Préface
p. 7-9
Texte intégral
1« Il n’y a pas d’amour, il n’y a que des preuves d’amour » : la phrase, souvent répétée, du poète français Pierre Reverdy, très juste en soi à ce qu’il me semble, est aussi, plus modestement, tout à fait applicable aux questions touchant à l’historiographie. En l’espèce, la pertinence de la notion d’« histoire culturelle » – qui émerge à la fin des années 1960 après un long parcours souterrain dont la source symbolique n’est rien moins qu’Hérodote [Ory, 2005] – se retrouve quotidiennement confirmée par l’usage qu’en font les chercheurs, les enseignants, les journalistes – de plus en plus souvent passés par l’histoire culturelle, au reste – et, pour finir (?), le public. En même temps, à qui s’intéresse aux identités nationales – modèles achevés d’identités culturelles –, les déclinaisons nationales de ladite notion se révèlent très instructives. Il suffit de lire Peter Burke pour comprendre qu’il a une manière « très anglaise » (pragmatique, sceptique et ouverte sur le grand large) d’aborder la question de la définition de l’histoire culturelle [Burke, 2004, 2009], assez sensiblement différente de la manière allemande issue de la grande tradition de la Kulturgeschichte du xixe siècle. Quant à la modalité française, qui doit beaucoup à Lucien Febvre (très présent dans l’introduction de ce livre et dans l’article de Jacques Leenhardt en raison de la relation qu’il entretint avec Gilberto Freyre), on peut assurément la rattacher à quelques-uns des fonctionnements les plus identifiables de la culture française. Mais les prémisses restent, ici et là, les mêmes. L’intelligence historienne de la société a besoin de prendre au sérieux les représentations, dont on rappellera, une bonne fois pour toutes, qu’elles se « prouvent » par des pratiques : une équation algébrique ou une bande dessinée ont besoin d’une « lecture » pour exister. Une bonne manière de vérifier l’universel (ici des principes, des objets et des méthodes de l’histoire culturelle), c’est de le tester dans le local – merci, Miguel Torga… [1986].
2C’est ainsi que l’approche culturaliste, en paraissant parfois circonscrire ses objets dans un espace ici national, là social, là encore religieux1, est par définition vouée au relationnel et au comparatisme. Animée d’un mouvement d’acculturation (circulation mondiale de l’histoire culturelle à la française ou des cultural studies à l’américaine – plus qu’à l’anglaise), cette histoire ne s’épanouit que dans la médiation (en interne) et la relation (en externe) : d’une part, aucune culture n’est autiste (la « fermeture » de la culture japonaise classique est liée dialectiquement à son extrême ouverture antérieure) et, de l’autre, la compréhension d’une « société culturelle »2 n’est possible que par comparaison avec les autres. Ainsi, parmi bien des études de cas empruntables à ce volume, le lien fait par Olivier Compagnon entre le modernisme brésilien et la Première Guerre mondiale renvoie-t-il, en écho, à toute une histoire, encore mal explorée malgré les apparences, des effets intellectuels de la Grande Guerre. Pour en rester à l’historiographie du culturel, on sait peu, par exemple, que la notion de « mentalités » est un produit de la guerre en question.
3Le culturalisme excite l’esprit critique. Le discours, fût-il signé Roger Bastide, du Brésil comme culture métisse, sans être totalement récusable, est aussi et d’abord un discours, avec des effets de discours – donc très profonds… Mais au xxie siècle, on devrait plutôt mettre en avant moins les « emprunts » (tout le monde emprunte tout le temps) que les « inventions » (on découvre ce que l’on crée). Le Brésil, en train d’accéder au rang de puissance mondiale, produit, du coup, une culture originale et inter-nationale. Pas besoin d’être prophète (même évangélique) pour le dire : il suffit de pratiquer quotidiennement l’histoire culturelle.
Bibliographie
Appadurai Arjun (dir.), La vida social de las cosas: perspectiva cultural de las mercancías, Mexico, Grijalbo, 1991.
Burke Peter, Cultural Hybridity, Cambridge, Polity Press, 2009.
Burke Peter, What is Cultural History?, Cambridge, Polity Press, 2004.
Ory Pascal, « L’histoire culturelle a une histoire », in Laurent Martin et Sylvain Venayre, L’Histoire culturelle du contemporain, Paris, Nouveau Monde Éditions, 2005, p. 55-74.
Torga Miguel [traduit du portugais par Claire Cayron], L’Universel, c’est le local moins les murs, Bordeaux, William Blake, 1986.
Notes de bas de page
1 On a, assurément, encore beaucoup à dire sur la source religieuse des fonctionnements culturels « laïques » des sociétés modernes : culture catholique, culture protestante, culture dao, etc.
2 Sur ce concept, voir Pascal Ory, L’Histoire culturelle, Paris, PUF, collection « Que sais-je ? », 4e éd., 2015.
Auteur
Pascal Ory est professeur émérite d’histoire contemporaine à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, membre du Centre d’histoire sociale du xxe siècle et président de l’Association pour le développement de l’histoire culturelle (ADHC). Il est l’auteur d’une trentaine d’ouvrages et d’innombrables articles portant sur l’histoire culturelle et l’histoire politique des sociétés modernes, parmi lesquels L’Histoire culturelle (Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 5e éd., 2019), La Culture comme aventure. Treize exercices d’histoire culturelle (Paris, Complexe, 2008) ou encore La Belle Illusion. Culture et politique sous le signe du Front populaire (Paris, CNRS éditions, 2016).
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