Chapitre viii – Mapiripán, Colombie. Documenter la violence paramilitaire par l’examen du travail judiciaire
p. 197-217
Texte intégral
1Le 12 juillet 1997, un groupe de paramilitaires part des aéroports militaires de Necoclí et Apartadó, situés dans le nord de la Colombie. Leur destination est un autre aéroport militaire, celui de San José del Guaviare, situé au cœur d’une zone d’ancrage historique des Forces armées révolutionnaires de Colombie (Farc)1. Le lendemain, ils arrivent dans le bourg de Mapiripán et y restent cinq jours. Durant leur séjour, ils torturent et assassinent une cinquantaine de personnes, jetant la plupart des corps dans la rivière Guaviare, ce qui rend impossible l’identification et le décompte précis des victimes. Cet épisode terrifiant répond à plusieurs objectifs. D’abord, il s’agit de la première action d’envergure des Autodéfenses unies de Colombie (AUC), confédération paramilitaire nouvellement créée qui entend constituer une organisation parapluie pour les dizaines de milices de ce type qui existent dans le pays. Ensuite, les paramilitaires cherchent à frapper les Farc au cœur de leur zone d’influence, dans une région où les affrontements entre l’armée et les guérillas font rage. Enfin, cette région est également l’une des principales zones de production de feuille de coca, culture que des paysans exploitent sous l’encadrement des Farc. L’attaque cherche donc aussi à signifier la volonté des paramilitaires de contester le monopole économique de la guérilla.
2La reconstitution de cette affaire est aujourd’hui possible sur la base des actes des procès contre les militaires qui ont été reconnus coupables d’omission ou de participation à ces violences. Mais l’examen des procès et la réflexion méthodologique sur la production des documents judiciaires fournissent aussi quelques clefs pour l’analyse des transformations des rapports entre la justice et l’armée, marqués par une pénalisation, progressive bien que précaire et contestée, des relations entre militaires et paramilitaires. Ce cas vient ainsi illustrer la place paradoxale de la justice dans le conflit armé colombien. Mais une prise de distance méthodologique par rapport aux sources judiciaires est essentielle dans des contextes comme celui de la Colombie. Grâce au travail des juges, le conflit colombien est documenté par des sources très abondantes, dont le flux va très certainement s’accentuer dans les années à venir. Le Centre national de mémoire historique (CNMH) mène en effet un travail de recherche intense qui a abouti à la rédaction de dizaines de rapports, dans un premier temps sur les violences des paramilitaires et aujourd’hui de plus en plus sur celles des guérillas. Le CNMH charge généralement des universitaires reconnu.e.s de coordonner ces travaux, conduits avec des équipes de chercheur.e.s sur la base de témoignages judiciaires, mais aussi du recueil de sources orales auprès de milliers de témoins et de victimes. Par ailleurs, le processus de paix avec la guérilla des Farc a accouché d’une « juridiction spéciale pour la paix », qui devrait produire une documentation abondante. Selon ses concepteurs, cette instance devrait se caractériser par une grande transparence et par le souci de production d’une vérité juridique et historique. Elle tire ainsi les conséquences des nombreuses critiques adressées aux processus de justice transitionnelle conduits avec les groupes paramilitaires, au sein d’une juridiction connue sous le nom de « justice et paix2 ». Dans cet ouvrage, Sophie Daviaud montre comment les révélations faites par les victimes et les accusés, mais aussi le travail des juges, s’y sont nourris de travaux académiques et comment, en retour, les données produites lors de ces procès ont participé à l’élaboration d’une mémoire collective, d’une part, alimentent des recherches universitaires, d’autre part (chapitre III).
3Si ces sources sont donc abondantes, leur utilisation dans le cadre d’une enquête sociologique ne peut faire l’économie d’une étude attentive de leurs logiques de production, afin d’éviter les simples transcriptions sociologiques de l’interprétation judiciaire, mais aussi du discours des organisations des droits humains qui ont participé aux procès3. La question des rapports entre militaires et paramilitaires illustre particulièrement bien ces risques. Un regard concentré uniquement sur le contenu des sources judiciaires produit en effet l’image d’une continuité très forte entre l’action des militaires et celle des paramilitaires. Les seconds semblent alors être de simples auxiliaires des premiers ; des « escadrons de la mort » qui épargnent à l’armée l’engagement de sa responsabilité institutionnelle. C’est la vision qu’ont souvent donnée de la situation colombienne des organisations non-gouvernementales (ONG)4, mais qui a été également reproduite par des travaux académiques produits en Colombie5 et aux États-Unis6.
4Cependant, un regard sur les conditions de production des sources nous conduit à nuancer très fortement ces conclusions7. En effet, l’existence même de sources judiciaires met en cause cette idée de continuité et de sous-traitance. Bien que les relations entre militaires et paramilitaires soient fortes et soutenues dans le temps, elles sont catégorisées comme un crime qui donne lieu à des poursuites et – parfois – à des condamnations. L’action de la justice rend ainsi impossible toute institutionnalisation des liens entre militaires et paramilitaires ; liens qui restent des rapports collusifs, c’est-à-dire des relations rendues instables du fait de leur clandestinité et de leur vulnérabilité à toute forme de publicisation8.
5Ce chapitre se propose donc d’éclairer la question des rapports entre l’armée et les paramilitaires dans le contexte colombien, mais aussi de plaider pour une posture méthodologique qui intègre l’analyse des conditions sociales de production des sources non pas comme une simple précaution dans le déroulé de l’enquête sociologique, mais comme un élément d’explication à part entière. Dans un premier temps, ce chapitre fait le point sur ce que l’affaire de Mapiripán nous apprend des relations entre militaires et paramilitaires. Dans un second temps, il montre en quoi les conditions de connaissance de cette affaire nous renseignent plus largement sur le processus conflictuel de judiciarisation du travail militaire en Colombie.
Mapiripán : l’alliance entre militaires et paramilitaires
L’affaire
6La très grande majorité des sources portant sur l’affaire de Mapiripán étaient librement consultables au moment de l’enquête. Il s’agit notamment des actes des procès réalisés contre les principaux acteurs de l’affaire, le général de brigade Jaime Humberto Uscátegui, le major Hernán Orozco, le colonel Lino Sánchez et ses subordonnés9. Par ailleurs, comme cela a été fait pour d’autres grandes affaires en Colombie, de nombreux témoignages versés au dossier ont été publiés dans un ouvrage édité par une organisation de défense de droits humains10. Des entretiens menés auprès de représentants de la partie civile, d’anciens procureurs et d’avocats sont aussi mobilisés dans la seconde partie du présent texte.
7L’enchaînement des faits peut être reconstruit grâce à ces nombreuses sources. Il en ressort que les hommes des AUC responsables du massacre de Mapiripán ont été transportés le 12 juillet 1997 par deux avions militaires, qui ont décollé et atterri d’aéroports surveillés par l’armée et la police. Les lieux de départ étaient placés sous la surveillance de la dix-septième brigade de l’armée. Les avions ont transporté près de cent vingt hommes des Autodéfenses unies de Colombie, ainsi que des armes, des provisions et des équipements militaires. Ils ont traversé plus de mille kilomètres pour arriver jusqu’à la base militaire de San José del Guaviare, aéroport fortement militarisé car base du plus grand bataillon anti-drogues du pays. Plusieurs camions sont entrés dans l’aéroport pour rejoindre les paramilitaires, se sont identifiés comme véhicules de l’armée et n’ont pas inquiété.
8Les paramilitaires ont alors été transportés jusqu’aux environs de Mapiripán et ont passé plusieurs points de contrôle de l’armée sans être inquiétés. Il leur restait à traverser le fleuve Guaviare, ce qu’ils firent à bord de canots à moteur. Par la suite, ce point a fait l’objet de l’attention des enquêteurs. En effet, la personne qui s’est procuré les canots auprès d’une entreprise de transport était un informateur de l’armée, répertorié comme tel. Il a affirmé avoir trouvé les véhicules sur demande d’un certain René, paramilitaire local, qui lui aurait été présenté par le lieutenant-colonel Lino Sánchez, commandant de la brigade mobile 2, qui menait des opérations à proximité de Mapiripán.
9Les paramilitaires sont arrivés à Mapiripán le 15 juillet avant l’aube. Le bourg était dépourvu de toute protection armée et les policiers n’y étaient plus présents depuis plus d’un an, car les Farc avaient attaqué le village et détruit le poste de police. Le séjour des paramilitaires à Mapiripán fut un carnage. Dès leur arrivée, plusieurs personnes identifiées comme des proches de la guérilla ont été emprisonnées, d’autres assassinées sur-le-champ. Le nombre exact de victimes reste encore aujourd’hui inconnu. Les spéculations ont d’ailleurs été alimentées par un procès dit des « fausses victimes ». Plusieurs individus qui s’étaient initialement déclarés comme victimes de torture ou de l’homicide d’un proche ont finalement été démasqués. Ils auraient menti afin d’avoir accès aux indemnisations payées par l’État.
10Par-delà ces controverses, utilisées par les défenseurs des militaires mis en cause, les difficultés rencontrées pour établir l’identité et le nombre de victimes nous apportent en réalité deux enseignements. La première information est liée aux caractéristiques de la région. Marquée par l’économie de la coca/cocaïne, Mapiripán est un lieu de migration. Beaucoup de nouveaux venus font partie d’une population flottante, dépourvue de liens locaux et dont les autres habitants ne connaissent pas grand-chose. Deuxièmement, les paramilitaires se sont efforcés de faire disparaître les traces des victimes. Un ancien membre du groupe qui a attaqué Mapiripán a ainsi raconté aux enquêteurs :
« C’est comme ça qu’ils ont tué les gens. Certains ont été décapités, démembrés de leurs jambes et de leurs bras. Certains ont été jetés dans la rivière Guaviare, d’autres ont été enterrés, d’autres brûlés. Pour ma part j’ai compté vingt-trois personnes11. »
11Ces scènes de barbarie ont duré trois jours. Après leur départ de Mapiripán, les paramilitaires ont établi un campement à Puerto Arturo, près de la base de San José del Guaviare. Un poste avancé l’a signalé à sa hiérarchie, sans qu’il n’y ait eu aucune réaction. Le même jour, le poste a informé la base de l’avancée d’une colonne des Farc qui se dirigeait vers le lieu de campement des paramilitaires, par le fleuve ; les Farc avaient été informées du massacre et cherchaient à riposter. L’armée réagit immédiatement et envoya une brigade mobile dans une opération coordonnée avec l’armée de l’air afin d’empêcher l’avancée des guérilleros.
12Les premières troupes de l’armée ne sont entrées dans la localité que le 22 juillet, « après l’arrivée des journalistes », firent remarquer les juges12. La première réaction de l’armée fut d’accuser la guérilla des Farc. Le commandant de l’armée, général Manuel José Bonett, a formulé cette accusation devant les caméras de télévision dès son arrivée sur place. Le 23 juillet, il a transmis au commandement général des forces militaires un rapport dans lequel il affirme que les assassins se sont présentés comme des membres des AUC, mais qu’il est possible que, en réalité, il se soit agit des Farc :
« Même si la propagande, les discours et les écriteaux laissés dans le village affirment l’appartenance au groupe connu sous le nom d’Autodéfenses unies de Colombie, on ne peut pas écarter que tout ceci obéisse à un stratagème des Farc […]. L’impact de ces événements au niveau national et international renforce, du point de vue politique, les accusations des ONG sur les violations des droits humains par les groupes paramilitaires […] et peut influer puissamment la proposition de réforme du code de justice pénale militaire […]. En somme le massacre bénéficie uniquement à la subversion armée13 ».
13À partir de là, l’enquête s’est centrée sur « l’action par omission », selon les termes employés par les procureurs et les juges. Le transport des paramilitaires via des installations surveillées par l’armée et la police pose question, la facilité avec laquelle ils se sont déplacés entre San José et Mapiripán également. Une interrogation a occupé les juges pendant longtemps. Dès le 15 juillet, le juge municipal de Mapiripán a joint par téléphone le commandant du bataillon Joaquín París, unité militaire dotée de juridiction sur la municipalité. Il aurait alors averti le major Hernán Orozco de la prise de la localité par les paramilitaires. Ce dernier a alors établi un premier rapport qu’il a adressé à son supérieur, le général de brigade Jaime Uscátegui. Il y rendait compte des nouvelles reçues par le juge et ajoutait :
« J’estime que si les paramilitaires sont venus aussi loin ce n’est pas précisément pour profiter du paysage de la région. Je prévois dans les prochains jours une série de massacres et meurtres des habitants de [Mapiripán]. […] Je ne partage ni justifie l’activité des paramilitaires. Cette organisation m’a approché il y a environ quatre mois […]. Cette fois-ci personne n’est entré en communication avec moi, j’imagine que c’est dû au fait qu’ils viennent d’une autre région14 ».
14Or, l’officier supérieur n’a rien fait de ce rapport. Au contraire, il a été remplacé dans les archives par un autre document qui porte le même numéro de série, dans lequel il n’est plus question de la présence des paramilitaires, comme si l’on avait cherché à faire disparaître la preuve qu’Orozco avait rendu compte des faits à Uscátegui. Ce n’est que des années plus tard que l’original a été retrouvé. Sur cette base, l’unité de droits humains du parquet a ouvert une enquête concernant, outre plusieurs sous-officiers, le colonel Lino Sánchez dont les troupes tenaient les barrages qui ont dû être franchis par les paramilitaires, le major Hernán Orozco et le général de brigade Jaime Uscátegui. À partir de là s’est engagée une controverse judiciaire sur l’étendue de la responsabilité des différents individus et sur la compétence des juges pénaux à se saisir de l’affaire, alors que la justice militaire revendiquait des prérogatives sur un pan de l’enquête. Au-delà, l’affaire de Mapiripán apporte des informations sur l’établissement de relations collusives entre militaires et paramilitaires.
Paramilitarisme et contre-insurrection
15Les premières recherches sur les groupes paramilitaires les ont assimilés à des auxiliaires de l’armée ou des « escadrons de la mort » qui auraient agi pour le compte des militaires15. Des travaux plus récents y ont d’ailleurs vu l’influence directe des doctrines contre-insurrectionnelles de la guerre froide qui favorisent la privatisation de l’action militaire et sa sous-traitance par des milices16. À l’opposé, d’autres chercheurs ont assimilé les milices paramilitaires colombiennes à des « seigneurs de guerre », que la rente financière du narcotrafic aurait rendus indépendants de l’État et étrangers à l’ordre politique17. Un regard attentif sur les conditions de création et de développement des milices paramilitaires conduit cependant à proposer une analyse qui s’éloigne de ces deux types d’explications.
16Il est vrai que la formation des officiers colombiens a été fortement influencée par les doctrines contre-insurrectionnelles étasuniennes et françaises, qui cherchaient à adapter les armées traditionnelles à la « guerre irrégulière ». On en trouve des traces dans les manuels de formation colombiens, qui ont été introduits en 1962 par la mission Yarbourough des forces armées étasuniennes, et continuèrent à être importés au cours des années suivantes. L’une des idées défendues par ces textes est la nécessité de constituer des « comités d’autodéfense », c’est-à-dire des groupes de civils armés et encadrés par les militaires qui fonctionnent comme des informateurs, des guides, voire des supplétifs. En 1965, un décret pris dans le cadre de l’état d’urgence a autorisé la création de ces comités. Trois ans plus tard, une loi rendait permanente cette mesure d’exception.
17Mais l’essentiel n’est pas réellement là. Si ces comités d’autodéfense ont structuré des formes de collaboration entre des professionnels privés de la violence et des militaires, on aurait tort d’y voir la « genèse » des groupes paramilitaires. Ces milices sont en réalité le résultat de trois processus parallèles qui ont convergé au début des années 1980. Certaines pratiques de privatisation de la violence étaient déjà effectivement bien installées, mais elles ont été accompagnées par deux autres processus majeurs, également à l’œuvre. Le premier a consisté en une radicalisation des conflits sociaux, notamment autour de la terre, qui a favorisé le recours de la part des grands propriétaires terriens et autres élites sociales à des « entrepreneurs de violence18 ». Souvent recrutés dans les milieux de la pègre, ils avaient pour principale mission d’intimider, de menacer et d’assassiner les leaders des mouvements politiques et sociaux. Le second processus consiste dans la politisation de certains milieux criminels, essentiellement des narcotrafiquants. Au début des années 1980, ils se sont sentis menacés par les guérillas et ont commencé à créer ou financer des groupes anti-communistes. De la convergence de ces trois processus sont nés les groupes connus par la suite comme paramilitaires19.
18En 1989, la législation qui servait de support aux comités d’autodéfense a été abrogée par le gouvernement et la Cour suprême, le texte étant accusé d’avoir facilité la création de groupes paramilitaires. Le crime d’appartenance à une organisation paramilitaire a été défini par la même occasion. Or, les relations établies par la suite entre paramilitaires et militaires ont été déterminées par la routinisation de pratiques longtemps restées légales. Comment dès lors caractériser les relations entre militaires et paramilitaires, notamment au cours de la période qui court entre 1989 et l’épisode de Mapiripán ? Si les connaissances à ce sujet restent lacunaires et s’il demeure difficile d’enquêter sur l’armée, un exemple révélé grâce à l’action judiciaire, permet d’apporter des précisions.
19On l’a dit, les paramilitaires arrivés à Mapiripán le 15 juillet 1997 ont bénéficié de complicités militaires dans la région d’Urabá. Cette zone, qui constitue l’un des pôles majeurs du développement des groupes paramilitaires depuis la fin des années 1980, concentre les trois mécanismes déjà précisés : un groupe d’agro-industriels inquiets des rapports entre les syndicats d’ouvriers agricoles et la guérilla ; des militaires prêts à collaborer avec des entrepreneurs de violence ; des narcotrafiquants ayant acheté de grandes étendues de terre et voulant se payer les services de professionnels de la protection, voire les créer eux-mêmes20.
20L’histoire du phénomène paramilitaire en Urabá peut être partiellement reconstruite grâce à diverses sources judiciaires21, dont les plus importantes sont les enquêtes conduites contre plusieurs promoteurs du paramilitarisme dans la région et celle menée à l’encontre du général de brigade Rito Alejo del Río, placé entre 1995 et 1998 à la tête de la dix-septième brigade, dont le territoire couvre la région d’Urabá. Le premier officier à dénoncer les rapports qu’entretenait Del Río avec des paramilitaires a été le sous-commandant de la brigade, le colonel Carlos Alfonso Velásquez. Selon lui, Del Río n’aurait montré aucune volonté de combattre les groupes paramilitaires de la région et aurait au contraire cherché à concentrer toutes ses forces sur les guérillas. Il aurait même voulu dissuader ses troupes d’engager des combats contre les paramilitaires, selon les mots de Velásquez :
« En tant que chef de l’état-major de la brigade, j’avais la responsabilité d’établir les objectifs des différentes unités. Dans les critères d’évaluation, j’avais donné la même importance à la lutte contre les guérillas et contre les paramilitaires. Or lorsque j’ai présenté le document au général, il a éliminé de la liste des objectifs la lutte contre les paramilitaires22. »
21Velásquez transmit ces accusations au commandant des forces militaires, qui les rejeta après une enquête sommaire et demanda au contraire la démission du colonel, accusé d’avoir porté des dénonciations abusives.
22Cependant, l’action de Del Río ne s’est pas arrêtée à une forme de tolérance envers les paramilitaires. Une collaboration étroite existait et fut institutionnalisée grâce à l’existence d’une façade légale des paramilitaires, les services spéciaux de surveillance et sécurité privée d’Urabá. Ces « services spéciaux de sécurité », plus connus sous le nom de Convivir (« vivre ensemble » en espagnol), étaient une forme juridique créée en 1994. Il s’agissait de firmes de sécurité privée militarisées qui, en raison des conditions particulières aux zones dans lesquelles elles opéraient, avaient la possibilité légale d’acquérir des armes lourdes et de bénéficier d’une formation et d’un appui militaire. L’homme clef dans la naissance des Convivir d’Urabá était un riche entrepreneur de la banane, Raúl Hasbún. Les Convivir ont structuré un réseau de communication qui couvrait le territoire des exploitations agricoles et engageait directement celles-ci dans les tâches de surveillance.
23Mais les Convivir n’ont pas constitué uniquement des réseaux parallèles du renseignement militaire. Ces groupes ont aussi facilité le flux d’information de l’armée vers les paramilitaires. En 2008, lors d’un procès mené par la juridiction spéciale de « justice et paix », créée après la démobilisation des paramilitaires, Raúl Hasbún a ainsi déclaré :
« Nous avions des informations par l’armée ou la police […]. Ils arrêtaient quelqu’un, mais n’avaient pas assez d’information pour l’inculper devant un juge. Du coup, on exécutait la personne, car on savait qu’il s’agissait d’un guérillero, mais que la justice n’avait pas assez d’éléments pour le condamner23. »
24La principale fonction des Convivir était de servir d’interface entre les paramilitaires et les militaires. À cette fin, elles utilisaient des individus dotés d’un certain capital social, comme en témoigne le cas d’Alberto Osorio. Cet entrepreneur agro-industriel était, selon son propre témoignage, le responsable des « relations publiques » des Convivir. Cela le conduisait notamment à coordonner leurs réseaux sociaux, tant avec les exploitants agro-industriels qu’avec les militaires, avec lesquels il entretenait des relations particulièrement étroites. En août 1997, Rito Alejo del Río remit ainsi à Osorio la médaille d’Ayacucho, une distinction militaire, pour le féliciter de son « professionnalisme, [son] dévouement à l’infanterie colombienne, et [son] sens de la collaboration et la solidarité24 ». Quelques mois plus tard, Osorio était invité à la Brigade pour animer une conférence sur la collaboration entre Convivir et forces armées25.
25Or, le réseau des Convivir aurait participé à l’organisation de l’opération de Mapiripán. Ainsi, dans ses déclarations aux juges, un ancien chef paramilitaire a-t-il déclaré :
« Le massacre de Mapiripán a été entièrement coordonné depuis Urabá. L’un des organisateurs a été ce monsieur Alberto Osorio des Convivir, il a organisé ça avec Raúl Hasbún, avec les militaires et la police pour pouvoir déplacer les troupes et sortir les avions26. »
26Si le fonctionnement des Convivir illustre la capacité des militaires et des paramilitaires à instaurer des relations de collaboration proches et courantes, leur existence témoigne aussi de l’obligation dans laquelle se trouvaient l’ensemble des acteurs de créer des paravents légaux pour protéger les militaires contre des poursuites. En soi, cela démontre l’importance qu’a revêtue la prise en compte de l’action des juges et des procureurs, et donc du caractère équivoque de la posture des agents de l’État en matière de privatisation de la violence.
Une controverse judiciaire
27De nombreuses zones d’ombre demeurent dans cette affaire et sont symptomatiques des liens entre militaires et paramilitaires, qui constituent probablement la facette la moins bien connue de l’histoire du paramilitarisme en Colombie. Or, il ne suffit pas de constater le caractère incomplet des sources. Les zones de lumière et les zones d’ombre nous renseignent en réalité sur les logiques du travail judiciaire et sur la capacité des juges à se saisir – de manière limitée et extrêmement conflictuelle – de la question des rapports entre militaires et paramilitaires. En d’autres termes, il est impossible d’écrire une « histoire naturelle » du paramilitarisme en Colombie, comme il arrive souvent avec des phénomènes clandestins auxquels on a majoritairement accès par le travail judiciaire27. L’explication du phénomène paramilitaire relève donc autant de l’analyse de la violence que de celle du traitement de la violence. Cette partie procédera dès lors en deux temps : elle reviendra d’abord sur le processus général par lequel la justice s’est saisie des relations entre militaires et paramilitaires, avant d’évoquer plus précisément les procès liés au massacre de Mapiripán.
Alliances complices et action judiciaire
28La pénalisation de ces alliances, c’est-à-dire leur définition comme des transgressions sujettes à des poursuites pénales, est le résultat de trois processus distincts : premièrement, des innovations institutionnelles qui, dans un contexte de lutte contre la drogue, ont fourni de nouvelles ressources politiques et judiciaires aux juges ; deuxièmement, l’introduction des droits humains comme cadre d’interprétation dominant des violences ; troisièmement, l’internationalisation du conflit colombien, notamment en raison de l’investissement des États-Unis dans la « guerre contre la drogue ».
29La transformation de la justice pénale colombienne a été initialement définie comme la réponse à la violence associée au narcotrafic. Sa manifestation majeure a été, en 1991, la transformation du système dit « inquisitoire », façonné sur le modèle napoléonien, en un système mixte à tendance accusatoire, empruntant de nombreux éléments au modèle étasunien et à la réforme judiciaire italienne de 1989. La suppression du juge d’instruction et la concentration de tous les pouvoirs d’enquête dans un parquet centralisé et hiérarchisé, placé sous l’autorité d’un Procureur général de la nation (Fiscal general de la Nación), ont abouti à la création d’une institution d’enquête unique. Cette réforme était justifiée au nom de la lutte contre le narcotrafic, mais ses conséquences ont largement débordé ce domaine. Ainsi, la pénalisation croissante des collusions clandestines à l’intérieur de l’État est apparue comme un « effet induit » du processus de renforcement de la justice pénale28.
30Les années 1990 ont été marquées par une intervention croissante des juges dans le jeu politique29, notamment lors d’affaires politico-criminelles qui ont touché jusqu’au président de la République. Cette judiciarisation n’a pas épargné les militaires, visés par des enquêtes judiciaires relatives à de terribles exactions à l’encontre de civils. Depuis les premières manifestations de la violence paramilitaire, des acteurs critiques ont affirmé l’existence d’alliances criminelles entre militaires et paramilitaires, mais pendant longtemps ces accusations n’avaient reçu aucune certification dans les arènes judiciaires. Des accusations formulées par des instances de contrôle telles que l’inspection générale (Procuraduría general) étaient simplement désavouées par d’autres institutions. La création du parquet général a contribué à affaiblir la capacité des hautes instances de l’armée à contrôler les interventions civiles dans la surveillance de l’action des militaires.
31Le second processus marquant cette judiciarisation de l’action militaire a été l’adoption progressive par la quasi-totalité des acteurs politiques d’un nouveau cadre d’interprétation des violences : les droits humains30. Initialement utilisé par des groupes contestataires dans leur dénonciation du « terrorisme d’État », le cadre interprétatif des droits humains s’est institutionnalisé au fur et à mesure que les institutions publiques se le sont approprié et en ont formulé une interprétation à la fois compatible avec les attentes des ONG internationales et les intérêts des gouvernants colombiens31. Cela a abouti à la création d’institutions chargées de promouvoir le respect des droits humains. Bien qu’elles aient généralement comme objectif d’attester internationalement de la bonne volonté des gouvernants colombiens, elles ont constitué des arènes de mobilisation dotées d’une certaine autonomie. Par d’exemple, l’unité des droits humains (UDH) a été créée au sein du parquet et a commencé à fonctionner en octobre 1995. L’enquête de Mapiripán est entrée dans son champ de compétences.
32Un dernier facteur ayant participé à cette évolution des rapports entre droit et violence est l’internationalisation des litiges, elle-même composée de deux processus parallèles. D’une part, la professionnalisation des organisations de défense des droits humains les a conduites à mener une action judiciaire transnationale, qui combine des plaidoyers adressés à des organismes comme le Conseil/Commission des droits humains des Nations unies et des actions plus directes auprès de la Cour interaméricaine des droits humains. D’autre part, ce processus d’internationalisation a été alimenté par la lutte contre les drogues. Ainsi Winifred Tate montre-t-elle que les États-Unis ont déployé une influence croissante sur l’État colombien pour obtenir une certification de la probité des individus et des unités militaires qui profitaient des fonds versés par Washington dans le cadre de la coopération antidrogue32. Selon l’auteure, cela a ouvert une nouvelle arène de mobilisation pour les ONG, qui a conféré davantage de visibilité à leurs accusations.
Rendre justice pour Mapiripán
33Les procès ouverts dans le cas de Mapiripán ont révélé l’un des principaux indicateurs de la mise en cause progressive de l’autonomie de l’armée vis-à-vis de la justice : la limitation des prérogatives de la justice pénale militaire. Lorsque les enquêtes sur le massacre de Mapiripán ont été ouvertes, un juge militaire a contesté la compétence des juges ordinaires pour se saisir de l’affaire. Tribunal des conflits dans le système colombien, le Conseil supérieur de la judicature a alors été saisi. Il a considéré que la justice ordinaire était compétente pour juger les deux sergents et le lieutenant-colonel accusés d’association de malfaiteurs en vue de commettre un homicide. En revanche, le général de brigade Uscátegui et le major Orozco, qui étaient accusés d’omission criminelle, ont été renvoyés devant la justice pénale militaire car le manquement à leurs fonctions constituait une faute propre aux missions militaires.
34Le parquet n’a donc pu inculper que le colonel Lino Sánchez ainsi que deux sergents, en même temps que les commandants des AUC et d’autres paramilitaires qui avaient participé au massacre et ont pu être identifiés. En 2003, un juge pénal spécialisé a condamné les accusés à des peines de quarante ans pour le colonel Sánchez et de vingt-deux ans pour le sergent Gamarra. Par la suite, les peines ont été confirmées en appel et en cassation.
35Le procès contre Orozco et Uscátegui a suivi un tout autre cours. La justice pénale militaire n’a ordonné aucune enquête et s’est limitée à reprendre l’instruction incomplète transmise par le parquet. Tout s’est passé comme si le haut commandement de l’armée, embarrassé par la situation, avait voulu se débarrasser rapidement du problème. Les procès se sont achevés par des condamnations à trois ans de prison pour les deux officiers pour manquement à leurs fonctions. Cependant, les procès ont changé de cours lorsque l’ONG CAJAR (Colectivo de Abogados José Alvear Restrepo), qui s’était constituée en représentante des victimes, a interposé un recours contre la décision du Conseil supérieur de renvoyer Orozco et Uscátegui devant la justice miliaire. Ce recours a été rejeté successivement par le Tribunal supérieur de Bogotá et par la Cour suprême de justice. Or, le Défenseur du peuple, sorte d’Ombudsman, a saisi la Cour constitutionnelle qui a annulé en 2001 l’arrêt du Conseil supérieur et a renvoyé l’affaire devant la justice pénale ordinaire. À cette occasion, la Cour constitutionnelle a livré une analyse novatrice, qui avait comme premier objectif de fixer des critères pour le jugement des actes d’omission criminelle par des militaires. S’appuyant sur le jugement du tribunal de Tokyo dans le cas Yamashita33, la Cour a estimé que :
« Si le supérieur hiérarchique n’évite pas – alors qu’il en a la capacité – qu’un soldat qui est sous son autorité immédiate commette une torture, ou une exécution extrajudiciaire, ou en général un crime contre l’humanité, dans la mesure où il est garant des droits constitutionnels, il est responsable du résultat préjudiciable et pas simplement du manquement à ses fonctions34. »
36Cela signifiait en somme que le général Uscátegui et le major Orozco ne devaient pas être poursuivis pour un simple manquement à leur devoir, mais pour le résultat de cette omission, c’est-à-dire l’assassinat de plus de quarante personnes. C’est ainsi que l’ont compris les juges qui ont traité la suite de l’affaire. Les deux accusés ont été condamnés à des peines d’emprisonnement de quarante ans par le Tribunal supérieur de Bogotá, confirmées en très grande partie en cassation.
37À cette même époque, l’affaire de Mapiripán a fait l’objet d’une nette internationalisation. Saisie par les représentants des victimes en octobre 1999, la Cour interaméricaine des droits humains s’est prononcée en septembre 2005 et a condamné l’État colombien, reconnaissant sa responsabilité juridique dans les tortures et homicides commis à Mapiripán. Elle l’a enjoint à mettre en œuvre des efforts visant à faire la vérité sur les ressorts de ces violences. Ainsi les acteurs judiciaires ont-ils mobilisé les ressources acquises dans le cadre du litige transnational pour remporter des victoires auprès des tribunaux nationaux, ce qui constitue la stratégie la plus couramment adoptée par les organisations colombiennes de défense des droits humains35.
38La trajectoire de cette enquête doit donc être lue à la lumière des transformations, dans leurs périmètres respectifs, de la justice pénale militaire et de la justice pénale ordinaire36. Pendant longtemps, la conception qui a prévalu a été celle d’une sorte de privilège juridictionnel en faveur de la première. Les accusations contre des militaires relevaient des tribunaux militaires, sauf si elles n’avaient aucun lien avec le service comme dans le cas d’actes commis pendant des périodes de congés ou des litiges personnels. Or, la Cour constitutionnelle a progressivement fait valoir une interprétation très différente selon laquelle des actes constitutifs de crimes de guerre ou de crimes contre l’humanité ne sauraient, sous aucune condition, être considérés comme liés aux devoirs des militaires censés au contraire protéger la population et l’ordre constitutionnel. En cas de doute sur la juridiction compétente, le procès devrait être pris en charge par un juge ordinaire37. Toutefois, l’application de la position de la Cour constitutionnelle a posé immédiatement problème, puisqu’elle supposait l’adoption de ces critères par le Conseil supérieur de la judicature, entité chargée de décider sur les cas particuliers. Or, ce Conseil n’est pas subordonné hiérarchiquement à la Cour et a tendance à être bien plus conservateur qu’elle.
39La mise en œuvre de ces critères a donc été progressive et conflictuelle. Si les magistrats du Conseil supérieur n’ont pas exprimé ouvertement de désaccord avec la Cour, ils ont limité les conséquences de la décision. Alors qu’ils sont d’accord pour renvoyer devant les juridictions civiles les militaires accusés d’être les auteurs matériels d’un crime, ils sont en général beaucoup plus réticents à reconnaître la responsabilité pénale des officiers en charge du commandement des unités mises en cause. Cela aboutit à une situation où les subordonnés ont beaucoup plus de chances que les officiers d’être jugés par un juge ordinaire.
40La difficulté de prouver la responsabilité pénale d’un commandant de bataillon ou de brigade sur les actes de ses subordonnés a souvent entraîné les procureurs à ne retenir qu’une responsabilité par omission et non pas par action. Ils se sont en effet souvent trouvés dans l’incapacité de prouver ce que le chef avait ordonné, puisque les instructions sont orales et protégées par le secret qui règne dans l’institution. Le Conseil supérieur considère que les homicides de civils commis par des membres d’un bataillon en connivence avec des paramilitaires constituent sans aucun doute un crime contre l’humanité, ce qui justifie un transfert du procès à la justice ordinaire. Mais ce Conseil considère qu’il n’en est pas de même pour le commandant. Selon lui, la responsabilité de ce dernier se trouve engagée dans la mesure où il n’a pas assumé sa responsabilité institutionnelle de protection de la population mais il s’agit donc là d’une faute liée aux devoirs militaires pour laquelle le tribunal militaire est compétent.
41Le rétrécissement des prérogatives de la justice pénale militaire, additionné aux capacités accrues d’enquête entre les mains du parquet général, a constitué la base institutionnelle de la pénalisation des alliances entre militaires et paramilitaires. Or, à la fin de la décennie 1990, cette pénalisation restait largement limitée aux grades subordonnés de l’armée. C’est en cela que l’affaire de Mapiripán a constitué une rupture, puisqu’elle a marqué pour la première fois la fragilité relative des haut gradés. Bien sûr, les responsabilités dans ce cas débordaient très largement les cas des officiers mis en cause. Aucune enquête n’a jusqu’à présent montré les complicités dont ont bénéficié les paramilitaires qui ont quitté Urabá par des aéroports militaires. En 2017, le général de brigade Uscátegui a été placé en liberté conditionnelle après avoir purgé seize ans de sa peine. Il a demandé en avril 2019 la révision de sa condamnation par la Juridiction spéciale pour la paix38, dont la création résulte des accords de paix avec les Farc. Sa comparution devant cette instance permettra peut-être d’éclairer quelques-unes des zones d’ombre qui subsistent.
Conclusion
42Pour le moment, et parce que l’enquête sociologique n’est ni enquête judiciaire ni enquête journalistique, la meilleure posture méthodologique nous semble d’utiliser les lacunes des sources comme un ressort à l’explicitation des processus politiques à l’œuvre. Nous connaissons ainsi le trajet emprunté par les paramilitaires depuis Urabá jusqu’à Mapiripán, les ressorts de leurs ambitions d’expansion dans cette zone isolée, l’histoire de leur renforcement progressif dans le nord du pays, l’enchevêtrement de la contre-insurrection et de la violence privée qui ont caractérisé leur trajectoire. Nous en savons beaucoup moins sur les mécanismes concrets des alliances avec des militaires haut gradés, qui leur ont permis de bénéficier de complicités à tout niveau dans leur transport depuis Urabá. Nous ignorons à peu près tout des liens entre les militaires qui ont décidé de collaborer avec des paramilitaires et leurs supérieurs hiérarchiques à Bogotá. Ces zones de lumière et d’ombre dans l’affaire constituent le reflet des logiques de l’action judiciaire, qui a réussi à démêler l’écheveau de la stratégie d’expansion des paramilitaires ainsi qu’à retracer les connivences dont ils ont bénéficié, parfois jusqu’à des niveaux de responsabilité aussi élevés que celui du général de brigade Uscátegui, mais n’a jamais pu saisir dans son intégralité le réseau de complicités dont les paramilitaires ont joui à l’intérieur de l’armée.
43Les liens entre militaires et paramilitaires dans le conflit colombien sont complexes et ne sauraient être réduits à un simple cas de sous-traitance de la violence. Si les proximités entre ces deux catégories d’acteurs ont souvent été très fortes, les relations restent marquées par l’instabilité propre aux rapports collusifs, que les acteurs s’efforcent de cacher et de protéger de l’intervention d’autres secteurs sociaux. Cela illustre donc la difficulté à étudier le paramilitarisme dans le contexte colombien. Si l’existence de diverses formes d’action judiciaire constitue bien souvent la condition pour la connaissance de ces rapports, et donc pour le travail scientifique, un tel travail doit s’accompagner d’un retour critique sur les logiques de ce traitement judiciaire. L’image qui transparaît est celle d’une violence paramilitaire constitutive d’un problème éminemment intra-étatique. L’attitude de l’État fait l’objet de controverses dans lesquelles se joue sa propre définition, la conception de son monopole de la violence et du respect de la légalité.
44L’un des meilleurs indicateurs de l’importance de ces controverses est la centralité prise par les arènes judiciaires dans le traitement de la violence paramilitaire en Colombie. Bien souvent, l’action des juges a été passée par pertes et profits, par des auteurs qui ont estimé que légalité et illégalité ne sont que des voiles qui cachent une violence multiforme. Mais analyser de façon conjointe les pratiques violentes et le traitement de cette violence permet d’accéder à sa compréhension. Dans cette perspective, le caractère incomplet et partiel de la connaissance judiciaire de la violence n’y fait pas entièrement obstacle. Il nous renseigne sur les multiples manières dont la violence est devenue un problème, l’action armée ne s’étant pas déroulée dans un vide étatique, mais au contraire dans un espace saturé de définitions politiques de la violence39.
Notes de bas de page
1 Forces armées révolutionnaires de Colombie, principal groupe armé du pays, démobilisé en 2017 à la suite d’un accord de paix signé avec le gouvernement colombien en septembre 2016.
2 D. Lecombe, « Nous sommes tous en faveur des victimes ». La diffusion de la justice transitionnelle en Colombie, Paris, Institut universitaire Varenne, LGDJ, 2014.
3 Ainsi le souligne J.-L. Briquet, Mafia, justice et politique en Italie : l’affaire Andreotti dans la crise de la République (1992-2004), Paris, Karthala, 2007.
4 Human Rights Watch, The Sixth Division, Military-paramilitary Ties and U.S. Policy in Colombia, New York, 2001.
5 R. Zelik, Paramilitarismo. Violencia y transformación social, política y económica en Colombia, Bogotá, Siglo del Hombre, 2015.
6 W. Avilés, Global Capitalism, Democracy, and Civil-Military Relations in Colombia, Albany, Suny Press, 2007.
7 Ce chapitre reprend quelques unes des conclusions de J. Grajales, Gouverner dans la violence. Le paramilitarisme en Colombie, Paris, Karthala, 2016.
8 M. Dobry, « Valeurs, croyances et transactions collusives. Notes pour une réorientation de l’analyse de la légitimation des systèmes démocratiques », dans J. Santiso (dir.), À la recherche de la démocratie. Mélanges offerts à Guy Hermet, Paris, Karthala, 2002, p. 103-120.
9 Les principales sources mobilisées ici proviennent de procès conduits contre les militaires impliqués dans l’affaire : 9e Tribunal spécial de Bogotá, Jaime Humberto Uscátegui (réf. (radicado) 11001070400920040011403), 28 novembre 2007 ; Cour suprême de justice, Lino Hernando Sánchez Pardo y otros (réf. 25889), 26 avril 2007 ; Tribunal supérieur de Bogotá, Jaime Humberto Uscátegui (réf. 11001070400920040011403), 23 novembre 2009 ; Cour suprême de justice, Jaime Humberto Uscátegui (réf. 35113), 5 juin 2014.
10 R. Barbosa & I. Gómez, Folios de Mapiripán: para que la vida nos dé licencia, Bogotá, Corporación Colectivo de Abogados José Alvear Restrepo, 2007.
11 Procureur général de la nation (Fiscalía General de la Nación), déclaration de José Pastor Gaitán Ávila, 24 septembre 1998.
12 Cour suprême de justice, document cité, 26 avril 2007, p. 6.
13 Rapport du général Manuel José Bonett Locarno adressé au commandant général des forces militaires, Informe verificación sobre hechos ocurridos en el Departamento del Guaviare, 23 juillet 1997. Publié dans R. Barbosa & I. Gómez, Folios de Mapiripán, op. cit.
14 Rapport du major Hernán Orozco adressé au général de brigade Jaime Uscátegui, Informe inmediato de orden público, 15 juillet 1997. Publié dans R. Barbosa & I. Gómez, Folios de Mapiripán, op. cit.
15 C. Medina Gallego, Autodefensas, Paramilitares y Narcotráfico en Colombia, Bogotá, Documentos Periodísticos, 1990 ; C. Medina Gallego & M. Tellez Ardila, La Violencia Paramilitar, Parapolicial y Parainstitucional en Colombia, Bogotá, Rodriguez Quito, 1994.
16 R. Zelik, Paramilitarismo…, op. cit. ; W. Avilés, Global Capitalism…, op. cit.
17 G. Duncan, Los señores de la guerra, Bogotá, FDS Planeta, 2005.
18 Selon l’expression de V. Volkov, Violent Entrepreneurs. The Use of Force in the Making of Russian Capitalism, Ithaca, Cornwell University Press, 2002.
19 Cette thèse est développée dans J. Grajales, Gouverner dans la violence…, op. cit. (chap. I).
20 C. M. Ortiz Sarmiento, Urabá: Pulsiones de vida y desafios de muerte, Bogotá, La Carreta Social, 2007 ; A. F. Suárez, Identidades políticas y exterminio recíproco. Masacres y guerras en Urabá (1991-2001), Bogotá, La Carreta Social, 2007.
21 Les pièces citées ci-dessous proviennent du procès contre Alberto Osorio : 29e bureau spécial du procureur de Medellín (Fiscalía 29 especializada de Medelín), réf. 101 768. J’ai eu accès à ces documents grâce à la partie civile.
22 Entretien avec le colonel Carlos Alfonso Velásquez, Bogotá, 2011.
23 Procureur général de la nation (Fiscalía General de la Nación), Versión libre de Raul Hasbún, 20 août 2008.
24 29e bureau spécial du procureur de Medellín (Fiscalía 29 especializada de Medellín), réf. 101 768, Lettre du Brigadier général Rito Alejo del Río à Alberto Osorio, 7 août 1997.
25 29e bureau spécial du procureur de Medellín (Fiscalía 29 especializada de Medellín), réf. 101 768, Lettre du Brigadier général Rito Alejo del Río à Alberto Osorio, 2 février 1998.
26 Tribunal supérieur de Bogotá, Chambre de Justice et paix, Bloque Catatumbo, réf. 11001600253200680008, 31 octobre 2014.
27 J.-L. Briquet, Mafia…, op. cit.
28 Voir P. Garraud, « La politique à l’épreuve du judiciaire. La pénalisation croissante du politique comme “effet induit” du processus d’autonomisation de l’institution judiciaire », dans J.-L. Briquet & P. Garraud (dir.), Juger la politique. Entreprises et entrepreneurs critiques de la politique, Rennes, PUR, 2002, p. 25-43.
29 M. J. Cepeda, « Judicialization of Politics in Colombia: the old and the new », dans A. Angell, L. Schjolden & R. Sieder (dir.), The Judiciarization of Politics in Latin America, New York, Palgrave Macmillan, 2005, p. 67-104 ; R. Uprimny, « La justice au cœur du politique : potentialités et risques d’une judiciarisation en Colombie », dans J. Commaille & M. Kaluszynski (dir.), La Fonction politique de la justice, Paris, La Découverte, 2007, p. 229-250.
30 Sur les organisations des droits humains en Colombie voir S. Daviaud, L’Enjeu des droits de l’homme dans le conflit colombien, Paris, Karthala, 2010.
31 W. Tate, Counting the Dead: the culture and politics of human rights activism in Colombia, Berkeley, University of California Press, 2007.
32 W. Tate, « Human rights law and military aid delivery : a case study of the Leahy Law », PoLAR : Political and Legal Anthropology Review, no 34, 2011, p. 337-354.
33 Tribunal militaire international pour l’Extrême-Orient, créé par les Alliés en 1946 pour juger les criminels de guerre japonais.
34 Cour constitutionnelle, Décision SU-1184-01, 13 novembre 2001.
35 Pour une réflexion plus avancée sur les interactions entre les juridictions internationales et les arènes judiciaires nationales, voir J. Grajales, « Land grabbing, legal contention and institutional change in Colombia », Journal of Peasant Studies, vol. 42, no 34, 2015, p. 541-560.
36 Ces transformations sont très bien documentées par D. Rojas Betancourt, « Impunidad y conflictos de jurisdicción. El caso colombiano de la disputa judicial entre la Unidad de Derechos Humanos de la Fiscalía General de la Nación (jurisdicción penal ordinaria) y la justicia castrense (jurisdicción penal militar) », Pensamiento Jurídico. Revista de Teoría del Derecho y Análisis Jurídico, no 15, 2000, p. 287-337.
37 Cour constitutionnelle. Décision C-358. 5 août 1997.
38 El Espectador, « El general (r) Uscátegui se juega ante la JEP la última carta que tiene », 24 avril 2019.
39 J. Grajales, « Privatisation et fragmentation de la violence en Colombie : l’État au centre du jeu », Revue française de science politique, vol. 67, no 2, 2017, p. 329-348.
Auteur
Jacobo Grajales est professeur de science politique à l’université de Lille, chercheur au Centre d’études et de recherches administratives, politiques et sociales (Ceraps, CNRS - UMR 8026), et membre junior de l’Institut universitaire de France. Il est l’auteur de Gouverner dans la violence. Le paramilitarisme en Colombie (Karthala, 2016) et coordinateur (avec R. Le Cour Grandmaison) de L’État malgré tout. Produire l’autorité dans la violence (Karthala, 2019). Ses recherches actuelles portent sur l’économie politique du foncier rural dans les sorties de conflit, étude qu’il mène à partir des cas de la Colombie et la Côte d’Ivoire.
Le texte seul est utilisable sous licence Creative Commons - Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International - CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Meurtre au palais épiscopal
Histoire et mémoire d'un crime d'ecclésiastique dans le Nordeste brésilien (de 1957 au début du XXIe siècle)
Richard Marin
2010
Les collégiens des favelas
Vie de quartier et quotidien scolaire à Rio de Janeiro
Christophe Brochier
2009
Centres de villes durables en Amérique latine : exorciser les précarités ?
Mexico - Mérida (Yucatàn) - São Paulo - Recife - Buenos Aires
Hélène Rivière d’Arc (dir.) Claudie Duport (trad.)
2009
Un géographe français en Amérique latine
Quarante ans de souvenirs et de réflexions
Claude Bataillon
2008
Alena-Mercosur : enjeux et limites de l'intégration américaine
Alain Musset et Victor M. Soria (dir.)
2001
Eaux et réseaux
Les défis de la mondialisation
Graciela Schneier-Madanes et Bernard de Gouvello (dir.)
2003
Les territoires de l’État-nation en Amérique latine
Marie-France Prévôt Schapira et Hélène Rivière d’Arc (dir.)
2001
Brésil : un système agro-alimentaire en transition
Roseli Rocha Dos Santos et Raúl H. Green (dir.)
1993
Innovations technologiques et mutations industrielles en Amérique latine
Argentine, Brésil, Mexique, Venezuela
Hubert Drouvot, Marc Humbert, Julio Cesar Neffa et al. (dir.)
1992