Préface
p. 11-13
Texte intégral
1Écrire l’histoire des femmes, et plus particulièrement de l’affirmation de leur rôle politique, est intimement lié au combat féministe lui-même. Retracer les luttes, les trajectoires et les expériences de politisation de femmes implique de les prendre au sérieux comme actrices politiques. C’est également une manière qu’ont les historien.nes d’empêcher leur invisibilisation dans l’historiographie et la mémoire collective.
2Valentine Mercier, dans cet ouvrage, écrit l’histoire d’une expérience invisible, celle de femmes engagées au Parti communiste brésilien dans les deux décennies qui ont suivi la fin de la Seconde Guerre mondiale. Elle est d’autant plus invisible que leur rencontre avec la politique s’est déroulée lors d’une période peu étudiée de l’histoire des luttes de femmes : le « creux de la vague », selon l’expression de l’historienne Sylvie Chaperon, entre les combats inauguraux du début du siècle, pour l’accès au suffrage et une digne rémunération du travail féminin, et les mobilisations des seventies, caractérisées par la contestation du patriarcat, l’exigence de nouvelles relations de genre, l’égalité salariale et le droit des femmes à disposer de leur corps. Entre, dans le cas du Brésil, deux moments particulièrement étudiés par les chercheurs : la période Vargas et la dictature militaire (1964-1985) ; le féminisme des pionnières et celui du mouvement de libération, qui correspondent bien souvent pour les chercheuses à des références dans leur propre formation politique.
3Qu’une jeune historienne française ait adopté comme période d’étude la IVe République (1945-1964) est, à mes yeux, très significatif. Il montre que le regard étranger peut ouvrir à la réalisation de ce « pas de côté » si précieux à l’innovation historiographique, en partie parce que le poids de la mémoire militante et même des filiations est parfois moins lourd sur nos épaules. En l’occurrence, il a mené Valentine Mercier non seulement à s’intéresser à une période oubliée de l’histoire des combats de femmes, mais surtout à le faire sans y chercher la préhistoire des luttes ultérieures. Cette expérience politique est étudiée pour elle-même et « à hauteur de femme », au plus près des contextes, des expériences personnelles et des opportunités qu’a ouvert à ces femmes le militantisme communiste : d’abord dans le cadre d’un parti légal et massifié puis, après 1947 et l’interdiction du parti, dans la clandestinité.
4Il en résulte une prosopographie foisonnante, qui crée peu à peu une intimité entre le lecteur et les 46 personnages, tout en ouvrant des pistes sur la spécificité de la mobilisation féminine à cette période, lorsque l’élargissement de la participation politique et l’accès accru au monde du travail incitent à de nouveaux questionnements sur la place des femmes et à la construction d’une « identité féminine politisée ». Ce faisant, ce n’est pas seulement un travail sur l’histoire du genre que l’auteure mène : elle s’interroge sur toute forme d’entrée en politique, à partir d’une réflexion sur les milieux, les influences, les interactions, les relations entre le regard sur soi et les identités assignées, les circonstances individuelles et collectives qui débouchent sur l’action politique.
5Bien que cette recherche ait été menée avant que le Brésil ne voie sa démocratie se déliter et une extrême droite haineuse accéder au pouvoir, il est difficile de ne pas lire cet ouvrage à la lumière du présent. Les mobilisations de femmes, en particulier de femmes noires, sont l’une des oppositions les plus puissantes, actuellement, au projet fascisant de Jair Bolsonaro. Elles sont le fruit des formes qu’ont prises, au Brésil, les troisième et quatrième vagues féministes : celle, née aux États-Unis dans les années 1980, qui a mis en avant la diversité des combats en fonction des appartenances de classe, de race et des orientations sexuelles, dans le sillage d’Angela Davis et avant que n’apparaisse le mot « intersectionnel » ; et la plus récente, marquée par les campagnes digitales contre le harcèlement, la culture du viol (#MeToo), ainsi que les violences à l’encontre des femmes (Ni una a menos).
6Ce sont des femmes qui ont, dans les semaines précédant le scrutin de 2018, porté la mobilisation « Ele não » (« Pas lui »), contre le candidat d’extrême droite. Surtout, c’est à l’ombre de la mémoire de Marielle Franco, conseillère municipale de Rio, de gauche, noire, originaire des favelas et bisexuelle, assassinée par les milices le 14 mars 2018, qu’un esprit de contestation et de résistance survit dans une partie de la population brésilienne. Dans son dernier discours public dans l’enceinte du conseil municipal, à l’occasion de la Journée des droits des femmes, le 8 mars 2018, Marielle rappelait combien les figures des aînées étaient essentielles aux combats d’aujourd’hui – et aux siens en particulier. Figures étrangères, de femmes russes lors de la période prérévolutionnaire, dit-elle, de Rosa Luxembourg qui l’a tant inspirée ; mais également figures brésiliennes invisibles, « la lutte des femmes indigènes pour la démarcation [de leurs terres…], la lutte de [s]es sœurs, femmes noires, qui étaient là avant nous, et résistèrent à l’absurdité que fut la période de l’esclavage ».
7Ce sont donc de ces femmes anonymes, invisibles dans l’histoire, que peut s’inspirer le présent. « Brésil, il est venu le temps, d’écouter les Marias, les Mahins, les Marielles, les Malês », dit le samba de Mangueira, vainqueur de la compétition lors du carnaval de 2019. Connaître et entendre les destinées et combats de femmes que l’histoire a beaucoup oubliées, quelle qu’en soit la raison, est un beau projet d’historien.ne et de citoyen.ne, que porte avec rigueur et ambition cet ouvrage.
Auteur
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