Le Nicaragua au cœur des relations internationales
p. 51-68
Texte intégral
L’Espagne et l’Amérique latine : vers une réaffirmation du « lien spécial » ?
Hispanismo et Hispanidad : deux courants clés de la « politique étrangère » de l’Espagne contemporaine
1La guerre hispano-américaine de 1898 a définitivement aboli le statut de puissance impériale de l’Espagne qui y perd Porto Rico, Cuba, Guam et les Philippines, ses dernières colonies. La défaite d’un empire amène une génération entière d’intellectuels et d’artistes à en questionner les causes internes afin d’élaborer les bases d’un renouveau et, plus encore, d’une reconquête. Face à l’humiliante défaite militaire infligée par la jeune puissance américaine, cette génération, la « génération de 1898 », développe l’idée de la singularité de la raza hispana qui serait un substrat de valeurs culturelles, linguistiques et spirituelles partagé par l’Espagne et ses anciennes colonies. Ce courant baptisé l’Hispanismo cherche à substituer à la perte de l’empire géographique une influence spirituelle et culturelle qui ferait obstacle à la pénétration des valeurs matérialistes et libérales américaines47. En cela, l’Hispanismo se présente comme une idéologie défensive, contraire aux valeurs anglo-saxonnes, valorisant la spiritualité catholique face à l’individualisme protestant, et refusant le libéralisme politique et économique.
2Dans cette perspective, il s’agit avant tout de contrecarrer la puissance militaire et l’expansion américaine qui s’accroît avec Roosevelt, lorsque le président donne en 1904 une (re)lecture plus interventionniste à la « doctrine Theodore Monroe » de 1823. Plutôt qu’une concurrence matérielle, l’Hispanismo entend s’opposer à l’impérialisme étatsunien sur les plans culturel et spirituel. L’Hispanismo vise à affirmer la supériorité des valeurs « inspirées » du monde hispanique face aux valeurs « calculées » de l’anglo-saxon48. Selon cette doctrine, l’indéniable puissance militaire des États-Unis ne saurait compenser le vide de sa civilisation, qui la prive de toute prétention légitime à accéder au rang de civilisation supérieure. Face au nouvel empire américain, qui considère l’Espagne comme un pays archaïque, décadent, monocentrique et despotique, ce courant diplomatique prétend donc opposer deux civilisations : une Amérique anglo-saxonne, à la tradition calviniste, aux vertus rationnelles et aux compétences administratives dénuées de sens, à une Espagne, créatrice, vivier de culture et de spiritualité49.
3Bien que la guerre de 1898 ait atténué l’antagonisme existant entre colonie et métropole, la consolidation d’une identité culturelle latino-américaine a contribué à défaire les élites intellectuelles sud-américaines de l’« hérodianisme50 » promu par l’Europe. D’une part, de nouvelles idéologies, telles que l’indigénisme ou le marxisme, lui font directement concurrence et, d’autre part, l’Espagne est davantage associée à des temps archaïques plutôt qu’à la modernité. Sa parole n’a plus valeur d’oracle. Ce courant a donc davantage vocation à re-moraliser la société espagnole traumatisée par la défaite.
4L’Hispanismo décline avec la défaite du camp républicain en 1939. Les républicains prônaient en effet l’instauration de liens culturels, placés sous le signe de la fraternité et sous-tendus par des valeurs essentiellement humanistes proches de celles incarnées par l’Hispanismo. Le camp nationaliste propose une vision sensiblement distincte de celle du camp républicain, tant pour la conception de la nation espagnole que pour les relations avec le continent sud-américain. La rhétorique franquiste est axée sur le nationalisme, la soumission à l’autorité du centre et aux valeurs catholiques : elle se cristallise dans l’Hispanidad. Ce concept politique, dont les bases ont été esquissées sous le gouvernement de Miguel Primo de Rivera, est bien plus offensif et vise à redonner à l’Espagne son lustre impérial d’antan. Ainsi, l’Hispanidad est une doctrine de type réactionnaire fondée sur la soumission à l’autorité, tandis que l’Hispanismo s’appuie sur l’idée d’un substrat politique commun et antagoniste au modèle démocratico-libéral anglo-saxon51. Vainqueur de la guerre, Franco a pour ambition de restaurer la grandeur de l’Espagne d’autrefois et postule l’unité du monde hispanique, fondée autour des idées d’une communauté de culture, de langue, d’histoire, de religion et de race. Cet empire, dans lequel les pays latino-américains ont un rôle de premier plan à jouer et à la différence de sa conception dans le cadre de l’Hispanismo, n’est pas immatériel. Au contraire, il est délimité géographiquement.
5Franco entend œuvrer à cette reconquête. Prenant exemple sur le conseil des Indes britanniques, il crée le 2 novembre 1940 un Conseil d’hispanité qui, bien que doté d’importants moyens, ne sera réellement effectif qu’après la guerre. En effet, au terme de la Seconde Guerre mondiale, l’Espagne franquiste est considérée par les vainqueurs comme l’un des derniers foyers du fascisme en Europe et le régime en place est mis à l’index par la communauté internationale. Ainsi isolé diplomatiquement, le pays est frappé par une crise économique qui le mène au bord de la crise humanitaire52. Franco, qui s’attache à donner une légitimité internationale à son régime et à le sortir de l’isolement, doit donc pour un temps revoir ses ambitions concernant l’Amérique latine. En 1946, le Conseil de l’hispanité est remodelé et renommé Institut de culture hispanique. En six ans, la vocation impérialiste de l’Hispanité se transforme : les relations internationales avec les États du continent sud-américain, voulues cordiales et dépolitisées, sont réduites à des échanges purement économiques et culturels53.
6Du fait de l’exclusion de l’Espagne de la CEE, le régime sollicite le soutien d’alliés économiques et cherche une légitimité à l’extérieur. En dépit de profonds désaccords idéologiques au Chili ou à Cuba, l’entente espagnole avec les pays latino-américains demeure pérenne ; elle est l’expression d’une stratégie visant à la stabilisation du régime. On assiste en ce sens à la mise en place d’une politique de soutien presque systématique du régime franquiste aux pays latino-américains, et à des déclarations condamnant de manière relativement symétrique les impérialismes soviétique et yankee. Au cours des années 1950 et 1960, Franco réprouve fermement les interventions militaires des États-Unis visant à renverser les régimes soupçonnés d’affiliation communiste en Amérique centrale et dans les Caraïbes. Il montre également son désaccord concernant l’embargo sur Cuba54. Ainsi, l’Espagne franquiste n’a nullement laissé la guerre froide affecter sa politique sud-américaine. Elle préfigure par là même le tiers-mondisme et fait preuve d’une certaine originalité à laquelle son isolement, tant vis-à-vis de l’Europe que des États-Unis, n’est pas étranger.
La transition démocratique espagnole : refonte ou rupture de la politique ibéro-américaine ?
7Lors de sa transition démocratique, l’Espagne s’efforce de renouer ses liens historiques et culturels avec les nations sud-américaines et de leur donner un cadre politique. Certes, la priorité est donnée aux urgences internes ainsi qu’aux relations atlantiques et européennes, mais la scène latino-américaine constitue aussi, pour la politique étrangère espagnole, un espace de choix, et ce bien qu’il relève beaucoup de la sphère symbolique. L’Amérique latine offre un espace où mettre en scène le processus de démocratisation espagnol. Ainsi, la visite du roi Juan Carlos Ier en République dominicaine en 1976 – premier roi d’Espagne en visite en Amérique latine – est un symbole fort et annonce la mise en place d’échanges renforcés avec l’Amérique latine. De plus, cet espace permet de souligner la spécificité espagnole au sein de l’aire européenne. En 1977, Adolfo Suárez, chef du gouvernement espagnol en visite officielle à Mexico, précise la teneur de la future collaboration entre l’Espagne et l’Amérique latine. En mettant en évidence le lien d’hispanité fraternel, il présente l’Espagne comme le pont privilégié entre l’Europe et l’Amérique latine et proclame la participation active de l’Espagne au processus d’intégration et de démocratisation en Amérique latine55.
8La politique du gouvernement de l’UCD s’inscrit toutefois dans la continuité du franquisme. Certes, le renouement diplomatique avec le Mexique est un geste fort car il permet au gouvernement de transition d’être reconnu et légitimé par le seul pays latino-américain qui maintenait une position radicale à l’égard du régime de Franco. Mais le gouvernement s’efforce surtout de préserver des relations diplomatiques cordiales avec l’ensemble des régimes latino-américains, et ce, quelle que soit la nature de leur régime – ce qui, dans ce contexte de transition démocratique, n’est pas sans risquer de susciter quelques tensions internes, et en particulier vis-à-vis des événements nicaraguayens.
9Le PSOE, en tant que parti d’opposition et après sa prise de pouvoir, se trouve quant à lui dans une position plus favorable pour concevoir une politique extérieure en direction de l’Amérique latine. Appartenant au camp des vaincus de la guerre d’Espagne, il ne peut être taxé ou suspecté d’impérialisme à la différence des représentants de l’UCD, comme Suárez ou Sotelo, dont le passé franquiste neutralise en grande partie la légitimité comme interlocuteurs diplomatiques. Clandestin pendant près de quarante ans et résistant contre le régime militaire, ce parti apparaît plus crédible auprès des pays latino-américains. Rappelons notamment que de nombreux républicains fuyant la répression franquiste furent accueillis au Venezuela et au Mexique. L’appel à la fraternité et à la solidarité avec les groupes oppressés de la part du PSOE trouve à ce titre un écho plus grand que l’UCD.
10Le SPD allemand, via sa fondation Friedrich Ebert, s’implique avec force dans les mouvements d’opposition et dans la reconstruction des partis socialistes espagnols et portugais après la chute des régimes en place. Fournissant une aide financière importante, la fondation s’adresse directement aux émigrés républicains espagnols pour organiser l’appareil partisan et former les cadres aux techniques de communication et de campagnes électorales56. Outre le fait de jouer un rôle dans la démocratisation de l’Espagne, le président de l’IS, Willy Brandt, compte encourager la formation de rapports privilégiés entre le PSOE et des partis politiques en Amérique latine57 afin de conquérir ce terrain « à haut potentiel », trop longtemps délaissé par la social-démocratie58.
11Si le socialisme semblait promis à un brillant avenir au début du xixe siècle, la Première Guerre mondiale et, à sa suite, la révolution bolchevique, ont coupé court aux ambitions des socialistes réformistes de propager la social-démocratie dans le monde. L’idéologie pacifiste et la solidarité internationaliste furent anéanties par le nationalisme guerrier des États européens et par les expériences fasciste et communiste. En Amérique latine, après la révolution de 1917, la majorité des socialistes adhèrent à l’Internationale communiste ou versent dans un marxisme latino-américain spécifique et délaissent ainsi la voie sociale-démocrate59. Ce n’est qu’au début des années 1950 qu’un renouveau s’opère dans la région. En 1955, un secrétariat latino-américain est créé au sein de l’IS, mais il faut attendre le début des années 1970 pour que l’intérêt à l’égard de cette zone d’influence, considérée comme exclusivement dévolue aux États-Unis, soit clairement manifesté. L’IS, jusqu’alors assez faible idéologiquement, n’avait aucun intérêt à contester ou à défier le leadership étatsunien dans cette région. Or, en quelques années à peine, l’IS va changer d’attitude et se lancer dans une gigantesque offensive pour conquérir les pays latino-américains.
12Les années 1970 constituent, en effet, un moment crucial dans la renaissance du socialisme réformiste. La crise économique induite par le choc pétrolier a mis à mal le modèle libéral et questionné les fondements du capitalisme. La guerre du Vietnam et les révolutions étudiantes de 1968 ont façonné un nouvel esprit et une nouvelle génération de militants qui s’opposent parfois de manière très radicale à l’impérialisme, au capitalisme et aux nouveaux modes de consommation. Condamnant de manière symétrique les deux puissances hégémoniques, le tiers-mondisme rompt avec la dialectique Est-Ouest pour s’intéresser aux équilibres mondiaux et à la solidarité Nord-Sud. D’essence anticolonialiste, il s’impose particulièrement en Europe où le processus de décolonisation des années 1960 permet aux acteurs politiques et civils européens de critiquer ouvertement les États-Unis. L’élection de Salvador Allende au Chili puis le coup d’État du 11 septembre 1973 sont des événements déclencheurs d’une mobilisation internationale et d’une vague de solidarité importante, particulièrement chez les partis socialistes européens. L’IS se mobilise, envoie plusieurs délégations au Chili, appelle au boycott économique et exprime ouvertement ses divergences avec la politique américaine60. Les événements chiliens encouragent les socialistes européens à s’investir davantage en Amérique latine et à créer des liens avec des partis politiques latino-américains. La première réunion des partis socialistes européens et latino-américains se tient en avril 1976 à Caracas. En mars 1978, le congrès de l’IS est organisé à Vancouver : il réunit près de vingt-neuf partis latino-américains, dont le FSLN. Enfin, la première conférence régionale de l’IS pour l’Amérique latine et les Caraïbes a lieu en mars 1980 à Saint-Domingue. Le programme présenté vise à combattre l’impérialisme, à sortir de la dialectique Est-Ouest ainsi qu’à favoriser l’implantation du socialisme en Amérique latine. Les partis latino-américains s’affilient dès lors massivement à l’IS, par motivation idéologique, mais aussi par opportunisme61.
13Le PSOE, à travers sa politique en matière d’échanges avec l’Amérique latine, veut marquer une rupture avec les politiques précédentes jugées désuètes, trop rhétoriques et paternalistes. Fernando Morán, futur ministre des Affaires étrangères, avait exprimé la teneur de cette politique, en qualifiant d’« affective » la relation nouée entre l’Espagne et l’Amérique latine, une relation échappant aux règles classiques des relations internationales62. Substituant l’affectif au pragmatisme, il envisage les relations avec l’Amérique latine de peuple à peuple et non d’État à État. Le PSOE affirme par ailleurs la nécessité de connaître l’Amérique latine, de se débarrasser des mythes qui l’entourent et de se familiariser avec ses réalités, dans l’objectif d’édifier des liens d’égalité, de fraternité et de solidarité. C’est dans cette perspective que González initie une politique de visites en Amérique latine pour établir des liens personnels avec les grands leaders politiques latino-américains.
14Pourtant, et en dépit de cette volonté de rupture, n’existe-t-il pas, même chez les plus radicaux, une volonté similaire à celle qui prévalait auparavant ? La réactivation des liens avec la région sud-américaine, bien que se faisant selon un schéma égalitaire, n’est-elle pas le fruit d’une nouvelle lecture de l’Hispanismo, et l’expression d’un neo-hispanismo où la démocratie et la liberté seraient les nouvelles valeurs politiques communes aux deux blocs ? En défendant l’idée d’un centre espagnol modèle et d’une périphérie latino-américaine élève, ne peut-on pas trouver, dans cette manière d’ériger la démocratie espagnole en exemple, un mouvement initié une fois encore de l’Espagne vers l’Amérique latine, à savoir du centre vers sa périphérie, et revendiqué implicitement comme tel par l’Espagne qu’il s’agisse aussi bien de l’UCD que du PSOE ? Cette manière de qualifier une démocratie de « réussie » ne relève-t-elle pas de ce que Joseph Nye désigne comme le soft power63 ? En effet, dans l’exercice de la puissance, il distingue les deux catégories du hard et du soft power. Quand le premier représente la puissance coercitive des États qui repose sur les ressources économiques et militaires, le second en appelle à la capacité d’influence et de séduction d’un acteur sur les autres : une puissance par cooptation qui repose sur des ressources dites intangibles, culturelles, idéologiques ou symboliques qui font le prestige et le rayonnement d’un État64. Bien que l’usage du terme puisse être anachronique, il nous paraît pertinent de l’utiliser et il semble possible de soutenir que l’Espagne des années 1980 adopte une politique latino-américaine qui relève, même si elle n’en a pas encore les capacités, du soft power, et qu’en cela elle s’oppose au hard power américain, notamment dans le cas de l’Amérique centrale, et plus particulièrement du Nicaragua. En effet, cette politique de soft power vise, à l’instar des États-Unis, à regagner l’influence perdue par l’Espagne il y a un siècle et à rejoindre par là même les rêves déçus de la génération de 1898.
L’Espagne et les États-Unis : une concurrence dans la construction d’un leadership en Amérique centrale
La crise des valeurs et du leadership américain
15Les États-Unis sont frappés par une crise morale aux proportions jusqu’alors inégalées. La guerre du Vietnam, dans laquelle les troupes américaines se sont engagées en 1965, entraîne des dépenses militaires faramineuses et de lourdes pertes humaines65. Près de 60 000 soldats trouvent la mort et cette guerre, longue et lointaine, qui suscite une couverture médiatique désastreuse, bouleverse l’imaginaire collectif des Étatsuniens : l’image des États-Unis passe de la figure du libérateur à celle de l’oppresseur. Ce conflit a, de fait, parasité la foi du peuple américain en sa « destinée manifeste ».
16Cette doctrine, fondement de la culture politique américaine en matière de relations étrangères depuis la fin du xixe siècle, repose sur le sentiment que le peuple américain est investi d’une mission quasi divine, celle de fonder un monde nouveau. Cette idéologie éminemment messianique prend racine chez les premiers puritains qui, fuyant les persécutions religieuses de la vieille Europe, voient en l’Amérique la terre promise, la nouvelle Jérusalem. Placée sous la protection de Dieu, l’Amérique était pour eux le creuset d’un nouveau modèle de société chrétienne destiné à devenir un phare guidant l’humanité. C’est le concept de « shining city upon a hill », formulé par John Winthrop dans son sermon en 1630 intitulé « A Model of Christian Charity », qui jette les bases de l’« exceptionnalisme » américain. En 1776, Thomas Paine, dans son pamphlet Common sense, prône l’émancipation des colonies vis-à-vis de l’Angleterre et prophétise que le destin de l’Amérique consiste à poursuivre une mission civilisatrice. En 1823, la doctrine Monroe précise les bornes territoriales de ce projet. Vingt ans plus tard, le messianisme originel vient justifier les visées expansionnistes du gouvernement Polk (1845-1849) qui repousse les limites « nationales » des États-Unis en se lançant dans la conquête de l’Ouest et du Sud, en annexant notamment la république indépendante du Texas en 1845. C’est cette même année que le journaliste John L. O’Sullivan, dans The Democratic Review, emploie pour la première fois l’expression de « destinée manifeste ».
17Cette philosophie, produit d’un mélange entre « exceptionnalisme » et messianisme, inspirait ainsi la politique étrangère américaine depuis le xixe siècle. Or, la première défaite de l’histoire des États-Unis, au Vietnam, ébranle sérieusement les fondements de cette idéologie. Relégués au rôle du « vilain », les États-Unis traversent une crise morale amplifiée par le contexte général de crise économique – le chômage croît avec l’inflation – et de crise politique ; la politique dite réaliste du duo Nixon-Kissinger marque une rupture brutale avec l’idéalisme américain et le scandale du Watergate mène Nixon à démissionner. Le bourbier vietnamien révèle en ce sens les limites de la politique impériale et le déclin économique et idéologique des États-Unis.
18L’administration Carter (1976-1980) entend mettre à l’honneur l’impératif de moralisation, voire de pénitence ou de rédemption si l’on recourt au vocabulaire protestant conforme aux inclinaisons baptistes du nouveau président. Carter fonde sa politique étrangère sur deux axes principaux : le respect des droits de l’homme et l’amélioration des relations avec le bloc soviétique. Le premier se traduit, dès mars 1977, par un conditionnement du soutien militaire américain au respect des droits humains. Les régimes au pouvoir en Amérique centrale, au Salvador, au Guatemala et au Nicaragua, sont bannis des programmes d’aide. Le second se concrétise par une politique de désarmement progressive mais massive, qui donne lieu au traité Salt 266 avec l’URSS.
19Cette politique de détente et de respect des droits de l’homme va toutefois progressivement s’altérer. Au cours de la seconde partie de son mandat, l’administration Carter doit en effet faire face à une série de crises : la révolution iranienne en janvier 1979 d’abord, la révolution sandiniste et la crise des otages en Iran entre novembre 1979 et janvier 1981, suivie du désastre de l’opération de sauvetage Eagle Claw/Desert One, l’invasion brutale de l’Afghanistan par les troupes soviétiques en décembre 1979 et enfin, les menaces concernant la Pologne. Face à la politique agressive de l’URSS, la politique libérale de Carter devient de plus en plus critiquée, malgré des ajustements drastiques en fin de mandat. Ses détracteurs estiment que Carter a permis à l’URSS de profiter de la détente pour réaffirmer sa puissance militaire et que l’affaiblissement moral étatsunien causé par le traumatisme vietnamien a été aggravé par une politique « laxiste ». En favorisant l’essor de nouvelles valeurs de contestation du capitalisme et de l’impérialisme, le mandat de Carter a, selon ses contempteurs, « flouté » les frontières d’influence de la puissance américaine, et incité les Soviétiques et les Européens à défier la doctrine Monroe.
20Dès lors, le candidat porté par la vague conservatrice, Ronald Reagan construit sa campagne à partir de l’inefficacité supposée de l’administration Carter qui a, selon lui, dérogé au rôle historique incombant aux États-Unis d’exercer un leadership incontesté. En outre, Reagan soutient qu’une telle politique extérieure ne peut faire face au « démon totalitaire » incarné par l’URSS qui fait par ailleurs étalage de sa supériorité militaire. Reagan considère que les démocrates ont mené les États-Unis à renoncer à leur mission historique. Face à la vision démocrate, qualifiée de défaitiste et de « castrée », il oppose celle d’une Amérique à l’avenir radieux. Charismatique, Reagan propose à l’Amérique de retrouver foi en sa « destinée manifeste » et de rompre avec le pessimisme ambiant.
21Le 4 novembre 1980, il remporte 44 millions de voix contre 35,5 millions pour Jimmy Carter et, pour la première fois depuis 1953, bénéficie ainsi d’une majorité républicaine au Sénat et d’une importante cote de popularité. Le premier mandat de Reagan est donc essentiellement mû par le souhait de réaffirmer la vigueur du nationalisme étatsunien et la foi collective en l’armée et sa mission historique. Selon Reagan, cela impose, d’une part, de se défaire du syndrome Vietnam et de rallier l’opinion publique et le Congrès à la lutte d’endiguement du communisme. D’autre part, cet objectif exige de réarmer la nation : dans l’optique reaganienne, la puissance économique de l’Amérique ne peut être dissociée de sa puissance militaire67.
Le Nicaragua, une arène où s’affrontent deux visions du monde ?
22La politique de Carter à l’égard de l’Amérique centrale se voulait très libérale. La rétrocession du canal de Panama que préparait Carter eut pour conséquence de provoquer l’indignation de nombreux Républicains qui jugeaient cette politique contraire aux intérêts étatsuniens68. En 1977, alors qu’avaient été supprimées les aides militaires à Somoza afin de le contraindre à respecter les droits de l’homme, le dictateur n’avait pas tenu compte de l’avertissement et était resté au pouvoir, provoquant dans le même temps l’exaspération de tous les secteurs de la société nicaraguayenne. Ainsi, s’il est possible de souligner les tentatives de Carter pour jouer le rôle de médiateur entre l’opposition et Somoza, dans le but de limiter l’ascension politique des sandinistes, il faut préciser que celles-ci furent vaines. Après la révolution de juillet 1979, les principales préoccupations de Washington sont de maintenir le pluralisme politique, de supporter le secteur privé et de confiner la révolution au Nicaragua pour ne pas voir la région s’embraser69. L’objectif premier est de maintenir le statu quo afin de ne pas reproduire les erreurs de l’épisode cubain. La politique de Carter est ainsi mue par la volonté de préserver des liens cordiaux et de soutenir la reconstruction économique du Nicaragua.
23L’arrivée de Reagan au pouvoir modifie radicalement la situation nicaraguayenne. Pour lui, le régime sandiniste menace directement la sécurité et les intérêts étatsuniens. C’est pourquoi il exprime la volonté de faire tomber le régime par n’importe quel moyen. Pour justifier sa politique, Reagan en appelle à la théorie de la double dictature formulée par Jeane J. Kirkpatrick. Originaire de Georgetown, la politologue démocrate avait accusé le président Carter de pécher par angélisme vis-à-vis de l’URSS. Elle avait dénigré sa politique des droits de l’homme laquelle, en confondant la fin et les moyens, aurait amené les États-Unis à abandonner leurs alliés stratégiques traditionnels. Pour elle, cela avait créé une anomie dans la sphère politique et avait ouvert la voie à l’expansion soviétique. Très critique de la position de Carter à l’égard des nouveaux régimes, Kirkpatrick affirme qu’il est impossible de maintenir un statu quo. En revanche, il existerait de vraies alternatives démocratiques et celles-ci doivent être développées dans une perspective à long terme. Elle postule qu’un changement de régime, quel qu’il soit, même sur le court terme, est préférable au danger de voir un régime marxiste perdurer et nuire à la sécurité et aux intérêts étatsuniens. Elle met alors l’accent sur l’urgence de formuler une politique conjuguant moralisme et realpolitik vis-à-vis de ces régimes. Prenant comme exemples les cas de l’Iran et du Nicaragua, elle publie en 197970 sa théorie du « double standard » selon laquelle une dictature de droite ou de type traditionnel est préférable à une dictature de type marxiste. Selon elle, si la première est susceptible de se démocratiser avec le temps et les moyens nécessaires, cela s’avère structurellement impossible dans le cas d’une dictature de gauche puisqu’elle relèverait du totalitarisme. Dans cette perspective, les États-Unis se doivent de ménager leurs dictatures partenaires, car en tant qu’allié, le dialogue et les moyens de pression existent.
24Dans cette logique, bien que les régimes autoritaires de droite pratiquent régulièrement des entorses aux libertés fondamentales et aux droits de l’homme, les États-Unis ont plutôt intérêt à profiter de leur position de leader afin de les encourager à des évolutions graduelles vers la démocratie plutôt que de saper leur fondement. C’est ainsi que la politique du « double standard » justifie l’aide américaine fournie à des groupes ou à des régimes, tels que les contras ou le régime de Duarte au Salvador, en dépit du fait que ceux-là contreviennent au respect de la démocratie ou des droits de l’homme.
25Bien que Reagan possède des arguments pour « avertir » le régime sandiniste – tels que son appui aux guérillas salvadoriennes, ses hausses des dépenses militaires et sa dérive dictatoriale –, il peine à séduire une opinion publique réticente et un Congrès qui hésite à lui donner carte blanche de peur de faire du Nicaragua un nouveau cauchemar vietnamien. En décembre 1982, l’amendement Bolland interdit le versement d’une aide militaire officielle des États-Unis aux contras. Toutefois, au cours de ses deux mandats, Reagan ne cessera de tenter de convaincre le Congrès de lui donner les moyens de réaliser sa politique extérieure et d’officialiser ainsi la guerre secrète et illégale entreprise par la CIA. Il ne relâchera jamais ses efforts pour venir à bout du régime sandiniste et il n’envisagera la voie pacifique qu’à partir de décembre 1986, et après que le Iran-Contra ou Irangate a sérieusement ébranlé la popularité et la crédibilité du président « Téflon ».
26Cette politique américaine, qui met le Nicaragua au centre des affrontements bipolaires, suscite de nombreuses critiques, surtout en Europe. Les partis socialistes européens ont une vision diamétralement opposée à celle des États-Unis : ils voient la guerre civile nicaraguayenne, non comme le fruit de l’antagonisme Est-Ouest, mais comme le résultat de l’inégalité économique et sociale structurelle du pays. Pour beaucoup, la politique sécuritaire de Reagan, en attisant la radicalisation des sandinistes et en leur donnant des arguments en faveur de la politique de confiscation du pouvoir, provoquerait l’effet inverse à celui prétendument recherché.
27Cette position s’exprime avec une prégnance notable en Espagne qui, au regard de son histoire isolationniste, se caractérise par l’absence d’une culture de guerre froide et par un sentiment antiaméricain tenace. Cet antiaméricanisme espagnol trouve à la fois son origine dans l’antagonisme lié à la perte de son empire en 1898 et dans le fait que, à la différence des autres nations européennes libérées par les forces américaines, la société espagnole continue de subir la répression franquiste pendant près de quarante ans. En outre, après la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis offrent un soutien implicite au régime franquiste, faisant alors de l’Espagne une pièce maîtresse dans la nouvelle confrontation Est-Ouest. Pour les États-Unis, favoriser un régime démocratique espagnol où les forces de gauche occuperaient une place importante n’était pas souhaitable. C’est pourquoi il était possible d’observer dans leur politique de défense une certaine normalisation des rapports entre les deux pays. Pour de nombreux démocrates espagnols, le discours contre la menace communiste fait écho à la rhétorique anticommuniste de Franco et relève d’une propagande qui vise à légitimer son existence.
28C’est pourquoi le PSOE se fait le héraut de l’anti-impérialisme américain :
« Comme nous l’avons dit à de nombreuses reprises, et [puisque] nous sommes disposés à le répéter, nous avons conscience, dans ce pays, que l’Amérique du Nord a rendu possible la persistance du franquisme pendant trente ans.71 »
29Dans la perspective des événements centraméricains, le PSOE propose un programme aux accents anti-impérialistes et antiaméricains qui tranche avec son processus de modération et de modernisation interne. Au congrès de décembre 1976, il condamne l’interventionnisme américain, appelle la classe ouvrière internationale à se dresser contre l’impérialisme yankee et se déclare solidaire des peuples latino-américains dans leurs luttes émancipatrices. Lors du congrès de Suresnes de 1978, Felipe González fait également référence à Porto Rico comme colonie américaine. Cette emphase révolutionnaire qui sous-entend un affrontement avec les États-Unis sera présente jusqu’à l’arrivée du PSOE au pouvoir. Le réajustement sera drastique et une politique de médiation se substituera à un affrontement jusqu’alors fantasmé.
Notes de bas de page
47 Frederick Pike, Hispanismo, 1898-1936, Notre Dame, University of Notre Dame Press, 1971.
48 Manuel Azcarate, « La percepción Española de los Estados Unidos », Leviatán, no 33, automne 1998, p. 23.
49 Florentino Perez Embid, Panorama del Americanismo Español Actual, http://dspace.unia.es/bitstream/10334/236/1/0010 perezembid.pdf, 1947, p. 79.
50 L’hérodianisme désigne un phénomène de soumission d’une périphérie à un centre. Claude Grignon& Jean-Claude Passeron, Le Savant et le Populaire, Paris, Le Seuil, coll. « Hautes études », 1985, p. 12.
51 Guy Hermet, Les Désenchantements de la liberté, Paris, Fayard, coll. « Espace du politique », 1993, p. 97.
52 Parmi les pays latino-américains, seule l’Argentine de Perón soutiendra l’Espagne, aux points de vue diplomatique et économique. Elle approvisionnera l’Espagne en denrées alimentaires (de type céréales et viande), limitant ainsi les famines.
53 Emilio A. Rodríguez, « Transición a la democracia en España, Hacia una nueva política iberoamericana », dans Realidades y posibilidades de las relaciones entre España y América en las Ochenta, Madrid, Instituto de Cooperación Iberoamericana, 1986, p. 158.
54 Alistair Hennessy, « Spain and Cuba: An enduring relationship », dans Howard Wiarda, The Iberian-Latin American Connection: Implications For U.S. Foreign Policy, Westview, Boulder, coll. « Westview Special Studies on Latin America and the Caribbean », p. 363.
55 Emilio A. Rodríguez, « Transición a la democracia en España, Hacia una nueva política iberoamericana », dans Realidades y posibilidades de las relaciones entre España y América en las Ochenta, Madrid, Instituto de Cooperación Iberoamericana, 1986, p. 155-170.
56 Dorota Dakowska, « Des experts en démocratisation face aux changements révolutionnaires : le cas des fondations politiques allemandes », Revue d’études comparatives Est-Ouest, vol. 38, no 1, 2007, p. 5-28.
57 Dès 1975, des connexions personnelles très fortes existent entre les leaders du PSOE et les leaders de certains partis latino-américains, avec Omar Torrijos au Panama et Carlos Andrés Pérez de l’Alliance dominicaine vénézuélienne notamment.
58 En 1978, l’IS publie le livre Democratization on the Iberian Peninsula and Latin American. Le rôle que le PSOE doit jouer en Amérique latine en matière de démocratisation y est reconnu et légitimé.
59 Certains partis, à l’instar des partis argentins et uruguayens, gardent leur identité politique et distendent leurs liens avec l’Internationale socialiste (IS). D’autres encore, comme le parti socialiste chilien créé en 1933, refusent d’intégrer l’Internationale. Michael Löwy, « La social-démocratie en Amérique latine », Matériaux pour l’histoire de notre temps, 1999, no 1, vol. 54, 1999, p. 26-30.
60 Eusebio Mujal-León, European Socialism and the Conflict in Central America, New York, Greenwood Press, coll. « The Washington Papers », 1989, p. 3-25.
61 Michael Löwy, op. cit.
62 Fernando Morán, Una política exterior para España, Barcelona, Planeta, 1980.
63 Joseph Nye, Le Leadership américain : quand les règles du jeu changent, Nancy, Presses universitaires de Nancy, 1992.
64 Idem, p. 29.
65 [En ligne] http://www.globalsecurity.org/military/ops/casualties.htm
66 Strategic Arms Limitation Talks signé le 18 juin 1979 à Vienne.
67 Pierre Melandri, Reagan : une biographie totale, Paris, Robert Laffont, 1988.
68 Les traités de Torrijos-Carter signés par les États-Unis et le Panama le 7 septembre 1977 abrogent le traité Hay-Bunau-Varilla de 1903 qui déléguait le contrôle perpétuel du canal aux Étatsuniens. Le traité prévoyait de rendre la souveraineté du canal en 1999.
69 David Ryan, US-Sandinista Diplomatic Relations, Londres, Macmillian Press LTD, 1995.
70 Jeane J. Kirkpatrick, « Dictatorships and Double Standards », Commentary Magazine, novembre 1979. [En ligne] http://www.commentarymagazine.com/viewarticle.cfm/dictatorships--double-standards-6189
71 El País, 29 juin 1980, entretien avec Felipe González : « Déclarations du secrétaire général du PSOE sur la politique extérieure ». Citation originale : « Como lo hemos dicho numerosas veces y estamos dispuestos a repetirlo, en este país existe la consciencia de que Norteamérica hizo posible la supervivencia del Franquismo durante treinta años. »
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