Chapitre 3. Comment devient-on communiste ?
p. 83-100
Texte intégral
Les antécédents d’une affiliation partisane
1Le chapitre précédent portait sur l’observation d’une évolution sociale en donnant la priorité aux contextes, au sens large, des différents moments de rapprochement du PCB, plutôt qu’aux moyens de le rejoindre et à la prédisposition de chacune à s’engager. Or l’origine sociale ne suffit pas à déterminer l’engagement, d’autres critères entrent en ligne de compte. Bien sûr, on a pu d’ores et déjà percevoir le rapport entre les conditions politiques, l’origine sociale et la manière d’aborder le PCB : les réseaux personnels dans les années 1930, l’union nationale entre 1940 et 1942-1943, puis les campagnes d’amnistie politique et le recrutement partisan entre 1943-1944 et 1945. Mais nous prenions alors en considération le rapprochement du PCB, et non les premières expériences éventuelles d’une prise de conscience sociale et/ou politique indépendamment de ce dernier. De plus, des expériences de participation réelle peuvent avoir existé dès l’enfance. Pour comprendre un éventuel engagement personnel, prendre en compte la trajectoire complète de la personne est nécessaire, les expériences d’engagement positives important en outre dans l’engagement présent, et/ou dans l’engagement futur1.
2Ce chapitre tente donc de préciser les motifs de l’engagement des militantes constituant notre cohorte afin de peser les facteurs individuels de ce processus. Cela ne signifie pas qu’ils ne puissent être de même nature pour plusieurs d’entre elles, mais induit qu’ils ne relèvent pas immédiatement du contexte politique national, partagé par toute la population. Plutôt, il s’agit de mieux examiner l’impact du contexte sur les différentes situations de chacune – soit de questionner pourquoi, pour certaines femmes, il a pu servir de catalyseur à des aspirations antérieures.
3Malheureusement, nous ne disposons de ces informations que pour celles qui ont fait l’objet de biographies ou ont elles-mêmes témoigné. Les fiches de police ne peuvent nous être d’une grande aide ici, ne fournissant pas d’informations précédant les activités politiques. De la même manière, les biographies sur les tracts de candidature à des élections mettent l’accent sur l’expérience partisane, pas sur d’autres éventuelles influences.
L’Église comme lieu de conscientisation sociale
« Casa, escola,
profissão,
rua, igreja,
multidão,
vida, vida,
solidão! »
–
« Prisão, torturas, sede, fundas dores,
desprezo, ingratidões, açoite, horrores,
tudo sofreu por nós, pobres mortais.
Ainda entrega no instante da agonia,
imaculado, o vulto de Maria,
o bem maior que todos os demais. »
« Maison, école,
profession
rue, église,
multitude,
vie, vie,
solitude ! »
–
« Prison, tortures, soif, profondes douleurs,
mépris, ingratitudes, fouet, horreurs,
tu as tout enduré pour nous, pauvres mortels.
encore dévouée à l’instant de l’agonie,
immaculée, la figure de Marie,
comme bien, supérieur à tout autre. »
Jacínta Passos
4Pour certaines des militantes étudiées, l’Église catholique constitua l’un des premiers lieux de conscientisation sociale, au travers de la catéchisation notamment. Il faut dire que, depuis la fin du xixe siècle, avec la promulgation de l’encyclique Rerum Novarum plus précisément, en 1891, sous le pontificat de Léon XIII, cette institution dénonçait les inégalités engendrées par l’industrialisation et le capitalisme, et s’opposait à la modernité libérale. Cela concernait principalement l’Europe, mais la publication de Quadragesimo Anno en 1931 par le pape Pie XI donna une impulsion décisive à l’extension de la doctrine sociale de l’Église catholique en Amérique latine. Si cette influence est particulièrement flagrante pour Jacínta Passos, elle concerne aussi Antonieta Campos da Paz – et nous pouvons leur opposer l’anticléricalisme ou l’expérience négative de l’Église catholique d’autres militantes de la cohorte.
5Concernant Antonieta Campos da Paz, nous avons déjà mentionné qu’elle avait étudié cinq ans dans un collège de sœurs ; elle écrit également avoir été entourée de catholiques de tous côtés. Bien qu’elle prétendît ne pas adhérer à « l’excès de religion » et « avoir toujours réagi contre les sœurs2 », elle accepta d’être catéchiste dans le Morro 24 de Maio, une favela d’accès difficile que personne n’était disposé à affronter, et dit avoir eu alors son premier contact avec « le peuple ». Cela aurait duré de ses dix-huit à ses vingt ans, une durée relativement courte, à la fin des années 1920 donc3. L’Église a donc constitué pour elle un des premiers lieux de socialisation extérieure à son milieu d’origine, ainsi que le moyen de s’investir hors de chez elle, comme c’était alors souvent le cas pour les filles de grandes familles.
6L’adolescence et la vie de jeune adulte de Jacínta Passos rendent compte de manière exemplaire de cette influence initiale de l’Église catholique sur des femmes qui devinrent ensuite communistes. Janaína Amado, qui s’appuie principalement sur des témoignages de proches de cette militante, indique que sa famille était très catholique, et que l’on décrivait Jacínta comme une fille « extrêmement responsable », qui « accomplissait avec droiture tous les devoirs de bonne enfant et de bonne chrétienne » [Amado Janaína (dir.), 2010, p. 345]. Jacínta publiait déjà – au moment où elle participait aux activités caritatives de l’Église, mais avant de rejoindre le Parti communiste – des poèmes dans les revues artistiques de l’époque, mais elle ne se rapprochait en rien des intellectuelles qui menaient une vie libérée. Ce fut par l’alliance de son métier de professeure et de ses élans de foi qu’elle s’épanouit dans un premier temps. Elle donna aux enfants des leçons de catéchisme, mais aussi des cours d’alphabétisation, aux enfants des employés de la fazenda de Campo Limpo où elle passait ses vacances scolaires. Une fois diplômée, elle commença à donner des cours, le soir, à des femmes pauvres, en général employées domestiques, à l’École paroissiale de Nazaré, près de sa résidence. Elle se serait inspirée d’ouvrages de philosophie chrétienne [Amado Janaína (dir.), 2010, p. 355].
7Les trajectoires de Jacínta Passos et d’Antonieta Campos da Paz prouvent que l’Église catholique précéda parfois le PCB comme lieu d’expression des sensibilités sociales et de développement de compétences dépassant le cadre du foyer d’origine. Les deux femmes témoignent d’une forme d’« inquiétude » préalable à leur prise de contact avec le PCB, quels qu’aient été le moment et les modalités de celle-ci. On peut également souligner que ces deux parcours sont incarnés par des femmes de l’élite : ce type de socialisation ne concernait qu’une catégorie de femmes, et leur ascendance sociale s’associait à une culture et à une expérience ajoutant aux divergences avec les autres femmes du PCB au moment de leur rencontre.
8Pour celles qui avaient grandi dans des familles communistes, le rapport à l’Église revêtait un caractère beaucoup plus conflictuel. Idéalina Fernandes Gorender raconte que son père, Hermogênio da Silva Fernandes, issu de l’anarchisme et l’un des fondateurs du PCB, était un anticlérical. La mère de cette militante avait rompu toute relation avec l’Église après son union avec son mari. De la même manière, Renée France de Carvalho témoigne dans son récit d’une anecdote lors de laquelle sa mère met à la porte un pasteur protestant rendant visite à sa famille.
9Le cas d’Aparecida Rodrigues Azedo révèle encore un autre aspect possible de l’impact de l’institution religieuse sur les militantes. En effet, celle-ci fréquentait l’église de son village dont le curé organisait des fêtes folkloriques destinées à toute la population alentour. Aparecida raconte qu’elle se rendait avec assiduité à ces activités, indépendamment de ses parents, ces moments de fête représentant pour elle des temps de rencontre et de divertissement avec les jeunes gens de son âge. Toutefois, elle ressentit aussi une certaine discrimination, en tant que fille de milieu populaire, par rapport aux progénitures des fazendeiros, qui se voyaient attribuer le premier rôle lors des spectacles et représentations. Ces jalousies enfantines sont révélatrices d’un conflit social bien réel qui se manifestait, semble-t-il, alors. Selon Aparecida, seules les jeunes filles qui jouissaient d’une situation privilégiée étaient choisies pour présenter les danses, l’usage de robes coûteuses éliminant d’office, et a priori, les autres. Aparecida affirme également que la situation sociale de chacune déterminait la place occupée dans la chorale de l’église. Le rejet de l’Église qu’elle exprime dans son récit ne résulte donc pas d’une accusation aux fondements idéologiques, mais de la frustration à laquelle elle l’associait.
10Ainsi, pour certaines (Jacínta Passos et Antonieta Campos da Paz), l’Église constitua le premier lieu d’éveil social, dans le sens d’une prise de conscience des inégalités sociales dont elles-mêmes ne souffraient pas, sinon par empathie, et d’une implication personnelle et volontaire à des occupations qui les stimulaient en tant que femmes. Pour d’autres (Idéalina Fernandes Gorender et Renée France de Carvalho), sans même parler de l’idéologie anticléricale dans laquelle elles avaient grandi, leur ancrage familial leur offrait, comme nous le verrons, l’opportunité d’aventures rendant superflue la recherche de lieux externes de sociabilités. Enfin, dans le cas d’Aparecida Rodrigues Azedo, le côtoiement des religieuses et religieux attisa ses émotions critiques en tant que victime de discriminations qui piquèrent son orgueil effronté.
11Trois brefs commentaires conclusifs peuvent être proposés ici : aux disparités de la cohorte déjà décrites peut s’ajouter la divergence des valeurs morales initiales ; le rapport à l’Église dépend beaucoup de la situation socio-économique et de l’éducation de chacune ; enfin, bien que les contacts établis entre des femmes de l’élite et des femmes pauvres puissent rappeler ceux évoqués dans le premier chapitre de cette partie, les affiliations religieuses n’engendrent pas de projets communs, au sein d’un même groupe, entre des femmes de différentes situations. L’Église apparaît, pour les femmes que nous étudions, soit comme le premier lieu d’émancipation, soit comme le point de cristallisation d’une première opposition idéologique, soit enfin comme le lieu d’expérience d’une première frustration sociale. Cela ne suffit pas, bien sûr, à provoquer l’adhésion au Parti communiste. D’autres facteurs entrent encore en ligne de compte.
Des mariages homogames : militante avant épouse
12Comme nous venons de l’observer pour quelques militantes, la fréquentation de l’Église catholique a pu constituer un lieu d’initiation aux problématiques sociales. Mais l’adhésion ultérieure au PCB ne saurait en représenter la continuité évidente.
13Dans le cas d’Antonieta Campos da Paz, nous avons déjà indiqué l’influence de son mari, et les rencontres politiques qui s’ensuivirent. L’on peut d’ailleurs ajouter qu’elle l’avait connu six ans avant leur mariage, en 1926, et que le contexte premier de leur relation ne comportait pas d’affinités politiques particulières. Au contraire, l’histoire d’Antonieta (alors Antonieta Rudge Hampshire) semble correspondre en tout point aux assertions de Mônica Raisa Schpun [Schpun Mônica Raisa, 1997] selon qui, dans les années 1920, la priorité était donnée aux sentiments intimes (ils échangèrent de très nombreuses lettres avant leur mariage) ; Manoel Campos da Paz, médecin, incarne par ailleurs la figure du compagnon idéal. Ce n’est qu’ultérieurement que le partage d’idées politiques entre les époux apparaît. Dans les quelques feuilles autobiographiques qu’elle écrit, Antonieta Campos da Paz souligne qu’« il se trouva que son jeune mari, intelligent, studieux et lecteur d’œuvres élevées, arriva aux portes du marxisme, y entraînant son père et [elle-même] […]4 ».
14Cependant, nous avons déjà vu que ce type de parcours n’est pas le plus courant et, si l’on observe rapidement les dates et les conditions du mariage des femmes étudiées, il semble clair qu’elles n’approchèrent pas le PCB du fait de leurs conjoints, bien que ces derniers fussent eux-mêmes membres de ce parti dans la quasi-totalité des situations. Des doutes persistent pour quelques-unes. En ce qui concerne Élisa Branco et Zélia Magalhães, nous ne pouvons nous fier qu’au Dictionnaire des femmes du Brésil déjà mentionné ; mais les synthèses biographiques qui les présentent ne détaillent pas ce point et les documents que nous avons réunis nous-même, des articles de journaux évoquant leurs actes militants, ne font aucun état non plus de cet aspect. Maria Prestes, en revanche, écrit avoir rassuré son père au sujet de son mariage prochain (elle avait alors dix-sept ans), par le fait que « [son] futur compagnon était communiste aussi et luttait comme [eux] il y avait des années » [Prestes Maria, 1993, p. 56].
15Idéalina (alors da Silva Fernandes) raconte quant à elle qu’elle connut Jacob Gorender alors qu’il donnait un cours organisé par le PCB, auquel elle assistait. Le cas de Renée France de Carvalho a déjà été évoqué ; selon un document de la police, Arcelina Mochel se maria le 6 février 1948. Or elle avait déjà été conseillère municipale à Rio de Janeiro en 1947. Certes, elle et son époux avaient pu se rencontrer bien avant, mais Arcelina venait de l’État du Maranhão, où elle militait déjà, et son mari, Masao Goto, était originaire du District fédéral, ce qui rend plus probable une rencontre dans la capitale. Le biographe de Maria Augusta Tibiriçá Miranda, date la rencontre de cette dernière avec Henrique Miranda des débuts de la campagne pour la nationalisation du pétrole, dans le cadre de laquelle ils auraient travaillé ensemble. Aparecida Rodrigues Azedo se maria en 1952 avec un journaliste du PCB qui l’accompagnait lors d’un congrès à la chambre municipale de Rio de Janeiro, en 1950. Enfin, le premier entretien de Clara Charf avec Carlos Marighella eut lieu alors que, ayant déjà déménagé à Rio de Janeiro et s’étant affiliée au PCB, elle travaillait pour la commission parlementaire de ce parti.
16Ces données ne constituent donc pas l’élément le plus intéressant ni le plus pertinent pour aborder les antécédents des militantes et leur disposition à rejoindre le PCB. Elles montrent cependant que, si la direction de ce dernier attendait des femmes qu’elles fussent avant tout de bonnes mères et de bonnes épouses, l’ordre à la maison étant la condition nécessaire de la participation politique pour certaines, il arriva aussi souvent que ce fut « seulement » en tant que militantes que les femmes entreprirent leurs activités partisanes, leurs ambitions politiques précédant alors leurs inclinations maritales et maternelles.
17Les liens familiaux, en revanche, ont eu des incidences sur les trajectoires des militantes, qu’ils servissent de passerelle, bâtissent des expériences, vagues ou plus marquantes, et encourageantes pour les femmes, ou qu’ils aient constitué au contraire un obstacle à l’engagement politique. C’est ce que nous observerons maintenant.
Entre continuité et rupture des traditions familiales
18Pour certaines femmes de notre cohorte, l’inscription dans la continuité de leur éducation parentale est évidente, et l’on ne distingue pas leurs premières expériences sociales ou politiques de leur rapprochement du PCB, qui participent d’un seul et même processus : la formation de leur sensibilité politique eut lieu au sein même du Parti communiste.
19Dans le témoignage de Renée France de Carvalho sur ses « mémoires de famille », on remarque une confusion entre ses souvenirs personnels et les réminiscences de son entourage quant à la figure de son grand-père. En effet, bien qu’elle ne l’eût pas même connu, il devint pour elle un modèle du fait des conversations qu’elle entendit à son sujet. Dès son plus jeune âge, Renée France de Carvalho fut enthousiasmée par la mémoire familiale, dans laquelle la participation aux mouvements populaires avait une grande valeur. Elle présente son grand-père comme un ouvrier différent de certains autres, « qui passaient leur temps libre à boire dans les troquets » [Almeida Gomes Vianna Marly (de) et alii, 2013, p. 20]. Il était syndiqué, laissa un livre de poésie de Victor Hugo, entretenait une grande admiration pour Jean Jaurès et avait « probablement » des tendances socialistes… Nous ne pouvons pas vérifier toutes ces assertions et elles relèvent certainement pour une part de l’idéalisation, mais il est toujours possible de retenir que telle fut l’image que Renée France conservait de lui, et que ce furent ces aspects de sa personnalité, véridiques ou non, qui l’inspirèrent.
20Mais les valeurs familiales avaient aussi des incidences bien réelles. Renée France naquit en effet en 1925 et avait donc une dizaine d’années au moment des grèves qui accompagnèrent l’effervescence du gouvernement français du Front populaire5. Ce moment « dura peu, mais fut très marquant », commente-t-elle. Bien que l’emphase avec laquelle elle relate ces événements résulte des souvenirs qu’elle en a longtemps après, elle montre aussi l’empreinte éminemment positive sur elle de ces événements couronnant les luttes avec succès. Ce point ne nous semble pas négligeable et peut expliquer la permanence et la persistance de l’engagement de cette militante dans le Parti communiste, malgré les difficultés rencontrées.
21Il faut aussi préciser que des figures féminines inspirèrent Renée France de Carvalho et que son engouement pour les idées socialistes ne fut pas déçu par des restrictions dues à sa qualité de femme. Elle se réfère à sa grand-mère, qui l’éleva longtemps, comme à « la grande matriarche de la maison » [Almeida Gomes Vianna Marly (de) et alii, 2013, p. 17], avec laquelle elle sortait régulièrement, et apprit beaucoup. Et raconte qu’au fond de la cour de l’immeuble où elle habitait se trouvait une fabrique de sacs de toile où ne travaillaient presque que des femmes, sur les machines à coudre, qui participaient aux grèves avec les hommes [Almeida Gomes Vianna Marly (de) et alii, 2013, p. 29]. Ainsi, le cas de Renée France de Carvalho démontre l’influence de sa famille et du contexte dans lequel elle grandit non seulement en termes d’orientation politique, mais aussi concernant la valorisation du travail et de la participation des femmes dans l’espace public.
22Plusieurs autres militantes évoluèrent dès l’enfance dans des familles communistes, au Brésil cette fois. Idéalina Fernandes Gorender était la fille d’un des fondateurs du PCB. Elle raconte que son père carioca était le fils d’un anarchiste espagnol qui adhéra ensuite au socialisme. Ainsi, elle aussi écouta des histoires de grèves antérieures aux années 1920. De plus, elle grandit dans l’atmosphère des premières réunions et activités du PCB, dans ces mêmes années. Si les premiers contacts d’Idéalina avec le PCB ont bien lieu pendant les années 1930, ses relations avec le parti remontent donc à son enfance. Cependant, c’est le contexte qui suivit le renversement de la République oligarchique qui fut l’occasion, pour elle, d’expériences plus marquantes : son père vécut dans la clandestinité et Idéalina fut confiée à son oncle ; elle-même se trouva prisonnière, à quinze ans, avec une camarade dont les parents étaient communistes également, accusées d’avoir comparé le Brésil à l’Urss lors d’un cours – selon Idéalina, cette arrestation relevait d’une tactique de la police pour que son père se rendît. Quoi qu’il en fût, bien que les années 1930 n’aient pas revêtu pour Idéalina le même caractère joyeux que pour Renée France de Carvalho, témoin du Front populaire en France, comme elle, l’atmosphère idéologique dans laquelle baigna Idéalina Fernandes Gorender inscrivit son cheminement dans la continuité de celui de son enfance et de son adolescence.
23Un dernier cas s’apparente aux deux parcours qui précèdent, celui de Maria Prestes, née en 1932, dont le père était lié à l’organisation des travailleurs de Recife et fut emprisonné pendant deux ans après 1935. Maria Prestes « dans [sa] mémoire de petite fille de cinq ans, [garda] l’image de celui-ci appuyé au mur d’un coin de la cellule, sale, dégoûtant, avec des blessures qui saignaient » [Prestes Maria, 1993, p. 40]. Pendant toute cette décennie, Maria dut déménager d’une maison et d’une famille à l’autre, ou changer de nom, en raison des activités de son père. Elle ne sut les motifs de tels revers que plus tard ; mais elle considère qu’elle ne pouvait alors que « suivre la lutte » de ce dernier.
24Ainsi, dans le cas de ces trois militantes, l’affiliation au PCB ne constitua pas une rupture en regard du contexte familial dans lequel elles avaient grandi. L’impact de ce dernier pour expliquer la précocité de leurs expériences politiques est patent, et le contexte d’effervescence politique qui caractérisa les premières années de leurs jeunes vies d’adulte ne constitua qu’un nouveau décor dans lequel elles défendirent les idées qu’elles avaient toujours côtoyées. La possibilité pour les femmes de voter, d’être élues, et les exhortations du PCB à leur égard à ce moment-là leur en donnèrent la possibilité.
25Cependant, les parents des militantes peuvent avoir joué un rôle primordial dans la formation politique de celles-ci sans qu’ils fussent aussi clairement liés à l’idéologie du PCB que ne l’étaient ceux des trois militantes que nous venons d’évoquer.
26Dans le cas de Maria Augusta Tibiriçá, on ne peut manquer de percevoir l’importance de sa mère, qui constitua pour elle un modèle et sur laquelle elle écrivit même un livre : Alice Tibiriçá. Lutas e ideais. Celle-ci n’était pas membre du PCB, mais elle s’impliquait, médicalement, dans la lutte contre la lèpre. La disposition de Maria Augusta à rejoindre le PCB ne vient pas d’une orientation de sa famille, membre de l’élite, vers ce parti. Mais elle suivit l’exemple d’une femme active et investie dans les affaires publiques, sa mère, et d’un père qui avait lui-même des activités politiques importantes. Certes, le système dans lequel agissait son père ne conférait aucune place aux femmes et se qualifiait idéologiquement par une logique élitiste basée sur la tradition. De ce point de vue, Maria Augusta s’inscrit en rupture avec lui par son choix d’adhérer au PCB. Cependant, si l’on envisage cette affiliation du point de vue de la relation qu’elle entretenait avec sa mère, l’on peut penser que le PCB fut le lieu de la continuité d’un militantisme proprement féminin. Autrement dit, ce n’est pas la tradition idéologique de sa famille qui orienta Maria Augusta vers le PCB, mais le fait qu’elle recherchât un lieu où donner suite, en tant que femme, à l’implication politique de sa mère. Or la politisation de Maria Augusta hors du cadre familial se joua au moment où ce parti jouissait d’une grande popularité (et tandis que sa mère continuerait dans la lignée de sa génération, détachée des partis politiques). Cette trajectoire donne donc un autre exemple de l’influence familiale possible parmi les antécédents contribuant à expliquer l’engagement partisan d’une militante.
27D’autres parcours dévoilent une certaine ambiguïté. Nous avons déjà indiqué qu’Antonieta Campos da Paz et Jacínta Passos s’étaient investies dans des activités religieuses avant de rejoindre le PCB. Ces occupations n’entraient pas en contradiction avec les valeurs morales de leur entourage. En revanche, leur engagement partisan ultérieur leur causa des difficultés et elles durent affronter quelques contradictions. Dans le cas de la première, et bien que ce fût son mari qui l’initia aux idées communistes, ses beaux-parents voyaient d’un mauvais œil les sorties de leur belle-fille. Dans le cas de la seconde, ce serait son frère qui l’aurait présentée à ses amis étudiants. En tant que garçon, il jouissait d’une plus grande liberté. Jacínta aurait alors tissé des liens avec son groupe de camarades. D’après Janaína Amado, « en compagnie de son frère, Jacínta apparut aux premières réunions et manifestations publiques, politiques, qui marqueraient tant sa vie. […] Il l’aida à dépasser les limites étroites que la société et les familles imposaient aux jeunes filles de son segment social » [Amado Janaína (dir.), 2010, p. 356]. Ainsi, c’est grâce à un membre de sa famille, masculin, que Jacínta fréquenta des intellectuels de gauche et qu’elle opta ensuite pour le PCB, où elle noua des relations qui l’amenèrent à rompre avec ses parents. Une fois le basculement, hors des chemins rompus de la religiosité, opéré (grâce à son frère), c’est l’insertion qu’elle-même développa auprès des intellectuels de gauche qui lui permit de s’émanciper, au moins partiellement, du joug familial auquel elle restait malgré tout sentimentalement attachée. L’influence de membres masculins de la famille vis-à-vis du PCB se note également dans le cas d’Edíria Carneiro, qui indique avoir eu très tôt des sympathies pour la gauche à cause de son cousin, Édison Carneiro. Elle rejoignit elle-même ce parti vers 1945.
28S’agissant de la rupture marquée d’avec le milieu familial, on évoquera la situation de Zuleika Alambert, dont le père était politisé et membre du PSD. La fréquentation d’un parent investi dans les affaires publiques peut être à l’origine d’une prise de conscience politique de la part de cette jeune fille ; mais le fait que le père fut conservateur entrait en contradiction avec les velléités de son enfant de sexe féminin de poursuivre elle aussi une carrière politique. Comme nous l’avons vu dans le chapitre précédent, la mobilisation autour de la Seconde Guerre mondiale puis les rencontres avec des membres du PCB donneraient à Zuleika Alambert les moyens de réaliser ses projets.
29Un dernier exemple de l’incidence possible des liens familiaux sur une adhésion au PCB peut être cité : à la question de savoir d’où elle considérait être originaire, Aparecida Rodrigues Azedo répondit Vera Cruz (État de Bahía) ; mais elle précisa malgré tout qu’à Vila Bonfim se trouvaient ses racines familiales, et que ses premiers souvenirs politiques remontaient à l’époque où elle y résidait. En 1937, son oncle aurait soutenu la candidature d’Armando Sales de Oliveira6, opposant à Getúlio Vargas7, et elle aurait alors aidé à distribuer des tracts. Ainsi, bien que ce fût le seul signe d’une influence familiale en faveur d’une implication politique, le fait qu’Aparecida se souvienne de ce moment montre qu’il l’avait marquée et que cette expérience peut avoir pesé parmi les facteurs qui contribuèrent à son engagement futur. Au moment où elle se mit à lire les textes socialistes que son employeur lui transmit, puis participa pour la première fois, sur l’invitation d’une de ses amies, à une réunion du PCB, au-delà des grèves auxquelles elle avait participé et des frustrations déjà évoquées, il se peut qu’elle établît une connexion avec ce souvenir d’enfance.
30On observe donc ici différents degrés de l’influence familiale sur les militantes. Pour certaines, le rapprochement du PCB s’inscrivit dans la lignée directe de leurs parents, et le processus de leur politisation est indissociable de leur ancrage dans un milieu traditionnellement et idéologiquement communiste. Leurs affinités avec ce parti furent alors intrinsèquement liées à leur éducation, et donc anciennes. Pour d’autres, on remarque un « coup de pouce » de la part d’un membre de la famille, masculin, qui en quelque sorte ouvrit une porte, sans que l’ensemble de leur entourage appuyât une telle décision. De plus, l’influence de proches pouvait s’exercer aussi en termes de modèles féminins hors du commun, comme le montre le cas de Maria Augusta Tibiriçá. Enfin, sans que cette incitation ne fût explicite, des contacts mêmes éphémères avec des parents liés à des événements politiques peuvent avoir éveillé la curiosité de certaines.
31L’importance de l’ancrage familial varie donc beaucoup selon les militantes et, sauf pour quelques-unes, l’adhésion au PCB ne dépendait pas exclusivement de celui-ci, voire entrait en conflit avec les valeurs originellement inculquées. Bien plus que d’une formation idéologique, l’engagement des militantes relève d’inclinations que le contexte futur ferait fleurir.
D’autres formes de socialisation politique
32Dans le point précédent sont apparues les diverses manières dont les relations familiales pouvaient se répercuter sur un engagement futur, dans le sens d’une influence idéologique ou d’un processus de politisation en accord ou non avec les tendances côtoyées. Mais, pour un certain nombre de militantes, nous n’avons pas connaissance de telles ascendances. Cela relève bien sûr d’un manque de sources, mais l’on remarque aussi que, pour celles-là, les premiers lieux de leur politisation peuvent avoir été l’université ou l’École normale, ou encore le PCB lui-même. On en revient alors au constat du chapitre précédent, qui pointait l’importance de la légalisation et de la visibilité de ce dernier dans l’espace public, non seulement pour la concrétisation d’aspirations antérieures (comme pour les trajectoires analysées dans les trois parties ci-dessus), mais aussi pour une première prise de contact avec la vie politique. Pour les femmes issues de l’élite, comme Arcelina Mochel ou Ana Montenegro, il semble que prima la fréquentation des milieux étudiants ; pour les femmes plus modestes, comme Clara Charf, ce fut l’animation même provoquée par les activités partisanes. Cela ne signifie pas que rien auparavant n’ait prédisposé ces militantes à un tel parcours ; mais les indices dont nous disposons ne suffisent pas à en rendre compte.
***
33Pour conclure ce chapitre, quelques éléments doivent être repris. Tout d’abord, pour plusieurs des militantes étudiées, des expériences particulières précédèrent leur affiliation au PCB et les différents moments de contexte présentés précédemment furent donc bien des points de rencontre entre des dispositions personnelles et l’ouverture d’opportunités politiques. Ces antécédents varient d’une militante à l’autre, et l’on remarque une correspondance entre la nature de leurs expériences premières et leur origine sociale, ce qui confirme que le brassage de classe au sein du PCB résulte de la rencontre entre des trajectoires distinctes. Par ailleurs, les influences auxquelles furent confrontées certaines militantes comprenaient déjà des modèles féminins, tandis que, pour d’autres, leur implication représenta au contraire un acte de subversion par rapport à leur qualité de femme, le contexte historique leur permettant d’atténuer ces barrières et de contourner les obstacles érigés par leur socialisation première ; pour d’autres encore, qui n’avaient ni été spécialement encouragées à participer à des activités politiques ni explicitement restreintes, le moment où elles arriveraient à l’âge adulte et commenceraient leur carrière partisane correspondrait précisément à celui d’une ouverture à leur égard sans qu’elles dussent dans un premier temps affronter d’opposition marquée. Enfin, ces éléments confirment l’idée du chapitre précédent selon laquelle les militantes dépendaient moins de leur ancrage familial – puisque, même si elles n’étaient pas libres de son influence, elles trouvaient des lieux pour s’en détacher, et que, par exemple, même si l’Église constituait déjà pour certaines un lieu pour s’épanouir hors de chez elles, cette activité dépendait encore de leur origine sociale. Pour résumer, ce chapitre vérifie simplement plusieurs des points abordés au long de cette première partie quant à la diversité de la cohorte et au contexte inédit que représenta 1945 dans l’histoire de la rencontre de leurs trajectoires.
34Se vérifierait donc ici également une démocratisation de la participation politique des femmes, soit la réunion des conditions pour que s’établisse entre elles une nouvelle cohésion ; ce qui permet effectivement d’argumenter en faveur de la constitution d’une génération à part entière. En effet, l’on observe une amplification du militantisme des femmes et de leur implication dans l’espace public, qui se manifeste quantitativement, mais aussi qualitativement (il concerne plus de femmes, mais aussi des femmes différentes). Celles-ci se rencontrent alors entre elles et à un même niveau ; et le PCB fut le lieu rendant cette rencontre effective et favorisant l’établissement d’une identité sexuée politisée. De plus, si on allie ces données au contexte national, les conditions d’émergence d’une « génération féministe » sont bien présentes. Cette notion implique en effet, selon l’historienne des femmes Sylvie Chaperon [Chaperon Sylvie, 2010], l’existence de « deux “événements” fondateurs ». « Le premier, commun à l’ensemble de la société, fournit une vision du monde, des arguments, une légitimité, un outillage idéologique commun (la crise économique et politique des années 1930 ; la Seconde Guerre ; Mai 1968) ». Dans notre cas, il s’agit donc également de la Seconde Guerre mondiale, mais aussi de l’ouverture politique et des transformations dans la manière d’exercer la politique qui l’accompagnèrent, caractérisées par l’irruption des masses dans les débats publics. « Le deuxième est un changement de genre suffisamment important pour déboucher sur des revendications nouvelles, pour ouvrir un nouvel espace de revendication pour les femmes (le droit de vote, la loi Neuwirth) ». Il s’agit pour nous du droit de vote, obtenu pour les femmes brésiliennes en 1932, qui leur ouvrit l’accès aux jeux électoraux.
35Cependant, que les conditions fussent réunies pour que s’établisse une identité sexuée politisée n’explique pas la manière dont ce processus se déroula. Maintenant que nous connaissons mieux les militantes qui composent notre cohorte, il importe d’observer les liens qui les unirent dans la pratique (leurs caractéristiques relationnelles), soit les dynamiques internes du groupe.
Notes de bas de page
1 Cf. Rabello De Castro Lúcia, 2008.
2 « Sempre reagi contra coisas impostas, sempre reagi contra as freiras do colégio », in Mariza Campos da Paz, 2012, p. 53.
3 Feuillets autobiographiques, collection ACP, Amorj.
4 Feuillets autobiographiques, collection ACP, Amorj.
5 Coalition entre la Section française de l’Internationale ouvrière (SFIO), le Parti radical-socialiste et le Parti communiste (qui soutenait les deux premiers sans participer directement au gouvernement) qui constitua en France une majorité à l’Assemblée en réponse aux actions de l’extrême-droite au début des années 1930, afin de lutter contre « le danger fasciste ».
6 União Democrática Brasileira (UDB), parti d’opposition fondé spécifiquement pour ces élections.
7 Getúlio Vargas n’était alors membre d’aucun parti, mais à la tête de coalitions changeantes.
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