence à lui dans El País au début de la guerre, en mars 1982 avec, en filigrane, son lien à la problématique des Miskitos, par ailleurs peu traitée par le journal.
20Le 20 mars 1982, parallèlement à la déclaration de l’état d’urgence suite aux rumeurs d’invasion du Nicaragua, El País publie une longue interview de deux pages de Tómas Borge, intitulée « Tómas Borge : notre lutte contre le somozisme continue230. » Avec ce portrait, qui s’oppose à celui d’Edén Pastora231, nous notons une rupture dans la posture d’El País vis-à-vis des valeurs sandinistes. À l’aube de la guerre, ce n’est plus ni la jeunesse ni la valorisation des figures héroïques qui sont mises en exergue. La subversion, la révolution, l’enthousiasme, toutes ces valeurs liées à la jeunesse, tant mises en avant lors de l’insurrection du printemps 1979 sont désormais jugées immatures et sources de danger, à l’image d’un Edén Pastora désireux d’exporter la révolution sandiniste dans les pays voisins. Le portrait de Borge, pourtant l’une des figures les plus marxistes, l’une des plus dures lors de la révolution de 1979, est ici plus qu’élogieux. L’homme cristallise, aux yeux du journaliste, les valeurs nécessaires à la gestion d’une situation difficile.
21Ainsi dans l’interview donnée par Borge, le journaliste introduit son article de la manière suivante :
« Qui mieux que Borge pour cette mise à jour. Non seulement parce qu’il est le ministre de la sécurité nationale, qui est une question cruciale, et membre de la direction du Front sandiniste, mais aussi parce que cet homme petit et dynamique, déjà grisonnant bien qu’il ait à peine dépassé les cinquante ans, incarne d’une certaine manière le passé et le présent de la révolution nicaraguayenne : les rêves des années 1950, l’insurrection et la guerre des années 1960, et le réalisme avec lequel son gouvernement analyse aujourd’hui les possibilités d’une attaque extérieure, tandis qu’il poursuit sa tâche en appliquant le programme inusité du changement social à l’intérieur de ce modèle d’économie mixte232. »
« Unique survivant du groupe fondateur du Front, prisonnier politique célèbre […], conspirateur vétéran, combattant les armes à la main jusqu’à la chute de Anastasio Somoza […]233. »
« […] Borge, une personnalité alliant l’homme d’action, la réflexion de l’intellectuel et le pragmatisme du politicien234. »
« Il dit qu’il n’est pas écrivain, mais il a déjà publié deux livres […]235. »
22Le descriptif est particulièrement laudatif, et cet homme dur, aux positions lénino-marxistes qui faisait peur trois ans auparavant, semble désormais être le sandiniste qui incarne toutes les qualités : une jeunesse avec ses idéaux et ses rêves, représentant une certaine intégrité vis-à-vis des origines de la révolution ainsi que de l’idéologie du projet, la maturité et le recul de l’intellectuel nécessaire pour penser la nouvelle société, et enfin la force de caractère et le pragmatisme de l’homme d’État pour construire cette nouvelle société vue comme plus juste. Ainsi, cette description de Borge obéit à un triptyque du combattant, clerc et politicien, qui le consacre comme la figure totale, sandiniste et nationale, incarnant les qualités nécessaires à la conduite du projet révolutionnaire, de la société nouvelle et de la défense face à l’agression américano-hondurienne, qu’il désigne telle une continuité de l’œuvre du décadent Somoza.
23Une des photos de Tómas Borge est utilisée plusieurs fois par El País : une première fois en novembre 1980 lors de l’assassinat de Jorge Salazar, une deuxième fois pour illustrer l’interview du 17 mars 1982 et une troisième fois en septembre 1983 en accompagnement d’un article ayant trait à la loi de circonscription obligatoire. Cette photo montre Tómas Borge, en habit militaire, debout sur une balustrade, entouré de ses quatre enfants. La légende précise qu’il est en famille. Les multiples usages de cette image par El País montrent la volonté du journal de présenter Tómas Borge sous un jour rassurant et paternel. Implicitement, l’image fait référence à sa charge et à sa fonction de ministre de l’Intérieur, chargé de la sécurité et de la cohésion nationale. Il symbolise ainsi le père de la nation, qui veille sur le peuple d’une manière parfois sévère, mais juste.
24L’article n’évoque cependant jamais la question pourtant épineuse des Miskitos dont Tómas Borge, en tant que ministre de l’Intérieur, est pourtant en charge. […] À l’aube de cette nouvelle guerre, c’est donc cet homme de fer qui est mis en avant.
Les contras, acteur national ou supranational ?
25Il faut s’entendre tout d’abord sur ce que le terme de « contra(s) » désigne dans la presse internationale. L’appellation contras correspond à l’opposition armée au régime sandiniste, c’est-à-dire aux groupes guérilleros qui possèdent des soutiens divers, utilisent des méthodes variées, et défendent des idéologies parfois tout à fait antagonistes.
FDN et Arde, deux groupes en lutte contre le régime
26Les deux grands groupes unifiés sont la FDN, Fuerza Democrática Nicaragüense (Force démocratique nicaraguayenne), et l’Arde, Alianza Revolucionaria Democrática (Alliance révolutionnaire démocratique). La FDN est en lutte contre le régime depuis la victoire sandiniste en juillet 1979. Composée d’anciens cadres militaires et politiques somozistes, elle compte au plus fort des combats en 1984 quelque 8 000 hommes. Elle bénéficie à la fois d’une couverture de la part des autorités honduriennes et d’un appui technique, stratégique et financier de la CIA. L’Arde, quant à elle, regroupe de multiples groupes d’opposants unifiés en front depuis septembre 1982. En son sein, évoluent les FAR, Fuerzas Armadas Revolucionarias (Forces armées révolutionnaires), dirigées par Fernando Chamorro, le MDN, Movimiento Democrático Nicaragüense (Mouvement démocratique nicaraguayen) d’Alfonso Robelo, le Misurata de Brooklyn Rivera et le FRS d’Edén Pastora. L’Arde compte moins d’hommes, de 1 500 à 5 000 selon les différentes sources. Elle est également plus faible et plus isolée : en atteste le refus du Costa Rica, où se trouvent les bases arrière de l’organisation, de se départir de sa neutralité, refusant par ailleurs le statut de réfugié à Pastora lors de sa rupture avec le régime. Par ailleurs, les divergences de points de vue quant au bien-fondé de la lutte fragilisent l’alliance236. En ce sens, Alfonso Robelo prône une approche pragmatique visant à s’allier avec la FDN quand Edén Pastora refuse toute alliance, même de courte durée, avec des anciens de la garde nationale de Somoza.
27L’Arde reste donc, dans un premier temps, une petite organisation de guérilleros sans envergure, ni financement ni soutien international ou couverture médiatique. Son sort ne s’améliore qu’à la fin de l’année 1983 lorsque l’administration Reagan, jusqu’alors indifférente, lui accorde un appui financier. Edén Pastora avait commencé sa guerre contre le régime, sans le soutien de Washington, avec à peine 400 hommes désarmés et sous-alimentés. Au cours du printemps 1984, alors que le minage des ports nicaraguayens par la CIA fait l’actualité, Edén Pastora réitère son exploit de 1978 en faisant un nouveau coup médiatique avec la prise, certes éphémère, de la ville de San Juan del Norte. Six jours plus tard, ce coup d’audace se solde par une défaite militaire, la ville étant reprise par les forces armées sandinistes. Cependant, il sonne comme une victoire psychologique et médiatique importante, renversant pour la première fois la parabole David-Goliath évoquée plus haut, et marque la naissance médiatique de l’Arde ainsi que sa légitimation en tant que force armée d’opposition.
28La FDN et l’Arde incarnent aux yeux de l’opinion internationale des valeurs antagonistes. Elles sont décrites également de manière différente. Il n’y a pas de grands leaders crédibles aux yeux de la presse internationale au sein de la FDN, toujours rattachée, soit à la figure de Somoza, soit à la figure de Reagan évoquée lors de ses discours, où il compare les membres à des « combattants de la liberté ». C’est la FDN qui est désignée, tout d’abord, sous le terme de contra, la chargeant en grande partie d’une force négative.
La figure centrale d’Edén Pastora
29Un mois après le début de la guerre, l’une des plus grandes figures du sandinisme, Edén Pastora, aussi connu sous le nom du commandant Cero, dévoile ses positions politiques dans une déclaration publique où il dénonce le caractère dénaturé et corrompu du régime de Managua. Cette rupture politique constitue un pas important dans la critique et l’opposition au régime, complétant celles initiées par Violeta Chamorro et celle de Robelo deux ans plus tôt. Cependant, cette rupture peut être qualifiée de plus dangereuse pour le régime puisque Edén Pastora, combattant sandiniste depuis plus de vingt ans, ne peut en aucun cas être taxé d’opportunisme. Héros charismatique de la prise d’otages du Palacio Nacional, il est l’homme qui a médiatisé et légitimé la figure sandiniste.
30Première expression dissonante et médiatisée au sein du pouvoir sandiniste, cette prise de position coïncide avec la déclaration de l’état d’urgence. Il est particulièrement intéressant de voir comment est traitée la rupture d’Edén Pastora avec le régime, en ce qu’elle reprend en partie le schéma évoqué lors de la démission de Robelo en avril 1980 – à la différence qu’il s’agit ici d’un héros de la révolution et d’un ex-sandiniste.
31El País et ABC font un traitement opposé des propos tenus par Pastora. Les deux articles publiés par ABC reprennent en titre ses propos concernant les Miskitos, accusant le régime sandiniste de génocide. Pour ABC, ces accusations de la part d’un ex-sandiniste agissent de manière performative et confirment celles formulées un mois plus tôt par Steadman Fagoth. El País, de son côté, ne reprend pas les accusations de génocide, qui font suite aux accusations du cinéaste Werner Herzog. Le 16 juin 1984, El País publiera en ce sens une dénégation de la part de Bayardo Arce Castaño.
32En effet, dès les 16, 19 et 21 avril, le journal consacre quatre articles à cette rupture qualifiée alors d’explosive. Cependant, à la différence du journal ABC, El País reprend les propos des autorités sandinistes. Le 17 avril, El País titre « Managua compare le “commandant Cero” à Ronald Reagan237 » : « Le commandant Cero a répété les mêmes accusations que l’administration Reagan emploie pour déstabiliser, isoler et agresser le gouvernement révolutionnaire238. »
« Il est aussi certain que même les meilleurs amis du commandant Cero n’ont jamais pu exalter ni ses dons politiques ni même sa consistance idéologique, tout simplement parce qu’il ne possédait ni l’un ni l’autre. Mais il est vrai aussi que même ses pires ennemis, qu’il faudra maintenant chercher dans les rangs de ses anciens compagnons d’armes, ont toujours reconnu son charisme populaire et son dévouement239. »
« Il se retourne maintenant contre le gouvernement, exige une nouvelle révolution et appelle ses partisans à prendre les armes précisément au moment où le pays se trouve dans une position internationale délicate avec la consolidation des droites dans les pays voisins et la position ferme de Washington240. »
Avril 1984, un point culminant de la guerre
33En avril 1984, le régime et l’armée sandiniste doivent faire face à des actions de harcèlement de la part de l’Arde au sud et du FDN au nord, qui tentent de créer des gouvernements provisoires. L’ouverture de ces deux fronts, le minage des ports nicaraguayens ainsi que la prise de San Juan del Norte, territoire libéré pendant douze jours, sont considérés comme le second grand coup médiatique d’Edén Pastora qui, six ans après la prise d’otages qui l’avait consacré héros, réitère son coup et donne ainsi une visibilité plus forte à la contra du Sud.
34Lors de l’offensive de San Juan del Norte, l’attaque la plus importante depuis le début de la guerre, ABC avait peu fait l’éloge des combattants. Pourtant, le journal offre une importante couverture – même en comparaison de celle d’El País – à cette offensive de l’Arde. Les positions idéologiques des deux journaux restent là encore assez claires. El País traite l’événement essentiellement du point de vue sandiniste reprenant les propos de Tómas Borge, Daniel Ortega et Humberto Ortega, donnant parfois la parole à l’Arde. À l’opposé, ABC le traite essentiellement du point de vue de l’Arde, dans une logique de valorisation, sortant de la neutralité qui l’avait caractérisé durant la première guerre.
35En août 1984, le gouvernement espagnol commence à entrer en contact avec l’opposition civile via le secrétariat du PSOE, ainsi qu’avec l’opposition armée. Les premiers contacts avec Edén Pastora de l’Arde sont établis. Malgré cela, jamais le gouvernement espagnol ni le secrétariat du PSOE n’entreront en contact avec les organisations de contras postées au Honduras et soutenues par les États-Unis tel le FDN.
[…]
36Ainsi, la presse espagnole se divise sur le crédit et le soutien à apporter aux opposants au régime sandiniste. L’enjeu est d’autant plus important que le positionnement relatif à la crise nicaraguayenne modifie sensiblement les relations extérieures espagnoles.
Notes de bas de page
217 L’article 2 de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, adoptée par l’Assemblée générale des Nations unies, le 9 décembre 1948, affirme : « Dans la présente Convention, le génocide s’entend de l’un quelconque des actes ci-après commis dans l’intention de détruire, ou tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel : 1-Meurtre de membres du groupe ; 2-Atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale de membres du groupe ; 3-Soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle ; 4-Mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe ; 5-Transfert forcé d’enfants du groupe à un autre groupe. » Cette définition est également reprise par l’article 64 du statut de Rome qui est l’acte fondateur de la Cour pénale internationale le 17 juillet 1998. En revanche, l’article 6 de la même Cour pénale internationale précise que le génocide se distingue du crime de masse par son caractère intentionnel d’exterminer totalement une population et par la mise en œuvre systématique et planifiée de cette volonté.
218 En effet, Ríos Montt arrive au pouvoir avec un vrai projet de société, voire une vraie mission civilisatrice. Au sein de cette rhétorique classique du combat de la civilisation contre la barbarie, Ríos Montt se désigne comme l’envoyé de Dieu chargé de purger le Guatemala des éléments impurs et de guider les gentilles brebis (le peuple) dans la voie du salut et de la civilisation. Ainsi, Ríos Montt veut un Guatemala non pas réconcilié mais unifié, homogénéisé à son image, c’est-à-dire militarisé et évangélisé.
219 Cette intégration dévalorise la culture de l’Indien présent au bénéfice des cultures créoles ou métisses, mais se dote parallèlement d’une réhabilitation de l’Indien historique, c’est-à-dire une récupération et une idéalisation de l’Indien mort, relique conservée désormais partie intégrante du patrimoine national. Henri Favre, L’Indigénisme, Paris, PUF, 2004, p. 33. Guillermo de la Peña, « Territoire et citoyenneté ethnique dans la nation globalisée », dans Marie-France Prévôt Schapira & Hélène Rivière d’Arc (dir.), Les Territoires de l’État-nation en Amérique latine, Paris, IHEAL, 2001, p. 285-286.
220 El País, 24 février 1982. Citation originale : « Un dirigente de los indios misquitos acusa de genocidio al régimen de Managua. »
221 Ibid. Citation originale : « Para Fagoth, hijo de un pastor protestante, la población indígena recibe un trato discriminatorio «hitleriano y stalinista » de parte de las autoridades nicaragüenses, que han agrupado a unos 10.000 indígenas en poblamientos nuevos, a lo cual los misquitos se oponen. Por su parte, las autoridades sandinistas acusan a Fagoth de brindar cobertura a las incursiones somocistas en territorio de Nicaragua desde Honduras […]. »
222 ABC, Madrid, 15 avril 1984, rubrique Opinión. Citation originale : « De nuevo Nicaragua. »
223 El País, 9 avril 1984. Citation originale : « “el reconocimiento de una participación abierta de Estados Unidos en el conflicto centroamericano”, lo cual […] “carece de justificación y nos aleja de la paz” ».
224 Fondation politique allemande créée en 1966 par le CSU bavarois (Christian Social Union of Bavaria).
225 Fondation créée dans les années 1980 par le Parti populaire, ancrée dans la mouvance conservatrice.
226 ABC, Madrid, 15 avril 1984. Citation originale : « Por azares de la pequeña historia han coincidido cronológicamente en Madrid dos acontecimientos ambos relacionados con Centroamérica que dentro de su desigual importancia política pueden ofrecer pretexto convergente a la reflexión. »
227 Ibid. Citation originale : « Para los asistentes al coloquio serán inolvidables las acusaciones que realizó el representante de la comunidad Misura que agrupa entre otras poblaciones de la costa atlántica nicaragüense a los indios Miskitos, víctimas de un espantoso genocidio que dirige con sangre fría el actual gobierno de Managua. »
228 Ibid. Citation originale : « los datos que se ofrecieron con todo lujo de detalles no se remontaban a años pasados sino que eran atrocidades ocurridas hace apenas unos días, recién sufridas por una comunidad en tran de exterminio físico, exactamente igual que Armando Valladares, el prisionero de Fidel expuso con nombres, apellidos, fechas y lugares el innumerable calvario de los cautivos en las cárceles cubanas durante los últimos meses. »
229 Ibid. Citation originale : « Hubiese sido de utilidad haber tenido en el coloquio algún representante del PSOE como testigo de aquellas condenas argumentadas con datos notariales para obtener gracias a ellas una imagen más correcta de la que ha puesto en circulación la International Socialista empeñada en desmostrar al mundo como todo el problema centro-americano se reduce a la rápida implantación de una reforma agraria […]. Obsesionado con la lectura del problema como una simple versión local del gran enfrentamiento Norte Sur, pueblos ricos contra pueblos pobres, esta versión de la IS (que por desagracia comparte el PSOE) quiere negar la evidencia de una implantación del poder soviética en la región del Caribe. »
230 El País, 20 mars 1982. Citation originale : « Tómas Borge: Nuestra lucha contra el somocismo continúa. »
231 Les deux portraits se suivent à quelques jours d’intervalles dans El País ; le premier de Tómas Borge, le 20 mars, quelques jours après la promulgation de l’état de siège. Les autres de Pastora, début avril, sont évoqués suite à la violente rupture médiatique du commandant Cero avec le régime. Leur confrontation permet de mettre en évidence une inversion de valeurs.
232 Ibid. Citation originale : « Pocos mejores que Borge para esa puesta al día. No sólo por ser el ministro del ramo en la crucial cuestión de la seguridad nacional, o miembro de la dirección del Frente Sandinista, sino también porque este hombre pequeño y dinámico, con la cabeza gris aunque apenas ha pasado la cincuentena, encarna en cierto modo el pasado y el presente de la revolución nicaragüense: los sueños de los años cincuenta, la insurrección y la guerra de los setenta y el realismo con que su Gobierno analiza ahora las posibilidades del ataque exterior, mientras prosigue aplicando el programa inusitado del cambio social dentro de aquel modelo de economía mixta. »
233 Ibid. Citation originale : « Unico sobreviviente del grupo fundador del Frente, preso político célebre […], veterano conspirador, combatiente con las armas en la mano hasta la caída de Anastasio Somoza […]. »
234 Ibid. Citation originale : « […] Borge une a la personalidad del hombre de acción la reflexión del intelectual y el pragmatismo del político. »
235 Ibid. Citation originale : « Dice que no es escritor, pero ha publicado ya dos libros […]. »
236 Alliance composée de quatre groupes dont celui représenté par Chamorro.
237 El País, 16 avril 1984. Citation originale : « Managua compara al “comandante Cero” con Ronald Reagan. »
238 Ibid. Citation originale : « […] el Comandante Cero ha repetido las mismas acusaciones que emplea la Administración Reagan para desestabilizar, aislar y agredir al Gobierno revolucionario. »
239 Ibid. Citation originale : « Es cierto que ni los mejores amigos del Comandante Cero han podido exaltar nunca sus dotes políticas o su consistencia ideológica, simplemente porque no las tenía. Pero también lo es que hasta sus peores enemigos, que habrá que buscar ahora entre sus antiguos compañeros de armas, han reconocido siempre su carisma popular y su entrega. »
240 El País, le 19 avril 1982. Citation originale : « Le vuelve ahora contra el gobierno, pide una nueva revolución y llama al las armas a los suyos precisamente en el momento en que eL país se encuentra en une delicada situación internacional por la consolidación de las derechas de los países vecinos y por la decidida posición de Washington. »
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