Chapitre 1. Représentativité des militantes en regard de la société
p. 45-61
Texte intégral
Penser la cohorte par défaut
« Xandoca était une personne analphabète et, bien qu’elle fût très intelligente et membre du parti, elle n’était pas en condition d’aider beaucoup. » [Almeida Gomes Viana Marly (de) et alii, 2012, p. 111.]
1Xandoca, mentionnée par Renée France de Carvalho dans son témoignage, est la seule membre analphabète du parti dont nous ayons trouvé trace pour notre étude – limitée, rappelons-le à la période 1945-1961. En outre, les informations transmises à son sujet dans ce document sont très brèves, et elle n’apparaît nulle part ailleurs1. Étudier les parcours des personnes qui ne produisaient pas d’écrits, ou n’en conservaient pas, est toujours difficile. De plus, si l’on considère qu’une des sources utilisées pour notre enquête sont les tracts de candidature aux élections, et sachant que les analphabètes sont légalement inéligibles2, nous ne pouvions pas en avoir connaissance par ce biais. Dans le même ordre d’idées, si l’on tient compte du fait, comme nous le montrerons dans la deuxième partie, que les tâches qu’on leur confiait ne demandaient pas de registre matériel, cela ajoute à leur invisibilisation. Il est donc délicat de savoir si le peu de traces de Xandoca dont nous disposons témoigne de sa courte durée d’affiliation au Parti communiste ou résulte du fait qu’aucun document n’atteste sa présence. D’autre part, déterminer si Xandoca était alors la seule analphabète du parti, ou si ce dernier en comptait d’autres est également fort difficile, pour les mêmes raisons.
2Quelques maigres indices permettent de peser l’une et l’autre possibilité. Tout d’abord, Renée France de Carvalho se réfère parfois à plusieurs autres femmes, de manière périphérique, dont elle ne mentionne pas le nom : « des vieilles militantes appelées tias3 », écrit-elle. Si ces femmes étaient effectivement célibataires, rien ne dit cependant qu’elles étaient aussi analphabètes. Leur point commun avec Xandoca réside dans leurs attributions au sein du parti – et dans la superficialité des descriptions fournies à leur sujet. On peut donc seulement supposer que d’autres analphabètes furent membres du PCB. Toutefois, elles constituaient probablement une minorité. En effet, Eloíza Prestes commente explicitement les difficultés rencontrées auprès des « femmes les plus pauvres, d’origine plus humble4 ». Si nous prenons en compte la corrélation entre situation socio-économique et analphabétisme, la quasi-absence des femmes les plus démunies au sein du PCB expliquerait, corollairement, celle des femmes analphabètes. Dans une interview donnée à la revue Teoria e Debate en 1993, la militante Idéalina Gorender5 raconte que la cellule partisane dont elle était membre tenta de mener un travail d’organisation dans la favela de Jacarezinho (Rio de Janeiro), mais que cela ne dura pas6. L’exclusion du droit de vote et l’inéligibilité des analphabètes ne pouvaient de toute façon qu’entraver leur participation politique, même si le PCB menait campagne pour l’alphabétisation et le droit de vote universel.
3Il semble donc raisonnable de considérer que peu de femmes analphabètes étaient dans les rangs du PCB, ce qui permet d’affiner les hypothèses quant à la composition sociologique de ce parti d’une part, les origines sociales de ses militantes d’autre part. En 1950, la proportion de femmes alphabétisées est minoritaire (44 %) au Brésil dans l’ensemble de la population féminine [Klein Herbert S. et Vidal Luna Francisco, 2014]. La même année, alors que le taux d’alphabétisation de la population totale, femmes et hommes confondus, est de 42,7 %, les hommes alphabétisés deviennent eux majoritaires dans la population masculine. Ainsi, les femmes analphabètes sont plus nombreuses que les hommes analphabètes, que ce soit relativement à la population genrée de référence ou dans l’absolu. Et les femmes du PCB font partie de la minorité des personnes alphabétisées, non seulement par rapport à la population totale, mais aussi par rapport à la population féminine. Avec les nuances exprimées plus haut sur la justesse de l’échantillon, les militantes du PCB ne seraient donc pas représentatives, en termes de classes sociales, de l’ensemble de la population. Sachant que ce parti plus que les autres représentait un des foyers de la participation politique partisane des femmes, l’idée de démocratisation telle que définie dans l’introduction de cette première partie (l’accès de couches plus pauvres de la population à des activités politiques jusqu’alors réservées à l’élite) reste donc de toute façon, dans l’absolu, limitée.
4Une autre caractéristique du groupe rend également compte de son caractère non exemplaire de la population féminine totale. Si nous avons bien constaté la présence en son sein d’une analphabète, nous ne connaissons aucune femme noire qui en aurait été membre. Encore une fois, un diagnostic définitif est difficile à établir : dans le cas de documents écrits, à moins qu’elle ne soit explicitement indiquée, la couleur de peau de la personne est impossible à percevoir. Cependant, diverses photos agrémentent les récits et témoignages publiés, sur lesquelles apparaissent non seulement la militante dont il est question, mais aussi parfois plusieurs de ses camarades. De plus, les tracts de candidature aux élections comportent une image, les fiches de police aussi. Par ailleurs, si l’on accepte une nouvelle fois l’observation selon laquelle les femmes analphabètes étaient minoritaires, voire absentes du parti, et que l’on observe la corrélation entre la couleur de peau et le taux d’analphabétisme7, on peut supposer que les femmes noires étaient effectivement absentes, invisibles ou très éloignées du PCB [Nepomuceno Bebel, 2012]. Si les femmes du PCB étaient majoritairement alphabétisées et les femmes alphabétisées majoritairement blanches, il est probable que peu de femmes noires aient composé ses troupes. Leur absence du PCB ne signifie bien sûr pas que leur organisation ait été nulle ; mais ce ne fut pas au sein du PCB qu’elle se manifesta [Nepomuceno Bebel, 2012, p. 398].
5Toutefois, l’intérêt accordé aux femmes par le PCB est bien réel, et se manifeste non seulement d’un point de vue législatif8, mais aussi dans la volonté d’une prise de contact direct entre les femmes politisées et les autres, y compris les plus pauvres. Les militantes du PCB ont eu ainsi l’opportunité de mesurer de manière concrète, et pas seulement pour elles-mêmes ou leurs camarades hommes, les obstacles matériels que de très nombreuses femmes devaient surmonter et la censure morale qui les restreignait ; soit la contradiction entre la massification de l’engagement politique et la permanence de contraintes le rendant illusoire pour beaucoup.
6Ainsi, Eloíza Prestes « était souvent en contact avec les femmes, et elle fréquentait beaucoup les organisations féminines des quartiers nord […], mais la difficulté était grande à cause de la résistance de leurs maris […]. La plupart d’entre elles étaient mariées, avaient des enfants, des devoirs domestiques, et c’était très difficile de trouver un moment pour une réunion, pour les activités […] Eloíza commentait ces difficultés, beaucoup de patience et d’habileté étaient nécessaires, il fallait comprendre leur situation9 ». Par ailleurs, dans une perspective différente, mais toujours dans l’idée de rencontres entre des femmes du PCB et les femmes en situation précaire, Antonieta Campos da Paz se rendit dans la favela de la Rocinha pour réaliser un reportage sur « la vie d’une travailleuse » ; elle raconta ensuite le quotidien d’une femme noire (qu’elle qualifie de « noble descendante de nos grands-mères africaines »), qui travaillait hors de chez elle et subissait les aléas des transports cariocas reliant la zone excentrée où elle habitait au reste de la ville, et rendait compte de toutes les tâches domestiques qu’elle effectuait au sein de son foyer [Campos Da Paz Mariza, 2012].
7Dans ces différents récits, nous ne connaissons pas le point de vue de celles dont il est question, mais il est au moins certain, que le contact ait été ou non fructueux, que des rencontres pour des motifs politiques (et non par exemple entre des employées domestiques et leur maîtresse) se déroulèrent entre ces femmes d’origine sociale différente. Ces préoccupations des militantes du PCB pour mobiliser divers secteurs de la société nous semblent témoigner de transformations dans la manière d’exercer la politique ayant trait à l’irruption des masses dans les débats publics et à la prise en compte nécessaire de ces dernières par les acteurs au pouvoir. Ces transformations avaient commencé au début des années 1930, avec la dite Revolução de 30, qui mettait fin au système oligarchique, et l’instauration de lois travaillistes ; cependant, le contexte politiquement libéral avait pris fin en 1937. Sous le régime de l’Estado Novo de Getúlio Vargas, les lois travaillistes évoquées précédemment et mises en place au début des années 1930 sont consolidées, malgré le caractère autoritaire du régime. Simplement, elles sont consolidées dans un cadre corporatiste, c’est-à-dire non pas de manière universaliste, mais de manière propre à chaque corps de métier. L’ouverture institutionnelle de 1945 rendait possible l’association des aspects social et politique des ambitions démocratiques et, quelle que fût la permanence des discriminations entre les hommes et les femmes, celles qui étaient politisées parmi ces dernières ne pouvaient se contenter de luttes d’influence, aussi bien organisées soient-elles, auprès des hommes de pouvoir comme cela avait été le cas pour l’obtention du droit de vote.
8Ainsi, le succès des luttes des femmes devrait désormais s’appuyer sur des mouvements d’ampleur. Dans ce contexte où ne comptaient plus seulement, pour l’exercice du pouvoir, les tractations entre différents groupes de l’élite, la capacité des partis à mobiliser la population passait par la mise en avant de propositions qui toucheraient les femmes en tant que telles, et toutes les femmes (même si toutes ne participaient pas à la vie politique). La valorisation d’une identité sexuée commune devenait nécessaire. Ainsi, si l’on ne peut encore parler d’une démocratisation effective de la participation politique des femmes, les conditions et les nécessités de la participation de celles-ci deviennent des préoccupations effectives du PCB.
9Si les femmes noires et analphabètes semblent alors absentes du PCB, les membres féminins de ce dernier, qui perçoivent leurs difficultés spécifiques en même temps qu’elles cherchent un point de rencontre entre toutes, dans la perspective de la massification de la politique, s’en préoccupent. Toutefois, pour en revenir aux membres de la cohorte, elles semblent donc avoir été majoritairement blanches et alphabétisées, ce qui témoigne d’une représentativité limitée au regard de l’ensemble des femmes de la société, et d’une démocratisation restreinte en termes absolus.
Les transformations sociologiques du militantisme des femmes
Un groupement politique socialement hétéroclite
10Nous connaissons désormais mieux la cohorte « par défaut », c’est-à-dire en fonction des caractéristiques qui ne la définissent pas : tous les segments de la population féminine ne sont pas représentés en son sein. Toutefois, cela ne suffit pas à décrire celles qui la composent. Qui sont-elles ? Plusieurs critères sont ici observés : leur avancement dans les études, leur origine sociale, leur profession, leur état civil et le nombre de leurs enfants. La diversité sociale de la cohorte considérée apparaît alors clairement.
11En termes de niveau scolaire, huit sur quarante-sept au total, suivirent des études supérieures. Parmi celles-ci, deux passèrent par l’École normale de formation des professeures10 avant de continuer leur cursus à l’université. Jacínta Passos, qui se forma également dans cette institution, ne poursuivit pas ensuite ses études.
12Deux femmes de notre cohorte s’arrêtèrent à l’école primaire. Concernant Élisa Branco, on sait seulement qu’elle interrompit tôt sa scolarité pour travailler, sans pouvoir préciser si elle arrêta l’école en primaire ou si elle atteignit l’enseignement secondaire. Six des autres membres du groupe passèrent par l’enseignement secondaire, et trois parmi elles bénéficièrent ensuite de formations politiques et théoriques au sein du parti. Elza Monnerat passa ensuite un concours pour entrer dans la fonction publique. Enfin, Eugênia Álvaro Moreyra et Beatriz Bandeira Ryff furent éduquées à domicile, et celle-ci fut aussi élève de l’Institut national de musique. Pour celles dont on ne dispose pas de données précises, quelques déductions peuvent toutefois être avancées. À la lecture de la biographie écrite par sa fille, et si l’on considère son entourage familial, on admettra sans difficulté qu’Antonieta Campos da Paz était une femme lettrée. Elle fut éduquée partiellement à domicile, mais fréquenta aussi un collège de sœurs pendant cinq ans.
13Arany Levi et Nair Batista, qui écrivaient des chroniques dans le journal Momento feminino, étaient aussi des lettrées, ainsi que Heloísa Ramos, épouse de l’écrivain Graciliano Ramos. Pour ce qui est de Maria Prestes, son enfance se déroula de manière chaotique, mais elle apprit malgré tout les rudiments de l’écriture et de la lecture. Pour d’autres, comme Catalina et Laudelina da Silva Fernandes, ou Lygia, Lúcia et Clotilde Prestes, on peut supposer qu’elles reçurent une éducation semblable à celle de leurs sœurs respectives, Idéalina Fernandes Gorender et Eloíza, soit un enseignement primaire ou secondaire.
14La seule conclusion certainement valable ici est donc que l’échantillon témoigne de la présence au sein du PCB de femmes de niveaux scolaires hétéroclites. Toutes reçurent au moins une éducation basique, mais toutes n’appartenaient pas à une élite intellectuelle et culturelle, ces dernières étant même minoritaires. Les situations socio-économiques initiales des familles et les professions diverses exercées par les membres de notre cohorte confirment l’hétérogénéité du groupe. Si un certain nombre des femmes militantes du PCB descendaient d’élites économiques et politiques, d’autres provenaient de familles d’ouvriers (pour trois d’entre elles), de militaires ou d’immigrés, ces derniers restant… des immigrés :
« Les immigrants enrichis dans la décennie de 1930 peuvent être considérés comme des membres de la “classe riche”, des groupes de rente élevée, mais pas de la classe “haute”, de l’élite culturelle et politiquement dominante. La bourgeoisie immigrante, qui constitua le gros de la classe entrepreneuse, ne contrôlait pas l’appareil étatique et participait de manière très marginale des luttes politiques. Un Juarez Távora, un Góes Monteiro, un João Alberto, militaires d’origine modeste, mais de bonne lignée, avec des positions fortes dans les bureaucraties civiles et militaires, possédaient beaucoup plus de prestige, légitimité et pouvoir qu’un Crespi, un Matarazzo, un Siciliano, un Klabin, un Lafer, un Jafet, ou autres Italiens, juifs, Turcs […]. » [Martins Rodrigues Leôncio, 1986.]
15Le père de Zuleika Alambert était officier de justice et sa mère cuisinière, quant à d’Odila Schmidt ou Élisa Branco, nous ne disposons d’aucune information sur leurs parents. On remarque surtout ici, une nouvelle fois, l’impossibilité d’établir une homogénéité entre les femmes de l’échantillon sur cet aspect de leur biographie.
16Ces disparités existent encore lorsqu’il s’agit de leur profession. Plusieurs des femmes étudiées s’apparentaient à des intellectuelles, telles Eugênia Álvaro Moreyra, Beatriz Bandeira Ryff et Éneida de Morais. Cette dernière travailla aussi un temps comme ouvrière, mais ce fut alors en raison des exigences de prolétarisation voulue par les dirigeants du PCB pendant les années 1930. D’autres pratiquaient des professions libérales, comme Maria Augusta Tibiriçá, médecin, ou les avocates Maria Werneck de Castro, Arcelina Mochel et Ana Montenegro. Cette dernière est qualifiée de « fonctionnaire » de l’ex-Instituto de Aposentadoria e Pensões dos Industriários dans sa fiche du Dops mais les autres sources indiquent qu’elle était avocate ; il se peut qu’elle ait exécuté des fonctions juridiques dans cette institution. Par ailleurs, certaines étaient des petites employées de la fonction publique ou d’organismes privés. Jacínta Passos et Fanny Tabak enseignaient à l’École normale ou à l’école primaire. Elza Monnerat travaillait à l’Instituto de Aposentadoria e Pensões dos Industriários, Eloíza Prestes fut dactylographe, comme Clara Charf, puis hôtesse de l’air. Idéalina Fernandes Gorender fut serveuse dans un café puis travailla dans des bureaux. Odila Schmidt et Élisa Branco étaient ouvrières, Zélia Magalhães et Aparecida Rodrigues Azedo exercèrent toutes sortes d’emplois divers. Enfin, Renée France de Carvalho, Zuleika Alambert et Lygia, Clotilde et Maria Prestes dépendaient financièrement du PCB. Maria Prestes se consacra ensuite exclusivement à son foyer et l’on peut donc dire qu’elle exerçait le « métier » d’épouse, comme Antonieta Campos da Paz, Lúcia Prestes et Heloísa Ramos.
17La quasi-totalité des femmes de notre cohorte exerçait donc une activité rémunérée hors de chez elles. Seules quelques-unes ne travaillaient qu’au sein de leur foyer. Pourtant, sur trente-deux femmes pour lesquelles nous disposons de cette information, cinq seulement ne se marièrent pas. Une devint veuve avant 1945, une autre se sépara très tôt de son époux sans se remarier par la suite. On peut aussi remarquer que ces mariages étaient généralement homogames au parti : les époux des militantes du PCB étaient le plus souvent également membres du parti. Toutefois, nous n’avons trouvé aucune trace d’alliances arrangées par le parti, comme cela pouvait être le cas dans les années 1930 [Da Rosa Rangel Carlos Roberto et Da Silva Cortes Cácia, 2008] et les unions ne précédaient généralement pas l’affiliation des militantes.
18Concernant le nombre d’enfants de ces femmes, seulement six parmi celles pour lesquelles nous disposons d’informations n’en eurent pas du tout – mais il faut considérer le fait que Zélia Magalhães était enceinte au moment de sa mort, alors qu’elle était encore très jeune ; et que nous supposons qu’Odila Schmidt, toujours célibataire en 1945, n’en eut en revanche aucun. Éneida de Morais eut deux enfants, dont elle se sépara en même temps que de son mari. Pour les autres, le nombre de grossesses varie d’un à neuf ; parmi les vingt-sept pour lesquelles les données semblent sûres, on compte une moyenne de 2,7 enfants par femme. Or, pendant les décennies de 1940 et 1950, le taux de natalité au Brésil s’élevait à six enfants par femme [Klein Herbert S. et Vidal Luna Francisco, 2014]. Certes, il s’agit d’un chiffre à l’échelle nationale et nous avons signalé l’existence de disparités régionales considérables. Cependant, ces disparités étaient moindres au moment qui nous occupe : le taux de natalité dans la décennie de 1940 dans le Sudeste était quasiment égal à celui du pays, et, dans la décennie de 1950, il est de 5,7 dans cette région, pour 6,21 à l’échelle nationale [Klein Herbert S. et Vidal Luna Francisco, 2014]. Même en considérant la population régionale, la moyenne du nombre d’enfants par femme pour les femmes du PCB de notre échantillon est plus basse que celle des autres. Par ailleurs, nous n’avons pas saisi de corrélation entre le nombre d’enfants et les critères exposés ci-dessus (éducation, origine sociale et profession).
19Il reste désormais à analyser ces données exposées jusqu’alors de manière isolée, pour en proposer une interprétation.
La fin d’un militantisme élitiste
20Les études consacrées à la participation politique des femmes au Brésil dans les premières décennies du xxe siècle notent une rupture en termes de segments de la société concernés par l’activisme politique. Comme le démontre la description qui précède, en 1945, les élites intellectuelles et économiques étaient présentes, mais des femmes dont l’éducation ne dépassait pas le niveau primaire ou secondaire se trouvaient également impliquées politiquement, ainsi que celles dont la famille ou la profession ne relevaient pas de l’exception.
21Certes, on ne peut comparer abruptement deux types de mouvements aussi différents que le sont le PCB et la FBPF, organisation qui polarisait les instigatrices des débats sur l’égalité civile. Mais, si l’on considère que les lieux de la manifestation des femmes dans l’espace public ne foisonnaient pas, il ne nous semble pas absurde d’observer (et de comparer) les lieux de plus grande visibilité des femmes politisées, afin justement d’examiner qui étaient ces dernières11. Ainsi, si celles des années 1920 et 1930 appartenaient principalement à l’élite, ce ne fut plus le cas ensuite. Même si des associations ou partis regroupaient toujours des femmes de cette catégorie, elles n’incarnaient plus l’exception de l’organisation politique des femmes. Cela ne préjuge pas du contenu des revendications, mais de l’extension à une plus grande diversité sociale de la manifestation d’activités politiques.
22Le cas de Bertha Lutz, figure importante dans « l’escalade pour le droit de vote » [Soihet Rachel, 2000], est significatif du fait que, si toutes les femmes étaient concernées par les causes qu’elle portait avec ses complices (car c’est en tant que telles qu’elles se voyaient privées de divers aspects de la citoyenneté), seules quelques-unes ont contribué à leur élaboration. La composition sociologique du PCB montre que, en 1945, les femmes concernées par des activités politiques n’appartenaient plus seulement à l’élite. Non seulement les femmes politisées devaient s’intéresser aux masses, mais la massification de la politique s’opérait parmi les femmes. De plus, ce constat se confirme si l’on en croit les études sur les femmes du PCB dans les années 1930 qui, si elles s’intéressent surtout aux personnalités les plus connues, indiquent que ces femmes se trouvaient être majoritairement des intellectuelles, ce qui d’ailleurs justifiait la méfiance à leur égard dans le contexte de prolétarisation déjà évoqué [Da Rosa Rangel Carlos Roberto et Da Silva Cortes Cácia, 2008].
23Cette diversification des segments de la population féminine concernés par le militantisme eut plusieurs conséquences.
Des femmes « divisées et culpabilisées12 »
24Parmi les militantes du PCB, se côtoient des femmes aux situations diverses. Une grande majorité d’entre elles, bien que mariées, exerce une activité rémunérée, certaines ont suivi un enseignement primaire, voire secondaire ou supérieur, hors du strict cadre familial. Cette diversité témoigne des évolutions de la réglementation de l’accès à l’école les années antérieures et de la normalisation de la présence d’un plus grand nombre de femmes sur le marché du travail. C’est pendant « le creux de la vague13 » qu’apparaît pour les femmes la double journée, voire, pour les militantes, la triple journée. La participation politique grandissante des femmes, leur entrée en nombre de plus en plus important sur le marché du travail et la permanence du rôle qui leur a été attribué de « reine du foyer » placent un grand nombre de femmes dans une situation inédite. Cela nous semble fondamental dans la compréhension de l’importance de ce moment pour la formation des mouvements de femmes.
25Il faut ici revenir au débat concernant l’interprétation des revendications des femmes dans les années antérieures, évoqué dans l’introduction. Rachel Soihet remarque que des historiennes reprochent à ces activistes l’absence de critiques envers « la famille patriarcale et [les] relations de pouvoir au sein de la famille » [Soihet Rachel, 2000 p. 106] et nuance cette affirmation, puisqu’elle « […] considère qu’elles ont été très abordées ». Elle relève à ce propos « les propositions de stimulation et de reconnaissance de l’activité professionnelle féminine et celle relative à l’instauration de l’égalité civile complète des hommes et des femmes, même mariées, laquelle n’est pas arrivée, malheureusement, à se concrétiser » [Soihet Rachel, 2000]14. Or, l’auteure se trouve alors confrontée à un paradoxe, puisqu’elle utilise le caractère novateur de ces demandes pour prouver l’existence d’une remise en cause de rôles genrés. Cela l’oblige à admettre que :
« […] cependant, considérer l’espace domestique comme inhérent à la femme, maintenant sa position inégale dans la société, a constitué la source d’un processus de violence contre sa personne. En ont résulté des femmes divisées, culpabilisées quand elles étaient obligées de travailler à l’extérieur en envisageant leur activité professionnelle comme quelque chose de secondaire par rapport à leur activité principale : épouse et mère » [Soihet Rachel, 2000, p. 115-116].
26Cette contradiction apparente des féministes nous semble facilement solvable si l’on cesse de chercher dans le travail rémunéré des femmes le moyen de questionner les rapports de genre. Nous pensons que le travail rémunéré a effectivement contribué à les transformer sans toutefois que telle ait été son intention initiale dans les termes que nous connaissons aujourd’hui. Là encore, nous voyons les indices d’une observation rétrospective, comme si les féministes d’alors agissaient non pas en fonction de leurs propres désirs, issus de contingences précises, mais dans la perspective d’approcher un dénouement dont elles n’avaient pas connaissance. L’accès à l’espace public, professionnel et politique, résulta selon nous de nouvelles aspirations, qui se trouvèrent récompensées par les conquêtes du droit de vote, les lois sur l’enseignement et l’extension de l’accès à un travail rémunéré. Or, les conséquences de ce processus (les femmes « divisées et culpabilisées ») se manifestèrent progressivement au sein de la société, et mirent en lumière des rapports de genre dont la contestation fut la conséquence d’une situation nouvelle plutôt que l’objectif visé par les avancées pensées comme telles par les contemporaines de ces mouvements. Cette distinction nous paraît importante, car elle incite à considérer le laps de temps écoulé entre l’obtention de l’égalité civile (droit de vote et possibilité d’exercer un travail rémunéré) et le moment où un plus grand nombre de femmes se les approprient (s’engagent en politique et travaillent de fait). Il existe un décalage entre la législation et sa mise en pratique, son infusion dans les mœurs. Or, c’est à partir du moment où un plus grand nombre de femmes travaille et milite qu’elles se rendent compte des difficultés pratiques que cette situation soulève, à cause de leur rôle domestique inchangé. Travailler et voter représente une forme de liberté, et, en même temps, cela les met face à une certaine ambiguïté du fait des circonstances dans lesquelles s’exerce cette liberté, restreinte par les contraintes auxquelles elles doivent faire face. Ce sont ces contradictions qui apparaissent à cette période qui mènent aux revendications postérieures.
27L’amplification du militantisme des femmes en 1945, révélée par la composition sociologique du PCB, puis le fait que les militantes, dans le cas de ce parti, aient travaillé tout en étant mariées montrent que les conditions étaient réunies pour que les contradictions relevées par Rachel Soihet pour les années antérieures deviennent évidentes pour un plus grand nombre de femmes.
Les facteurs d’unité du groupe
28Enfin, un dernier aspect doit être dégagé de la description sociologique des membres du PCB recensées ici. La disparité des situations montre l’impossibilité de prétendre invoquer des intérêts de classe reliant ces femmes. Les affinités, ou les facteurs de cohésion, ou la recherche de sens ou de cohérence au sein du groupe ne peuvent s’appuyer sur des arguments socio-économiques. Le seul point commun qui semble les unir est le fait d’être des femmes, et d’appartenir au PCB. L’unique facteur structurel, si on laisse de côté l’idéologie, de leur engagement dans ce parti semble avoir été le fait d’être des femmes. De plus,
« [la] distance, en termes d’intérêts et de visions du monde, entre les militantes de cette entité [la FBPF] – dans leur majorité des professionnelles libérales ou des membres de la bourgeoisie – et les femmes des classes trabalhadoras [laborieuses], plus préoccupées par des questions de survie que par le problème spécifique du vote » [Soihet Rachel, 2000, p. 226],
ne semble plus être un obstacle à leur coopération. Nous ne pensons pas ici aux personnes physiques elles-mêmes, mais aux classes qu’elles représentaient. Le droit de vote obtenu rend possible la concentration sur d’autres thèmes ; et, pour les classes trabalhadoras, il est possible de penser que la consolidation des lois sur le travail pendant les années 1930 a rendu moins urgentes certaines demandes sociales.
29En tout cas, l’on observe donc dans le cas du PCB, la cohabitation au sein d’un même parti de femmes d’origines sociales différentes. Ceci qui implique qu’elles s’y côtoyèrent et que, dans leurs relations, leur point commun, au-delà de leurs dissemblances, était d’être des femmes dans le PCB, avec ce que cela impliquait de difficultés ou d’aventures partagées. Autrement dit, le PCB fut le lieu de leur rencontre et, si le fait d’être des femmes constituait la seule analogie entre elles, cela devait favoriser l’émergence d’une identité sexuée. Si, dans les années 1920, on pouvait observer un début de brassage des sexes sans mélange de classes, en 1945 ce dernier semble se produire.
30De l’observation des caractéristiques sociales de la cohorte se déduit donc une démocratisation de la participation politique des femmes relativement aux années antérieures. Une plus grande part de la population féminine se trouve concernée par le militantisme politique. De plus, cette démocratisation se traduit aussi par des rencontres entre des femmes d’origine sociale différente sur le terrain politique, ce qui annonce la possibilité d’une reconnaissance entre elles articulée autour d’une identité sexuée politisée. Cependant, à cette analyse descriptive doivent s’ajouter d’autres dimensions.
31Concernant le processus de démocratisation dont nous faisons l’hypothèse, nous ne pouvons nous contenter d’une comparaison entre différents mouvements d’époques distinctes dans lesquels participèrent des femmes ; il nous faut examiner la manière dont se forma historiquement ce groupe, afin de vérifier si elle rend compte de ce processus. De plus, pour vérifier que le PCB fut le lieu de rencontre entre des femmes qui n’avaient a priori rien à voir les unes avec les autres, il importe d’observer quand et comment chacune parvint jusqu’à celui-ci.
Notes de bas de page
1 Nous n’avons pas soumis le nom de Xandoca à la recherche individualisée des fichiers du Dops, Departamento de Ordem Política e Social (Département de l’ordre politique et social), organe en charge de la répression politique. Il s’agissait d’un organe d’espionnage et de répression politique entre 1924 et 1983. Actif surtout pendant la dictature de Getúlio Vargas entre 1937 et 1945, puis lors du régime militaire en vigueur entre 1964 et 1985, il a aussi œuvré aux arrestations des communistes brésiliens et brésiliennes dès 1947 et pendant les années 1950. C’est aujourd’hui un centre d’archives qui rend accessibles toutes les informations collectées pendant les décennies citées.
2 « Ce n’est qu’avec la promulgation de l’amendement constitutionnel no 25, le 15 mai 1985, que les analphabètes ont récupéré le droit de voter. » Toutefois, ce vote a un caractère facultatif, alors qu’il est obligatoire pour le reste de la population, et, si les analphabètes obtiennent le droit de voter, ils restent inéligibles. http://www.tse.jus.br/noticias-tse/2013/Abril/serie-inclusao-a-luta-dos-analfabetos-para-garantir-seu-direito-ao-voto-na-republica, consulté le 11 juillet 2014.
3 Tia est le nom donné aux femmes qui ne se sont pas mariées. Il signifie « tante » en portugais ; les femmes qui ne se mariaient pas et n’avaient pas d’enfants ne pouvaient être que les tantes des enfants de leurs frère(s) et sœur(s).
4 Entretien avec Anita Leocádia Prestes (la nièce d’Éloisa), réalisé le 20 juin 2014, à Botafogo (Rio de Janeiro).
5 Idéalina da Silva Fernandes ne devient Gorender qu’en 1975. Elle se marie à cette date mais vit avec son compagnon depuis 1957.
6 Interview d’Idéalina Fernandes Gorender, parue dans la revue Teoria e Debate, no 22, du 1er septembre 1993. Accessible en ligne : https://teoriaedebate.org.br/1993/09/01/idealina-fernandes-gorender/#sthash.20BGnGR9.dpuf
7 Voir, pour la région Sudeste : http://biblioteca.ibge.gov.br/visualizacao/livros/liv4820.pdf ; le site de l’Instituto brasileiro de geografia e estatística (Ibge) fournit toute une série de données démographiques en fonction du sexe, de la couleur de peau, des régions du pays, etc.
8 Assistée par la féministe Bertha Lutz, Carlota Pereira de Queirós, unique femme élue députée à l’Assemblée constituante de 1934, avait proposé et obtenu l’inclusion de lois comme la garantie de l’éligibilité des femmes, la réforme de l’enseignement, la réglementation du travail féminin, l’interdiction de licenciement pour motif de grossesse et le principe de l’égalité salariale. Voir Da Rosa Rangel Carlos Roberto et Da Silva Cortes Cácia, 2008, p. 203-223.
9 Entretien avec Anita Leocádia Prestes, réalisé le 20 juin 2014, à Botafogo (Rio de Janeiro).
10 L’école normale de formation des professeures correspondait au niveau de l’enseignement secondaire.
11 Après avoir découvert que, en 1936, 20 % des membres de l’Ação integralista brasileira (AIB) étaient des femmes, il faudrait repenser ce constat. Voir Marcos Chor Maio et Roney Cytrynowicz, 2013.
12 Selon Rachel Soihet [Soihet Rachel, 2000].
13 Il s’agit de la période entre la fin de la guerre et les mouvements des années 1970. Voir Sylvie Chaperon, 1996.
14 C’est l’auteure qui souligne le « malheureusement », pour indiquer l’attente affichée à l’égard de ces mouvements.
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