La découverte de l’Amérique. La place des États-Unis dans le modernisme brésilien
p. 107-128
Texte intégral
1Il est curieux que le modernisme brésilien n’ait pas adopté les États-Unis, l’autre géant du continent américain, comme référence en termes de modernité. Lorsque le modernisme surgit au Brésil dans les années 1920, les États-Unis étaient le théâtre d’un dynamique courant de rénovation culturelle et de progrès. À New York, capitale culturelle du pays, musique, cinéma, architecture, presse, radio étaient en pleine mutation. Là aussi un mouvement moderniste irriguait la poésie américaine de ses innovations. De cela il n’y eut aucun écho au Brésil. Oswald et Mário de Andrade, hérauts du mouvement moderniste brésilien, continuaient de chercher en Europe les réponses à nos interrogations culturelles.
2Dans son essai Quatro poetas modernistas – uma cama-de-gato, Richard Morse [1990] fait un effort notable pour réunir, dans un même tableau analytique, les deux grands représentants du modernisme brésilien, Mário et Oswald de Andrade, et deux modernistes de son pays, T.S. Eliot et William Carlos Williams. Morse aboutit à la conclusion que, tant au Brésil qu’aux États-Unis, l’influence de l’Europe sur les mouvements modernistes fut loin d’être négligeable : Eliot et Williams, comme Oswald et Mário de Andrade, vivaient les yeux tournés vers le Vieux Continent. Eliot avait d’ailleurs renié l’Amérique pour adopter l’Angleterre comme patrie, bien qu’il maintînt dans sa poésie quelques références nostalgiques à sa terre natale : après tout, la nostalgie a toujours été un bon recours poétique. Quant à Williams, il resta aux États-Unis et tenta de créer un style américain qui respectât les particularités de la langue anglaise des ex-colonies britanniques.
3Morse reconnaît cependant que le militantisme de Williams ne fut pas aussi radical que celui d’Oswald et Mário de Andrade, qu’il s’agisse de rompre avec les formes académiques ou de construire une identité nationale. Ce qui ressort également de l’étude de Morse c’est la méconnaissance presque totale entre les modernistes des deux Amériques1 et l’absence complète de communication entre eux. Les États-Unis, bien qu’ils fussent le symbole par excellence d’une nouvelle ère industrielle, du machinisme, et donc des thèmes chers au modernisme dans sa phase initiale, n’intéressaient pas les modernistes brésiliens, et le Brésil, de manière plus évidente, n’intéressait pas les modernistes nord-américains. De fait, ces derniers disposaient non seulement de machines, métropoles, vitesse et progrès industriel, mais aussi de Noirs et d’Indiens, autant d’éléments exotiques à même de nourrir leur inspiration.
4Le modernisme des États-Unis n’eut pas le rôle déterminant qu’eut le modernisme brésilien, tant en termes culturels que sociaux ou politiques. Les Américains, sans doute en raison de leur pragmatisme, paraissent n’avoir jamais attribué aux hommes de lettres la valeur qui leur a toujours été conférée au Brésil. Le modernisme américain n’était qu’un élément de plus dans une société en transformation permanente. Une société où les médias produisaient déjà un grand nombre de produits culturels de consommation immédiate ; où la radio était déjà un équipement domestique commun ; où l’architecture avait adopté des lignes simples plus adaptées aux gratte-ciel ; une société où les oreilles étaient déjà familiarisées aux audaces du jazz. Monteiro Lobato, lorsqu’il écrit sur l’Amérique en 1929, fait amplement référence à Freud, Nietzsche, Dewey, Thoreau et même à H. L. Mencken, le grand journaliste polémique de l’époque, mais ne mentionne aucun moderniste américain.
5Devons-nous en déduire, pour autant, que les modernistes brésiliens ont totalement ignoré les États-Unis ? Ce pays est-il absent de leurs réflexions ? L’étude des itinéraires d’Anísio Teixeira et de Monteiro Lobato nous invite à nuancer ce constat.
Anísio Teixeira et Henry Ford
6Quand Anísio Teixeira2 se rendit aux États-Unis en 1928, il emportait dans ses bagages une vocation sacerdotale non aboutie et le rejet de la culture yankee qui caractérisait les intellectuels brésiliens de l’époque. Cette attitude de rejet connut un premier infléchissement à bord du Pan-America suite à la lecture du livre de Henry Ford My Life and work (1922). Dans ses carnets de voyage, Anísio Teixeira exalte l’optimisme et la confiance qui s’expriment dans l’œuvre de Ford exempte, selon lui « de toute phraséologie, de tout sentimentalisme ou hésitation ». Selon l’historienne Clarice Nunes :
« La conception qu’avait Ford de l’industrie comme étant au service du bien-être collectif, le maintenait, aux yeux d’Anísio Teixeira, à distance des idéologismes philosophiques ou socialistes. La réflexion de l’Américain ne partait pas d’une volonté utopique de supprimer les défauts de l’être humain. Elle laissait au contraire la place à la possibilité d’utiliser ces défauts avec plus d’intelligence. Aucune foi idiote dans la perfection humaine. Ses méthodes ne parvenaient à aucune nouvelle vérité. Elles reposaient sur d’anciennes vérités, sur lesquelles Ford posait un regard neuf. » [Nunes, 2000, p. 114]
7D’après Clarice Nunes, Anísio Teixeira fut frappé par le fait que Ford était demeuré imperturbable devant la concurrence ou la multiplication de la production. Le Brésilien décernait dans l’œuvre de l’Américain une foi évangélique dans le futur – un futur qui offrirait à tous une place à partir du moment où chacun remplirait son devoir. Clarice Nunes met en avant les raisons pour lesquelles l’Américain séduisait le Brésilien :
« Ford, face à son œuvre, n’éprouvait ni orgueil ni révolte ni aucune satisfaction démesurée. Selon Anísio Teixeira, tout en elle relevait de l’esprit divin dans la mesure où l’ordre, le désintéressement, l’humilité et la subordination de l’homme à quelque chose de supérieur lui étaient consubstantiels. En outre, les idées de Ford connurent un triomphe matériel, grâce à l’industrie. Construites comme une vérité élémentaire, c’est par leur génie qu’elles furent révélées aux hommes. » [Ibid.]
8Pour Anísio Teixeira, la pensée de Ford partageait avec l’Évangile deux points communs : la clarté et la simplicité. Il admirait dans l’œuvre de Ford la victoire du bon sens et de la lucidité sur la cupidité et l’ignorance. Dans cette perspective, le secret de la vérité fordienne se trouvait dans ses méthodes et dans la croyance selon laquelle la destruction n’était pas nécessaire au progrès. Au lieu de supprimer l’égoïsme de l’être humain, le fordisme le conservait, en réservant à l’ouvrier le meilleur salaire, au capitaliste le meilleur profit et au public le meilleur service. Anísio Teixeira concluait, émerveillé, son appréciation de l’œuvre fordienne, persuadé que, si les hommes prêtaient attention aux exemples qui s’y trouvaient, ils troqueraient leur misère pour un réel bien-être commun. La lecture de Ford par Anísio Teixeira était également tributaire des circonstances. Le fait que cette œuvre parvînt « à temps » entre ses mains, c’est-à-dire avant son arrivée à New York, la revêtait d’un caractère sacré, en faisait une révélation. Ce n’était pas Ford qui triomphait. Ses idées et son parcours étaient somme toute communs si on les rapportait au triomphe impersonnel de l’entreprise. Il y avait quelque chose de considérable dans cette victoire qui ne pouvait qu’impressionner [Ibid., p. 115-116].
9Au moment de ce premier voyage aux États-Unis, Anísio Teixeira était déjà, malgré son jeune âge (27 ans), directeur de l’Instruction Publique de Bahia. Avant de se rendre au Teachers College de l’université de Columbia, il avait été formé dans les collèges jésuites São Luis Gonzaga, à Caetité, et Antônio Vieira, à Salvador. Il avait vécu, de sa sortie du collège jusqu’au voyage, un grand conflit spirituel entre une vocation sacerdotale et l’engagement politique de sa famille [Ibid., p. 53-108].
10Peu avant son départ pour les États-Unis, il s’était rapproché des idées de l’Action française ; il avait en effet, en 1925, accompagné l’archevêque de Bahia, D. Augusto Álvaro da Silva, lors d’une excursion spirituelle en Europe. Dans ses écrits de l’époque, il s’incluait dans une génération pour laquelle « la plus grande responsabilité consistait à reconstruire l’œuvre doctrinaire détruite par 1789 ». C’est toujours dans ce contexte qu’il montra une certaine attirance pour le fascisme.
11L’excursion d’Anísio Teixeira en Europe, en compagnie de l’archevêque, s’inscrivait dans l’effort des jésuites pour rallier à leurs cadres l’intelligence et le talent prometteurs du jeune homme. Tandis que les jésuites, notamment le prêtre portugais Luiz Gonzaga Cabral, alors considéré comme le plus grand prêcheur de la Péninsule Ibérique, tentaient de l’attirer vers le sacerdoce, la famille Teixeira, acteur traditionnel de la vie politique bahianaise, cherchait à le convaincre d’entrer en politique. Clarice Nunes décrit très bien le conflit qui opposa les jésuites à la famille d’Anísio pour la conquête de son âme.
12Entre la vie publique – dans laquelle il fut inséré de facto en prenant son poste dans l’Instruction publique de Bahia – et le monde des jésuites, Anísio Teixeira trouva une solution personnelle dans l’engagement en faveur de l’éducation, qu’il concevait comme un chemin vers la démocratie et comme une forme de sacerdoce, uniquement réalisable par une immersion dans le monde temporel. Ce fut chez Ford, dans un premier temps, puis, principalement, chez John Dewey, qu’Anísio Teixeira trouva une vision du monde alternative au modèle spirituel des jésuites qu’il avait jusqu’alors fait sien. Le pragmatisme nord-américain se substitua à celui des jésuites ; la foi dans les dogmes de l’Église se transforma en croyance dans la science, dans le travail et la détermination de chacun. En lieu et place de la charité, il adopta la lutte pour la démocratie.
Monteiro Lobato et le « problème brésilien3 »
13À New York, Anísio Teixeira se lia d’amitié avec un autre Brésilien fasciné par l’Amérique : Monteiro Lobato. L’enthousiasme de Lobato pour les États-Unis précéda de beaucoup le séjour qu’il y fit en tant que chargé de commerce du Brésil de 1927 à 1931. Lobato était un des rares Brésiliens cultivés de sa génération qui préféraient les États-Unis à la France. À Taubaté, petite ville de la vallée du Paraíba où il passa son enfance et son adolescence, il avait pris des cours d’anglais. À l’époque, le manque d’intérêt pour l’anglais était si grand que sa professeur, Miss Stafford, n’avait réussi à attirer que deux élèves dans ses cours : Lobato et le grand-père de sa future femme, le docteur Antônio Quirino, alors âgé de 70 ans. En 1905, Lobato, qui venait d’achever ses études de droit, écrivait à un ami qu’il lisait en anglais parce qu’il s’était « lassé » du français. Il s’était également lassé, comme le montrent sa correspondance et ses articles de journaux, de la mentalité colonisée des élites brésiliennes qui s’escrimaient à copier les coutumes, la littérature et la langue française. « Entre les yeux des Brésiliens cultivés et les choses de la terre il y a un prisme maudit qui dénature les réalités », écrivait-il tout en critiquant le désintérêt criant des intellectuels brésiliens pour leur pays.
14Par la suite, il combattit la colonisation culturelle des élites dans les colonnes de la Revista do Brasil, une publication fondée en 1916 par Júlio de Mesquita. À ses yeux, le Brésil vivait « sous la tutelle directe ou indirecte […] de l’étranger puisque notre pensée et notre cuisine sont celles de l’étranger et que […] nous taisons en notre patrie […] notre langue maternelle pour parler celle de l’étranger ! » [Campos, 1986, p. 24]4. Il dénonçait par ailleurs la méconnaissance totale de ces élites vis-à-vis des éléments populaires de la culture.
15Pour autant, Lobato n’embrassa pas la cause nationaliste. Il combattit les mouvements nationalistes qui marquèrent le siècle car, selon lui, le nationalisme rendait le pays aveugle à lui-même. Il estimait que tant que la mentalité nationaliste n’était pas vaincue, le Brésil ne pouvait prendre conscience de son retard et de sa misère, une étape pourtant nécessaire à sa rédemption5. Dans América, il fit la satire de la propension des Brésiliens à faire de leur pays la scène vers laquelle convergeaient les regards du monde entier :
« Là, le Brésil, seul et unique, terre où Dieu est né, expose les objets de son orgueil : l’Amazone, les huit millions de kilomètres carrés, le Pain de Sucre, le café, le babaçu6, Santos Dumont, le prêtre qui a inventé la machine à écrire, les nombreux découvreurs du mouvement perpétuel et de la quadrature du cercle. De cette attitude découle le refrain des journaux lorsqu’ils relatent tout événement négatif arrivé dans ce paradis : “Que pourra bien en dire l’étranger ?” » [Monteiro Lobato, 1948, p. 77-78]
16D’une certaine manière, Lobato, en dépit du Jeca Tatu7 de 1918 (« incapable d’évolution », « imperméable au progrès »), commençait à déplacer l’axe selon lequel se lisait la culpabilité de la société brésilienne en termes de « retard » : il ne faisait plus reposer ce poids exclusivement sur les épaules du peuple mais le faisait partager aux élites. L’élévation du mode de vie matériel du Brésilien devait, telle qu’il la concevait, correspondre également à l’élévation de la mentalité dominante. Cela signifiait substituer à la mentalité scolaire une « mentalité scientifique » grâce à la valorisation de l’enseignement technique [Campos, 1986, p. 93-94].
17Il développa cette perspective à partir de deux questionnements : le premier touchait à l’assainissement (« il n’y a qu’un programme patriotique : assainir le Brésil »), dont les manques expliqueraient le retard dans lequel était plongé l’homme de la campagne ; le second concernait le progrès économique. La question du développement économique marqua la vie et l’œuvre de Lobato dès les années 1920, faisant de lui le premier défenseur d’une industrie sidérurgique et pétrolière nationale.
18L’ensemble de ces éléments font de Lobato un cas à part sur la scène littéraire brésilienne des années 1910 et 1920 : combinaison rare de l’esprit d’entreprise et de l’homme de lettres ; individu essentiellement politique, très tôt préoccupé par les grandes questions nationales ; écrivain et entrepreneur. Sa vocation entrepreneuriale le rapprocha du fordisme et du taylorisme. C’est ainsi qu’il fit inclure, dans le premier numéro de la Revista do Brasil, une longue note sur le décès de Frederic Winslow Taylor qui mettait en avant sa double contribution à l’amélioration des relations sociales dans le commerce et l’industrie et à la naissance d’une nouvelle science : l’organisation du travail [Ibid., p. 25].
19C’est dans cette perspective que Lobato pensait le Brésil. En tant qu’entrepreneur, il analysa les questions éditoriales de manière large. En se préoccupant du coût du papier, de l’obstacle que cela représentait pour l’expansion de l’industrie du livre au Brésil, il fut amené à réfléchir au problème de l’analphabétisme, de l’étroitesse du marché éditorial brésilien [Ibid., p. 52]. Voilà sans doute pourquoi certaines attitudes des modernistes lui semblaient puériles. Le problème des lettres et des arts nationaux et la question de l’identité culturelle du Brésil, essentiels aux yeux des modernistes, ne constituaient pour lui qu’un aspect supplémentaire du retard du pays.
20Lobato trouva chez Ford, dont il traduisit les livres au Brésil, la solution à ce retard qui le préoccupait. En effet, si, comme Ford l’avait démontré, même les aveugles et les handicapés pouvaient travailler, la race ne pouvait être un élément qui justifiât une quelconque entrave au progrès. Comme le souligne Campos, bien que certains de ses écrits trahissent un déterminisme d’ordre social, Lobato croyait en la viabilité d’un travailleur national discipliné et productif. Selon lui, le problème brésilien n’était pas d’ordre politique, racial ou climatique : il s’agissait d’un problème économique [Ibid., p. 90-92].
« À la fin des années 1910, dans les articles de O Problema vital (1918), Monteiro Lobato, au lieu de rechercher la nation dans le “caractère national” brésilien, était plutôt en quête d’un nouvel ordre à travers le travail, notamment lorsqu’il cherchait à intégrer le travailleur à la nation, par le biais de l’assainissement, de l’hygiène et du taylorisme. » [Ibid., p. 43]
21Ce fut à travers Ford, ses théories et ses actions en faveur du progrès économique que s’opéra le rapprochement de Lobato avec les États-Unis. La confirmation de ce qu’il imaginait au sujet de l’Amérique se manifesta par la suite dans toute son œuvre, en particulier dans le livre qu’il consacra à ce pays, América.
L’Amérique de Lobato
22Monteiro Lobato fut chargé de commerce du Brésil aux États-Unis entre 1927 et 1931. Il semble que cette expérience américaine le marqua autant qu’Anísio Teixeira. Clarice Nunes, à partir de la lecture du journal d’Anísio Teixeira, montre qu’il ressentit, au début, un sentiment d’étrangeté lié aux manières désinvoltes des hommes et femmes qu’il avait connu à bord du Pan-America.
« Lors de son premier contact avec ses compagnons de voyage, que celui-ci eût lieu au restaurant, lors de ses promenades sur les ponts, au cours de tournois sportifs ou sur la piste de danse des salons, il s’employait à déceler les indicateurs de la “nature yankee” : la cordialité froide, volontaire, calculée et commode. La nasalité d’une langue plus que difficile à saisir, la liberté masculine de la conversation des femmes […]. Cette “race unifiée”, forte, rétive à tout sentimentalisme de façade (si caractéristique du “relâchement latin”), prétendait mener le monde par le biais du dollar, du travail et du progrès. Elle rejetait les qualités les plus délicates du domaine spirituel, les assimilant à de la fragilité. » [Nunes, 2000, p. 109]
23La lecture du livre de Ford et les trois premiers mois de séjour en Amérique transformèrent rapidement ce sentiment en franche admiration. Ce furent surtout le pragmatisme qui guidait la plupart des attitudes des Américains et l’heureux résultat qui résultait de cette philosophie simple qui contribuèrent au changement d’attitude d’Anísio Teixeira. Les quelques réticences vis-à-vis de l’Amérique qu’il avait encore à son arrivée s’évanouirent grâce à son expérience universitaire et à la fréquentation de Monteiro Lobato. Les deux hommes nouèrent alors une amitié qui dura jusqu’à la mort de Lobato en 1949.
24Lobato, quant à lui, fait preuve dans América d’une approbation quasi-totale de l’american way of life. Ce livre marque le retour d’un personnage, Mr Slang, un Anglais établi dans le quartier de Tijuca, à Rio de Janeiro, que Lobato avait créé pour son livre Mr Slang e o Brasil. Dans América, Mr Slang et l’auteur forment un duo du type Sherlock Holmes et Dr Watson. Mr Slang fait découvrir à un Lobato un peu naïf les merveilles des États-Unis d’Amérique, élucidant les raisons du progrès et de la supériorité de cette civilisation face à celle du Vieux Continent et, bien évidemment, face à celle du Brésil.
25Le duo visite musées, bibliothèques et universités, l’Empire State Building, l’usine des automobiles Ford, va au cinéma et, à Broadway, déjeune dans une église devenue restaurant, écoute le programme radiophonique le plus populaire d’Amérique, assiste aux élections de 1929, suit les nouvelles du krach boursier, tout en commentant la réalité américaine. Au milieu de commentaires majoritairement approbateurs émergent quelques rares critiques envers le puritanisme et certains des effets pervers du progrès et de la compétition. Rien qui fût susceptible d’assombrir le ciel étoilé de l’heureuse image que Lobato avait créé de la société américaine.
26Si América invitait à une étrange promenade aux États-Unis, ouverte au débat sur les mœurs et les comportements (les femmes sur le marché du travail, le divorce, la sexualité, le cinéma), le livre fut aussi pour Lobato l’occasion d’établir un diagnostic sur le Brésil. Selon lui, les maux du pays résidaient dans une mauvaise organisation du travail, alliée à un orgueil national stupide, et étaient la conséquence d’un retard industriel et d’un usage dévoyé du système représentatif de gouvernement. Les solutions adéquates étaient l’industrialisation, l’assainissement, l’éducation et la démocratie (de préférence dans cet ordre). Il est important de souligner la place accordée à la culture américaine par Lobato. Celui-ci évoquait, en effet, avec enthousiasme des manifestations culturelles diffusées par les médias : le feuilleton des Noirs8 ; le cinéma ; le jazz, et entrevoit pour les arts américains un destin toujours plus éloigné de l’art européen.
« Il n’y a pas de place en Amérique pour les vieilles formes de l’art européen. Le rythme de vie s’est trop accéléré pour que ce qui satisfaisait le Grec, et qui satisfait encore le Français, emplisse la vie de qui naît dans ce Maelstrom. […] Une synchronisation technique du monde a eu lieu ici. Tout, foyers comme sociétés, s’est développé en même temps, soudainement, spontanément. Ce ne fut que pressés par l’urgence de construire qu’ils se tournèrent vers l’Europe et adoptèrent ses modèles. Ce fut l’époque du provisoire. Dorénavant, pour ce qui relève de la construction du définitif, l’Amérique tirera tout d’elle-même, et ce qu’elle réalise dans les domaines de l’architecture et de la musique, elle le fera dans tous les autres. » [Monteiro Lobato, 1948, p. 256]
27C’est un exercice révélateur que de comparer l’attitude de Lobato face à la culture produite en Amérique, en particulier sa franche adhésion au jazz, avec celle de l’humoriste Mendes Fradique, combattant intransigeant, durant ces mêmes années 1920, de la croissante influence yankee au Brésil. Si Mendes Fradique voyait dans les barbares et la Révolution les maux qui avaient détruit la culture gréco-romaine, Lobato percevait, dans ces mêmes barbares, l’expression d’une force nouvelle, qui appelait un nouveau cadre philosophique [Lustosa, 1992, p. 190-194].
« L’Amérique a été très mal comprise par ceux qui espéraient y trouver les seules formes classiques de la création artistique universelle. Les observateurs aveugles oublient de mentionner “le plus” que l’Amérique est en train d’apporter, le nouveau, l’inédit, et ce dans son ardent effort pour s’arracher au statu quo de la civilisation figée de l’Europe. “Barbares”, ainsi les appellent ceux qui ne comprennent pas, ceux qui ont oublié que les barbares furent les créateurs de toute la civilisation européenne, une fois la civilisation gréco-romaine anéantie à coups de hache. » [Monteiro Lobato, 1948, p. 121]
28L’esprit américain, son pragmatisme, son goût pour les sports, son insatiable propension à la création et à l’accumulation de richesses matérielles qui, pour Mendes Fradique et d’autres auteurs comme Enrique Rodó, indiquaient l’infériorité du peuple américain, étaient, pour Monteiro Lobato et Anísio Teixeira, synonymes d’une sagesse spécifique face à la vie, d’une nouvelle forme de culture révolutionnaire, qui méritait une philosophie propre qui consacrât le mode d’être et de vivre de l’Américain, qui lui donnât la légitimité qui lui manquait encore.
« Doit encore surgir le Nietzsche américain qui mette en philosophie et impose au monde, comme nouveau dogme, la joyeuse impétuosité des grands vandales qui sont en train de créer le monde de demain. Qui sacralise comme la chose la plus conforme à notre instinct fondamental l’énorme coup de poing par lequel Tunney met un Dempsey à terre. Qui sacralise l’audace d’arracher les cathédrales à la mystique religieuse pour les donner, toujours plus nombreuses, au commerce, au cinéma, à la radio. Qui sacralise le “plus, plus, plus”, qui ne se perde pas en réflexion à la grecque du type : “oui, mais jusqu’où ?”. Qui réalise jusqu’à la suppression du mot “jusqu’à”. Le “jusqu’à” limite, et pourquoi limiter ? » [Ibid., p. 122-123]
29D’une certaine manière ce Nietzsche américain pouvait être un mélange de Ford, tel qu’il a été lu par Anísio Teixeira, et de John Dewey, avec sa philosophie pour un monde en changement.
Lobato et les modernistes
30Plus jeune que Graça Aranha, plus âgé cependant que la plupart de ceux qui firent ce que l’on a appelé la Semaine d’Art moderne, Monteiro Lobato aurait pu s’intégrer aussi bien au monde des lettres traditionnel qu’au milieu des modernistes. En 1922, son nom était déjà connu sur la scène nationale : sa description de l’homme de la campagne dans Urupês avait inspiré un discours de Rui Barbosa ; la Revista do Brasil, dont il était l’un des éditeurs, figurait parmi les contributions les plus originales pour le monde des idées et des lettres nationales ; et la maison d’édition Monteiro Lobato & Cie publiait quelques-uns des grands auteurs du pays [Campos, 1986, p. 34].
31Par l’espace qui lui était garanti dans la presse et par sa personnalité polémique et originale, Monteiro Lobato aurait pu être un grand soutien des modernistes. Il avait été un critique de la première heure du francesismo des élites, de la tendance brésilienne à la copie, thèmes chers aux modernistes brésiliens. Son style dépouillé, que la pratique de l’écriture de livres pour enfants rendait encore plus informel, préfigurait le style en prose de Mário de Andrade. Son souci de la couleur locale, du paysage qui l’entourait, l’utilisation de mots et d’expressions populaires annonçaient également le modernisme. Les thèmes du folklore brésilien, que Lobato adopta en opposition à la littérature infantile d’importation qui était alors de lecture courante au Brésil, révèlent son intérêt pour la formation d’un imaginaire esthétique construit à partir de références culturelles d’origine populaire. Saci9 date ainsi de 1921.
32À l’instar des modernistes de la deuxième période10, Lobato fit de l’unité nationale l’un de ses thèmes de prédilection. L’unité nationale devait selon lui se construire non seulement à partir de l’écrit et du langage, mais aussi à partir d’un ensemble d’attributs uniques et particuliers qui permettraient à tous les membres de la nation brésilienne de se reconnaître, construisant de la sorte leur identité politique [Ibid., p. 24].
33D’après André Luís V. Campos, Lobato s’éloigna du groupe de 1922 entre autres parce que ses membres privilégiaient la parodie et l’inconscient, alors que pour lui « la transparence et la conscience du langage étaient fondamentales, quand bien même elles étaient travaillées de manière ludique11 ». De fait, les critiques de Lobato envers les modernistes rejoignaient celles qu’il adressait aux parnassiens auxquels il reprochait la trop grande distanciation vis-à-vis du public et l’importation de modes éphémères. Bien qu’il appuyât la rupture avec les formalismes, ce qui fut la marque de la première phase du modernisme, Lobato critiquait le mépris envers l’adhésion du public, implicite dans l’usage d’un langage qui, par la rupture radicale avec les règles de grammaire et la logique présidant à la syntaxe, était inaccessible à la majeure partie de la population. Or Lobato, considérait qu’il n’y avait rien de pire pour un écrivain que de ne pas être lu.
34Dans América, Lobato ressemble à Jeca Tatu dans New York, tant est grand son émerveillement. Cependant, il ne lui vint nullement à l’esprit d’encourager la copie de modèles américains – notamment sur le terrain de la production esthétique. Pour Lobato le problème de la culture découlait de questions économiques et sociales. D’une certaine manière son œuvre témoigne de la reconnaissance d’une spécificité culturelle brésilienne déjà définie, mais aussi d’un certain esprit libéral en ce qui concerne la façon de l’envisager. Ses réflexions indiquent que ce n’est pas tant la culture américaine en tant que produit qu’il faut prendre en considération, mais l’attitude qui a présidé à son avènement.
35Anísio Teixeira, âme sœur de Lobato dans sa fascination pour l’Amérique, emprunta à celle-ci la philosophie de John Dewey, l’esprit démocratique, la foi dans la science et le pragmatisme. La politique qu’il adopta plus tard à la tête du Secrétariat à l’Éducation du District fédéral (dont il fut le directeur entre 1932 et 1935), encourageait la connaissance de la culture brésilienne, mais ne préconisait aucune intervention étatique pour la conserver « pure » et « intacte ». Or, cet interventionnisme « conservateur » fut une caractéristique de la seconde phase du modernisme : ce fut en son nom que Mário de Andrade délaissa sa production littéraire pour devenir un militant de l’unité culturelle brésilienne [Sandroni, 1988].
Mário de Andrade et le folklore brésilien
36Quand le mouvement moderniste connut sa première inflexion, ce fut pour porter un regard critique sur le Brésil à l’aune des modèles modernistes européens. Le caractère introspectif de cette phase du modernisme brésilien est né d’un constat, celui de la nécessité de définir une identité nationale. C’est à partir de là que le mouvement se fragmenta. Du problème de la culture nationale, de nombreux modernistes passèrent au problème national dans les années 1930. La question de la culture devint ouvertement politique. Même Mário de Andrade, qui se disait pourtant étranger à toute forme de militantisme politique, fit de l’unité culturelle brésilienne un étendard qu’il brandit jusqu’à la fin de sa vie. Au même moment, Oswald de Andrade renia l’anthropophagie pour le communisme. Plínio Salgado, qui avait appartenu au courant verde-amarela du mouvement, revêtit la chemise verte de l’intégralisme12.
37Eduardo Jardim attribue ce virage nationaliste à une certaine frustration vis-à-vis du « retard » pris dans la modernisation du Brésil. Cette frustration aurait mené à la quête d’une « originalité » nationale dont les fondements ne reposaient plus sur la notion de modernité [Morais, 1990, p. 69].
« L’originalité fut dessinée à partir d’une logique binaire dans laquelle l’entrée dans la vie moderne se caractérisait par l’absence de tout attribut positif de la nationalité. La réflexion sur l’identité nationale est marquée, tout au long de cette décennie, par cette opposition entre le national et le contexte de modernisation – expérimentée initialement de manière négative. » [Morais, 1990, p. 69]
38C’est à partir d’une recherche ethnographique et folklorique que Mário de Andrade établit les signes distinctifs de l’identité nationale brésilienne. Selon lui, la garantie d’une unité nationale résidait dans l’existence d’une unité de type culturel. L’abandon de la perspective « régionaliste », préconisé dans la seconde phase du modernisme, avait précisément pour but de réaliser cette unité. Il s’agissait de faire du Brésil une entité homogène, distincte des autres nations, et de lui permettre ainsi d’acquérir une place sur la scène internationale.
39Le nationalisme de Mário de Andrade, d’après Richard Morse, ne fut que la première étape d’un processus d’introspection qui aurait précédé l’incorporation d’un « style » brésilien à la culture mondiale. Le folklore étant, toujours selon Morse, le meilleur moyen de connaître un peuple, Mário de Andrade se serait fixé pour tâche de s’approprier le folklore brésilien pour mieux le rendre au Brésil [Morse, 1990, p. 111]. En s’immergeant dans la culture du peuple et en faisant siens ses codes, il entendait être tout à la fois un interprète et un coproducteur innovant.
« Son Brésil devait gagner forme et universalité à mesure que les esprits raffinés se nourriraient de l’esthétique du peuple. C’est dans ce but que Mário abolit les fissures temporelles, ethniques et culturelles de sa patrie. Macunaíma reflète bien la complexité de cette entreprise. » [Ibid., p. 90-91]
40En analysant les matrices de la pensée de Mário de Andrade, en particulier son obsession pour le folklore national, Eduardo Jardim décèle l’influence du courant évolutionniste, notamment de Frazer et Taylor, en particulier leur définition de ce qui deviendrait le primitif, le folklorique – deux catégories à travers lesquelles Mário de Andrade pense le Brésil. Or le primitif n’existe qu’en référence à une réalité plus achevée : celle du civilisé. Son statut est et sera toujours un statut de dépendance. Eduardo Jardim envisage donc de manière problématique la définition du folklore comme emblème de la culture brésilienne. Une telle attitude, placée dans une perspective évolutionniste allait dans le sens d’une caractérisation du Brésil, de sa culture et de son peuple comme « primitifs ». Mário de Andrade se fit le champion de la lutte pour le folklore national, cette culture primitive, dans lequel il voyait l’essence de la culture brésilienne.
41Il était dans le même temps nécessaire que cette culture populaire demeurât pure, intouchable, préservée de toute contamination par des influences extérieures, afin qu’avec elle fût préservée la spécificité de la culture brésilienne. C’est sans doute ce qui explique le peu d’enthousiasme de Mário de Andrade vis-à-vis de la musique populaire moderne qui passait à la radio et qui était déjà imprégnée de rythmes étrangers. La musique populaire que recherchait Mário se cachait dans les sertões et les forêts. Il fallait la trouver, l’identifier et la préserver, la faire connaître et chanter à tous les enfants du Brésil. Il défendait pour le folklore le même credo que pour le patrimoine historique et artistique de pierre et de chaux13 : intervenir pour préserver.
42Les rares fois où il envisagea le peuple brésilien d’un point de vue plus proche de celui du sociologue et du politique, Mário de Andrade affirma que ce même peuple était incapable d’autogouvernement. D’autres éléments de l’analyse d’Eduardo Jardim révèlent chez cet auteur un profond complexe d’infériorité allié à un certain fatalisme déterministe. Il faut également avoir à l’esprit que, selon Mário de Andrade, seul l’État était en mesure de promouvoir cette intervention et cette préservation.
43Mário de Andrade ressentit une profonde amertume lorsque fut mis un terme à son travail au Département de la Culture de la Préfecture de São Paulo. Il y avait investi toutes ses ressources, dans une expérience inédite qui ouvrit la voie à l’intervention directe et planifiée de l’État dans le domaine de la culture. Pour la première fois au Brésil, celle-ci avait fait l’objet d’un traitement ad hoc de la part des pouvoirs publics, distinct de l’éducation. Au cours de cette expérience, Mário de Andrade organisa des discothèques, des bibliothèques publiques, des groupes de chant orphéonique. Plusieurs de ces initiatives, mises en place à São Paulo, furent ensuite reprises au niveau national grâce à l’action de Gustavo Capanema au ministère de l’Éducation. Or, Mário de Andrade chercha à appliquer ses théories sur le rôle du folklore dans l’ensemble de son action. Selon lui, le folklore représentait pour la culture brésilienne ce qu’avait été le café pour l’économie de la República Velha. En exportant le folklore, le Brésil légitimait sa vocation de pays essentiellement agricole, de pays peu apte à l’industrialisation. Les Brésiliens étaient prédestinés à exporter, avec le café, des références culturelles primitives qui seraient réélaborées dans la métropole – encore et toujours Paris.
L’autocritique de Mário
44Mário de Andrade réalisa une autocritique de sa position dans le discours plutôt amer qu’il tint à l’occasion des 20 ans de la Semaine d’Art moderne. Il y dénonça l’évolution de la recherche de racines vers un conformisme confortable, devenant une variante plus osée de l’orgueil national. Après 1930, le Brésil était devenu pour certains modernistes un don du ciel ; mais « un ciel plutôt gouvernemental14 » ajoutait Mário de Andrade.
45C’est son propre absentéisme vis-à-vis de toute manifestation ou mouvement politique que Mário tenta de renier dans ce discours. Lorsqu’il déclare que la véritable conscience de la terre menait toujours au non-conformisme et à la protestation, il cite Paulo Prado et son ouvrage Retrato do Brasil, le Parti démocratique et le mouvement intégraliste. Et conclut son exposé en adjurant les nouvelles générations de ne pas prendre son « apolitisme » en exemple. Il affirme, en outre, que s’occuper uniquement des valeurs de l’esprit, se réfugier dans les livres, qu’ils soient fictionnels ou même utilitaires, constitue, tout spécialement en ce moment critique pour l’humanité, une lâcheté et un abstentionnisme malhonnête et déshonorant. Du reste, ajoute-t-il, la forme politique d’une société représente aussi une valeur éternelle. Son mea culpa prend encore plus d’ampleur lorsqu’il souligne que les modernistes, en dépit de leur actualité, de leur nationalisme et de leur universalité, n’ont en rien contribué à l’« amélioration politico-sociale de l’homme ». Toujours dans ce discours Mário exhorte les nouvelles générations à ne pas rester assis au bord du chemin, à regarder passer la foule.
« C’est source de mélancolie que de parvenir de la sorte au crépuscule de sa vie, sans pouvoir compter sur la solidarité envers soi-même. Je ne peux pas être satisfait de moi. Mon passé a cessé d’être mon compagnon. Je me méfie de mon passé. Faites ou refusez de faire de l’art, des sciences, ou un métier. Mais ne demeurez pas dans votre coin, espions de la vie, camouflés en techniciens de la vie, à observer la foule passer. Marchez aux côtés des foules15. »
46Le « ciel gouvernemental » fut, durant une longue période, un abri accueillant pour Mário de Andrade. Durant les années 1930, il joua un rôle actif à la Préfecture de São Paulo et fut amplement consulté par Gustavo Capanema et Rodrigo Mello Franco de Andrade16 lors de la création du Service du patrimoine artistique et culturel au niveau fédéral. C’est à lui qu’on doit la première version du décret qui créa la procédure de classement comme patrimoine historique. D’ailleurs, après son départ du département culturel de São Paulo, c’est au ministère de l’Éducation de Gustavo Capanema qu’il trouva un emploi – il passa alors deux années à Rio de Janeiro.
47Le gouvernement Vargas, en particulier pendant l’Estado Novo, lorsque l’État national était pensé à partir des théories nationalistes en vogue, recruta de nombreux poètes et écrivains venus du modernisme. Un nouveau profil d’écrivain a été défini par Vargas lors d’un discours à l’Académie brésilienne des Lettres. C’en était fini de l’ère inaugurée par Machado de Assis, celle de l’écrivain isolé dans sa tour d’ivoire. L’écrivain de l’Estado Novo ressemblait fort à un moderniste : enraciné dans la terre, soucieux des grandes questions nationales, pensant le Brésil comme une unité à préserver [Velloso, 2003, p. 150-154]. Le pays était encore à la recherche de paradigmes idéologiques. Les réflexions sur l’identité nationale occupaient encore autant d’espace que les considérations sur le profil politique et les problèmes économiques et sociaux du Brésil. En somme, les hommes de lettres jouissaient d’une place centrale dans l’espace public brésilien des années 1930.
48Pourtant, cet espace n’offrait pas de place à des hommes comme Monteiro Lobato et Anísio Teixeira, également écrivains militants et soucieux de penser le Brésil et ses problèmes. Dans la première moitié des années 1930, les deux amis, qui s’étaient connus en Amérique, occupaient des positions stratégiques au Brésil. Monteiro Lobato était à la tête d’un mouvement pour la prospection du pétrole et du fer nationaux, correspondait avec Vargas, publiait des articles dans la presse et investissait une partie de son propre capital dans le forage pétrolier à Bahia. Anísio Teixeira dirigeait le secrétariat d’Éducation du District fédéral et initiait un projet pour lequel il appliquait les théories apprises en Amérique. Ce projet, qui consistait à démocratiser et à améliorer substantiellement le système éducatif, suscita une violente réaction de l’Église. Il combattit la volonté de l’aile la plus active du mouvement catholique, dirigée par Alceu Amoroso Lima, de rendre obligatoire l’enseignement religieux dans les écoles publiques. Le succès de ses initiatives, notamment la création de la très moderne et innovante université du District fédéral, lui attira également le ressentiment du ministre de l’Éducation, Gustavo Capanema. Aussi, quand éclata la tentative de coup d’État communiste de novembre 1935, sa tête fut l’une des premières à tomber. Il dut se réfugier dans l’intérieur de l’État de Bahia pour ne pas être arrêté en tant que communiste.
49Quatre ans plus tard, Monteiro Lobato qui, selon André Luís Vieira Campos, fut toujours un libéral orthodoxe en matière d’économie, était emprisonné à São Paulo, tombé sous le coup de la même accusation. Révolté par l’interventionnisme paralysant de l’État dans la question du pétrole, il avait écrit une lettre particulièrement critique à Vargas.
50Anísio Teixeira passa dix ans à l’écart de toute activité liée à l’éducation et à la politique. Monteiro Lobato resta trois mois en prison. Après son incarcération, ce n’est qu’à travers la littérature pour enfants qu’il manifesta ses idées sur le Brésil, le pétrole, le fer et l’Amérique. Ses livres restèrent longtemps interdits dans les établissements catholiques17.
51André Luís Vieira Campos conclut son excellente étude sur l’œuvre de Monteiro Lobato en émettant l’hypothèse que son emprisonnement visait à faire taire un porte-parole de groupes sociaux opposés au régime de Vargas et porteurs d’un autre projet de développement.
« Nous pouvons nous demander, écrit-il, si le projet de Lobato n’exprimait pas plus largement les intérêts des classes moyennes urbaines qui émergeaient à partir du processus d’industrialisation et qui formaient la majorité de son lectorat. Ces secteurs de la société étaient sans aucun doute sensibles à certaines propositions modernisatrices de Lobato impliquant des réformes qui n’intéressaient pas la grande bourgeoisie, comme l’encouragement à la petite propriété, l’élévation générale du niveau de vie, notamment pour le monde rural, la défense de la démocratie libérale et du système représentatif. En d’autres termes, des voies de modernisation différentes de celles qui furent empruntées par l’Estado Novo. » [Campos, 1986, p. 120]
52Monteiro Lobato et Anísio Teixeira représentèrent une forme de résistance libérale et démocratique à l’Estado Novo. Si la question de la culture nationale les a occupés, elle ne les a pas menés, comme Mário de Andrade, à une action interventionniste dont le but était de promouvoir, par l’État, la préservation de ce qui était brésilien et le contrôle de l’influence culturelle étrangère. L’esprit libéral qui était le leur, leur préférence pour le laisser-faire18 de John Dewey, qui pensait la culture comme toujours susceptible de transformation, influencèrent leur rapport à cette dernière. L’expérience menée par Anísio Teixeira lors de la création de l’université du District fédéral, ouverte à une grande diversité de savoirs, ou dans les écoles, où le nouveau, l’expérimental étaient encouragés, viennent à l’appui de cette hypothèse. Chez Lobato, principalement dans la littérature pour enfants, sacis et curupiras19 cohabitent avec Félix le Chat, Peter Pan et Tom Mix, démontrant que les éléments de la culture brésilienne et ceux de la culture nord-américaine peuvent se côtoyer sans heurts.
53Dans le « ciel gouvernemental » de la seconde moitié des années 1930, il y eut de la place pour les modernistes de droite et de gauche. Pour ces derniers, qui furent poursuivis immédiatement après 193520, la répression alla en s’atténuant : leurs noms figurèrent fréquemment dans la revue Cultura Política, dirigée par Almir de Andrade et organe du Département de la Presse et de la Propagande (DIP). Il n’y eut cependant pas de rémission pour le démocrate social Anísio Teixeira ni pour le démocrate libéral Monteiro Lobato. Finalement, la constitution d’une société véritablement libérale et démocratique était infiniment plus menaçante pour l’establishment que les diableries modernistes des années 1920 ou l’utopie communiste des années 1930.
54L’esthétique moderniste ignora les États-Unis et le sens, proprement révolutionnaire pour la mentalité et les mœurs du peuple brésilien, de la pénétration toujours plus importante des expressions les plus élémentaires de la culture américaine. Le cinéma, la musique, la manière de s’habiller, de parler et de se comporter des Américains conquirent non seulement le Brésil, mais aussi le Vieux Continent. Ce qui faisait désormais sens et référence quitta Paris pour s’installer à New York, à Hollywood, ainsi que Monteiro Lobato et Anísio Teixeira en avaient eu l’intuition dès les années 1920.
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Notes de bas de page
1 Selon Morse, Mário de Andrade cite deux fois Eliot en 1922 [Morse 1990, p. 104].
2 Anísio Teixeira (1900-1971) était un juriste et un écrivain. Personnage central dans l’histoire de l’éducation au Brésil dans les années 1920 et 1930, il participa à la réforme des systèmes éducatifs de Bahia et de Rio de Janeiro et fonda, en 1935, l’université du district fédéral, qui devint par la suite la faculté nationale de philosophie de l’université du Brésil. Il fut l’un des principaux signataires du Manifeste des pionniers de l’école nouvelle, qui défendait le principe d’un enseignement public, gratuit, laïc et obligatoire (NDLT). Toutes les références à la trajectoire, au travail et à la pensée d’Anísio Teixeira ont été revues à partir du travail de Clarice Nunes cité dans la bibliographie.
3 L’expression est employée par l’auteur dans O Problema vital, un recueil d’articles paru en 1918 [Campos, 1986, p. 43].
4 Cité dans [Campos, 1986, p. 24]. Les citations de Monteiro Lobato ont été traduites par nos soins (NDLT).
5 Ibid., p. 53.
6 Palmier brésilien répandu dans le nord du pays, en particulier dans les États du Piauí, du Maranhão et du Pará.
7 Jeca Tatu est la figure du livre Urupês, qui regroupe 14 histoires dont ce travailleur rural paulista est le protagoniste. Originaire du Vale do Paraíba, dans l’État de São Paulo, Jeca Tatu est à l’opposé de la vision romantique de l’homme de la campagne et symbolise le retard du Brésil, notamment en matière d’hygiène (NDLT).
8 Lobato fait un long développement sur une comédie en épisodes diffusée à la radio. Ses protagonistes étaient deux Noirs propriétaires de taxi : Amos and Andy. Le programme était la coqueluche des auditeurs à la fin des années 1920 [Monteiro Lobato, 1948].
9 Ce livre de Monteiro Lobato destiné aux enfants a pour titre le nom du plus célèbre personnage du folklore brésilien. Il a les traits d’un enfant noir, unijambiste, très insolent, ayant toujours une pipe à la bouche et un bonnet rouge. On lui attribue la responsabilité des tourbillons de poussière à la campagne et des petits accidents domestiques. Lobato innovait totalement en donnant à un personnage du folklore brésilien une centralité analogue aux personnages du folklore européen dans les contes de fées.
10 Eduardo Jardim de Morais, dans son ouvrage A brasilidade modernista [1978], distingue deux phases au sein du Modernisme brésilien. La première, dont il fixe les bornes chronologiques à la Semaine d’Art moderne en 1922 et au lancement du roman de Mário de Andrade, Macunaíma, en 1928, mit l’accent sur la subversion des normes académiques, tant dans le domaine des lettres que dans celui des arts. Clairement marquée par les mouvements qui avaient alors cours en Europe, cette première phase se caractérisa par la recherche et la valorisation des éléments de la culture populaire brésilienne pensés comme autant de sources d’inspiration. Macunaíma constitue l’œuvre emblématique de cette période. La seconde phase fut, quant à elle, marquée par un questionnement sur l’identité nationale, placé sous le signe du Manifeste anthropophage (1928) de Oswald de Andrade.
11 Il est nécessaire de ne pas oublier l’épisode historique entre Lobato et Anita Malfatti en 1917. Cette année-là, Malfatti avait réalisé une exposition considérée comme pionnière de l’art moderne au Brésil. Cette exposition fit l’objet de violentes critiques de la part de Lobato, qui fut, pour cette raison, violemment attaqué par les intellectuels et artistes qui soutenaient la peintre.
12 Parmi les divers courants issus du mouvement moderniste, se distinguent l’anthropophagisme d’Oswald de Andrade et le mouvement verde-amarelo (vert et jaune, des couleurs du drapeau brésilien). Ce dernier se constitua en réaction au « nationalisme francisé » d’Oswald de Andrade et évolua vers l’intégralisme, mouvement politique de droite proche du fascisme, dont le grand leader fut un autre moderniste : Plínio Salgado.
13 L’expression désigne, traditionnellement, tout ce qui se réfère au patrimoine architectural et, plus généralement, matériel au Brésil.
14 Conférence de Mário de Andrade, prononcé à l’initiative de la Casa do Estudante do Brasil, dans la salle de conférences de la bibliothèque du ministère des Relations extérieures du Brésil le 30 avril 1942.
15 Ibid.
16 Avocat, journaliste et écrivain, Rodrigo Mello Franco de Andrade (1898-1969) travailla au ministère de l’Éducation et de la Santé lorsque Gustavo Capanema le dirigeait. Il a été à la tête du Service du patrimoine historique et artistique national (l’actuel Iphan) de sa création jusqu’en 1968 (NDLT).
17 Cette réputation de communiste poursuivit Lobato bien après l’Estado Novo. Dans les années 1950, le père Sales Brasil publiait, aux Éditions Paulinas, le volumineux ouvrage Literatura infantil de Monteiro Lobato ou comunismo para crianças [Campos, 1986, p. 168].
18 En français dans le texte (NDLT).
19 Autre figure du folklore brésilien, le curupira était une entité de la forêt représentée sous les traits d’un nain aux cheveux longs et rouges, dont les pieds étaient tournés vers l’arrière (NDLT).
20 En novembre 1935, l’Alliance nationale libératrice, dont la création a été appuyée par le Parti communiste brésilien, provoqua un soulèvement contre le gouvernement de Vargas à Natal, Recife et Rio de Janeiro. Ce fut un échec et la répression qui s’ensuivit fut sévère (NDLT).
Auteurs
Isabel Lustosa est chercheuse à la fondation Casa de Rui Barbosa et sociétaire de l’Institut historique et géographique brésilien. Elle a été professeure invitée à l’Institut des hautes études de l’Amérique latine (université Paris 3 – Sorbonne Nouvelle) en 2010 et titulaire de la chaire brésilienne de sciences sociales Sérgio Buarque de Holanda auprès de la Maison des sciences de l’homme en 2012 et 2013. Elle a notamment publié Brasil pelo método confuso - Humor e boêmia em Mendes Fradique (Rio de Janeiro, Bertrand Brasil, 1993) ; Insultos Impressos - A guerra dos jornalistas na Independência (1821-1823), sua tese de doutoramento (São Paulo, Cia. das Letras, 2000) ; As trapaças da sorte: ensaios de história política e de história cultural (Belo Horizonte, EduFMG, 2004).
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