L’invention des Letras Pátrias. Filiation et originalité de la littérature nationale au Brésil (1830-1870)
p. 265-289
Texte intégral
1À travers l’étude croisée de la production écrite et des trajectoires sociales des écrivains romantiques, nous prétendons évaluer l’originalité irréductible du courant romantique brésilien par rapport à ses équivalents – et prédécesseurs – européens et, en particulier, français, desquels il s’inspire, sans les imiter pour autant. L’étude de la filiation et de l’originalité du romantisme brésilien se focalisera ici sur la génération fondatrice des Letras Pátrias1 née dans les années qui ont suivi l’arrivée de la Cour portugaise à Rio de Janeiro en 1808, qui se forme sous le règne de Pedro I (1822-1831) et dans les premières années de la Régence (1831-1840), avant de s’imposer comme les premiers bâtisseurs d’un espace littéraire en formation sous le règne de Pedro II (1840-1889). Cette étude comparative a pour but de mettre au jour les rapports problématiques et ambigus que les fondateurs de l’école romantique brésilienne ont entretenus avec leurs collègues européens, auxquels ils se rattachent au nom d’une confraternité littéraire affichée, laquelle résulte des circulations et des transferts culturels contemporains de la constitution du romantisme comme mouvement littéraire au Brésil2.
2La rhétorique à laquelle recourent les fondateurs du romantisme brésilien se nourrit aux sources des romantismes européens. Le rôle joué par quelques intellectuels français, italiens ou portugais dans l’émergence du courant romantique brésilien, dont l’acte de fondation est la parution à Paris en 1836 de la revue Nitheroy, n’est qu’un aspect de cette circulation des idées entre les milieux littéraires de part et d’autre de l’océan Atlantique3 : « écrivain prophète », culte du « génie national », éloge de la « civilisation moderne », consécration de la religion catholique comme fondement d’une société émancipée et régénérée, voilà quelques exemples de l’appareil intellectuel romantique [Bénichou, 1977 et 1997] auquel ont su puiser opportunément les hommes de lettres brésiliens.
3Dès l’origine, pourtant, l’ambition programmatique des Letras Pátrias, qui placent l’écrivain en poste avancé de la mission de civilisation qui anime alors les élites politiques de l’Empire, semble aux yeux de certains démesurée, voire utopique, et nourrit en retour un discours de la désillusion, de l’amertume, que l’on retrouve également chez les romantiques français. En nous appuyant sur les travaux qu’Alain Vaillant a consacrés à cette « crise de la littérature », qu’il considère comme la caractéristique essentielle du romantisme français [Vaillant, 2005], nous montrerons comment le romantisme brésilien tenta de s’accommoder, à sa manière, de cette incapacité à produire une culture véritablement nationale – en somme populaire –, qui aurait permis de consacrer en retour l’écrivain comme une figure centrale de la société du Segundo Reinado4. En cherchant par de multiples biais à s’insérer dans l’appareil d’État impérial, les écrivains de la première génération tracent les contours d’une littérature et d’un milieu littéraire qui ne peuvent alors se penser hors de leur dépendance vis-à-vis du champ politique. Littérature de la crise à un moment fondateur, dans une société esclavagiste et très majoritairement analphabète5, les Letras Pátrias tentent de trouver une réponse originale à cette instabilité fondamentale en s’appuyant sur les seules institutions pérennes de l’Empire, à savoir l’appareil d’État et l’empereur Pedro II, qui se voit couronné dès l’âge de 15 ans, en 1840, afin d’asseoir un pouvoir politique et une unité nationale mis à mal par les dix années d’une Régence marquée par des rivalités politiques à la Cour et de nombreuses révoltes dans les provinces.
4Une approche sociale de ce milieu littéraire en formation montre, en effet, les liens consubstantiels entretenus dès l’origine avec le pouvoir en place. Ce milieu littéraire restreint se caractérise par une relative modestie des origines qui le place à la marge des élites politiques et sociales de la capitale [Carvalho, 2008], auxquelles il n’a de cesse d’appartenir, ou tout au moins d’approcher, de manière différente selon le capital social et culturel de chacun des acteurs de l’espace littéraire. Loin de nourrir des aspirations à l’émancipation, voire à l’autonomie comme a pu l’analyser Pierre Bourdieu à propos des générations romantiques françaises [Bourdieu, 1992], les écrivains brésiliens qui s’imposent dans l’espace littéraire au cours des années 1840 aspirent à la reconnaissance sociale par la médiation de l’autorité impériale et par une connivence étroite avec l’appareil d’État ; ce qui se traduit dans les écrits par la validation du projet politique conservateur ou saquarema6, que les partisans du Regresso7 mettent en œuvre dès 1837, afin de renforcer la centralisation du pouvoir, l’autorité de l’État, et consolider ainsi l’assise d’une économie agro-exportatrice esclavagiste.
5De cette étroite imbrication entre le milieu littéraire et le champ politique résulte une distanciation marquée avec certaines caractéristiques jugées révolutionnaires ou anarchiques des romantismes européens, au nom d’une approche spécifique de la place et du rôle des Letras Pátrias. Cette dimension politique propre aux Letras Pátrias fonde en grande partie leur originalité au vu des expériences romantiques européennes. Afin d’analyser les mécanismes et la portée de ce double mouvement – en apparence paradoxal – de filiation et de distinction, nous commencerons par étudier le maniement par les écrivains brésiliens du terme générique de « romantisme ». Terme exogène, le concept de « romantisme » renvoie à une polysémie sémantique que les écrivains brésiliens refusent de porter ou d’assumer comme telle. Nous envisagerons, ensuite, la genèse des Letras Pátrias dans leur filiation avec le romantisme français, avant d’analyser les liens consubstantiels qui assujettissent la première génération romantique au champ politique dont elle tire légitimité et reconnaissance, et qui fonde en originalité les Letras Pátrias au Brésil.
Le « romantisme » au Brésil
6Quelques mois seulement après son arrivée à Paris, où il vient poursuivre ses études en compagnie de quelques autres jeunes Brésiliens qui furent, par la suite, les co-fondateurs de la revue Nitheroy, le jeune lettré Gonçalves de Magalhães entame une relation épistolaire avec son maître en philosophie, l’un des pères spirituels de cette nouvelle génération, le prêcheur franciscain Francisco de Monte Alverne, religieux dont les enseignements au séminaire de Rio de Janeiro se nourrissent de patriotisme, de libéralisme politique et de philosophie éclectique8. Dans une lettre en date du 20 janvier 1834, Magalhães rend compte de l’ambivalence de ses sentiments face au spectacle de la vie culturelle et théâtrale de la capitale française. L’admiration le dispute à la stupeur lorsqu’il évoque les pièces du répertoire romantique auxquelles il a pu assister :
« La nature de ces compositions est bien souvent horrible, effrayante, féroce, mélancolique, frénétique et religieuse. Les assassinats, les empoisonnements, les incestes abondent sans retenue, et pourtant cela n’empêche pas la présence de passages sublimes. » [Magalhães et Porto-Alegre, 1964, p. 22]
7Quelques années plus tard, le regard de Magalhães sur le répertoire dramatique français ne semble avoir guère évolué. On retrouve un même partage entre critique et admiration dans la préface qu’il rédige en 1839 pour l’édition de sa tragédie Antônio José – première pièce du répertoire dramatique brésilien mise en scène à Rio de Janeiro quelques mois après son retour d’Europe en 1838. Dans ce texte, Magalhães définit sa conception de l’art dramatique et se défend des éventuelles critiques partisanes au nom de l’indépendance du créateur, tout en réinvestissant le discours de la modernité dont son œuvre serait l’acte fondateur :
« Peut-être [les critiques] ont-ils raison, surtout s’ils souhaitent évaluer cette œuvre à l’aune d’Aristote et d’Horace ou bien la regarder au prisme des Romantiques. Je ne suis ni la rigueur des Classiques, ni la confusion des seconds ; je ne vois de vérité absolue dans aucun des systèmes, je fais les concessions nécessaires à chacun ; ou plutôt, je fais comme je l’entends, et comme je le peux. » [Magalhães, 1865, p. 8]
8Magalhães se démarque de l’école dramatique romantique dans la mesure où il fait le choix du genre tragique et non du drame. Avec Antônio José, il compose une tragédie historique dont l’action se déroule hors du Brésil, tout en revendiquant la nature inédite et éminemment nationale de sa composition, preuve là encore que l’acte créateur échappe au carcan du modèle pour forger un répertoire national qui rejette les « exubérances » voire le « grotesque » du drame romantique français, pourtant bien connu par notre auteur9. Cet impératif de « beauté morale » mis en avant par les romantiques de la première génération s’appuie d’ailleurs sur la lecture des ouvrages de Victor Cousin qui eurent une forte influence sur la pensée libérale et romantique brésilienne. C’est au nom de la « beauté morale » que Magalhães réitère la condamnation de l’esthétique dramatique prônée par Victor Hugo, perçue comme une profanation, un avilissement de l’art et de son créateur, dans la préface à la pièce Olgiato mise en scène en 1839 :
« Si l’on considère que l’art est libre, dit M. V. Cousin, il ne peut néanmoins choisir d’autre fin que celle de la beauté morale ; c’est dans les moyens d’expression que réside la liberté de l’art. Ainsi, tout artiste qui, singeant la nature, se contenterait de la copier fidèlement, tomberait du rang d’artiste à celui des ouvriers10. » [Magalhães, 1865, p. 134]
9La morale, le génie, la grandeur des sentiments sont les préceptes fondamentaux qui dictent son art dramatique et justifient cette prise de distance avec les principes du drame romantique11. N’était-ce l’œuvre de Martins Pena, sur lequel nous reviendrons plus loin, les années 1830-1840 sont marquées sur le plan de la création dramatique par des œuvres croisant dramaturgie classique (le genre tragique, le choix de sujets non nationaux) et romantique (le déroulé de l’action, l’abandon des règles de l’unité), comme en témoignent les tragédies et drames écrits par Magalhães, Joaquim Norberto de Sousa Silva ou Antonio Gonçalves Dias.
10De cette relation dialectique avec le romantisme français naît une certaine frilosité à se revendiquer d’une même école littéraire. En effet, la bannière du romantisme n’est que rarement brandie par les écrivains brésiliens qui apparaissent dans l’espace public à partir des années 1830. Dans les articles séminaux de la revue Nitheroy, le terme n’est utilisé que pour se référer aux excès du sentiment amoureux12, selon une acception conventionnelle du concept dépourvue de toute valeur auto-référentielle. Notons toutefois que cette volonté de démarcation va de pair avec une autre caractéristique essentielle du romantisme : le culte du moi, qui contribue au rejet de toute filiation explicite pour mieux cultiver la veine créatrice individuelle à laquelle se nourrit l’imaginaire du « génie littéraire13 ».
11De cette distance naît une incertitude, un non-dit, celui d’un étendard propre à cette génération qui se reconnaît pourtant une identité particulière, un corpus idéologique commun et des disciples en nombre. En témoignent les réflexions rétrospectives de l’artiste-peintre, poète et dramaturge Araújo Porto-Alegre, dans une lettre adressée à son ami Magalhães en 1874, suite à la parution du Cours de littérature14 du chanoine Fernandes Pinheiro, lui-même éminent romantique :
« Dans la succulente et vaste étude de toutes les littératures, faite par le Docteur J. Caetano Fernandes Pinheiro, tu resplendis comme le chef de la nouvelle et bonne école, celle de la morale, de la foi et du patriotisme, celle que Manzoni a implantée en Italie et Lamartine en France, et qui se trouve aujourd’hui défigurée par le réalisme, ou par l’apothéose de la débauche15. »
12L’originalité de la formulation mérite d’être soulignée : tout en se référant aux pères des romantismes italien et français, Porto-Alegre prend soin de ne pas se référer au terme polémique de « romantisme » et préfère recourir à nombre de périphrases qui sont autant d’éléments constitutifs des Letras Pátrias.
13La mise à distance du « romantisme » explique que la patrie et la nation brésilienne aient été définies comme des marqueurs d’identité plus à même d’être portés en étendard par les écrivains brésiliens. Cette référence à la patrie comme seul critère recevable de l’identité d’une littérature renvoie à la faible autonomisation d’un espace littéraire dont la construction n’est envisagée que dans une étroite dépendance vis-à-vis de l’État impérial. Plus que le qualificatif de romantisme, sujet à caution, les références à la modernité, à la rupture temporelle et au patriotisme sont les principaux caractères distinctifs de cette littérature ; le terme de Letras Pátrias étant celui qui est alors voué, avec « littérature nationale », à la plus grande popularité16.
Les Letras Pátrias, une littérature tempérée sous les tropiques
14Pour recourir à une métaphore climatique simple, mais éclairante, les débuts du romantisme au Brésil pourraient relever d’une inversion de la géographie continentale des climats. Alors que les romantismes européens, et en particulier français, semblent prompts aux accès de violence et aux emportements tempétueux, le romantisme s’acclimate au cours des années 1820-1830 aux latitudes tropicales du Brésil impérial sous les traits de la modération, de la sagesse ; en somme de la tempérance.
15L’approche comparée montre le rapport dialectique que les écrivains brésiliens de la première génération entretiennent avec leurs aînés européens. Si le discours des théoriciens du romantisme se voit largement réinvesti afin de consacrer une littérature nationale en formation et l’homme de lettres qui l’incarne, les trajectoires socioprofessionnelles de ces écrivains révèlent des spécificités qui expliquent pour une large part cette impression de « tempérance ».
16L’acte de naissance du romantisme brésilien correspond à une parenthèse éphémère de connivence politique et idéologique avec le libéralisme constitutionnel français, perceptible tant à Rio de Janeiro qu’à Paris, où séjournent quelques-uns des fondateurs des Letras Pátrias : le « groupe de Paris17 » rassemble à partir de 1833 des lettrés brésiliens, parmi lesquels Gonçalves de Magalhães, Araújo Porto-Alegre, João Manuel Pereira da Silva18 et Francisco de Salles Torres Homem19. Ce n’est que dans un deuxième temps, à la fin des années de Régence, que le tournant conservateur au Brésil creuse le fossé entre romantiques brésiliens et français.
17Dans sa thèse consacrée à l’émergence de l’espace public à Rio de Janeiro entre le règne de Pedro I et les temps troubles de la Régence, l’historien Marco Morel montre combien l’arrivée de l’éditeur et libraire français Pierre Plancher en février 1824 a contribué à la structuration du débat public deux ans seulement après la proclamation de l’indépendance du Brésil [Morel, 2005]. Les années 1820 sont marquées par des rivalités politiques fortes entre les différents hommes de lettres et journalistes qui animent alors cet espace public en formation, en particulier entre écrivains auliques et écrivains libéraux, selon une conception politique de la littérature.
18Une décennie durant (1824-1834), Plancher œuvre dans trois directions : l’édition de livres, l’édition de journaux et le commerce de librairie. Arrivé au Brésil alors qu’il n’existe pas encore de politique culturelle publique, il semble s’acclimater sans mal aux aspirations des élites brésiliennes et en particulier du pouvoir impérial brésilien. Il est, en effet, partisan d’un libéralisme constitutionnel qui rejette les excès de la Révolution française et défend l’héritage intellectuel des Lumières, tout en étant favorable à une certaine ostentation politique, dans le style napoléonien. Surtout, Plancher relaye l’apologie d’un modèle de civilisation européenne qu’il s’agit de diffuser au Brésil via l’éducation et l’écrit. Son catalogue témoigne de la domination des œuvres politiques. Plancher devient ainsi le principal promoteur et passeur, via sa librairie, des écrits des grandes figures de la pensée doctrinaire sous la Restauration. Rappelons ici que ce courant politique critique tant la légitimité du droit divin que la notion de souveraineté populaire, lui préférant la « souveraineté de la raison », comme l’expose Guizot dans Du Gouvernement de la France depuis la Restauration et du ministère actuel, un essai publié en 1820. Cette pensée marque la volonté de rompre avec la philosophie du siècle passé tout en se revendiquant d’une certaine forme de modernité politique, soit un libéralisme qui se veut un entre-deux entre l’absolutisme et la Révolution, à travers le maintien d’un État fort, centralisé, régulateur et garant de l’ordre social20.
19Ce courant de pensée trouve un certain écho auprès des journalistes et penseurs libéraux brésiliens, dont Plancher est également l’éditeur. Or, ce climat d’effervescence politique est indissociable de la genèse des Letras Pátrias. En effet, les principaux fondateurs de la littérature nationale brésilienne se sont formés sous l’aile protectrice de ce milieu social urbain, libéral, ouvert aux classes sociales intermédiaires, qu’incarne de façon exemplaire le journaliste, libraire et homme politique Evaristo da Veiga. Le témoignage laissé par João Manoel Pereira da Silva, l’un des contributeurs de la revue Nitheroy, rend compte de cette filiation :
« Evaristo da Veiga […] était alors la figure la plus en vue de l’époque, et […]disposait de la clientèle la plus nombreuse et la plus réputée, composée d’étudiants des diverses écoles supérieures, de commerçants, d’industriels, d’admirateurs de son talent exquis d’écrivain public et d’amateurs de ses qualités morales…21 »
20Ce bref extrait fait écho à la formation dès 1827 d’un cercle littéraire, dont Veiga est le parrain, qui réunit notamment en son sein les jeunes Magalhães, Porto-Alegre, Francisco de Salles Torres Homem et Antonio Felix Martins. La librairie22 tenue par Veiga devient le lieu de sociabilité des jeunes libéraux, qui y fondent un cercle informel, appelé le Clube da rua dos Pescadores, du nom de la rue où se trouvait ladite librairie23. Y sont promues certaines idées chères à la première génération des écrivains brésiliens : le fort tropisme européen de ces élites intellectuelles et politiques, l’impératif du progrès de l’Empire pour entrer dans le cercle des grandes civilisations, l’importance accordée à la diffusion de l’imprimé. L’écrit dans les années 1820-1830 se trouve ainsi profondément marqué par le débat politique24, la littérature n’étant pas encore envisagée comme une pratique spécifique, ambition qui sera celle de la nouvelle génération.
21Sans nous appesantir ici trop longtemps, on constate la fécondité de cette formation intellectuelle à la lecture des textes publiés dans la revue Nitheroy. Ces articles font l’éloge du libéralisme constitutionnel, selon une approche qui contraste avec le virage conservateur pris par Pedro de Araújo Lima en 1837 ; virage qui contraint les jeunes romantiques à s’accommoder au nouveau credo politique. À Paris même, l’interruption prématurée de la publication de la revue dès le second numéro fait suite aux tensions politiques au sein de la légation brésilienne : le directeur préfère démettre de leurs fonctions Gonçalves de Magalhães et Torres Homem, coupables d’un excès jugé déplacé de libéralisme [Pinassi, 1998, p. 116].
22Devant le nouvel équilibre politique de la fin des années 1830, l’espoir partagé d’une pacification de la vie politique et intellectuelle laisse espérer aux jeunes écrivains la possibilité d’une insertion dans l’appareil d’État. Après un séjour en Europe de plusieurs années au cours duquel ont pu être formulés la doctrine et les premiers essais théoriques et littéraires du romantisme brésilien, ces jeunes écrivains regagnent le Brésil et Rio de Janeiro à compter de 1837, lorsque s’installent au pouvoir les partisans du Regresso. Placés devant le fait accompli, ils vont s’accommoder non sans opportunisme au projet saquarema qui présente l’avantage de penser la culture – et la littérature en particulier – comme un élément essentiel de la politique de centralisation et de consolidation du pouvoir impérial. Cette politique se traduit ainsi par un certain nombre de décisions qui contribuent à structurer le champ intellectuel dans sa dépendance au pouvoir politique : création du Collège impérial, afin d’enseigner les humanités aux enfants des élites ; soutien apporté au nouvel Institut d’Histoire et de Géographie du Brésil (IHGB), seule institution culturelle pérenne sous l’Empire, où élites intellectuelles et politiques ont en charge l’élaboration de l’histoire nationale (História Pátria).
23Le couronnement anticipé de Pedro II en 1840 ne fait que sceller cette étroite association entre le parti saquarema et des écrivains qui voient dès lors en l’empereur un allié de poids pour obtenir statut et reconnaissance au sein des élites de la capitale. Le jeune empereur, féru de littérature et élevé dans l’idée de la grandeur de la civilisation française par ses précepteurs25, cristallise très vite tous les espoirs de réussite des jeunes écrivains. La conversion au conservatisme est donc une réaction pragmatique devant un état de fait sur lequel ces derniers n’ont aucune prise, à défaut d’appartenir aux élites détentrices des pouvoirs politique et économique, et alors que le champ littéraire n’est encore qu’une abstraction. Pour ne prendre qu’un seul exemple, il est remarquable de voir que l’impératif de l’abolition de l’esclavage, omniprésent dans les premiers essais parus dans les années 1830, se voit largement occulté par la suite, pour ne réapparaître sur la place publique qu’à compter des années 1860, lorsque la question servile s’impose à nouveau dans l’espace public. Ce tabou reflète la prudence propre aux saquaremas, pour lesquels l’union nationale et la défense de l’intégrité territoriale de l’Empire priment devant les menaces que laisse peser la perspective d’une brusque abolition de l’esclavage. Nous pouvons ainsi conclure à une double distanciation par rapport aux écrivains romantiques français dont la première génération d’écrivains brésiliens a pu s’inspirer par ailleurs : à la lecture critique faite par Gonçalves de Magalhães et ses pairs s’ajoute la distance induite par la conversion des élites intellectuelles au conservatisme saquarema.
24Si le romantisme traduit une forme d’engagement politique de l’écrit et de l’écrivain dans le projet de rénovation de la société contemporaine26, l’expérience brésilienne témoigne d’un investissement d’une intensité inédite née de la volonté de contribuer à la formation d’une nation brésilienne digne de ses aînées européennes. Le primat n’est pas donné à la beauté ou au style, mais au message véhiculé, à l’entreprise transcendante qui dépasse et inclut la littérature. Celle-ci est pensée comme l’outil exemplaire d’une ambition autrement plus grande, mais qui la consacre en retour.
25Cette consécration de la figure de l’écrivain citoyen ou prophète fait écho à la sacralisation du « génie national » que la révolution romantique a su opérer en France, en faisant de l’écrivain l’incarnation d’un idéal social et littéraire [Bénichou, 1977]. Or, la fin des années 1830 voit émerger de manière concomitante au Brésil un pessimisme, un désenchantement qui contrastent avec les envolées rhétoriques d’une ambition littéraire nouvelle. Une situation qui se prolonge au cours des décennies suivantes, comme en témoigne la lecture des correspondances, des chroniques et des articles de presse dont se dégage une impression paradoxale : s’y mêlent l’enthousiasme d’une grande ambition pour et par la littérature et le constat amer d’une désillusion devant la situation d’échec où elle se trouve.
26Remarquons que ce discours en apparence contradictoire se retrouve de façon comparable – sur la forme tout au moins – avec le constat établi pour le romantisme et les élites intellectuelles européennes par Alain Vaillant et Christophe Charle [Vaillant, 2005 ; Charle, 2001], selon deux approches qui tentent de désamorcer le discours euphorique de la sacralisation et d’en renverser les perspectives afin de faire apparaître le caractère factice et compensatoire sur le plan symbolique de cette stratégie discursive27. Alain Vaillant identifie le moment romantique français comme l’entrée en crise d’une littérature qui subit les conséquences d’une profonde révolution, celle de l’industrie de la presse et de l’édition qui bouleverse les conditions de la production littéraire. Loin d’élever l’écrivain au rang de prophète des temps modernes, cette révolution déstabilise les conditions d’exercice de la carrière littéraire et entraîne littérature et littérateurs dans une crise profonde :
« [L’écrivain] voulait être le grand médiateur au centre de l’espace public en voie de constitution : il devient lui-même un producteur d’objets médiatisés par le monde complexe de l’imprimé public, périodique ou non, à qui revient désormais la fonction médiatrice, mais organisée et standardisée par le système médiatique qui se met alors en place. » [Vaillant, p. 18]
27S’il ne convient pas ici d’analyser en détail la pertinence de cette approche du mouvement romantique comme littérature de crise – et des stratégies discursives et littéraires qu’elle suscite en réaction de la part des écrivains – dans le contexte fort différent des lettres et du marché du livre et de la presse brésilien, les analogies avec la situation des écrivains brésiliens méritent toute notre attention.
28En témoigne la naissance du théâtre national au Brésil28, sous le sceau de ce discours de l’ambiguïté quant au statut de l’écrivain dans la sphère publique. Dans la pièce inaugurale du répertoire dramatique brésilien, Magalhães a fait le choix de mettre en scène un poète brésilien du xviiie siècle comme archétype du héros tragique. En voilà l’explication fournie au lecteur :
« Les disgrâces d’un lettré, d’un poète qui a œuvré à la gloire nationale, ne peuvent que susciter l’intérêt et l’amour, au moins dans notre Pays ; et cette leçon doit être d’autant plus importante que la misère et l’abandon attendent au final presque tous les poètes portugais et brésiliens. Faites que le ciel ait pitié des futurs talents et les anime dans cette noble entreprise de civilisation et de gloire nationale, malgré l’ingratitude et l’indifférence de ceux qui peuvent, et doivent, offrir leurs faveurs aux génies naissants. » [Magalhães, 1865, p. 5]
29La préface nous permet de définir trois niveaux de lecture de la pièce : la tragédie vécue par Antonio José ; le destin incertain d’un jeune écrivain, poète et dramaturge libéral confronté aux changements politiques consécutifs à la prise du pouvoir du Regresso ; incertitudes, en dernier ressort, d’une génération nouvelle qui aspire à la reconnaissance au sein de la société impériale.
30Cette rhétorique du désenchantement est donc fondatrice de l’esthétique romantique et traduit des frustrations communes aux milieux romantiques français et brésilien, quand bien même celles-ci ne suscitent pas en retour les mêmes réponses. C’est à ces réactions que nous allons désormais nous intéresser, à travers l’analyse des trajectoires sociales des écrivains fondateurs des Letras Pátrias.
L’empereur, la Cour et les écrivains : un milieu littéraire inféodé
31Force est de constater l’étroitesse du milieu littéraire qui se forme sous l’égide de l’État impérial ; rendant ainsi la constitution en autonomie compliquée, sinon impossible. Dans une société où l’accès à l’écrit est restreint à une frange très étroite de la population, les écrivains recourent à la médiation du champ politique afin de compenser les impasses rencontrées sur un marché de l’édition perçu comme encore trop fragile et restreint.
32Le discours prononcé par Porto-Alegre devant les membres de l’IHGB à l’occasion de son intronisation comme orateur de l’institution esquisse le portrait en creux de l’écrivain engagé dans la mission de civilisation dont l’institution se veut l’incarnation exemplaire :
« Les grandes individualités n’apparaissent que dans ces sociétés où il existe un moyen de favoriser les œuvres de l’esprit, et ce moyen est manifeste lorsque le législateur ou l’architecte du futur impose dans la marche de la société un principe de justice envers la beauté morale, et décrète et met en exécution par divers biais cet agent compensateur des grands sacrifices que l’individu réalise, et substitue par une récompense durable, par un plaisir accru, la privation de certains plaisirs passagers et inhérents à la chair. La gloire se fonde dans la récompense de ce combat continu de la vie matérielle et de la morale, elle est l’élément fondateur de toutes les vertus héroïques et de toutes les productions qui se rangent derrière l’empire de la beauté morale. Parmi nous, Messieurs, l’on n’entend déjà plus répéter le mot gloire, occulté qu’il est par cet autre mot, l’argent29. »
33Ce discours est édifiant à plus d’un titre. Tout d’abord, on y retrouve l’idée que la mission de l’écrivain relève de la « beauté morale » et doit être menée sous l’égide du « législateur ». L’engagement citoyen se réalise au nom d’une conception humaniste du sacrifice, compensé qu’il doit être par la reconnaissance du travail et du mérite via des formes de « glorification » comme la reconnaissance de la société, l’octroi de décorations et honneurs et la concession de faveurs – ici implicites – par un pouvoir qui viendrait pallier les manquements d’une société taxée de matérialiste. L’écrivain se place au centre d’une économie de l’échange symbolique qui récompense le travail par la gloire, au nom d’un État compensateur qui vient honorer le don de soi par la concession d’une juste glorification. Prononcé en présence des membres de l’IHGB, au rang desquels figurent quelques représentants des élites politiques impériales, ce discours témoigne de l’étroite imbrication du champ littéraire dans la sphère politique, voie de la consécration qui définit l’originalité des Letras Pátrias. L’espoir suscité par la consécration officielle repose dans une large mesure sur l’aura et l’influence prêtées à l’empereur dont la proximité et la connivence avec le milieu littéraire sont bien connues30. La carrière publique de Manuel de Araújo Porto-Alegre en est une parfaite illustration. Un temps directeur de l’Académie des Beaux-Arts de Rio de Janeiro, membre de la société aulique qui se polarise autour du majordome du Palais, Paula Barbosa da Silva31, le co-fondateur de la revue Nitheroy mène une longue carrière comme diplomate dans plusieurs légations européennes où il poursuit son œuvre créatrice et éditoriale.
34L’ostentation qui préside à l’organisation des cérémonies anniversaires de l’IHGB, dont les comptes rendus sont publiés dans le supplément de la revue trimestrielle32 que l’institution publie sur fonds publics, contribue à divulguer à l’échelle de l’Empire ces formes de sociabilités fondées sur la connivence entre les acteurs du monde littéraire et les élites politiques. Le rituel de la réunion en assemblée générale ou solennelle, à date fixe et selon une étiquette et une procédure minutieusement réglées, donne à voir cette identification profonde des écrivains à la communauté nationale. En effet, ces rites d’autoconsécration s’adressent d’abord à la propre communauté des lettrés. Or, la diffusion de ces formes ritualisées de sociabilité littéraire à travers l’Empire, et en particulier dans les capitales de province33, témoigne du partage d’un idéal et de pratiques communes. L’adhésion des élites des « petites patries », pour reprendre un terme du débat politique propre aux années de la Régence, à l’ambitieux programme national reflète la promotion de ce modèle d’une littérature à la fois étroitement associée à l’État centralisé et soucieuse de montrer la vitalité des milieux littéraires provinciaux, dont l’œuvre vient consolider l’édifice des Letras Pátrias élevé depuis Rio de Janeiro34.
35Ces formes de sociabilité spécifiques aux hommes de lettres s’ouvrent avec enthousiasme aux membres des élites sociales et politiques qui viennent honorer de leur présence les réunions et autres actes solennels. Cette connivence avec le monde politique est une caractéristique partagée par d’autres cercles de sociabilité comme les magasins des libraires-éditeurs. Tel est le cas de la Sociedade Petalógica de l’éditeur Francisco de Paula Brito, créée en 1855, dont l’histoire précise s’avère difficile à retracer, du fait de son caractère informel d’association privée, ouverte au plus grand nombre, installée dans la librairie de l’éditeur qui a pignon sur rue en plein centre de la capitale. Ce lieu de sociabilité, où se rencontrent les hommes de lettres de l’entourage de l’éditeur et les élites du monde politique et économique de la capitale, contribue à l’insertion des écrivains issus des rangs plus modestes de la société dans les cercles des élites de la capitale. Ce constat laisse transparaître la double facette de ces lieux de sociabilité littéraire « ouverts » : à la fois instance de légitimation plus ou moins informelle et spécifique au champ littéraire et manifestation de la connivence de ce milieu en prise avec les élites impériales.
36La multiplication de ces lieux de sociabilité littéraire plus ou moins éphémères – la seule institution pérenne étant l’IHGB, rappelons-le – atteste la dynamique d’un milieu en expansion, notamment dans les capitales des provinces de l’Empire, et des hésitations quant à la forme idéale d’articulation avec la société de l’Empire. L’idée de sacrifice, le discours de l’humilité, la quête incessante d’une meilleure considération et reconnaissance de la part de l’État et de la société impériale sont caractéristiques de cette aspiration partagée par la génération fondatrice, puis critiquée et remise en cause en partie par les générations suivantes35.
37Les titres et les honneurs officiels sont les formes privilégiées de la consécration symbolique et de la reconnaissance de l’homme de lettres au sein de la société impériale ; sans être synonyme pour autant d’une ascension sociale couronnée ou seulement accélérée. Ces honneurs officiels, objets des convoitises de bien des écrivains36, consacrent la reconnaissance impériale comme instance de légitimation au sein du champ littéraire, selon une relation individualisée qui place l’empereur, seul apte à octroyer de tels honneurs, au cœur de l’économie de l’échange symbolique sur laquelle se fonde l’autorité de la première génération des écrivains brésiliens.
38Aux côtés des écrivains du premier cercle, qui ont pu accéder à une formation supérieure et ainsi intégrer des fonctions importantes au sein de l’appareil d’État, comme fonctionnaires dans des ministères, professeurs au Collège impérial ou diplomates, se dessine un deuxième cercle d’hommes de lettres issus de milieux sociaux plus modestes et, pour certains, métis. Ces lettrés, le plus souvent autodidactes37, ayant eu pour d’autres accès à l’enseignement secondaire, empruntent des trajectoires sociales différentes afin de se voir reconnaître par les élites et par les écrivains du premier cercle comme appartenant à ce milieu littéraire en formation. Beaucoup font preuve d’une loyauté réelle envers le pouvoir monarchique afin d’obtenir les faveurs de ce dernier, en particulier l’accès à des fonctions publiques de rang subalterne. D’autres préfèrent quant à eux mener carrière dans le journalisme, l’édition ou le professorat dans des collèges privés de la capitale, non sans faire preuve d’une loyauté tout aussi marquée vis-à-vis du pouvoir impérial.
39Le chef de file de ce deuxième cercle est Francisco de Paula Brito, employé dans une imprimerie avant de devenir éditeur38, personnalité autour de laquelle se réunissent quelques écrivains de modeste condition, pour la plupart métis, comme lui. Il ne tarde pas à jouir d’une réputation de mécène et de mentor auprès de ces derniers. Ce groupe fait entendre une voix légèrement discordante au sein de l’espace littéraire des années 1840-1850 ; celui d’un libéralisme affiché, bien que loyal envers l’empereur, qui est reconnu par ces écrivains de « second rang » comme le principal avocat de la cause des écrivains – un libéralisme qui n’est pas d’ailleurs sans rappeler celui du club qu’animait Veiga dans les années qui suivirent l’Indépendance. David Treece, dans un article consacré à l’étude de l’indianisme littéraire au Brésil, corrobore l’existence de ce deuxième cercle à propos d’un roman en vers d’Antonio Teixeira e Sousa publié en 1844 par Paula Brito :
« Il est à remarquer que l’association avec Paula Brito, ainsi que certaines caractéristiques du roman Os Três Dias de um Noivado, attestent l’existence d’un petit groupe au sein de la communauté intellectuelle brésilienne qui, conscient de ses origines sociales et raciales, a adopté une vision à la fois critique et pessimiste des conditions de vie sous l’Empire. » [Treece, 1986, p. 64]
40Dans ce roman, on peut déceler une critique des conditions sociales dans lesquelles vivent les classes pauvres et métisses de la société. Le personnage principal comme l’auteur ont en effet en commun d’être tous deux métis, orphelins et dépendants de la bonté de tierces personnes. À aucun moment cependant, Teixeira e Sousa ne prétend critiquer directement les fondements de la société impériale. Au contraire, il n’a de cesse de rechercher les faveurs de l’empereur afin d’acquérir, par la voie classique du clientélisme, une position sociale susceptible d’asseoir sa réputation d’écrivain39. De même, Paula Brito courtise l’empereur afin d’obtenir de sa personne les faveurs indispensables pour pallier la fragilité financière de son entreprise éditoriale : il reçoit ainsi de nombreuses subventions qui lui évitent la faillite, notamment en 1857, avec la concession d’une aide mensuelle de 200 000 réaux.
41Une autre institution d’initiative privée, le Conservatoire Dramatique Brésilien (CDB), témoigne également de cette hétérogénéité sociale du milieu des lettres, par l’ouverture aux écrivains de moindre renommée et en particulier aux hommes de théâtre. Nous ne poserons ici brièvement que quelques jalons d’une histoire comparée des deux institutions que sont l’IHGB – institution officielle, subventionnée et objet des faveurs impériales – et le CDB – institution privée, dont le recrutement relève tout à la fois d’une continuité par rapport à l’IHGB et d’une plus grande ouverture [Martins de Souza, 2002]. La lecture du Livre des actes du Conservatoire40 montre que le CDB, tout en laissant une large place aux mêmes élites politiques que l’IHGB, ouvre ses portes aux hommes de théâtre et aux hommes de lettres que ce dernier ne pouvait accueillir, à l’image de ces écrivains d’origine modeste et sans formation supérieure, comme Paula Brito, le dramaturge Martins Pena, le célèbre acteur João Caetano ou les auteurs dramatiques d’origine française Luiz Antonio Burgain et Emilio Adet.
42Le CDB apparaît dans le paysage intellectuel des années 1840-1850 comme une instance semi-officielle de substitution qui permet au second cercle agrégé autour de la personnalité de Paula Brito et aux hommes de théâtre d’accéder à la notoriété, car c’est l’autorité impériale qui a défini par décret la mission du Conservatoire. Cette instance de consécration voit par ailleurs son importance accrue au regard de l’attention croissante portée pour le théâtre et ses vertus édifiantes. L’audience grandissante du théâtre auprès de la population légitime une prise de position du Conservatoire en faveur de l’octroi de subventions et d’une meilleure considération de la part des députés de l’assemblée générale.
43Longtemps secrétaire du CDB, Luís Carlos Martins Pena (1815-1848), carioca et orphelin de père à l’âge de deux ans, a mené des études de commerce avant d’entrer à l’Académie des Beaux-Arts41. Précurseur d’une veine comique nationale, ses créations dramatiques lui valent une reconnaissance populaire qui ne coïncide pas, pour autant, avec une égale consécration au sein du milieu littéraire brésilien. Son œuvre, en effet, est en décalage avec la rénovation romantique impulsée par Magalhães lors de son retour au Brésil, bien que tous deux aient été membres du CDB. Dramaturge reconnu, Martins Pena n’appartient pas au premier cercle des Letras Pátrias et entretient peu de relations avec la Cour42. Or, ce positionnement va de pair avec une liberté de ton, une grande variété des types sociaux et des situations mises en scène, que l’on ne retrouve pas dans le théâtre de Magalhães ou de Gonçalves Dias. À tel point que les premières histoires de la littérature, contemporaines du romantisme, ne font qu’une mention rapide de ses comédies, les disqualifiant au nom d’un manquement manifeste et coupable aux principes édifiants du théâtre romantique43.
44Le Livre des actes se veut le reflet objectif des tensions existantes au sein du Conservatoire quant à la nature de la censure dramatique. Ainsi, Martins Pena n’hésite pas à dénoncer la dictature de la majorité au sein d’une association qui recrute alors principalement au sein des élites politiques de l’Empire ; point de vue qui semble aller à l’encontre du modèle de sociabilité incarné par l’IHGB. De fait, ses prises de position lors des délibérations du Jury dramatique, instance d’appel et de décision souveraine du Conservatoire, contrastent souvent avec le vote de la plupart de ses collègues. Dans ce contexte, il n’est guère étonnant que Pena en vienne à critiquer publiquement la composition et le fonctionnement du CDB dont la censure s’exerce, selon lui, à contre-courant de la modernité. Par ces polémiques internes, dont nous ne donnons ici que ce seul exemple, l’espace de discussion qu’est le CDB reflète les tensions qui entourent l’exercice d’une censure qui se veut respectueuse des décrets impériaux et qui met en jeu la définition même de la création littéraire : l’articulation problématique entre le beau, la morale et le politique. Ceux qui, au sein de la première génération romantique, prétendent déroger aux règles du jeu se voient marginalisés par leurs confrères, au nom d’une orthodoxie qui définit et fonde en originalité les Letras Pátrias.
Conclusion
45La stratégie discursive mise en œuvre par les écrivains fondateurs des Letras Pátrias, puis reprise en grande mesure par leurs disciples, relève bien de cette « idéologie consolatrice » analysée par Alain Vaillant à propos du romantisme français [Vaillant, p. 59]. Car l’appropriation de cet idéal de l’écrivain citoyen, investi et reconnu dans la sphère publique, guide ou prophète, a nourri un discours du désenchantement du fait des frustrations et des ressentiments vis-à-vis de la société impériale, peu encline à placer au pinacle ces écrivains. Là où les hommes de lettres français doivent composer avec la révolution de l’édition et de la presse, les écrivains brésiliens de la première génération optent dans leur grande majorité, au regard de la faiblesse structurelle du marché de l’édition et d’un espace littéraire en gestation dans une société inégalitaire, esclavagiste et dominée par la masse des analphabètes, pour une solution « classique », en confiant l’ambitieux cahier des charges aux mains bienveillantes de l’empereur et des gouvernements successifs. Ce ralliement passe par de nombreux compromis, nourrit des tensions internes, mais est porteur d’espoir pour une génération qui se targue d’avoir fondé les Letras Pátrias. De cette originalité matricielle naît donc le refus conscient, mais souvent implicite, de se revendiquer d’une bannière romantique plus encombrante qu’éclairante, qui jetterait le discrédit sur une littérature brésilienne qui s’est construite dès l’origine dans une différence pleinement assumée vis-à-vis des romantismes européens avec lesquels elle ne cesse pas pour autant de dialoguer. Et notre choix d’utiliser ici, comme certains écrivains le faisaient déjà, l’expression de Letras Pátrias pour qualifier ce projet de création d’une littérature nationale à partir des années 1830 au Brésil.
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Notes de bas de page
1 L’expression Letras Pátrias – littéralement, les « lettres de la patrie » –, dont l’usage se répand parmi les hommes de lettres, traduit alors le désir d’imprimer un caractère « national » à la littérature brésilienne et témoigne de la compromission politique de ces écrivains vis-à-vis du régime impérial. Pour de plus amples considérations, voir Rozeaux, 2012.
2 Les nombreuses correspondances entre écrivains brésiliens, français, portugais, allemands sont autant de témoignages de cette « confraternité » internationale. La souscription lancée par José de Alencar et les romantiques brésiliens auprès des lecteurs brésiliens afin de contribuer au succès éditorial des Cours de Littérature de Lamartine en est un exemple parmi d’autres. Quelques lettres de Lamartine, datées de 1856, attestent de cette solidarité tissée entre l’auteur et les romantiques brésiliens : Fundação Biblioteca Nacional, Section Manuscrits, I- 1, 18, lettre 53 et 54.
3 Nitheroy, Revista brasiliense de Sciencias, Lettras e Artes, Paris, Dauvin et Fontaine, Libraires, 1836, 2 vol. Sur les conditions de production de cette revue, aussi éphémère que fondamentale dans l’histoire littéraire brésilienne, voir Pinassi, 1998.
4 Le Segundo Reinado correspond aux dates du règne de Dom Pedro II, soit les années comprises entre son accession anticipée au trône en 1840 et la chute de l’Empire en 1889, qui pousse l’empereur déchu à l’exil.
5 Les premiers recensements organisés à la fin de la période impériale confortent cette réalité, avec un taux d’alphabétisation de 15 % de l’ensemble de la population, sachant toutefois que près d’un habitant de la capitale sur deux est alors en capacité d’écrire et de lire.
6 Le terme saquarema est couramment utilisé sous le Segundo Reinado pour qualifier les membres du Parti conservateur, par opposition aux Luzias, membres du Parti libéral.
7 Le terme de Regresso – littéralement, le « retour » – traduit les aspirations des opposants à la régence du père Feijó (1835-1837). Devant la poussée des mouvements d’insurrection et de révoltes dans les provinces de l’Empire, ils souhaitent rétablir un pouvoir central fort, capable de garantir l’unité de l’Empire et de faire taire les aspirations régionales à l’autonomie. Ceux-ci obtiennent la chute de Feijó et l’élection en lieu et place d’Araújo Lima, dont la régence marque le début d’un processus de consolidation de l’appareil central d’État.
8 École française de philosophie, l’éclectisme est un courant spiritualiste catholique, largement nourri par l’œuvre de Victor Cousin (1792-1867), qui rejette le matérialisme hérité des philosophes de l’époque révolutionnaire et soutient le courant politique libéral qui préside alors aux destinées de la monarchie restaurée en France. L’une des idées principales de l’éclectisme est que la véritable histoire de l’humanité est son histoire intérieure, c’est-à-dire la détermination de l’idée représentée par un peuple, une époque, un pays. Les Cours de philosophie de 1828, professés par Cousin à la Sorbonne, suscitent l’enthousiasme dans les rangs étudiants libéraux de Paris et contribuent à nourrir le courant romantique dans lequel vont ensuite baigner les jeunes lettrés brésiliens qui séjournent à Paris au cours des années 1830 [Lefranc, 1998 ; Cousin, 1991].
9 La préface de la deuxième pièce de l’auteur, Olgiato, témoigne de cette lecture critique des théories dramatiques de Victor Hugo, et en particulier de la célèbre préface de Cromwell dont il cite et commente certains passages. Voir ci-après.
10 La notion de « beauté morale » est reprise des Cours de philosophie publiés par Victor Cousin et lus, très certainement à Paris, par Magalhães, qui se familiarise avec la philosophie éclectique à la Sorbonne au cours de son séjour dans la capitale.
11 Pour une approche précise des fondements théoriques du drame romantique en France, voir Naugrette, 2001
12 Ainsi, l’intrigue du premier roman brésilien publié en 1844, A Moreninha de Joaquim Manoel de Macedo, se construit autour des excès ou des défauts de « romantisme » de jeunes étudiants de médecine à la faculté de Rio de Janeiro.
13 Ce dont témoigne l’insistance mise par Magalhães à affirmer l’unicité irréductible de son œuvre dramatique.
14 Dans ce manuel de littérature, Fernandes Pinheiro réunit les écrivains brésiliens contemporains sous la bannière de l’école « brasilico-romantica ». L’utilisation de ce terme souligne, une fois encore, la nature spécifique du « romantisme » brésilien [Pinheiro, 1862].
15 Museu Histórico Nacional, coleção Araújo Porto-Alegre, Lp Crp 141. Lettre écrite à Lisbonne le 7/9/1874.
16 Pour des exemples de l’usage fait de ces expressions alternatives, voir Rozeaux, 2012, chap. 1.
17 Expression empruntée aux travaux de l’historienne Maria Orlanda Pinassi sur les sociabilités et les écrits de ces jeunes Brésiliens en séjour à Paris dans les années 1830. [Pinassi, 1998]
18 João Manuel Pereira da Silva (1817-1897) est un lettré brésilien né à Paris, diplômé en droit de l’université de Paris. Il collabore à la revue Nitheroy avant de gagner le Brésil, où il mène une brillante carrière au sein du système politique et culturel impérial, comme avocat, député conservateur, mais aussi prosateur et historien de renom, devenant ainsi l’un des membres éminents de l’Institut historique et géographique brésilien (IHGB).
19 Hormis la rédaction des deux numéros de la revue Nitheroy, le groupe de Paris a également participé aux activités de l’Institut historique de Paris, où il présente dès 1834 une intervention intitulée : « Résumé de l’histoire de la littérature, des sciences et des arts au Brésil, par trois Brésiliens, membres de l’Institut historique ». [Pinassi, 1998, p. 3].
20 Dans les Considérations sur les principaux événements de la Révolution française, publiées à titre posthume en 1818 à Paris par la maison d’édition Delaunay, Mme de Staël promeut également l’idée d’un pouvoir reposant sur une légitimité constitutionnelle, loin des errements de l’Ancien Régime comme des dérives d’un pouvoir révolutionnaire.
21 IHGB, col. Antonio Henriques Leal, Lata 465, pasta 25.
22 Cette librairie avait été achetée quelques années plus tôt au Français Jean-Baptiste Bompard. Evaristo suivait en cela une tradition familiale, son père et son frère étant déjà libraires.
23 Evaristo était également membre de la Sociedade Defensora da Liberdade e da Independência do Brasil, fondée en janvier 1831. Il existait alors des liens étroits entre cette société et le journal Aurora Fluminense dont Veiga est le principal rédacteur et la plume la plus célèbre.
24 Nous en trouvons une parfaite illustration à la lecture du recueil des Poésies d’Evaristo da Veiga, dans lequel les accents patriotiques et les impératifs politiques côtoient des compositions plus légères. Cf. IHGB, Col. Manuel Barata, Lata 290, pasta 4.
25 En particulier par Félix Émile Taunay.
26 Comme l’a montré Alain Vaillant, « l’idéal romantique est, on l’a vu, un idéal politique et littéraire – ou, plus exactement, un idéal politique de la littérature » [Vaillant, 2005, p. 40].
27 À propos des intellectuels européens, Charle peut affirmer : « Ils se représentent leur rôle de manière extrêmement ambitieuse puisqu’ils se veulent les interprètes de l’esprit de l’époque, les prophètes des temps futurs, voire les prêtres autoproclamés de nouvelles religions. En revanche, quand on adopte une perspective sociale sur le champ intellectuel européen, les faux-semblants de cette vision idéaliste et sa fonction compensatrice n’en ressortent que mieux. Une partie des précurseurs auxquels les périodes suivantes rendront un culte ont été en fait de leur temps, sinon maudits, du moins en position d’incompris, de solitaires, d’exilés, ou de chefs de secte obscurs » [Charles, 2001, p. 36-37].
28 Le théâtre occupe une place essentielle dans la production littéraire romantique et dans la réflexion théorique poursuivie tout au long du siècle par les hommes de lettres. En effet, le théâtre incarne au xixe siècle le genre populaire par excellence, susceptible de toucher un public large, qui ne se restreigne pas aux seuls lecteurs disposant des moyens nécessaires à l’acquisition de livres et revues. Ainsi le théâtre est-il envisagé dès les années 1830 comme le principal moyen d’édification et de civilisation du peuple brésilien, afin de contribuer à la cohésion de la société et à la bonne éducation des citoyens de la « nation » brésilienne [Martins de Souza, 2002].
29 Seul un brouillon de cette allocution, prononcée à une date non précisée, a été conservé. Postérieur à son retour au Brésil, ce discours date sans nul doute de la fin des années 1840, lorsque Porto-Alegre exerce les fonctions d’orateur au sein de l’institution, ce qui est avéré à partir de 1847. IHGB, DL 653, pasta 11, p. 6.
30 Selon Roderick Barman : « À la fin des années 1840, Pedro II avait trouvé sa principale mission. Il mettrait au service des intérêts et du progrès de son pays les connaissances qu’il avait accumulées et qu’il continuait à acquérir. Il deviendrait l’agent de la diffusion de la “civilisation” (la culture européenne) au Brésil. Il en serait le citoyen modèle » [Barman, 1999, p. 118].
31 À son retour d’Europe, Araújo Porto-Alegre intègre le « clube da Joana », cercle de sociabilité qui se réunit dans la demeure du majordome Paula Barbosa da Silva, personnalité de très grande influence dans l’entourage de l’empereur, ce qui permet au jeune écrivain et peintre de côtoyer l’empereur et de mener ainsi une carrière brillante au service de ce dernier et de la cour, avant que l’éviction du majordome en 1845 ne vienne contrarier un temps ses ambitions.
32 Revista do Instituto Histórico e Geográfico Brasileiro, Rio de Janeiro, 1838-1870. La publication de la revue fait suite à la fondation de cet Institut, le 21 octobre 1838, dont l’objectif premier est de collecter les documents nécessaires à une meilleure connaissance du territoire national et à la rédaction de l’História patria, conçue comme le récit historique du long chemin vers l’émancipation de la nation brésilienne.
33 Cela est particulièrement vrai des capitales de province siège de faculté ou d’école supérieure, comme São Paulo, Recife et Salvador. Sans exclure pour autant les autres capitales, soucieuses de participer à l’entreprise de fondation des Letras Pátrias à leur mesure, comme Porto-Alegre dans le Rio Grande do Sul [Rozeaux, 2014 ; Garmes, 2006 ; Salles, 1979].
34 Cette union nationale de la littérature brésilienne est remise en cause à la fin de l’ère romantique, à l’initiative de Franklin Távora qui théorise le premier l’existence d’une « littérature du Nord » dans la préface de O Cabeleira en 1876 [Távora, 1973]. Accusant dans la préface les écrivains de Rio d’être corrompus par les influences venues de l’étranger, Távora revendique l’existence d’une littérature du Nord, vierge de toute influence extérieure, et critique dès lors l’œuvre de José de Alencar, le romancier le plus célèbre de l’époque, dont certains romans ont pour cadre ce Nord à partir duquel Távora veut donner un nouvel élan à la littérature nationale. Une célèbre polémique oppose ainsi les deux auteurs au cours des années 1870.
35 Pour illustration, voir l’analyse de la rhétorique discursive de l’écrivain José de Alencar dans un article où nous démontrons la réalité et les faux-semblants du mythe personnel écrit par l’écrivain, celui d’un « aristocrate romantique » qui prétend refuser toute forme d’allégeance au pouvoir politique, contrairement à ses prédécesseurs de la première génération [Rozeaux, 2009].
36 Confère la lettre adressée en 1851 par Adolfo de Varnhagen au ministre de l’Empire afin de solliciter la distinction du Cruzeiro en remerciement des services rendus à la nation comme compilateur de documents historiques, historien et écrivain de premier plan, à en croire le portrait qu’il y fait de lui-même [Varnhagen, 1961, p. 168-169].
37 Paula Brito et Machado de Assis en sont deux exemples particulièrement célèbres.
38 Paula Brito s’entoura d’une équipe conséquente : une soixantaine d’employés, dont neuf Français et cinq Portugais, travaillant qui dans l’imprimerie, qui dans l’édition ou dans le commerce [Hallewell, 1985].
39 Plusieurs lettres conservées à la section Manuscrits de la Bibliothèque nationale de Rio de Janeiro se font l’écho de cette demande d’un poste d’enseignant de la fonction publique, quête qu’il justifie par la reconnaissance des services rendus à la nation.
40 Livre où sont archivés les comptes rendus des réunions de l’association, conservé dans la section Manuscrits de la Bibliothèque nationale de Rio de Janeiro.
41 L’Academia Imperial de Belas Artes est créée en 1826 afin de promouvoir un enseignement artistique susceptible de faire naître une école brésilienne des Beaux-arts, sur le modèle des écoles qui existaient alors en Europe. Les salons ou « expositions générales des Beaux-arts » organisés régulièrement à partir de 1840 permettent de montrer au public des œuvres à la gloire de l’Empire, de ses richesses et de ses hommes, en cela conformes d’ailleurs au projet romantique. Le peintre Félix Taunay préside l’institution entre 1834 et 1851, et Manuel de Araújo Porto-Alegre lui succède de 1854 à 1857, devenant ainsi le premier président brésilien de l’École [Pereira, 2001-2002].
42 Pena travaille longtemps comme fonctionnaire de second rang, avant de se voir enfin honoré par l’octroi d’un poste à la légation de Londres, l’année même où il meurt.
43 Ainsi, le Curso publié par Joaquim Caetano Fernandes Pinheiro ne fait aucune mention de Martins Pena [Pinheiro, 1862]. Or, Pena s’est adonné un temps au drame, afin de mieux répondre aux principes de la rénovation romantique, sans rencontrer le succès populaire qu’obtenaient ses comédies auprès du public de la capitale.
Auteur
Sébastien Rozeaux est maître de conférences en histoire à l’université de Toulouse Jean-Jaurès et membre du laboratoire Framespa (UMR 5136). Il est l’auteur de Préhistoire de la lusophonie. Les relations culturelles luso-brésiliennes au xixe siècle (Le Poisson volant, 2019). L’ouvrage tiré de sa thèse, intitulé Letras Pátrias. Les écrivains et la création d’une identité nationale au Brésil (1822-1889) (Villeneuve-d’Ascq, PU du Septentrion), paraîtra prochainement. Il dirige en outre les Cahiers de Framespa, revue d’histoire rattachée au laboratoire du même nom.
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