Chapitre 6. Le congrès, espace de légitimation politique et de normalisation disciplinaire
p. 137-156
Texte intégral
Appropriation politique du congrès de philosophie
« La philosophie est une forme supérieure de militance et l’avenir de l’homme argentin exige une militance argentine au sein de la palestre mondiale des communications transcendantales. »
Democracia, 30 mars 1949
1La presse s’empare du Congrès national de philosophie et suit l’événement au jour le jour, contribuant à construire et mettre en valeur cette œuvre totale de la politique culturelle et universitaire du péronisme. D’intérêt national, car, comme l’explicitait le décret de nationalisation : la « philosophie est l’essence de la culture1 », le congrès se présente tout aussi bien comme un espace de militance supérieure, tel que l’affirme la tribune de Democracia le jour de son inauguration.
2Si les journaux La Prensa, La Época et Democracia s’attardent sur les moments majeurs de la réunion philosophique en énonçant les participants aux séances plénières, décrivant les activités de loisir qui se mêlent aux discussions philosophiques, et surtout, annonçant la venue de Juan Domingo Perón qui prononcera « un discours magistral2 », le journal d’opposition, La Nación, le suit d’une manière brève et sporadique, et c’est le seul qui se permet de publier la pétition des philosophes au congrès de philosophie à New York, réclamant au gouvernement la réincorporation des professeurs universitaires congédiés.
3Le caractère politique de la rencontre ressort clairement dans la presse de l’époque [Klappenbach, 2000]. Parmi la presse péroniste, le journal local de Mendoza, Los Andes, offre l’aperçu le plus détaillé de la semaine. Les articles concernant la réunion philosophique sont accompagnés des photos des séances avec les participants argentins, mais surtout des philosophes étrangers renommés, contribuant à faire du congrès national un événement intellectuel international. Mais cela va de pair avec la volonté de renforcer l’implication de cette réunion dans la construction de la culture nationale. En effet, les activités culturelles et touristiques aussi bien que la participation des représentants du gouvernement national au congrès et la visite présidentielle trouvent dans la presse une plus grande visibilité que les discussions philosophiques.
4Les excursions dans la région de Cuyo et le déroulement de quelques séances en dehors de la ville, les visites des vignobles, des caves et d’autres établissements industriels de la région ainsi que l’exposition de l’industrie agricole permettent de montrer la richesse naturelle et productive de l’Argentine. Les spectacles musicaux organisés par l’Institut supérieur d’art et de recherche musicale de l’université de Cuyo au théâtre Independencia ainsi que le concert de clôture de l’orchestre symphonique de l’université au théâtre Grand Rex, lors desquels les musiciens argentins interprètent Bach, Debussy, Haendel, montrent le haut niveau de la culture dans la « nouvelle Argentine » et la filiation de l’Argentine avec la culture occidentale. Outre la musique, l’exposition d’arts plastiques organisée par l’Académie des beaux-arts permet « de réaffirmer auprès des prestigieux professeurs présents le haut degré de formation d’un certain nombre des disciples dont les travaux témoignent d’une qualité esthétique réussie3 ». Et, d’autre part, l’École de céramique manifeste son adhésion au congrès en offrant aux participants des cendriers avec le logo à son effigie. Dans ces multiples facettes de la culture, la philosophie occupe une place d’honneur. Et outre les séances de travail, le Salon du livre philosophique argentin, inauguré par le professeur et directeur de la Bibliothèque nationale du Mexique, José Vasconcelos, rend visible la production philosophique argentine dans un contexte international. Le congrès est ainsi une manière de donner à voir la place de la philosophie et de la culture argentine dans une assemblée des nations.
5Le gouvernement avait mis à disposition les moyens humains et financiers nécessaires pour mener à bien cette rencontre. Par ailleurs, les invités au congrès sont considérés comme des invités d’honneur dont les frais d’hébergement et de locomotion sont pris en charge. En effet, plus d’un million de pesos argentins sont investis pour assurer cette rencontre4 et comme le remarque Octavio Derisi :
« … de manière généreuse et efficace [le gouvernement] avait mis à disposition [de l’assemblée philosophique et du comité exécutif] ses ressources matérielles et institutionnelles. Les transports nationaux au sein et en dehors du pays, les représentations diplomatiques, le financement et son soutien moral5. »
6Le congrès national est l’occasion pour le gouvernement de construire et d’exposer une image à l’international mettant en valeur la grandeur de l’Argentine du gouvernement de Perón. Avant tout, le congrès est pour la presse une œuvre totale de l’esprit de la nation, rendue possible grâce à la politique culturelle du gouvernement péroniste. L’usage des médias véhicule une image du gouvernement soucieux de la « haute culture » et des fondements de sa doctrine. La mise en place d’un système d’enregistrement vidéo de pointe et de diffusion radiophonique des discours et séances permettait, « […] grâce à un jeu d’installations automatiques et à l’activité des traducteurs, de diffuser en simultané [les dissertations] en anglais, français, italien et portugais6 », mais l’importance de sa diffusion est claire : le ministre de la Communication avait aussi signalé le besoin de « s’assurer d’avoir tout l’équipement dans de parfaites conditions pour en tirer tout le profit en vue de l’arrivée du président de la République7 ». La réunion philosophique s’efface pour faire émerger une réunion de caractère diplomatique où dans le concert des nations se jouent la consolidation des fondements de la nation et la légitimité internationale du gouvernement.
7La veille, à l’inauguration du Congrès national de philosophie, la presse annonce une première activité pour les congressistes : l’accueil par le chef du gouvernement de Mendoza, le lieutenant-colonel Blas Brísoli, dans le salon de la Bandera del Ejército de los Andes du Palais du gouvernement et une promenade au cerro de la Gloria où était prévu un hommage au général San Martín, le libertador de l’Amérique. Poursuivant le protocole, le congrès est inauguré le 31 mars au théâtre Independencia en présence de tous les membres d’honneur : les ministres argentins, les recteurs des universités, des membres de l’Église catholique et des gouverneurs de la région de Cuyo. La presse relaie l’image d’une rencontre où les philosophes côtoient les représentants de l’Église catholique et les fonctionnaires de l’État donnant à voir un rassemblement où la philosophie, la religion, la culture et la politique s’entrecroisent dans la recherche de l’expression de l’esprit national. Pour leur part, les philosophes tentent un détachement soulignant, comme l’a fait Luis Farré, que « l’on a été trop généreux en invitant de nombreux non-universitaires, notamment des ecclésiastiques8 » à un congrès de philosophie. Entre l’universalité de la pensée et le particularisme de la nation, les discussions philosophiques ont lieu dans l’entrecroisement des enjeux religieux, culturels et politiques.
8Avant que les membres des délégations philosophiques ne prennent la parole pour renforcer le caractère universel et désintéressé de la rencontre philosophique, le ministre de l’Éducation, Oscar Ivanissevich, puis les représentants des recteurs des universités, dont Ireneo F. Cruz, mettent en valeur l’importance d’un congrès de philosophie en Argentine qui soit en quête d’une vérité capable de cimenter les principes de la nation.
9Par ailleurs, l’inauguration est aussi l’occasion de rendre publics des messages de soutien institutionnels envoyés depuis l’étranger. Celui du ministre de l’Éducation espagnol fut particulièrement éloquent. Établissant un parallèle entre les propos du Congrès international de philosophie de Barcelone et ceux de Mendoza, il rapproche l’Argentine de l’Espagne et met en avant la filiation hispanique et chrétienne des nations tout en souhaitant consolider « une avant-garde ferme de la nouvelle et éternelle philosophie maintenue tout au long de l’Amérique de langue espagnole face aux implacables et rigoureux avatars du positivisme matérialiste9 ».
10Affirmant l’existence effective d’une philosophie au service de Dieu, il donne aussi à la philosophie pérenne la mission d’une croisade contre le matérialisme pour consolider les bases chrétiennes de la nation. Cette perspective est partagée et mise en valeur par le ministre de l’Éducation argentin lors de son discours :
« Nous ne croyons pas que l’homme puisse être soigné rapidement du matérialisme qui l’a infecté et qui comme la peste doit recouvrir la terre. […] Le matérialisme est une maladie soignable à long terme, car elle porte en elle les antigènes nécessaires […]. Nous croyons qu’il faut seulement immuniser les enfants et les jeunes pour que les nouvelles générations naissent avec un sens spirituel10. »
11Bien que les philosophes aient pris soin lors de leurs prises de parole de déclarer le caractère libre et non partisan de leurs délibérations, ces discours inauguraux font ressortir le cadre étatique et les enjeux politiques qui se dissimulent derrière les communications présentées. Par ailleurs, ils remettent sur le devant de la scène ces « éléments sectaires », « partisans » et « cléricaux » auxquels s’était attaqué le comité d’organisation lors du projet du congrès, de sorte que : « Le thomisme contre lequel on mène une guerre de silence, voire de mépris dans les universités étrangères et argentines, a eu la possibilité de faire entendre et de prouver sa vigoureuse existence11. »
12L’échange des biens symboliques et le « commerce des idées philosophiques » [Pinto, 2009] ne se font pas dans un espace neutre. Bien au contraire, les discours d’ouverture aussi bien que ceux de clôture – dont le sommet est le discours du président – et la diffusion dans la presse ne rendent pas seulement compte de la manière dont le gouvernement s’empare du congrès, mais aussi du fait que tout échange, circulation et controverse philosophique a lieu dans des arènes sinueuses, sur des espaces traversés par des intérêts multiples. L’ambiance qui entoure le congrès, le détail des activités extra-académiques ne valent pas seulement comme un décor, mais en disent beaucoup sur l’environnement dans lequel se présente le débat entre philosophie catholique et philosophie existentielle. Alors que les organisateurs avaient réussi à éloigner les secteurs catholiques de l’organisation du congrès, le gouvernement s’empare de l’événement en le nationalisant. Bien que les éléments religieux y soient présents à travers les allocutions officielles, cette nationalisation ne marquerait-elle pas le glissement des enjeux du congrès du religieux au politique ?
L’arrivée de Perón : le sommet de la rencontre philosophique
13« Sans précédents historiques, un chef d’État qui sait aller à la rencontre des plus démunis, sait aussi s’élever à la hauteur de l’estrade de la chaire philosophique pour y débattre ses pensées et exprimer les fondements de sa doctrine12 », présente Ireneo F. Cruz qui exprime ainsi l’importance transcendantale de cette rencontre philosophique lors de l’inauguration. En effet, l’arrivée de Perón à Mendoza est un moment clé du congrès et toute la presse concourt à en faire un événement à part entière. Depuis le début des séances, les intitulés des journaux sur le Congrès mettent en évidence la réussite de l’événement et son importance politique, que ce soit par la mise en valeur de la réflexion philosophique pour le progrès de la nation ou par les articles détaillant cette arrivée du couple présidentiel dans la ville andine. La journée même du début du congrès de philosophie, l’éditorial de Democracia publie :
« Perón exposera les fondements philosophiques argentins qui sont au cœur […] de notre actualité économique, politique et sociale […]. La pensée argentine par le biais du congrès de Mendoza […] sera représentée par le citoyen le plus éminent en ce qui concerne l’endoctrinement philosophique de la nouvelle Argentine et l’application des conceptions doctrinaires au présent concret et actif de notre vie nationale13. »
14Le voyage prévu par Perón à la ville de Mendoza donne au congrès philosophique une tout autre apparence : la CGT prévoit une manifestation massive pour recevoir le président, la présence du chef d’État constitue un événement à part entière qui traverse le déroulement du congrès et le fait sortir du cadre académique et philosophique. Par ailleurs, la présence et la participation du président prennent une importance singulière, car le congrès se déroule seulement quelques semaines après l’adoption de la nouvelle Constitution, le 11 mars 1949, transformation politique majeure qui avait mis le pays en effervescence. Ainsi, le discours de clôture marque le sommet de ce congrès, œuvre culturelle et politique de l’Argentine péroniste, par la présentation de la doctrine péroniste, désormais inscrite dans la Constitution et devenue doctrine nationale. S’inscrivant dans un contexte de transformation institutionnelle et constitutionnelle, le congrès devient une arène où l’on prétend fonder les principes idéologiques qui bâtissent la nation. Le discours de Juan Domingo Perón met en relief le caractère politique de la rencontre philosophique et fait du congrès une étape stratégique pour la consolidation du parti politique et de la doctrine péroniste. En légitimant la pratique philosophique par l’organisation du congrès de philosophie, le gouvernement s’offre une occasion de plus pour légitimer sa politique devant un auditoire de militants, d’hommes politiques, de philosophes et de représentants internationaux.
15Le discours prononcé par Perón face à un auditoire international avait comme objectif principal de présenter et de légitimer la « troisième position » du gouvernement ainsi que d’expliciter sa nature essentiellement démocratique, car :
« Le capitalisme, d’une part, et le communisme, de l’autre, sont deux pôles également négatifs et opposés à l’idéal démocratique […] la troisième position [est] la seule qui incarne complètement l’idéal de l’argentinité, l’idéal de l’équilibre, de l’harmonie et de la justice14. »
16Qui plus est, le jeu rhétorique du discours de Perón commence par une allusion à Aristote : « Alexandre, le plus grand général, eut pour maître Aristote. J’ai donc toujours pensé que mon métier était en rapport avec la philosophie15 », donnant un indice sur la place que lui, le général Perón, occupe sur l’estrade et face à l’auditoire philosophique. Devant un public international, mais aussi – et principalement des militants –, le chef d’État avoue :
« Je n’aurais jamais eu la prétention de faire de la philosophie pure auprès des maîtres du monde de cette discipline scientifique […], je me limiterai à signaler mes opinions, qui sont aujourd’hui partagées par une grande partie de notre peuple et incorporées dans la Constitution de la nation argentine16. »
17Or, Juan Domingo Perón se présente alors comme un « philosophe pratique » et s’appropriant le discours philosophique. Il parcourt l’histoire de la philosophie, des présocratiques à Hegel sans oublier la philosophie orientale et la philosophie chrétienne afin de donner « une idée synthétique de base philosophique de ce que représente depuis une perspective sociologique la troisième position17 ». Une position qui, dans le contexte de la guerre froide, ne se veut ni « l’individualisme amoral » du capitalisme ni « le collectivisme atomisant » du communisme, mais l’humanisme justicialiste. Il cherche par sa dissertation à montrer que « la conception intégrale du mouvement national argentin qu’on appelle justicialisme contient une doctrine nationale qui incarne les grands principes théoriques18 ». S’appuyant sur le nom des philosophes les plus célèbres du xxe siècle, il justifie la troisième position de son gouvernement et inscrit la doctrine péroniste au sein de l’histoire universelle de la philosophie. Au fur et à mesure que le politicien devient philosophe pratique, la doctrine justicialiste se transmute en philosophie. La fin du discours vise un objectif clair : exposer la doctrine péroniste et faire du justicialisme une philosophie nationale. Ce discours, dont l’auteur reste sujet à discussions19, a d’abord été publié par la presse, puis dans les actes du congrès (1949) et finalement, complété, a fait l’objet d’une publication du sous-secrétariat d’Information, intitulée La communauté organisée en 195220.
18En effet, quelques années après le congrès, ce geste d’inscription de la doctrine péroniste dans une histoire universelle de la philosophie est approfondi. En 1951, l’École supérieure péroniste récemment fondée et destinée à former les cadres dirigeants du parti, intègre dans son programme d’études un cours sur la « philosophie péroniste », où la « doctrine de Perón » couronne une séquence qui va des sophistes à Socrate, de Platon à Aristote, de Saint Thomas d’Aquin à Rousseau, et de Marx à la doctrine de Perón21. Étant déclarée doctrine nationale, la doctrine justicialiste devient la philosophie pratique nationale et elle est énoncée, en 1950, dans les vingt vérités du justicialisme : « le justicialisme est une nouvelle philosophie de vie, simple, pratique, populaire, vérité profondément chrétienne et profondément humaniste22 ».
19La nationalisation du congrès en fait un événement à multiples facettes qui dépasse largement le cadre confessionnel de ses origines. Or, si comme nous l’avions vu, le congrès ouvre un débat au sein du péronisme, dans quelle mesure contribue-t-il aussi à consolider la philosophie comme un savoir académique en Argentine ?
Normaliser et appartenir au mouvement universel de la philosophie
20D’une part, le congrès, en tant qu’événement national, est le théâtre d’un jeu de légitimation politique et l’espace de projection d’une identité nationale ; d’autre part, les échanges philosophiques et la circulation des idées contribuent dans la structuration institutionnelle de la philosophie en Argentine. Dans quelle mesure alors le congrès est-il une instance de consolidation de la discipline philosophique argentine ?
21Le congrès est national par son organisation et par son nom, mais il est aussi international par ses thématiques et ses participants. De cette double facette, il ressort un double enjeu pour les philosophes argentins : il s’agit d’inscrire la production philosophique argentine dans le mouvement de la philosophie universelle et, ce faisant, affirmer et consolider une tradition philosophique propre. Les représentants d’une philosophie à caractère confessionnel et ceux d’un courant contemporain se sont confrontés au long du congrès, tout comme lors de son organisation, pour définir le nord de la philosophie argentine.
22Lors de la dernière séance, le président du congrès, le recteur de Cuyo Ireneo F. Cruz, procède à la lecture des conclusions tirées par le secrétariat technique à la fin des séances. Ces conclusions sont de deux types : d’une part, elles concernent l’institutionnalisation académique de la philosophie et ses objectifs et, d’autre part, elles ciblent la question des fondements de la philosophie argentine. Ainsi, il est conclu que :
« Le premier Congrès national de philosophie affirme son adhésion au principe selon lequel la vérité métaphysique, suivie et dévoilée par la recherche philosophique, transcende les circonstances historiques dans lesquelles elle est définie, mais doit s’accorder aux grands problèmes nationaux et aux urgences humaines contemporaines23. »
23Tout aussi bien que :
« Le premier Congrès national de philosophie, en quête d’une interprétation intégrale de l’être humain, affirme que : outre le corporel qui explique son enracinement dans le monde, il faut l’esprit qui fait ressortir son destin transcendant, l’Être suprême qui doit être atteint par une action libre24. »
24Les conclusions sont enveloppées d’une certaine ambiguïté cherchant une position qui se veut intermédiaire et conciliante pour les deux courants philosophiques en conflit. Le congrès se clôture en affirmant que la philosophie doit s’accorder avec les problèmes nationaux et répondre aux urgences humaines tout en insistant sur la nécessaire recherche du destin transcendant de l’Être suprême. Malgré cette ambiguïté, le secteur de la philosophie contemporaine et laïque ancrée à l’UBA semble avoir conquis de nouveaux espaces institutionnels et pris une place d’importance dans l’espace universitaire. En témoignent la titularisation de Rafael Virasoro comme professeur adjoint à la chaire de gnoséologie et métaphysique et l’assignation du premier poste de professeur à temps plein à Carlos Astrada. Réaffirmé à la direction de l’Institut de philosophie, Carlos Astrada est bien placé pour rediscuter le plan d’études de philosophie. Or, les suggestions faites à Federico Daus25, doyen de la faculté de philosophie, ne sont pas toujours prises en considération. La suggestion de supprimer certains cours, dont celui de perfectionnement philosophique à charge d’Hernán Benítez, est prise tardivement et, malgré la suppression de ce cours dans les années 1950, le « prêtre péroniste » conserve sa place à l’université : à la direction de la revue de l’université qui, de surcroît, vers 1950, devient une tribune intellectuelle et catholique du justicialisme [D’Iorio, s. d.], et après le cours de perfectionnement, il assurera le cours d’anthropologie philosophique.
25La confrontation des débats au sein du congrès reflète et fait ressortir une confrontation institutionnelle de portée nationale. Une fois que les professeurs de l’UBA s’emparent de l’organisation du congrès, l’enjeu de l’événement est de répandre et de légitimer la tradition philosophique nourrie depuis Buenos Aires. Toujours est-il que si à l’UBA la tendance existentialiste semble l’emporter sur les secteurs thomistes et plus traditionnels, la situation à Cuyo semble avoir pris la direction opposée26. Un an après le congrès, les professeurs espagnols Angel González Alvarez et Antonio Millán Puelles accèdent aux chaires de philosophie à Mendoza substituant à la tendance germanique une éducation de tradition hispanique à la suite de Sepich, et séparant enfin la tradition de Cuyo de celle de Buenos Aires27. Il en va de manière semblable pour l’université nationale de La Plata [UNLP], où Octavio Derisi affirme sa position et celles de philosophes catholiques du cercle du cours de culture catholique : après Derisi à l’Institut de philosophie de La Plata, César Pico et Juan R. Sepich, à son retour d’Europe, s’affirment dans les chaires de l’UNLP.
26Alors qu’aucune tendance n’emporte le débat, le congrès contribue à établir de nouvelles lignes de répartition des philosophes permettant d’articuler autrement l’espace institutionnel de la philosophie. Tandis qu’à Cuyo se consolide une arrière-garde de l’hispanisme catholique dont le bastion avait été Juan R. Sepich, un profil libéral et séculier s’affirme à Buenos Aires qui donnera à l’UBA l’image d’être un « îlot métaphysique dans le pays28 ».
27D’autre part, parmi les conclusions du congrès, certains points manifestent la nécessité de promouvoir l’échange des idées philosophiques entre les chercheurs de toutes les nations, dans une ambiance de mutuelle et libre compréhension. Tout en attirant l’attention sur le fait que les moyens financiers devraient être accordés pour que les pays de l’Amérique soient à l’avant-garde de cette tâche29, il est prévu ainsi de constituer un comité permanent du Congrès national de philosophie afin d’organiser une rencontre tous les quatre ans. Dans ce sens, il est également proposé de créer un Bureau national d’information philosophique afin de diffuser à l’étranger la production philosophique argentine ainsi que la formation d’un Centre de hautes études philosophiques pour entretenir des liens d’échange entre professeurs et chercheurs en Amérique et en Europe, de mener une diffusion des revues et des bulletins, et de mettre en place l’organisation de congrès internationaux.
28Le congrès permet en effet de consolider des liens d’amitié et de démarrer des relations de coopération académique en Amérique, mais aussi avec l’Europe. D’après le témoignage de Farré, le congrès avait permis de :
« Cimenter des connaissances et des amitiés qui sont désormais en train de porter leurs fruits dans notre modalité philosophique. Depuis, nos revues se sont vues enrichies plus fréquemment qu’avant par les contributions des renommés penseurs étrangers qui ont eu la possibilité d’apprécier le caractère sérieux de notre activité philosophique30. »
29Immédiatement après la fin du congrès, la Société péruvienne de philosophie intègre Carlos Astrada et Miguel Ángel Virasoro participe au congrès de philosophie à Lima qui a lieu en 1950. Dans la même volonté de consolider un réseau latino-américain de philosophes, le philosophe brésilien Luis Washington publie au Brésil un livre sur le congrès de philosophie en Argentine :
« … malgré toute la campagne sordide de Cruz Costas et de ses assistants, on a réussi à convaincre qu’il s’agissait de quelque chose d’important et d’unique dans toute notre formation philosophique. C’est pourquoi j’ai contribué avec dix articles et des entretiens qui seront recueillis dans un petit livre intitulé Un congrès de philosophie… Ici à São Paulo, il y a un grand intérêt pour la philosophie et nous sommes en train de fonder un Institut de philosophie31. »
30En 1950 se tient également le premier congrès brésilien de philosophie. En effet, le congrès avait aussi comme objectif d’insérer la philosophie argentine dans un mouvement de philosophie universelle et d’élargir ses canaux de diffusion. Quelques années auparavant, Luigi Pareyson écrit à Carlos Astrada regrettant « qu’en Europe (non pas seulement en Italie, mais aussi en France), nous ne soyons pas au courant de ce développement argentin de la philosophie de l’existence32 ». Dans ce sens, le congrès était un espace propice pour consolider un réseau d’échanges et de circulation international qui permettait à la fois de nourrir la production philosophique argentine et de la faire connaître à l’étranger.
31Au tournant des années 1940-1950, les événements philosophiques se multiplient dans les territoires des Amériques et des sociétés de philosophie sont créées, donnant un cadre institutionnel à l’activité philosophique. Avec Francisco Romero, on pourrait élargir sa notion de normalité de la philosophie aux années 1930 pour parler d’un processus de « normalisation » qui aboutit au milieu du siècle lorsque la pratique philosophico-académique s’affirme et se fait une place dans les espaces de discussion internationaux. Espaces internationaux, qui sont, eux aussi, en train d’être reconstruits après la guerre. En 1948 est fondée la Fédération internationale des sociétés de philosophie et avec elle démarrent les congrès mondiaux de philosophie, où la philosophie hispano-américaine y disputera un lieu de légitimation de sa pratique et de sa langue, dans les années à venir. Puis, en 1954, la Société interaméricaine de philosophie voit le jour, renforçant les canaux des échanges et des rencontres en territoire américain.
Les actes, un outil de projection internationale
32La publication des actes du congrès ainsi que les comptes rendus parus ultérieurement font preuve de la maturité de la philosophie argentine et de la volonté d’ouvrir sa production vers un espace international. Publiés en 1950 sous la direction du professeur Luis Juan Guerrero, les actes compilent en trois volumes d’une centaine de pages chacun une grande partie de l’événement de Mendoza et témoignent de « la culture philosophique nationale […] et mettent en évidence la réalité et l’authenticité de sa présence33 ».
33Le premier volume est entièrement consacré à la diffusion du programme, à la présentation des participants et aux discours protocolaires, aussi bien d’inauguration que de clôture, qui ne furent pas prononcés faute de temps. Ce volume donne, encore une fois, une place de choix à l’action du gouvernement. Les deuxième et troisième volumes compilent les communications présentées lors des séances plénières et une sélection de celles présentées lors des séances particulières. La publication se fait en langue originale sans traduction pour les langues latines et en langue originale et traduction en espagnol pour l’allemand et l’anglais. Contrairement à ce qui avait été prévu initialement – renforcer l’hispanité et les liens hispano-américains –, les actes publiés en diverses langues replacent les philosophes argentins sur une scène cosmopolite contribuant à tisser des liens directs entre les pensées argentine et européenne. Ainsi, la publication élargit le réseau de diffusion des actes au-delà du monde hispanophone tout en montrant une appartenance à la philosophie universelle dépassant le traditionnel héritage hispanique. L’image qu’ils contribuent à construire est celle d’un congrès international bien plus que national.
34Sur le total des membres adhérents du congrès (284), 173 philosophes ont pris part aux délibérations à Mendoza et les actes recompilent 171 contributions. Or, la publication est le moment d’effectuer quelques modifications sur l’événement, mettant en valeur les contributions envoyées par les participants étrangers n’ayant pas pu se rendre en Argentine. Alors que trente-huit personnalités de l’Amérique anglo-saxonne et d’Europe ont participé au congrès à Mendoza, leur nombre dans les actes est presque le double : 64 communications des participants étrangers y sont publiées. Le ratio se maintient à un niveau stable pour les participations latino-américaines (23 participants et 22 publications), alors qu’il s’inverse pour la délégation argentine : des 113 Argentins qui participent aux séances, 85 sont publiés. La publication équilibre la participation internationale et la participation argentine permettant de consolider l’image d’un congrès ouvert et tourné vers l’extérieur. Bien que la participation argentine soit, naturellement, plus nombreuse, le caractère international du congrès est mis en avant dans la publication des actes et montre à quel point la participation étrangère, et notamment la participation européenne, était capitale pour sortir d’un isolement philosophique, insérer la philosophie argentine dans un réseau international et réussir à accomplir le mouvement exprimé par Alberini selon lequel « l’Argentine aussi bien que les autres nations latino-américaines doivent s’intégrer au mouvement philosophique universel34 ».
35À la fin du congrès, un dîner de clôture réunit les membres organisateurs et les membres d’honneur. Bien que les discours n’aient pas pu être prononcés à l’occasion, ils ont été retranscrits dans les actes. Pour l’occasion, le professeur García de Onrubia déclare que :
« Pour celui qui réfléchit même avec un minimum de probité intellectuelle, il est évident que le congrès clôture un cycle de l’histoire de l’esprit argentin. Il y a de bonnes raisons de croire que s’achève une période dans laquelle il a fallu consolider et défendre la culture philosophique. […] Cette histoire se finalise par ce congrès. Histoire exiguë, mais nôtre ; histoire de notre naissante tradition philosophique, celle de notre modeste propension spéculative qui a eu son point de départ dans le domaine universitaire il y a cinquante ans à la faculté de philosophie et de lettres de l’université de Buenos Aires. La signification de ce congrès est en rapport avec cette tradition qui a été son support historique, la seule qui permette de le comprendre et de le mettre en valeur35. »
36La fondation de la faculté en 1896 avait créé un espace où faire de la philosophie devenait une profession. Elle coïncide avec la séparation du milieu politique du milieu intellectuel de la fin du xixe siècle et incarne donc un premier moment d’institutionnalisation de la pratique philosophique dans un milieu académique que le congrès vient couronner. Ainsi, il affirme une tradition philosophique en nette rupture avec la tradition catholique pour laquelle l’université de Córdoba, fondée au temps de la colonie (1614), était un pilier. D’ailleurs, par ce retour en arrière vers la fondation de la faculté de philosophie et de lettres de Buenos Aires, cette remarque de García de Onrubia inscrit la dispute entre la philosophie néo-thomiste et l’existentialisme à la suite d’une confrontation préalable, celle du retour de la métaphysique kantienne contre le positivisme des années 1920.
37Coriolano Alberini, le président honoraire du congrès, qui se désigne lui-même « le patriarche chronologique de la philosophie argentine », affirme lors du congrès que la philosophie faite de manière sérieuse qui se célèbre dans cette réunion internationale n’était envisageable que sous la base d’une « vigoureuse critique du positivisme endémique36 ». D’après lui, la philosophie en Argentine comme activité académique au sens strict et non pas comme le produit d’un dilettantisme avait été possible grâce à l’introduction de la métaphysique, par le vitalisme et un « bergsonisme hétérodoxe [pour] résister à un irrationalisme absolu37 ».
38À la suite du congrès, la philosophie trouve une délimitation et un objectif disciplinaire. Elle ne s’interroge ni sur les faits dépourvus de profondeur métaphysique des positivistes ni sur le fondement transcendant de la religion. En rompant aussi bien avec la tradition qui lie la philosophie à la théologie qu’avec la tradition de la science positive, la philosophie s’affirme comme une discipline universitaire à part entière. Le congrès s’érige ainsi comme un espace d’institutionnalisation de la philosophie et de légitimation de la tradition philosophique séculière qui pose, non sans conflit, l’université de Buenos Aires comme un modèle à suivre.
Notes de bas de page
1 Ibid., p. 74.
2 Democracia, 30 mars 1949.
3 Los Andes, 5 avril 1949.
4 Ministerio de Educación de la Nación, La Universidad y la revolución, Mendoza, 1950, p. 131.
5 O. Derisi, « El primer congreso nacional de filosofía », Sapientia, n° 12, 1949, p. 168.
6 Los Andes, 4 avril 1949.
7 Ibid.
8 L. Farré, Cincuenta años de filosofía en Argentina, Buenos Aires, Peuser, 1958, p. 303.
9 L. J. Guerrero (dir.), Actas del primer…, op. cit., p. 94.
10 Ibid., p. 55.
11 O. Derisi, « El primer congreso… », op. cit., p. 173.
12 L. J. Guerrero (dir.), Actas del primer…, op. cit., p. 129.
13 Democracia, 30 mars 1949.
14 Clarín, 11 avril 1949.
15 L. J. Guerrero (dir.), Actas del primer…, op. cit., p. 131.
16 Ibid.
17 Ibid.
18 Ibid., p. 132.
19 Tant par la forme que par le contenu, les hypothèses sur l’auteur du discours sont encore aujourd’hui nombreuses : s’agissait-il d’un travail écrit par Perón, par Astrada, par Nimio de Anquín ou par Benítez ? Bien que certains caractères laïques du discours aient permis de supposer que Carlos Astrada était le véritable auteur, d’après son fils Rainer Astrada, Perón se serait fait préparer deux discours : l’un inscrit dans la tradition confessionnelle et l’autre dans la tradition séculière [David, 2004]. La citation finale de L’Éthique de Spinoza par laquelle Perón conclut son discours : « Nous sentons, expérimentons que nous sommes éternels », semble avoir été prise comme un affront contre l’Église. À ce propos, Caimari [2010] affirme que ce discours, en raison des allusions catholiques, permet d’imaginer Benítez comme l’auteur qui cherchait à placer le justicialisme dans l’histoire universelle des idées.
20 Le titre aurait été tiré d’un éditorial écrit par Perón publié sous le pseudonyme de Descartes dans le journal Democracia, « Une communauté organisée », en 1951.
21 Escuela Superior Peronista, Apuntes de Filosofía peronista, Buenos Aires, 1954.
22 J. D. Perón, Las 20 verdades del justicialismo, Buenos Aires, 1950.
23 L. J. Guerrero (dir.), Actas del primer…, op. cit., p. 119.
24 Ibid., p. 120.
25 Correspondance de Carlos Astrada. Fonds privé, Buenos Aires, lettre de Carlos Astrada au doyen de la FFyL, Federico Daus, 31 juillet 1950.
26 D. Pró, « Orígen y desarrollo de la Faculad », in Universidad de Cuyo, Memoria histórica de la Facultad de Filosofía y Letras (1939-1964), Mendoza, 1965, p. 127.
27 La création de la faculté de philosophie à Cuyo avait compté avec l’assistance et le conseil du Dr Coriolano Alberini, et pendant les premières années de fonctionnement, les professeurs venant de Buenos Aires et de La Plata ont imprégné les études de philosophie des tendances dominantes issues de l’université de Buenos Aires.
28 L. J. Guerrero (dir.), Actas del primer…, op. cit., p. 66.
29 Ibid., p. 119.
30 L. Farré, Cincuenta años de filosofía en Argentina, Buenos Aires, Peuser, 1958, p. 306.
31 Correspondance de Carlos Astrada. Fonds privé, Buenos Aires, lettre de Luis Washington à Carlos Astrada, 1er juillet 1949.
32 Correspondance de Carlos Astrada. Fonds privé, Buenos Aires, lettre de Luigi Pareyson à Carlos Astrada, 24 mars 1947.
33 C. Astrada, « Informe y reseña del Primer Congreso Nacional de Filosofía », Cuadernos de Filosofía, no 3, 1949, p. 60.
34 L. J. Guerrero (dir.), Actas del primer…, op. cit., p. 63.
35 Ibid., p. 188.
36 Ibid., p. 63.
37 Ibid., p. 13.
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