Chapitre 5. 1948-1957 : les trajectoires bifurquent
p. 131-158
Texte intégral
1Siégeant le 7 mai 1947, le Tribunal suprêmo eleitoral (TSE, Tribunal suprême électoral) jugea valides les accusations portées contre le PCB, à trois voix contre deux, et vota l’annulation de son registre légal : le PCB fut interdit. Les arguments invoqués étaient ses statuts jugés illégaux et ne remplissant pas les conditions établies ; le PCB aurait été un parti étranger, preuve en était son nom : Parti communiste du Brésil et non pas Parti communiste brésilien. La répression contre les organismes de base du PCB se déploya. La police ferma près 600 cellules à Rio de Janeiro, 360 à São Paulo et 123 à Porto Alegre1. En janvier 1948, les mandats des élus communistes furent cassés ; dans le même temps, la police intervint dans 143 syndicats suspectés d’entretenir des liens avec le PCB, et la fermeture de la CTB fut imposée.
2On ne peut évidemment pas dissocier ces événements de la conjoncture internationale : en 1947, « un rideau de fer s’abattait sur l’Europe2 », les dissensions entre l’Urss et les États-Unis apparaissaient au grand jour, et ces derniers commencèrent à persécuter les communistes. Or le gouvernement du général Dutra affirmait son alliance avec la puissance nord-américaine, tandis que le PCB s’alignait sur le bloc de l’Est.
3À partir de là, la tendance politique du PCB se transforma radicalement. « La ligne antérieure, caractérisée d’“opportuniste”, fut rejetée en faveur d’une autre, plus agressive, orientée vers le renversement du gouvernement » [Martins Rodrigues Leôncio, 1986]. En 1948, juste après l’interdiction du PCB, Luiz Carlos Prestes signa un manifeste d’autocritique de la politique menée durant les années précédentes, concluant sur le constat selon lequel le pays était toujours « en retard, semi-féodal et semi-colonial et que la solution serait une révolution agraire et anti-impérialiste » [Segatto José Antonio, 2013, p. 225]. Le Manifeste d’août (1950) confirma et renforça cette rupture. Il supposait la création d’un Front démocratique de libération nationale, et d’une Armée populaire de libération nationale qui « renverserait le gouvernement “fasciste” et “traître” et le substituerait par un “gouvernement démocratique et populaire”, “sous la direction du prolétariat” » [Segatto José Antonio, 2013, p. 225]. Enfin, malgré quelques ambiguïtés et dissidences entre les consignes de la direction et la pratique des militants, cette politique fut encore réaffirmée au quatrième congrès du PCB, en novembre 1954.
4Dans ce contexte, le parti perdit de nombreux militants et une grande partie de son influence dans les syndicats. Pour les militantes de notre cohorte, cette conjoncture eut bien sûr des conséquences sur leur rapport au parti et sur leur manière de s’investir dans celui-ci.
5Il s’agira tout d’abord de comprendre les conséquences de la répression sur le processus d’élargissement de la visibilité des femmes dans l’espace politique et sur leur place au sein même de l’organisation du PCB. En effet, libérant le PCB de la nécessité d’assumer le compromis de se présenter comme un parti mixte, à travers les candidatures électorales notamment, l’interdiction de ce parti a pu constituer un frein à la présence des femmes qui en étaient membres dans l’espace politique militant. De plus, le PCB constituant alors le parti promouvant le plus la participation de femmes aux élections, la fermeture de celui-ci peut avoir limité l’espace non seulement de ses membres féminines, mais aussi des femmes en général. Au-delà des discriminations de genre perpétuées par le parti et faisant obstacle au développement de la présence de femmes dans la vie politique, l’on doit tenir compte du contexte politique national de cette période et de l’impact particulier de la répression sur les femmes en général. Nous ne voulons pas insinuer ici que le PCB aurait représenté toutes les femmes du pays ; mais, dans la mesure où c’est le parti qui les appelait le plus expressément à participer politiquement et où elles se trouvaient presque exclusivement présentes dans celui-ci, pour les femmes, son interdiction ne représentait pas seulement la condamnation des idées communistes, mais aussi un sérieux revers à leur mouvement d’insertion dans la vie politique.
6Cependant, dans l’évaluation concrète des conséquences de ce contexte historique réapparaissent les distinctions entre les situations de chacune des militantes exposées dans la première partie – lesquelles, bien qu’elles eussent eu un impact pendant la légalité, déterminaient alors moins leur rôle en tant que femme dans la structure. La période qui suivit prit un sens différent.
7Trois groupes se dessinent. Tout d’abord, les artistes et écrivaines, notamment celles ayant déjà participé de manière active aux mouvements des années 1930. Puis, celles qui dépendaient directement du PCB, les « militantes à plein temps » vivant des ressources financières de ce dernier, ou, sans que l’une raison exclue l’autre, parce qu’elles étaient épouses de membres de la direction du parti. Enfin, celles qui bénéficiaient d’une plus large marge de manœuvre et d’indépendance vis-à-vis du PCB, et qui maintinrent leur engagement à travers les mouvements de masse légaux (avec ce que cela implique comme caractéristiques particulières). Il faut malgré tout aussi remarquer que les traces de certaines se perdent à partir de cette période. Celles pour lesquelles nous avons le plus d’informations ont maintenu une certaine activité malgré la clandestinité et les multiples obstacles possibles3.
Les artistes s’en retournent à leurs œuvres
8Concernant les artistes, la rupture ne se déroula pas dans l’immédiate continuité de l’interdiction du PCB et de sa consécutive radicalisation ; il semble malgré tout qu’elles se consacrèrent désormais à leurs œuvres littéraires (à l’exception d’Eugênia Álvaro Moreyra, qui mourut en 1948, à 49 ans). Maria Werneck Castro aurait quant à elle milité au PCB jusqu’en 1952, mais se serait ensuite éloignée des activités politiques [Schumaher Schuma et Vital Brazil Érico, 2000, p. 481].
9À partir de 1947, les seules occupations décrites dans la biographie d’Éneida de Morais ont trait à des congrès d’écrivains, à un voyage en Europe lors duquel elle côtoya le milieu littéraire et artistique, puis à son retour au Brésil et à la publication de livres et de chroniques dans des journaux non nécessairement communistes. Malgré tout, il semblerait qu’elle ait contribué à la fondation du journal Momento feminino [Dely Veloso Macedo Elza, 2001, p. 171] et publié des articles dans ce dernier. Créé en juillet 1947, il s’agissait d’un organe primordial : le journal visait à transmettre des informations au sujet de l’organisation politique des femmes pour contrebalancer les revues en vogue et améliorer la qualité de l’offre de lecture. D’après Elza Dely Veloso Macedo, il s’attachait « à la défense de la citoyenneté féminine et à la lutte des femmes ». Celle-ci ajoute que, pour « atteindre le plus grand nombre possible de lectrices […], les sections classiques de la presse féminine étaient aussi présentes : les soins pour les enfants, la mode, […] », aux côtés de celles qui traitaient de thématiques politiques. Une section était même réservée à la communication de la FDIM : des invitations, l’articulation de campagnes internationales, « des analyses critiques sur la situation de la femme dans diverses régions du monde » [Dely Veloso Macedo Elza, 2001, p. 171] Tous ces éléments appuient donc la thèse d’Elza Dely Veloso Macedo selon laquelle le leitmotiv des mouvements de femmes de l’époque était « ordre à la maison… et en lutte allons ! » ; mais, formulé selon les termes de notre hypothèse, l’on peut aussi voir là, de manière complémentaire, l’ambition très nette de créer une conscience collective féminine politisée, en exploitant les thèmes de la maternité et de l’enfance, que ce fût en tant que problèmes à affronter, ou de rôles dans lesquels améliorer la situation des femmes. Plusieurs militantes, dont Heloísa Ramos et Beatriz Bandeira Ryff, qui pourtant s’éloignèrent du PCB, s’investirent dans ce journal, et nous le retrouverons donc.
10Le cas de Jacínta Passos est particulier. Tout d’abord, contrairement aux militantes citées plus haut, elle n’avait pas été liée aux mouvements des gauches des années 1930. Dans un premier temps, elle se retira de la vie militante, entre autres raisons à cause de la répression, pour se dédier à la littérature, à la lecture et à l’écriture, de poésie principalement, ainsi que pour élever sa fille. Malgré tout, comme dans le cas d’Éneida, les sujets qu’elle abordait dans ses œuvres tournaient autour de la politique et un de ses poèmes s’intitula A Coluna, chanson épique de l’histoire de la Colonne Prestes des années 19204. Elle participa avec son mari, James Amado, au troisième Congrès brésilien d’écrivains, en 1950 à Salvador de Bahía, et tous deux firent partie du comité de rédaction de la revue littéraire Seiva, que le parti « relançait dans un effort de rassembler les intellectuels et les artistes » [Amado Janaína (dir.), 2010, p. 384]. Il semble enfin que Jacínta Passos revint vers l’activisme après avoir déménagé à Rio de Janeiro en mai 1951, mais que cela dura peu.
11Dans ce petit groupe, on remarque donc que les militantes, sans rompre radicalement avec le parti, se retranchèrent sur leurs œuvres littéraires. Même Jacínta Passos, qui pendant un temps court reprit le militantisme, subit la pression exercée par la répression. Elle se dédia alors à ses œuvres et la seule activité directement liée à un organe du PCB qu’elle exerça concernait encore l’art et la littérature. Toutefois, l’on peut aussi noter que l’une des tâches les plus significatives – au moins perçue comme telle par elle-même – qui lui fut attribuée fut la direction d’une délégation pour un Congrès de femmes, légal. De la même manière, Éneida de Morais et Beatriz Bandeira Ryff gardèrent un contact avec les organisations collectives à travers le mouvement des femmes, sur lequel nous reviendrons.
12Cependant, cette possibilité d’échapper à la clandestinité et de choisir le type de relations entretenues avec le PCB et le degré de proximité avec lui n’était pas possible pour toutes les militantes.
La sphère dirigeante : évoluer dans la clandestinité
13Certaines militantes maintenaient des liens tels avec le PCB qu’elles dépendaient directement de celui-ci ; quelle que fût la politique du parti, ou les condamnations dont ses membres faisaient l’objet, elles se trouvaient contraintes de vivre en conséquence. Or, avant d’en venir aux conditions concrètes de vie qui devenaient alors les leurs, et à l’exception de Zuleika Alambert et des dites « tias », il faut préciser que se trouvaient dans cette situation les trois militantes qui avaient grandi dans l’entourage de proches communistes, dont l’éducation et la formation intellectuelle ne pouvaient être dissociées de ces tradition et culture politiques : Maria Prestes, Renée France de Carvalho et Idéalina Fernandes Gorender. À ces profils clairement définis on se doit d’ajouter quelques autres, principalement ceux de militantes qui ne venaient pas nécessairement d’une famille communiste, mais qui épousèrent des dirigeants du PCB, militants « à temps plein » donc, sans autre occupation que la gestion du parti, et contraints alors à la clandestinité.
14Nous avions déjà remarqué que ce type de militantes souffraient plus que les autres des discriminations de genre pendant la période de légalité du parti, mais qu’elles profitaient aussi des opportunités offertes par celle-ci. Or, une fois le parti interdit, ces possibilités disparurent : les épouses des membres de la direction du parti se trouvèrent dans l’impossibilité de participer aux comices et autres types de réunions publiques, lieux privilégiés, voire uniques, de leur participation. L’interdiction du parti supprima l’unique espace dont elles disposaient. En outre, la direction se trouvant dans la clandestinité, et ces femmes en étant exclues, leur sphère d’action fut quasiment réduite à zéro. Autrement dit, d’autres membres du parti, qui n’étaient pas mariées à des membres du comité central (CC) ou de la commission exécutive, ou d’autres instances de décision du PCB, ne vécurent pas l’obligation de se cacher et purent développer d’autres activités, liées ou non au parti. Comme le raconta Renée France de Carvalho, « avec Apolônio dans la clandestinité, [elle] ne [pouvait] pas vivre légalement […] » [Almeida Gomes Viana Marly (de) et alii, 2013, p. 114]. Ce n’est donc pas seulement ici le fait d’être une femme, mais bien la qualité d’épouse qui obligea Renée France de Carvalho à expérimenter une situation nouvelle. Nous voyons donc confirmées les conséquences néfastes de la répression pour l’action politique des femmes en particulier, au sein du PCB, par rapport aux hommes du parti, qui conservaient leurs attributions antérieures.
15Renée France de Carvalho, toujours, explique qu’elle se mit à consacrer tout son temps au parti, qu’elle se trouvait à son service en permanence, aucune autre option ne se présentant à elle du fait de l’illégalité : « […] ici5, nous vivions tout le temps au service du parti, il n’y avait pas de possibilité d’existence d’une vie professionnelle, et encore moins personnelle » [Almeida Gomes Viana Marly (de) et alii, 2012, p. 114].
16La situation de Renée France de Carvalho se rapprochait alors de celles des analphabètes ou des militantes « peu qualifiées professionnellement, sans famille ou sans mari », pour lesquelles « le processus de subordination [était] [le plus] visible » [Ferreira Jorge, 2002, p. 132]. À celles-ci « le parti réservait une tâche spéciale ; il leur incombait de gérer les activités domestiques des appareils » [ibid.]. Pour illustrer cet argument, Jorge Luiz Ferreira prend pour exemple Maria Prestes. Celle-ci, brièvement compagne (entre 1949 et 1951) d’un membre du PCB qu’elle aurait quitté après qu’il eût dénoncé des camarades lors d’un interrogatoire [Prestes Maria, 1993, p. 57-58], se retrouva célibataire et sans moyens financiers ; elle fut alors envoyée dans un « appareil », un local du parti situé à São Paulo, où elle rencontra Luiz Carlos Prestes qui y était caché.
17Le cas des « tias » déjà mentionnées semble confirmer cet aspect du fonctionnement des relations de genre auxquelles s’ajoutaient d’autres critères de distinction. En effet, selon Renée France de Carvalho, il y avait « beaucoup de ces vieilles militantes appelées tias qui prenaient en charge des locaux et réalisaient le service » [Almeida Gomes Viana Marly (de) et alii, 2012, p. 122]. Cependant, si ces situations dévoilent de manière particulièrement évidente l’exploitation que subissaient certaines femmes du PCB, toutes ne la vécurent pas de la même façon. Maria Prestes parut accepter alors sans rancune son rôle d’« employée domestique », devenu sacrifice pour la cause du parti ; après avoir épousé Luiz Carlos Prestes, elle endossa les attributions d’épouse et se dédia entièrement à ses nombreux enfants et à sa famille. Selon son témoignage, elle fut dénigrée par d’autres camarades, tant hommes que femmes, au motif qu’elle ne témoignait pas d’une connaissance théorique approfondie et « ne [lisait] pas Pablo Neruda et Romain Rolland en langue originale » [Prestes Maria, 1993, p. 112].
18La situation de Renée France de Carvalho, au contraire, évolua par rapport aux premières années de clandestinité. Si elle se sentit sous-estimée (subutilizada) à plusieurs reprises, elle se défendit et argumenta en expliquant qu’elle n’était pas habituée à devoir prendre en charge autant de personnes à la fois (tous les membres présents lors des réunions) parce que, à l’époque où elle était adolescente ou très jeune adulte, sa grand-mère (qui défendait l’éducation scolaire des filles) « ne la laissait pas entrer dans la cuisine, régnant sur les travaux de la maison, aussi difficiles fussent-ils » [Almeida Gomes Viana Marly (de) et alii, 2013, p. 122].
19Or elle raconte cela après une autre anecdote qui nous semble intéressante : après avoir obtenu d’Apolônio qu’elle l’accompagnât à un cours qu’il donnait à des militants plutôt que de rester seule, elle explique que, à son arrivée sur le lieu en question, « la tia qui s’occupait de la cuisine [là-bas] annonça prendre quelques jours de repos pour respirer en laissant tout pour [son] compte ». Même si elle se sentait sous-estimée, Renée France de Carvalho ne questionnait pas explicitement (dans son témoignage en tout cas) que la tia assume cette charge. Cela peut cependant avoir constitué une expérience pour elle dans le sens où elle dut comprendre que, qui qu’elle fût, une femme, du fait d’être une femme et indépendamment de sa situation, serait toujours, à un moment ou à un autre, envoyée en cuisine. Cependant, pour Renée, il s’agissait seulement d’un moment de sa trajectoire, quand la tia vivait là son quotidien. Leurs situations se croisèrent alors et, en ce sens, cette rencontre leur donna l’occasion de mesurer la discrimination de genre qu’elles partageaient, avant qu’elles ne s’éloignent de nouveau au gré du parcours de chacune. Or c’est précisément parce qu’elles pouvaient se reconnaître en fonction de leur qualité de femme seulement qu’une identité féminine était susceptible de naître ; partageant une même discrimination malgré leurs différences, un mouvement de femmes pouvait exister.
20De la même manière qu’au moment de présenter leurs programmes pendant la période de la légalité du PCB, les thèmes de la maternité et des tâches domestiques devaient constituer le point de rencontre entre toutes. C’est ce qui rassemblait les femmes indépendamment de leurs situations et parcours distincts dans le contexte restreint et confiné de la sphère dirigeante lors de la période qui suivit était la question du partage des charges domestiques. Cela n’est bien évidemment pas nouveau, mais montre une fois de plus que le genre ne suffit pas à comprendre les pratiques politiques des femmes. Leurs caractéristiques distinctes, en même temps que, pour les militantes, l’expérimentation, nouvelle dans un milieu politique, de cette division genrée des tâches, put éveiller la conscience de leur condition féminine et, donc, favoriser l’émergence d’une identité sexuée politisée ; non en termes de mouvement de masse ici, mais dans les frustrations individuelles partagées collectivement par les militantes.
21Mais la trajectoire de Renée France de Carvalho évolua à partir de 1953. Il est possible de penser que, à ce niveau de son parcours, elle se sentait plus à l’aise dans le maniement du portugais, et dans l’adaptation aux us brésiliens. Sans doute était-elle plus à même de capter les dynamiques du parti, les personnes qui le composaient, et s’insérait-elle alors plus aisément dans ses réseaux. En 1953, Apolônio fut envoyé suivre un cours en Union soviétique et elle refusa alors de rentrer en France pendant ce temps comme le lui suggérait la direction du parti. Elle participa elle-même au contraire, au Brésil, à un cours théorique organisé pour les militant.e.s et fut encore plus active dans l’organisation de commissions et le combat politique même. Elle indique avoir alors « milité dans la commission d’organisation puis dans la commission éducative du comité de l’État [de São Paulo] ». Renée ne fut plus contrainte de gérer « l’arrière-garde » de son mari et les réunions de dirigeants. Plus tard, elle rejoignit enfin son mari en Urss pour y suivre un cours à part entière.
22Idéalina Fernandes Gorender suivit également ce cours en Urss, ainsi que Dilma Alves, Zuleika Alambert et les sœurs de Luiz Carlos Prestes.
23Zuleika Alambert représente cependant un cas de figure particulier : elle n’eut aucun enfant et occupa, durant tout le temps de la clandestinité, un poste dans l’organisation de la jeunesse du parti et dans la gestion du mouvement étudiant. Il ne s’agissait certes pas d’une des attributions de la plus haute responsabilité, mais cette militante, qui avait commencé ses activités en 1942 à travers la LDN, puis avait été candidate, et élue députée de l’État de São Paulo en 1947 – sans avoir grandi dans une famille communiste, rappelons-le – témoigne d’une résolution particulière dans sa volonté de s’investir dans la vie politique et militante.
24Ajoutons également que toutes se connaissaient et que, d’après Renée France de Carvalho, les épouses s’entendaient bien entre elles, car « elles partageaient la même situation » [Almeida Gomes Viana Marly (de) et alii, 2013, p. 124]. Renée raconte également quelques moments où elles durent collaborer pour réaliser ensemble des tâches, domestiques ou non.
25Enfin, il faudrait mentionner Edíria Carneiro, car Renée France la nomme plusieurs fois dans son témoignage en tant qu’épouse de l’un des dirigeants du PCB, João Amazonas. Contrairement aux autres militantes de ce groupe, Edíria Carneiro aurait contribué au journal Momento feminino. Elza Dely Veloso Macedo la cite parmi les fondatrices de ce dernier et, grâce au mémoire de Juliana Dela Torres, l’on apprend qu’elle fut l’une des illustratrices principales des articles qui y étaient publiés. Contrairement à Renée France de Carvalho, Maria Prestes et Idéalina Fernandes Gorender, Edíria Carneiro n’avait pas grandi dans une famille communiste ; seul son cousin semble avoir exercé une influence sur elle dans ce sens, comme nous l’avons déjà indiqué. Elle avait suivi une formation à l’École normale puis à l’École des beaux-arts de Bahía, et devait donc entretenir des réseaux de relations au-delà des seuls cercles communistes. Pour la même raison, le PCB ne paraissait pas constituer l’unique lieu de son émancipation et de son épanouissement personnel, comme cela fut le cas pour Zuleika Alambert. Ainsi, sa trajectoire traversa les trois groupes que nous avons distingués ici et montre aussi, d’une certaine manière, leur perméabilité. En même temps qu’elle était l’épouse d’un membre éminent du PCB, et subissait donc les contraintes liées à cet état, tout en bénéficiant des contacts avec les autres femmes dans cette situation, ses propres activités la rendaient moins dépendante du parti, et elle semble s’être investie malgré les circonstances dans certaines activités du mouvement des femmes, constituant l’un des liens entre ce dernier et le PCB.
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26Nous avons donc vu dans les paragraphes qui précèdent que la clandestinité imposait un mode de vie particulier aux femmes qui y étaient confrontées. Cependant, dans le groupe de celles qui partageaient cette situation, des divergences distinguaient les activités développées par chacune ; celles-ci ne faisaient toutefois que renforcer leurs points communs, liés aux contraintes qu’elles subissaient, ce qui favorisait l’émergence de leur identité féminine malgré leurs caractéristiques singulières. Non dans le sens d’une promotion de celle-ci, mais dans la prise de conscience des restrictions qu’elle comportait. Mais toutes les militantes engagées pendant la période de la légalité ne se trouvèrent pas confrontées à une telle condition, et une partie des ardeurs éveillées trouvèrent une continuité dans l’animation de fronts de masse légaux où, sans qu’elle s’effaçât complètement, l’identité communiste des militantes basculerait vers le choix de l’organisation des femmes en général, indépendamment de leurs positions partisanes.
Le front légal : une reconversion vers le mouvement des femmes
« Dans la pratique quotidienne, le PCB continua à explorer toutes les possibilités d’action légale à travers la création de certaines “organisations de masse” qui fournissaient aux communistes une couverture institutionnelle pour leur politique. Pendant cette période, le parti s’engagea dans le Mouvement national pour l’interdiction des armes atomiques, avec ses militants, principalement de la jeunesse, qui recueillaient des signatures en faveur de “l’Appel de Stockholm”. De plus, à travers le Centre d’études et de défense du pétrole et de l’économie nationale, le PCB mena activement la campagne “O Petróleo é Nosso [Le pétrole est à nous]” en union avec d’autres secteurs nationalistes. » [Martins Rodrigues Leôncio, 1986.]
27Fidèle à l’ensemble de son étude, l’article de Leôncio Martins Rodrigues dont est extrait le paragraphe ci-dessus n’inclut pas les femmes dans cette analyse du front de masse légal parallèle à la direction clandestine du PCB. Pourtant, le constat qu’il pose s’applique très bien à ce qui se déroula dans leur cas. En effet, en dépit des nouvelles conditions découlant de l’interdiction du PCB, de nombreuses militantes continuèrent de s’investir dans la vie politique sous des formes pas complètement nouvelles, mais adaptées à la conjoncture. Selon Renée France de Carvalho, « dans le contexte politique de cette époque, la structure du parti était divisée en fronts légaux, les ordres venant de la structure clandestine » [Almeida Gomes Viana Marly (de) et alii, 2013, p. 114]. Aparecida Rodrigues Azedo explique quant à elle que, « à cette époque [en l’occurrence après 1954], existaient lesdites bases féminines. […] [et qu’elle] fût choisie pour en créer et les coordonner. […] Elles étaient complètement différentes du Parti, beaucoup plus ouvertes. [Elles développaient] un travail de masse ample, menaient des débats […] » [Alves Filho Ivan, 2003, p. 83]. Elle indique également qu’elle guidait ces organismes de base en fonction des directives et conseils du journal Momento feminino. Ainsi, l’organisation spécifique des femmes persistait dans le contexte de l’illégalité, de manière plus ou moins strictement liée à l’organe de la direction du parti.
28La création de Momento feminino eut lieu entre juin et juillet 19476 ; en 1948, une réunion rassembla la quarantaine d’associations de quartier7 qui fonctionnaient à Rio de Janeiro, et une convention scella la formation de l’Associação feminina do Distrito federal (AFDF), dans laquelle Antonieta Campos da Paz compta parmi les membres de la direction. En 1949, après un congrès national de femmes, la FMB, vit le jour ; Arcelina Mochel en fut désignée secrétaire générale. Les statuts de la FMB indiquaient, entre autres, que l’un de ses objectifs consistait dans « l’organisation des femmes dans tout le pays, pour la défense de leurs droits politiques, sociaux, économiques et juridiques » [Montenegro Ana, 1985, p. 26]. Il s’agissait de coordonner au niveau national toutes les activités qui se mettaient en place localement – voire au niveau international, puisque la FMB entretint de nombreux échanges avec la FDIM, comme en témoigne l’envoi de délégations brésiliennes aux réunions organisées par cette dernière. Les représentantes de la FMB se réunissaient au moins une fois par an, au mois de décembre, et des assemblées régionales et nationales se déroulaient ponctuellement. Une des causes défendues fut « la paix », avec l’organisation de pétitions et de manifestations, utilisant comme argument principal le refus que les enfants de la patrie, les fils des Brésiliennes, meurent au service de guerres qui n’étaient pas les leurs (comme la guerre de Corée, par exemple). Mais, conformément à la citation de ce début de partie, le mouvement des femmes fut aussi partie prenante de la campagne pour la nationalisation du pétrole.
29Or comment comprenons-nous les liens entre le PCB, les militantes du PCB, les militantes des Unions féminines et les organismes qui formaient un mouvement des femmes cohérent dans son ensemble ?
30Il faut ici rappeler deux points principaux de la période de la légalité : tout d’abord, même si la coordination entre les cellules féminines locales se mit en place de manière plus systématique à la fin des années 1940 (FMB, AFDF…) et dans les années 1950, il existait déjà depuis la Seconde Guerre mondiale des embryons de groupes de femmes organisés, qui se maintinrent en activité entre 1945 et 1947 sans nécessairement être immédiatement liés au PCB. Rappelons que les mouvements pour l’entrée en guerre, l’amnistie, la démocratie et contre la loi de sécurité nationale (1947) dépassaient la seule influence du Parti communiste, et que certaines femmes conservèrent l’organisation qui était la leur sans nécessairement s’affilier au PCB. Elza Dely Veloso Macedo indique ainsi qu’une rencontre eut lieu en juillet 1946, organisée par le journal Folha do dia, intitulée Mesa redonda Bárbara Heliodora (« Table ronde Bárbara Heliodora »8), lors de laquelle auraient été discutés des thèmes « d’intérêt pour la femme » sous la présidence d’Alice Tibiriçá (la mère de Maria Augusta Tibiriçá, et l’une des figures principales du bureau de la FMB), à laquelle participèrent également « des femmes d’une certaine visibilité dans le mouvement » [Dely Veloso Macedo Elza, 2001, p. 147]. Parmi elles, seule Arcelina Mochel Goto était membre du PCB.
31De plus, dans le même temps, comme nous l’avons vu dans le chapitre précédent, les militantes du PCB créaient des cellules militantes spécifiquement féminines tout en participant aux structures mixtes du parti. À travers ce dernier, elles pouvaient défendre les droits des femmes, en même temps qu’un projet de société plus global, et bénéficiaient de la possibilité d’une insertion dans la vie politique institutionnelle.
32Enfin, l’on peut imaginer que des sympathisantes du Parti communiste qui n’y étaient pas officiellement affiliées participaient plus spontanément aux cellules féminines organisées par ce dernier. Ainsi, l’on aurait d’une part les premières ébauches d’un mouvement des femmes a-partisan, d’autre part des militantes insérées dans les organismes de base féminins et communistes, enfin des membres du PCB plus ou moins proches du premier, ou qui jonglaient de l’un à l’autre.
33Or, à partir du moment où le PCB fut interdit, une jonction plus nette s’opéra entre ces trois types de militantes. Si des liens existaient déjà entre elles, devant l’impossibilité de s’investir librement dans la structure partisane, certaines de celles qui avaient misé sur elle pour promouvoir un programme adressé aux femmes et pour déployer leurs propres capacités d’éloquence ou de conciliation reportèrent leurs énergies sur le développement du mouvement des femmes transpartisan. De plus, selon Ana Montenegro,
« […] en 1948, il existait déjà une longue liste de ligues, de comités, d’associations féminines avec leurs programmes et activités qui servaient d’instruments pour mobiliser les femmes dans tous les États, et les programmes insistaient sur l’importance de l’échange entre les diverses organisations, pour permettre la formation d’un courant politique, l’échange d’expériences entre les diverses organisations, et le renforcement des actions de solidarité » [Montenegro Ana, 1985, p. 26].
34Le cas le plus représentatif et évident de ce transfert est très certainement celui d’Arcelina Mochel. En effet, celle-ci avait donc été conseillère municipale à Rio de Janeiro en 1947 et jouissait d’un certain prestige au sein du PCB. Cependant, de nombreux indices révèlent que, « quand [le parti] passa à la clandestinité, on n’entendit plus parler d’elle » [Almeida Gomes Viana Marly (de) et alii, 2013, p. 125]. Par exemple, dans le registre élaboré par la police à son sujet, après 1947, la seule mention d’une activité liée au PCB se réfère à sa participation à un comice qui eut lieu en 1954 lors duquel elle aurait parlé au nom de la FMB. Pourtant, cela ne signifia pas un arrêt total de ses activités : Arcelina Mochel fut une des principales contributrices de Momento feminino et de la FMB, et « participa à de nombreux congrès en Europe9 ». Ainsi, on observe la concernant une adaptation au contexte national qui l’amena à donner très nettement la préférence à l’organisation unitaire des femmes plutôt qu’à la continuation d’un attachement aux idées communistes radicalisées.
35De la même manière, Aparecida Rodrigues Azedo ne cessa pas de militer, mais reporta ses activités exclusivement sur les cellules de femmes, et affirme que le moment où elle s’impliqua le plus fut après 1954. Elle tirait ses directives du journal Momento feminino, représentatif de la FMB dans son ensemble.
36Cependant, toutes les trajectoires ne confirment pas aussi clairement cette idée.
37Ana Montenegro et Antonieta Campos da Paz, quant à elles, s’investirent activement dans le journal Momento feminino et contribuèrent à la FMB. Cependant, toutes deux paraissent avoir continué à entretenir des relations avec la direction clandestine du PCB et, si l’on en croit Mariza Campos da Paz [Campos Da Paz Mariza, 2012], à réaliser des tâches strictement partisanes malgré la clandestinité. Ces figures sont de celles qui peuvent incarner le lien entre le PCB et la FMB. Il ne s’agit donc pas de nier toute influence du premier sur la deuxième ; mais les statuts de celle-ci, malgré tout, précisaient qu’il s’agissait d’une association sans préférence ou discrimination partisane ni religieuse, et, si des membres du PCB l’intégraient, elles partageaient là le pouvoir de décision et l’orientation du mouvement avec d’autres qui ne comptaient pas parmi les adhérent.e.s du PCB, ce que remarqua bien aussi d’ailleurs Elza Dely Veloso Macedo [Dely Veloso Macedo Elza, 2001, p. 206-207]. On peut en outre remarquer que les arguments avancés pour justifier les actions de ce mouvement ne devaient pas renforcer d’éventuels clivages idéologiques entre les différentes militantes qui le composaient, puisque l’accent se trouvait justement mis sur les thématiques unissant en principe les femmes (des mesures très concrètes touchant à leur quotidien) ou portant sur l’économie nationale brésilienne, dans le cas du pétrole (nous y reviendrons), qui rassemblait des partis politiques distincts. Autrement dit, les identités féminines d’une part, nationale d’autre part, prévalaient.
38Cependant, pour en revenir aux militantes étudiées et aux différences sociales entre elles, celles parmi les militantes étudiées qui comptèrent parmi les membres de la direction de la FMB et/ou de l’AFDF provenaient de l’élite : elles bénéficiaient de conditions de vie privilégiées qui facilitaient leur implication politique. Au contraire, Zélia Magalhães ou Élisa Branco, ouvrières, participaient également activement aux associations de quartier et aux manifestations, mais n’en vinrent pas à occuper des postes de responsabilité majeure, ne prirent pas part aux voyages organisés pour les conférences internationales, etc. Elles donnaient corps au mouvement de masse représenté par des entités assurant son support bureaucratique ; si, militantes du PCB, les directives qu’elles appliquaient provenaient auparavant des organisations féminines de ce dernier, elles composaient désormais les bases d’un organisme dans lequel se mêlaient, sans pour autant se confondre, différentes tendances politiques.
39L’ensemble de ces éléments mettant en lumière les pratiques militantes des femmes permet d’affiner la nature des relations existant entre le PCB et la FMB. Le premier espérait très certainement du mouvement des femmes qu’il constituât un soutien de masse à ses directives politiques et, dans une certaine mesure, son influence y était sensible, puisque certaines de ses militantes prenaient part à la direction de la FMB et pesaient donc sur les décisions importantes, les « ordres du jour » et les propositions d’actions. Cependant, la FMB réunissait des femmes de tendances politiques distinctes, non nécessairement affiliées à un quelconque parti, et les militantes de base suivaient plus volontiers les recommandations de celle-ci plutôt que celles émanant directement du parti.
40Il faut aussi remarquer que, si nous avons tenté de décrire la manière dont les candidates du PCB exploitaient le thème de la maternité, pendant la courte période de la légalité, en la pointant comme créatrice de besoins spécifiques pour les femmes sans nécessairement l’encenser, la FMB quant à elle s’appuyait beaucoup plus nettement sur le caractère supposément naturel de cette caractéristique pour justifier ses campagnes. Au niveau local, chaque association pourtant maintenait une certaine spécificité : tous les tracts récupérés par la police politique relatifs aux unions féminines rendent compte de leur diversité. Certaines s’adressaient uniquement aux femmes au foyer, d’autres aux travailleuses, d’autres encore aux citoyennes, etc. Mais au niveau national, la coordination entre toutes misait sur leurs sentiments de mères. Notons aussi que, si les candidates du PCB venaient d’origines distinctes et devaient conserver, en parallèle de leur condition féminine, la mention de leur identité communiste, la direction de la FMB se révélait beaucoup plus élitiste et l’affiliation au PCB se devait d’y être plus discrète ; à cause de la répression d’une part, de l’étiquette a-partisane de la FMB d’autre part. Paradoxalement, cette posture adoptée par le mouvement des femmes correspondait mieux aux attentes et au discours théorique du Parti communiste : un contingent massif de militantes aux « hautes valeurs morales » qui défendaient l’ordre familial tout en soutenant des campagnes auxquelles tou.te.s les militant.e.s du PCB devaient prendre part (contre les armes atomiques et pour la nationalisation de l’économie nationale). Cependant, ces prises de position ne constituaient pas l’apanage des communistes, et les femmes militantes du PCB qui choisirent de s’investir dans ces mouvements collaborèrent avec d’autres tendances politiques et participèrent en tant qu’adhérentes aux unions féminines ou dirigeantes de leurs organismes fédérateurs. En effet, « l’appel commun à l’adhésion aux “causes nationalistes” et aux “causes sociales” – comme la lutte contre la hausse du coût de la vie et la protection de l’enfance et de la famille, entre autres – était ce qui unissait ces femmes qui osaient se manifester publiquement » [Soihet Rachel, 2012, p. 231]. C’est d’ailleurs probablement là la limite de ce mouvement des femmes, puisque l’identité féminine qu’elles promouvaient ne les unissait que dans la mesure où les causes au service desquelles elles la plaçaient rassemblaient différents courants politiques.
41La campagne pour la nationalisation du pétrole en est probablement la meilleure illustration : la promotion de celle-ci s’inscrivait dans les statuts mêmes de la FMB. Parmi les militantes que nous suivons ici, Maria Augusta Tibiriçá incarna l’exemple de son importance pour le mouvement des femmes. La biographie qui lui est consacrée10 met l’accent sur cette lutte, et l’interview qu’elle donna traite exclusivement de ce sujet, ayant été réalisée dans l’objectif même de conserver la mémoire de l’entreprise Petrobrás, laquelle naquit à la suite de cette mobilisation. Or Maria Augusta y insiste sur la participation intense de communistes, en même temps que sur son caractère supra-partisan, et note, au sujet de l’implication des femmes, que « non seulement il y avait des conférences dans les unions féminines, mais [que] quelques unions furent constituées spécifiquement pour la défense du pétrole11 ». Ainsi, les militantes communistes qui s’impliquèrent dans cette campagne pouvaient le faire en tant que telles, mais aussi comme participantes actives au mouvement des femmes qui y prenait part.
42Maria Augusta Tibiriçá elle-même était l’une des représentant.e.s du Centre national du pétrole12 et fut souvent désignée pour organiser des centres locaux dans d’autres États que celui du District fédéral, participer à des conventions, des comices, etc. [Dely Veloso Macedo Elza, 2001, p. 54], et fut une protagoniste de la direction de la campagne Petróleo é nosso. L’on peut ajouter que, de la même manière que nous l’avons remarqué pour celles qui composaient la direction de la FMB, Maria Augusta venait de l’élite, était médecin, et avait « des personnes, surtout une dame de totale confiance qui, durant huit ans, fut avec [elle] dans [sa] maison [pour aider à toutes les tâches domestiques] ; [ses] fils l’aimaient bien et cela [lui] donnait une tranquillité relative » [Dely Veloso Macedo Elza, 2001, p. 54] quand elle se trouvait en déplacement.
43Ainsi, si nous observions, pendant la période de légalité du parti, une relative égalité entre les différentes militantes dans leurs attributions au sein du parti (sans distinction d’âge, d’ancienneté, de diplômes, etc.), pour celles qui maintinrent une activité légale en s’insérant dans le mouvement des femmes, un clivage social s’opéra. Celles qui prirent la tête de la FMB, de l’AFDF ou du Momento feminino furent celles qui avaient le plus haut niveau d’études, provenaient de la « haute société » et/ou témoignaient d’une expérience majeure d’organisation collective ou d’activisme politique. Malgré tout, il est bien entendu que le mouvement entretint sa composition de masse, et que ce caractère élitiste de la direction ne se traduisit pas par une lutte d’influence dans les cercles intimes du pouvoir. En revanche, l’accent ne fut plus mis sur l’exploitation matérielle des femmes liée à leur condition de mères13 ; cette dernière fut utilisée (instrumentalisée ?) pour justifier, ou légitimer, leur présence dans l’espace public et leur participation en tant que mouvement aux débats politiques. Encore une fois, au niveau local, à l’échelle la plus petite des organisations, il existait une diversité conséquente, des cours d’alphabétisation, des adresses aux ouvrières, etc., où les influences partisanes se faisaient peut-être plus sentir. Mais la cohérence et l’unité du mouvement dans son ensemble se jouaient sur la promotion d’une identité féminine de masse, basée sur le fait d’être des mères brésiliennes.
44Enfin, nous voudrions aborder un dernier point illustrant l’importance donnée à l’identité féminine dans le mouvement des femmes, indépendamment de l’ancrage partisan possible de celles qui le composaient ; elle apparaît dans les campagnes de solidarité qui contraient la répression, en même temps que la répression elle-même la renforçait. Pour comprendre cela, il faut tenir compte du fait que le mouvement des femmes, bien qu’il se déclarât a-partisan, souffrit aussi de la répression, ce pour plusieurs raisons. D’après Rachel Soihet,
« […] génériquement, elles furent étiquetées par leurs opposants comme “communistes”, ce qui, au-delà d’une certaine forme de discrimination, était aussi une manière de légitimer l’arbitraire et la violence policière qui cherchaient à réprimer les mouvements sociaux du pays, spécialement à partir de 1947, quand le Parti communiste fut une fois de plus considéré comme illégal » [Soihet Rachel, 2012, p. 231].
45Autrement dit, les liens entre la FMB et le PCB justifiaient la répression contre les campagnes menées par la première, ce qui était une manière de réprimer non seulement les influences légales du parti, mais aussi un mouvement des femmes inhabituel et malvenu, ce d’autant plus qu’il constituait un front d’opposition aux gouvernements en place. Mais il est intéressant de voir que, souvent, les mobilisations entreprises pour la libération des prisonnières et les sollicitations auprès des autorités publiques furent couronnées de succès ; et que, si l’assimilation simpliste, par le pouvoir, entre le mouvement des femmes et le PCB entraînait plus aisément l’arrestation de certaines militantes, pour une militante du PCB, le fait d’être une femme pouvait lui assurer le soutien de la FMB pour sa défense.
46Ainsi, Aparecida Rodrigues Azedo fut faite prisonnière à la suite de l’intervention de la police lors d’une réunion du PCB à Tupã (État de São Paulo). Or elle indique qu’elle reçut un jour la visite d’un groupe de camarades de la FMB, parmi lesquelles Antonieta Campos da Paz, et que cette organisation mit en place une campagne de soutien qui intervint en sa faveur. Certes, Antonieta Campos da Paz était communiste aussi, mais ce n’est pas en son nom seul, mais bien sous les auspices de la FMB que furent envoyés des télégrammes, et qu’une propagande misant sur la solidarité féminine dénonça l’injustice dont Aparecida aurait été l’objet. De plus, celle-ci raconte également qu’Alice Tibiriçá avait également été arrêtée à cette occasion, pour d’autres raisons, et qu’elles partagèrent la même cellule et se soutinrent mutuellement. Elle narre d’autres occurrences encore, cette fois toutes liées à des congrès ou manifestations de femmes, lors desquelles plusieurs femmes furent faites prisonnières ensemble, et relate comment se tissèrent alors des liens de fraternité, dans l’expérience de la prison – ce d’autant plus que, pendant la détention, les différences sociales s’effaçaient. Il nous semble donc que le vécu de la répression pour des motifs politiques dont les arguments clamaient l’intérêt des femmes et la légitimité de leur positionnement peut avoir effectivement renforcé un sentiment de reconnaissance entre elles et, donc, favorisé l’émergence plus marquée d’une identité sexuée politisée. D’autres exemples encore pourraient être cités, comme celui, connu, d’Élisa Branco, pour laquelle fut réalisée une campagne de libération, semble-t-il, mémorable, ou celui de Jean Sarkis et Maria Afonso Lins ; pour toutes trois, la rhétorique fit place à leurs qualités de mères et de patriotes pour toucher et en appeler au soutien d’un nombre de femmes le plus important possible.
47Ainsi, plusieurs éléments se détachent de ces lignes consacrées aux militantes dont les liens avec le PCB étaient plus souples que ceux de celles qui côtoyaient et/ou dépendaient de la sphère dirigeante. On observe pour les premières un net basculement de leurs activités vers le mouvement des femmes. Cela n’empêchait pas cependant le maintien de leur adhésion au PCB, ni l’apport de l’influence de ce dernier au sein du mouvement. Mais les énergies déployées l’étaient au nom de la FMB. De plus, cela impliqua de la part des militantes, celles de la direction surtout, sinon la fusion, au moins la coopération avec des femmes d’autres courants politiques autour de campagnes pour lesquelles soit ceux-ci mêmes s’unissaient, soit l’identité féminine promue dépassait ces clivages. Localement toutefois, la disparité persistait ; mais toutes les cellules ou unions féminines dont les préoccupations immédiates divergeaient, témoignant de situations sociales distinctes, suivaient les directives de la FMB, organisme fédérateur leur permettant une unité concrétisée lors des rassemblements et assemblées.
***
48Pour résumer concernant les parcours des militantes de cette période marquée par l’illégalité du PCB et l’émergence de la FMB comme une des principales forces d’opposition au régime, nous dirons qu’il faut remarquer une dispersion de la cohorte initiale. Une grande partie au moins des artistes et intellectuelles s’éloignèrent du PCB ; et, quand elles gardèrent un contact avec le milieu militant, ce fut à travers le mouvement des femmes. Cela n’impliquait pas nécessairement une rupture totale avec le Parti communiste, mais signifiait que l’expression de leurs idées passait avant tout dans leurs écrits littéraires, sans plus de liens marqués avec l’organisation partisane. Celles qui en étaient proches depuis leur enfance se maintinrent dans l’entourage immédiat des dirigeants, avec qui, souvent, elles se marièrent ; ce sont elles qui vécurent au plus près la discrimination sexiste au sein du parti. Enfin, les autres militantes reportèrent leurs activités sur le front légal, en conservant ou non une affiliation partisane.
49Pour un certain nombre de militantes au moins (comme Arcelina Mochel), l’intense participation au PCB pendant les années de sa légalité ne relevait donc pas d’une foi inébranlable dans l’éclosion prochaine de la révolution ni d’une plongée dans le mythe du socialisme réel. Il s’agissait surtout d’une volonté de s’investir dans la vie politique, et, quand le Parti communiste fut interdit, elles trouvèrent d’autres voies pour poursuivre leur engagement, qui répondaient moins à la promotion d’une idéologie qu’à la mise en place de stratégies pour forcer l’ouverture d’un espace pour les femmes, en tant que telles, parmi les masses mobilisées.
50Ce chapitre démontre également que l’implication des militantes du PCB après 1947 dépendit beaucoup de leurs situations respectives ; si quelques-unes incarnèrent effectivement l’idéal promu par la direction du parti, d’autres s’y conformèrent difficilement et tentèrent avec plus ou moins de succès d’y déroger. Si le discours du mouvement des femmes encensa alors à son tour les femmes en tant que mères, dans la pratique, il leur offrit un espace à part entière dans sa direction et son administration, où elles n’entraient pas en concurrence avec les hommes. Les femmes qui ne prirent pas la tête du mouvement, mais en formaient la base, bien qu’elles soient communistes pour certaines, orientèrent leurs actions en fonction de celui-ci. De plus, au sein même des différents grands groupes que nous avons distingués, la répartition des rôles entre les femmes elles-mêmes dépendit beaucoup plus des antécédents de leurs trajectoires : ce n’est pas tant l’ancienneté de l’ancrage partisan qui compta (et il put même constituer un obstacle) pour l’obtention de responsabilités majeures (dans le parti comme dans le mouvement des femmes), mais l’influence de figures féminines pendant leur enfance, ou, surtout, leur position sociale, qui fournissait à certaines non seulement une disponibilité supérieure, mais s’accompagnait aussi généralement d’une formation intellectuelle acquise à l’université ou dans leur milieu familial.
51Quant à l’identité sexuée politisée, elle se forma donc sous divers aspects. Au sein du PCB même, il semble que la frustration engendrée par les limites imposées à l’insertion politique des femmes, après un court moment d’effervescence et, pour le dire simplement, par les contradictions entre le discours et la pratique, dont le vécu représentait peut-être le point commun majeur entre des femmes par ailleurs très différentes, fut le principal facteur d’une reconnaissance entre elles ; entre elles, comme femmes, au sein d’une même tendance politique où elles partageaient avec les hommes l’idéal communiste.
52En revanche, au niveau du front légal, une identité sexuée politisée se forma dans la coordination des différentes ligues féminines existant depuis la Seconde Guerre mondiale, menée par des femmes de l’élite de différents courants politiques, parmi lesquelles des communistes, dont les clivages étaient atténués par la volonté de conquérir en tant que femmes une voix légitime dans la vie politique, et ce en l’absence de structure partisane qui le leur permettait. Pour ce faire, elles misèrent sur leur rôle de mère dans la défense de la nation, ce qui pouvait signifier beaucoup de choses. En l’occurrence, ce fut la promotion de la paix et la nationalisation du pétrole. Elles constituèrent alors un mouvement de masse, en parvenant à diffuser leurs arguments, et à convaincre toutes les catégories de la population féminine.
53Mais ces transformations, opérées autour de mouvements d’opposition à la politique intérieure et extérieure de Getúlio Vargas, dans l’effervescence de débats sur la qualité du développement économique à rechercher pour le pays, seraient bientôt mises à l’épreuve par de nouvelles conditions politiques révélant les failles, ou la fausse unité, du mouvement des femmes. Et la forme qu’il avait prise se désagrégea.
Notes de bas de page
1 Cf. libellé PCB, in Dicionário histórico-biográfico do Brasil, CPDOC-FGV, disponible en ligne.
2 Cette formule fut rendue célèbre par Winston Churchill qui la prononça en 1946 lors du discours de Fulton (Missouri, États-Unis) pour décrire la situation en Europe. Mais on date traditionnellement le début de la guerre froide de 1947, avec l’énonciation de la doctrine Truman (logique du containment et instauration du Plan Marshall) du côté des États-Unis, puis la formation du Kominform, et la déclaration de Jdanov, du côté de l’Urss.
3 Par exemple, dans le cas d’Odila Schmidt, le document de la police indique qu’« alors que le PCB était déjà illégal, elle fut chargée du recrutement des masses féminines et du développement de la cellule Tiradentes » ; mais c’est tout ce que nous savons, et il est donc difficile de juger de sa trajectoire. Rappelons cependant que cette militante se manifestait particulièrement dans le mouvement syndical, et que le PCB s’éloigna de celui-ci pendant la période de la clandestinité, ce qui peut avoir provoqué un éloignement de sa part au cours des années 1950 – mais rien n’est moins sûr. Par ailleurs, il est possible aussi qu’elle se joignît au mouvement de femmes sans qu’il existe de traces plus précises et significatives de cette participation que « le recrutement de masses féminines ». La police se réfère ici à ses activités strictement partisanes, mais, en regard de la fusion qui s’établit entre les cellules féminines du parti et le mouvement de femmes, en faveur de laquelle nous argumentons dans ce chapitre, il se peut qu’elle s’impliquât dans ce dernier – mais rien n’est moins sûr non plus.
4 En 1924, les exploits de la colonne Prestes, durant laquelle Luís Carlos Prestes, alors capitaine, prit la tête d’un groupe de rebelles contre les forces gouvernementales, valurent à Prestes le titre de « Chevalier de l’espérance », titre que Jorge Amado donnera plus tard à sa biographie (Le Chevalier de l’espérance : vie de Luis Carlos Prestes, Paris, Les Éditeurs français réunis, 1949).
5 Elle vit au Brésil, elle compare dans ce passage ce qu’elle vit dans ce pays par rapport au souvenir qu’elle avait du militantisme en France.
6 Ana Montenegro date la création du journal du 20 juin 1947, mais Elza Dely Veloso indique que le premier numéro parut en juillet 1947 ; entre la décision de créer le journal et sa publication peuvent s’être écoulés quelques jours.
7 Ce nombre vient du témoignage d’Ana Montenegro (1981). Elle le tirerait d’un article écrit par Arcelina Mochel alors qu’elle était conseillère municipale.
8 Bárbara Heliodora aurait participé activement, avec son mari, à l’épisode connu comme la Conjuração mineira (la Conspiration de Minas Gerais), en 1789.
9 Discours de Lydia da Cunha, en annexe de Ana Montenegro, 1985, p. 74.
10 Lincoln de Abreu Penna, Uma mulher de luta, All Print Editora, São Paulo, 2013
11 Interview de Maria Augusta, réalisée par Plínio de Abreu Ramos, Valentina da Rocha Lima et Jose Luciano de Mattos Dias, de juillet à août 1987, à travers le Centre de Recherche et de Documentation en histoire contemporaine de la Fondation Getúlio Vargas, et du Service de communication sociale pour la mémoire de l’entreprise Petrobrás.
12 Le Centro de Estudos e Defesa do Petróleo (Centre d’études et de défense du pétrole), entité civile créée en 1948 dans le but de promouvoir une campagne d’informations à destination de la société\de l’opinion publique, à travers des articles, conférences, débats, etc., pour rassembler les personnes en faveur de la nationalisation de l’extraction, c’est-à-dire d’un monopole étatique sur les gisements brésiliens.
13 Cela ne signifie pas cependant que cette condition fût remise en cause, ni la structure de la famille, ni les qualités considérées comme féminines, etc. ; mais que les difficultés engendrées par cette réalité étaient pointées comme telles.
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