Préface
p. 9-13
Texte intégral
1Dans le sillage de Lucien Febvre, qui notait au début des années 1950 que « les historiens n’ont pas de très grands besoins philosophiques », ou de Roger Chartier constatant les « méconnaissances réciproques » entre histoire et philosophie1, Étienne Anheim, Antoine Lilti et Stéphane Van Damme inauguraient en 2009 un dossier de la revue Annales. Histoire, Sciences Sociales en déplorant que l’histoire de la philosophie, en France du moins, ait « peu retenu l’attention des sciences sociales en général et des historiens en particulier, qui nourrissent trop souvent à l’égard de la philosophie un rapport fait de méfiance et de timidité et hésitent à s’aventurer sur ce terrain2 ». L’une des explications de ce desencuentro, dont la première conséquence est que l’histoire de la philosophie est d’abord écrite par les philosophes eux-mêmes dans une perspective résolument internaliste, réside dans la relative imperméabilité des formations universitaires internationales qui croisent rarement les deux disciplines et entretiennent ainsi, parmi les praticiens des sciences humaines et sociales, la représentation du monde philosophique sur le mode d’une chapelle repliée sur elle-même, fonctionnant selon des habitus uniquement décryptables par ses membres et finalement inaccessible aux non-initiés. Sur la base de ce constat, les rares chercheurs susceptibles de prendre au sérieux l’idée selon laquelle « la philosophie considérée tout à la fois comme un savoir théorique, une pratique sociale et un objet culturel apparaît comme un chantier neuf à l’investigation des sciences sociales, et singulièrement de l’histoire3 », sont sans doute ceux qui ont été authentiquement été formés au croisement des deux disciplines. Et c’est le cas de Lucía Belloro, à la fois diplômée en philosophie à l’université de Buenos Aires (UBA) et en histoire à la Sorbonne Nouvelle, qui offre avec cet ouvrage le bel exemple d’une historienne prenant à bras-le-corps non seulement le processus complexe d’institutionnalisation et de la professionnalisation de la philosophie en Argentine, mais aussi sa politisation durant le premier gouvernement de Juan Domingo Perón (1946-1955).
2La clé de voûte de cet ouvrage se situe dans l’analyse du premier Congrès national de philosophie, réuni à Mendoza entre le 31 mars et le 9 avril 1949, qui constitue à la fois un moment décisif dans le processus d’institutionnalisation de la philosophie argentine et un observatoire privilégié pour penser les interactions entre champ intellectuel et champ politique. Mise en scène des disputes à l’œuvre au sein de la discipline philosophique — quid du legs positiviste hérité de la fin du xixe siècle, de la tradition néo-thomiste si influente dans l’entre-deux-guerres, de l’existentialisme qui triomphe alors en Europe, de l’impact de Heidegger au travers de son disciple Carlos Astrada, etc. ? — et abondamment relayé dans la presse locale et nationale, ce congrès est aussi l’occasion d’une projection internationale dans la mesure où la participation de philosophes étrangers de renom érige Mendoza en un éphémère centre intellectuel du monde et satisfait en cela les ambitions d’un régime résolu à faire exister l’Argentine dans la scène internationale, dans le contexte de la Guerre froide naissante. Prononcé par Perón lui-même qui y mobilise de multiples références depuis Platon jusqu’à Hegel, le discours de clôture présente la conception de la justice sociale portée par le régime, qui rejette tout autant le capitalisme libéral que le socialisme collectiviste, et devient l’un des textes fondateurs de la doctrine justicialiste après sa publication sous le titre La Communauté organisée4. En somme, ce premier Congrès national apparaît comme un double moment de légitimation : celle de la philosophie dans l’espace académique et intellectuel argentin d’une part, celle du péronisme comme projet radical de transformation sociale d’autre part.
3Au-delà du moment mendocino de 1949 toutefois, ce livre permet également de restituer les profondes reconfigurations du champ intellectuel argentin au tournant des années 1940 et 1950. Si l’entre-deux-guerres avait correspondu à un double mouvement d’organisations du milieu intellectuel, non seulement avec la naissance de nombreuses associations d’écrivains et de penseurs (ainsi les Cursos de Cultura Católica ou la Société argentine des écrivains) ou encore la création de revues (comme Criterio, La Nueva República, Claridad, etc.), mais aussi avec les prémices de la prise en charge par l’État de l’administration culturelle (au travers, par exemple, de la fondation de l’Académie argentine des Lettres en 1931), l’avènement du péronisme renforce la politisation des intellectuels dans une logique majoritaire d’opposition à un régime souvent perçu comme anti-intellectualiste. De ce point de vue, la création en mai 1948 de la Junta Nacional de Intelectuales, placée sous l’égide du sous-secrétariat de la Culture, cristallise les passions entre ceux qui y voient la légitime prise en charge par l’État de revendications anciennes, par exemple relatives à la professionnalisation des métiers intellectuels, et ceux qui, au contraire, dénoncent un désir autoritaire de soumettre les cerveaux aux ordres du pouvoir et de placer la pensée sous cloche. Dans un dialogue avec l’historiographie existante et aux confins de l’histoire politique et de l’histoire culturelle, Lucía Belloro donne donc utilement à voir la mutation des relations entre intellectuels et politiques en Argentine dans la décennie qui suit immédiatement la Seconde Guerre mondiale5.
4Enfin, cette recherche éclaire également l’histoire des universités argentines – au premier rang desquelles l’université de Buenos Aires – et de ses transformations durant les dix années du « premier péronisme ». L’on y observe notamment le nouveau pouvoir imposer son empreinte dans les amphithéâtres, à rebours de l’idée d’autonomie issue de la Réforme universitaire de la fin des années 1910, jugée élitiste, et dans l’espoir d’une démocratisation de l’accès aux études supérieures et aux savoirs. Au sein de l’UBA où la philosophie consolide lentement son droit de cité, l’intervention du régime provoque ainsi un fort renouvellement du corps enseignant sans pour autant que les tendances observables depuis une ou deux décennies dans les formations dispensées aux étudiants ne soient fondamentalement bouleversées. Dans les universités comme ailleurs6, le péronisme a tenté de s’emparer de nouveaux espaces pour en faire les relais de ses projets de transformation politique et sociale, mais l’analyse fine de cette immixtion du politique dans le champ universitaire révèle aussi les limites de la capacité du régime à imposer son contrôle en tout. En ce sens, le livre de Lucía Belloro apporte également une nouvelle pierre à l’historiographie politique du péronisme qui, en dehors de l’Argentine, demeure souvent très mal connue et sujette à de paresseuses caricatures.
Notes de bas de page
1 Voir Lucien Febvre, Combats pour l’histoire, Paris, Armand Colin, 1953, p. 4 ; et Roger Chartier, « Histoire et philosophie », Au bord de la falaise. L’histoire entre certitudes et inquiétude, Paris, Albin Michel, 1998, p. 236-237.
2 Étienne Anheim, Antoine Lilti & Stéphane Van Damme, « Quelle histoire de la philosophie ? », Annales. Histoire, Sciences Sociales, vol. 64, no 1, 2009, p. 5-21.
3 Ibid.
4 Juan Domingo Perón, La comunidad organizada. Esbozo filosófico, Buenos Aires, Club de Lectores, 1949.
5 Sur ce point, voir notamment Flavia Fiorucci, Intelectuales y peronismo (1945-1955), Buenos Aires, Editorial Biblos, 2011.
6 Voir l’exemple du milieu sportif dans les travaux de Lucie Hémeury et, notamment, sa thèse de doctorat : Le pacte introuvable. Sport, péronisme et société en Argentine (1946-1955), Paris, université Sorbonne Nouvelle, 2018 (en cours de publication aux Presses universitaires de Rennes).
Auteur
Professeur d’histoire contemporaine
Université Sorbonne Nouvelle (IHEAL)
Creda (UMR 7227)
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